Un jour, lors d’une soirée chez des amis, une vieille
militante me demanda, à la suite d’une conversation d’une quinzaine de minutes
sur les affaires publiques : « Mais t’es de gauche, toi ? » ;
elle me regardait d’un air soupçonneux, en me fixant du coin de l’œil. On
sentait bien qu’elle l’était, elle, de gauche, et que de ma réponse allait
dépendre la possibilité même d’une suite de la conversation. Je lui répondis :
« Moi, je suis un écologiste radical. » Je sentis bien que, sans être
une déclaration de guerre, ma réponse ne la satisfaisait qu’à moitié, et qu’elle
avait décidé que je n’étais pas tout à fait de son bord.
C’est une question que j’avais déjà été bien souvent obligé
de me poser, car cette division entre gauche et droite structure depuis de nombreuses
décennies la vie politique occidentale, tout ce qui la brouille étant en général
mal compris, et le plus souvent rejeté. Ainsi, les gens de droite ont tendance
à considérer que je suis un ennemi à cause de mes positions anticapitalistes et
antilibérales et de mon opposition à l’entreprise ou aux grands écarts de
revenus ; et les gens de gauche me voient tout autant comme leur
adversaire à cause de mon opposition à la démocratie à l’échelle nationale ou
de ma position en faveur d’un théisme d’État.
Quand l’écologie radicale ne suffit pas à me définir auprès
de quelqu’un, quand on insiste pour me ranger absolument d’un côté de l’échiquier,
noir ou blanc, je réponds que je ne suis pas de gauche, mais que je suis encore
bien moins de droite.
Qu’est-ce que la droite ? L’anthropologue Emmanuel Terray
en donne dans une interview au Monde
(et dans son livre Penser à droite)
une définition que je trouve intéressante :
« [La vision de la droite] est dominée par le réalisme,
tout d’abord. Le privilège accordé à ce qui existe, à l’ordre établi. La droite
a une méfiance instinctive à l’égard des projets utopiques et de l’imagination
politique radicale. L’hostilité à l’égalité est également un invariant. Pour la
droite, l’égalité est un mythe, une illusion, et la chirurgie sociale de l’égalitarisme,
une catastrophe. Les hommes sont inégaux par nature et l’inégalité est le
moteur du progrès, de l’émulation, de la concurrence, de la créativité. […] Il
y a une inégalité fondamentale de départ qui divise ceux qui sont doués et ceux
qui ne le sont pas, et il n’est pas juste de traiter de la même façon des gens différents. D’où les
discours récurrents sur le mérite, la dénonciation de l’assistanat […]. Pour la
droite, les individus sont responsables de ce qu’ils sont. D’autre part, pour
la droite, c’est l’autorité qui est au fondement du lien social et non pas le
contrat social. »
Réalisme, inégalité et autorité seraient donc au fondement de l’identité de
droite. Par opposition, la gauche serait favorable à une transformation plus
radicale de la société, voire aux projets utopiques ou révolutionnaires ;
elle serait favorable à l’égalité, si nécessaire en l’imposant ; elle
serait favorable à la liberté individuelle face à l’ordre établi et à l’État, d’où
une plus forte culture démocratique.
Mais ces définitions ne cadrent pas totalement avec
certaines réalités historiques.
D’abord, elles ne cadrent pas vraiment avec la majeure
partie de ce qu’on appelle aujourd’hui « la gauche », à savoir, selon
les pays, le socialisme ou la social-démocratie. Les divers partis « socialistes »
ou « travaillistes » européens sont tout aussi « réalistes »
que leurs homologues de droite, ou, pour le dire autrement, tout aussi soumis
au seul horizon du capitalisme libéral mondialisé. Ils veulent en général un
peu plus d’impôts pour les plus riches, un peu plus de dépenses pour les plus
pauvres, sont un peu plus avancés en matière de société (mariage homosexuel,
homoparentalité etc.). Cela fait une différence appréciable, importante, et c’est
pourquoi j’ai toujours voté pour les candidats de gauche, ou les moins de
droite ; mais ce n’est cependant qu’une différence de degré, pas de
nature.
On me répondra que ces gens ne sont pas vraiment de gauche,
qu’ils sont plutôt de centre droit. Je suis prêt à l’accepter.
Mais qu’en est-il des totalitarismes de droite ? Les
dictatures, celles de Franco ou de Pinochet par exemple, répondent parfaitement
à la définition que donne Terray de la droite, car elles visaient effectivement
à maintenir un ordre établi, des privilèges et des privilégiés, contre les menaces
que des réformateurs de gauche faisaient planer sur eux. Mais les
totalitarismes, le fascisme, le nazisme, traditionnellement classés à l’extrême-droite,
étaient des projets véritablement utopistes et révolutionnaires. Ils avaient
pour but de transformer radicalement, complètement, la société et jusqu’à l’être
humain lui-même. Ils étaient inégalitaires et autoritaires, mais ils ne
visaient certainement pas à conserver l’ordre établi.
Il faut donc sans doute admettre premièrement que la
division entre gauche et droite est intimement liée au triomphe du capitalisme
libéral, puis de la démocratie, lors de la Révolution industrielle, c’est-à-dire
grosso modo de 1800 à nos jours. Hors
de ce cadre, elle est anachronique : Platon ou Louis XIV n’étaient pas
plus de gauche que de droite. La droite, ce serait ainsi non pas la défense
systématique de tout ordre établi, mais principalement la défense d’un ordre
bien particulier, celui du capitalisme libéral, progressivement démocratisé et
mondialisé.
Ensuite, il faut admettre qu’à l’intérieur de ce cadre
chronologique, la différence essentielle passe non pas entre gauche et droite,
mais entre ceux qui souhaitent fondamentalement maintenir le système en place
et ceux qui veulent le voir disparaître. Ainsi, l’adjectif « extrême »
pour qualifier « l’extrême gauche » et « l’extrême droite »
est mal choisi, car il donne l’impression que leurs positions ne sont que l’amplification
de celles de leurs camps respectifs, alors qu’elles recherchent
fondamentalement autre chose. Je lui préfère donc le terme « radical ».
A partir de là, l’échiquier politique cesse de ressembler à
une ligne coupée en deux pour prendre la forme d’un cercle central entouré de trois
autres cercles plus petits.
Dans le cercle central se trouvent tous ceux qui veulent
conserver le système actuel. Ils peuvent se rapprocher plus ou moins d’un des trois
cercles latéraux selon les modifications qu’ils cherchent à lui apporter (ce
qui signifie que parmi eux la différence entre gauche et droite est évidemment
pertinente et même structurante ; encore une fois, Martine Aubry ou
François Hollande, ce n’est pas du tout la même chose que Lionel Luca ou
Jean-François Copé). Mais ces modifications ne le remettent jamais structurellement
en cause. Ce cercle est le plus gros, parce que presque tout le monde s’y
trouve : l’effondrement de l’URSS en 1989 a discrédité l’utopie aux yeux
des masses, et le capitalisme libéral mondialisé semble le seul horizon
possible à la plupart des gens. Fort heureusement, à ce propos, Terray note
très justement qu’en 1816, le « spectre de la révolution » semblait
conjuré à jamais, et qu’il y a finalement eu 1830, 1848, 1871 et finalement
1917. Rien n’est donc perdu pour les radicaux.
Aux marges de ce cercle, les trois autres sont la droite
radicale, la gauche radicale et l’écologie radicale. Tous ceux qui s’y trouvent
ont en commun de vouloir la fin du Système actuel. La gauche radicale se bat
pour l’égalité sociale. La droite radicale recherche l’homogénéité sociale, ce
qui la conduit à rejeter l’autre, le différent (qui peut être l’étranger, celui
qui n’a pas la même religion etc.). L’écologie radicale, enfin, place la
défense de la vie, sous toutes ses formes, au cœur de son projet. Elle n’est,
décidément, ni de droite, ni de gauche, car elle puise, diversement selon les
courants qui la composent, dans le répertoire de l’un et l’autre camp.
C’est résolument là que je me trouve.
J'ai trouvé l'article très intéressant, bien que je trouve dommage que tu n'expliques pas suffisamment ce qu'est l'écologisme radical. Je suis moi-même militant, j'ai bien peu souvent entendu parler de ce courant de pensée, et j'aimerais me faire une idée de ce qu'il prône, etc, en rentrant plus dans les détails ! Sinon j'ai particulièrement apprécié la définition donnée par Terray sur ce qu'est la droite ! Bonne continuation !
RépondreSupprimerDéjà, merci pour le commentaire élogieux.
RépondreSupprimerPour ce qui est de l'écologie radicale, j'ai écrit un petit livre, ou un long article, pour tenter de la définir de manière précise ; mais pour le moment, aucun éditeur n'en a voulu. Je ne perds pas espoir cependant.
Pour synthétiser, je dirais que l'écologie radicale est une branche de l'écologie politique qui se caractérise par trois points :
1/ Une nouvelle philosophie, une nouvelle vision du monde, un nouveau paradigme métaphysique : cette nouvelle philosophie morale consiste principalement dans ce qu'on peut appeler le biocentrisme, c'est-à-dire le fait de faire de la vie, et non pas de l'homme, la valeur suprême, et d'accorder en conséquence des droits intrinsèques à tous les êtres vivants (dont bien entendu les êtres humains, qui peuvent naturellement avoir en plus des droits spécifiques).
2/ Un but : la transformation profonde de nos sociétés, la disparition de ce qu'on peut appeler le Système actuel, de manière à s'attaquer non pas aux symptômes des problèmes (tant écologiques que sociaux ou humains), mais à leurs causes. L'écologie radicale concentre l'essentiel de ses attaques sur une large part de la technique moderne et refuse la civilisation industrielle et technicienne, mais tous les écologistes radicaux sont également d'accord pour refuser le capitalisme libéral. Sur d'autres points (politique, surpopulation) les avis sont plus partagés.
3/ Des moyens, qui en général proposent de rompre d'une manière ou d'une autre avec le Système (construction d'un contre-modèle, repli sur des micro-communautés, plus rarement la promotion de la révolution populaire), mais qui peuvent aussi inclure des moyens réformistes (lutte électorale en particulier, même si c'est un des sujets les plus âprement débattus au sein de l'écologie radicale).
Je serais évidemment ravi d'aller plus loin en privé.