jeudi 6 novembre 2014

Polluez en paix


Dans l’actualité de la protection de la nature, la mise en parallèle de certains événements est assez déplorable – et révélatrice. Ainsi, hier, des agriculteurs manifestaient dans de nombreuses villes de France à l’appel de la FNSEA, le principal de leurs syndicats. Ce qui cristallise leur colère ? Des problèmes environnementaux : l’extension des zones sensibles aux nitrates et le barrage de Sivens. Pour eux, les contraintes qu’on leur impose en la matière sont « de plus en plus folles ».

Qu’ils manifestent ainsi juste après qu’un jeune homme de 21 ans a trouvé la mort en s’opposant à la construction dudit barrage est déjà assez intéressant : visiblement, ils ne veulent pas céder à une séquence émotion qui pourrait mettre en péril non seulement le barrage de Sivens, mais encore bien d’autres projets similaires à travers tout le territoire.

Ce qui aura sans doute échappé à beaucoup, c’est qu’ils manifestent également très peu de temps après la publication d’une étude scientifique qui démontre que le continent européen a perdu environ un cinquième de ses oiseaux en trente ans, soit 420 millions d’individus. Or, l’agriculture joue une part importante dans les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la biodiversité – et le barrage de Sivens, qui condamne une vaste zone humide abritant de nombreuses espèces à disparaître, en est justement une belle illustration.

Malheureusement, la biodiversité est un des points de la crise écologique qui intéressent le moins les masses. Les gens se moquent assez largement de la disparition des moineaux, des alouettes et des tourterelles. Ils peuvent donner quelques sous pour aider à préserver une espèce emblématique comme l’ours polaire, le tigre ou le panda, mais même ces gros mammifères porte-drapeau sont vite sacrifiés, et sans regret, face à n’importe quel autre intérêt, en particulier économique.

Pourtant, cet aspect de la crise est aussi grave que les autres, plus mobilisateurs, comme les pollutions diverses ou le réchauffement climatique. Je ne comprends même pas qu’il faille argumenter : dans quel monde voulons-nous vivre ? Dans un désert uniforme, avec des océans vidés de leurs poissons et de leurs coraux, des campagnes vidées de leurs insectes et de leurs oiseaux et dans lesquelles la pollinisation des monocultures en openfield se fera de manière artificielle ? Dans tous les films de zombies, dans toutes les fictions post-apocalyptiques, les personnages se demandent s’il vaut encore la peine de vivre dans le monde qui est le leur. Mais pas besoin d’aller chercher si loin : voulons-nous vivre dans un monde sans biodiversité ? Sans même penser à la valeur intrinsèque de cette richesse du vivant, l’être humain s’y épanouira-t-il de la même manière ?

Même au-delà de ces considérations, la biodiversité joue un rôle, même économique, reconnu. J’ai honte de devoir en arriver à ce genre d’arguments, mais la nature est un tout solidaire et interdépendant : si l’on touche à un de ses éléments, et a fortiori à des milliers d’entre eux, c’est l’ensemble qui est menacé. Est-il encore besoin de rappeler que notre économie, mais aussi, tout simplement, notre survie, dépendent du milieu dans lequel nous vivons ?

Je comprends bien sûr le point de vue des agriculteurs ; leurs problèmes et leurs souffrances sont absolument réels et graves. Mais contrairement à ce qu’ils imaginent, la solution n’est pas de les laisser polluer en paix : nous devons changer de fond en comble notre modèle agricole – ce qui n’est qu’un petit aspect du fait que nous devons changer de fond en comble notre modèle tout court. Il faut aider les agriculteurs, les accompagner, en particulier financièrement, mais pas renoncer. On me dira qu’on n’en a pas les moyens ; bien sûr que si. Si Liliane Bettencourt dépensait un million d’euros par jour, il lui faudrait plus de 70 ans pour avoir dépensé tout son patrimoine : qu’on ne me dise pas que l’argent n’est pas là.

Tout ça laisse donc un goût bien amer dans la bouche, et c’est l’ensemble de notre société qui est mis en accusation. La réalité accuse les élites : les plus riches qui ne pensent qu’à leurs profits, en oubliant les intérêts des autres, de la planète et de leurs propres descendants ; les gouvernants qui sont prêts à toutes les concessions, à tous les renoncements, à toutes les faiblesses, à toutes les lâchetés – Ségolène Royal l’a montré sur tous les dossiers qu’elle a eu à traiter. C’est vrai à toutes les échelles : dans l’affaire du barrage de Sivens, les autorités locales (le Conseil général en l’occurrence) n’ont pas montré plus de sagesse que les autorités nationales. On a ici un bel exemple de la manière dont la décentralisation peut conduire à laisser gérer des dossiers importants par des gens incompétents, sensibles à des pressions diverses et noyés dans les conflits d’intérêts.

Mais elle accuse aussi le peuple, incapable d’avoir une vision large des choses, de penser à long terme, de prendre du recul, d’analyser clairement et froidement les enjeux en présence et les solutions possibles. Il ne s’agit pas de les blâmer ou de les condamner : étant ce qu’ils sont, ayant reçu l’éducation qu’ils ont reçue, vivant dans le monde où ils vivent, les agriculteurs ne peuvent sans doute pas, dans leur majorité, penser ou agir autrement qu’ils le font. Mais il s’agit de constater cet état de fait et d’en tirer les conséquences.

mercredi 5 novembre 2014

Église vieille-catholique : 1 – FSSPX : 0


La politique vaticane, c’est toujours une affaire très, très délicate, faite de mille petits secrets, de mille petites obscurités, de mille petites discrétions. Comme, à la base, les gens ne s’y intéressent en général pas plus que ça, pas étonnant que l’information ait souvent du mal à circuler, et surtout à se vérifier.

Nous venons d’assister à un de ces petits événements discrets mais potentiellement assez significatifs : le pape a rencontré les représentants de l’Église vieille-catholique.

Pour ceux qui ne connaissent pas cette auguste institution, un peu d’histoire. Le schisme vieux-catholique remonte à 1723 : les chanoines d’Utrecht, dans les Provinces-Unies (actuels Pays-Bas), mécontents du vicaire apostolique imposé par Rome, élisent à sa place Cornelius Steenoven comme archevêque. Ce dernier est consacré évêque par Dominique Marie Varlet, ancien coadjuteur de Bossuet et évêque in partibus de Babylone. Logiquement, le pape réplique en excommuniant le nouvel archevêque d’Utrecht et ses fidèles. Le schisme est consommé et l’Église vieille-catholique est née (quoique pas encore sous ce nom), bénéficiant, il est important de le noter, de la succession apostolique via Dominique Marie Varlet.

Par la suite, le fossé se creuse entre Rome et les vieux-catholiques. En 1851, le Saint-Siège nomme à Utrecht un archevêque catholique romain, ce qui exacerbe les tensions avec les vieux-catholiques. Ces derniers refusent en 1854 le dogme de l’Immaculée conception, puis en 1864 le Syllabus de Pie IX qui condamne les « erreurs modernistes » (parmi lesquelles la liberté de choisir sa religion, la liberté de culte, la possibilité d’obtenir le salut hors de l’Église catholique, l’idée que l’Église n’a pas le droit d’employer la force, celle que des catholiques puissent approuver un système éducatif séparé de l’Église, j’en passe et des meilleures).

La mesure est comble avec le concile de Vatican I, en 1870, qui proclame l’infaillibilité du pape. Ce nouveau dogme est lui aussi rejeté par les vieux-catholiques ; mais cette fois-ci, ils sont rejoints par de nombreux catholiques libéraux, originaires principalement d’Europe du Nord, qui s’organisent et se rassemblent en 1889 sous le nom d’Union d’Utrecht. Tout en recherchant la pleine communion avec Rome, elle travaille à une réforme profonde de l’Église catholique, en particulier par l’autonomie des Églises locales par rapport au pape, qui verrait son pouvoir grandement réduit. Elle œuvre d’ailleurs activement à l’œcuménisme, son ecclésiologie étant proche à bien des égards de celle des orthodoxes ou des anglicans (l’Union d’Utrecht est en pleine communion avec ces derniers).

L’Église vieille-catholique a depuis accompli de nombreuses évolutions heureuses : usage des langues vernaculaires dans la liturgie (en 1877, donc près d’un siècle avant que l’Église catholique romaine, avec Vatican II, ne se décide enfin à suivre le même chemin), abandon du célibat obligatoire des prêtres, autorisation des remariages après divorce ; aujourd’hui, certains groupes ordonnent des femmes et bénissent des unions homosexuelles.

L’Église vieille-catholique n’est peut-être pas exactement celle de mon cœur, mais elle est sans aucun doute une de celles qui s’en rapproche le plus. À vrai dire, à la fin du pontificat de Benoît XVI, je songeais très sérieusement à les rejoindre, et c’est seulement l’élection de François qui m’a convaincu d’attendre.

C’est donc cette Église que le pape vient de rencontrer officiellement – une première, même si une commission vaticane est depuis longtemps chargée de dialoguer avec elle.

On ne peut pas ne pas établir le lien avec la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X (FSSPX). Tout comme l’Église vieille-catholique, quoique bien plus récemment (en 1988), la FSSPX a fait un schisme avec Rome sur des questions dogmatiques ; elle bénéficie également, par Marcel Lefebvre, de la succession apostolique. La seule différence entre les deux institutions – elle est évidemment de taille – réside sur le fond : alors que l’Union d’Utrecht porte la vision d’une Église profondément réformée, mais plus fidèle à ses origines anciennes, la FSSPX combat pour le retour à l’Église rigoriste qui va du Concile de Trente (1545-1563) à celui de Vatican II (1962-1965).

Sous le pontificat de Benoît XVI, la FSSPX était clairement l’objet de toutes les attentions. Ma théorie, déjà exprimée dès l’annonce de sa résignation, est même qu’il avait fait de la résorption du schisme lefebvriste la mission principale de son règne, et que c’est quand il a compris que cette tâche était irrémédiablement vouée à l’échec qu’il a décidé de laisser la place à quelqu’un d’autre.

François n’a pas renouvelé les efforts de son prédécesseur pour réintégrer les schismatiques traditionnalistes : le dialogue entre Rome et Écône est au point mort. Mais cette rencontre avec les vieux-catholiques indique qu’il pourrait rechercher envers eux ce que Benoît XVI recherchait avec la FSSPX.

Il est difficile d’en être sûr, car François, à l’inverse de Benoît XVI, est un véritable homme politique, rusé, dissimulé, calculateur, manipulateur même – ce ne sont, sous ma plume, pas des critiques. Mais si la tendance se confirme, il n’est pas exclu que François réfléchisse à une réforme profonde de l’Église, dans le sens de ce que demande l’Église vieille-catholique depuis près de trois siècles. Sandro Magister, sur le site Chiesa (pas franchement réformateur), fait une analyse comparable en rapprochant les évolutions soutenues plus ou moins ouvertement par le pape, la rencontre avec les vieux-catholiques et l’œcuménisme de l’École de Bologne.

Le travail est immense, la lutte est très loin d’être gagnée, l’échec est possible, si ce n’est probable ; mais il y a de l’espoir.