samedi 30 mai 2020

La papesse Anne


Tolkien, dans une de ses lettres, affirme que seul celui qui s’écrit : « Nolo episcopari ! », « Je ne serai jamais évêque ! », peut faire un bon évêque. Saine logique, et qu’il applique à toute politique : si tout pouvoir corrompt, l’exercice du pouvoir corrompt moins celui qui n’a pas recherché le pouvoir, mais l’a reçu par hasard, par les circonstances, par la force des choses, et si possible malgré lui. C’est en suivant cette logique, foncièrement vraie, juste, bonne, que l’Église n’organise pas de candidatures pour le poste d’évêque. On ne « postule » pas au poste ou à la fonction d’évêque, on est censé être « appelé » à cette mission. Catholique, je ne dis pas qu’il n’y a pas du vrai là-dedans, mais il y a aussi une part de mythe : concrètement, d’ordinaire, lors de la vacance d’un siège épiscopal, c’est le nonce apostolique, c’est-à-dire l’ambassadeur du Saint-Siège dans chaque pays, qui propose une liste de noms, parmi lesquels le pape fait son choix. Ça laisse quand même le champ libre à pas mal de politique, avec des candidatures plus ou moins explicites et revendiquées.

On pourrait d’ores et déjà noter que ce mode de désignation, sur lequel les catholiques sont généralement muets (quand ils en ont connaissance, ce qui n’est pas toujours le cas), n’est pas forcément idéal. Il existerait certainement une marge de manœuvre entre la foire d’empoigne et l’affrontement des egos qu’implique une campagne électorale avec candidature déclarée d’une part, et ce fonctionnement secret et hyper-centralisé d’autre part. Le nonce est-il forcément le seul à avoir son mot à dire ? Ne pourrait-on pas imaginer, par exemple, une liste de trois noms proposés par le nonce pour l’un, par la conférence des évêques nationale pour l’autre, par les fidèles du diocèse pour le dernier, et entre lesquels le pape ferait son choix ? On m’objectera que le pape pourrait choisir systématiquement le nom proposé par le nonce. Certes ; au moins les choses seraient-elles claires. Et encore peut-on imaginer d’autres systèmes, ce n’est là qu’un exemple.

Mais je ne suis pas ici pour refaire le monde, ni même l’Église : l’important est que, telles que les choses sont organisées, il n’y a pas de candidatures : on ne postule pas pour devenir évêque. Et c’est ce sur quoi s’appuient les critiques, aussi acerbes que nombreux, de la démarche d’Anne Soupa.

Pour ceux qui ne sont pas au courant, suite à la démission du cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, primat des Gaules, Anne Soupa[1], théologienne, bibliste et essayiste, a décidé de présenter sa candidature à sa succession. Aussitôt les esprits chagrin de hurler à l’arrogance, au geste déplacé, à la provocation. Et tout lui est reproché. Certains ne la trouvent pas assez à gauche, et veulent lui faire payer un macronisme réel ou supposé. Anne Soupa est-elle macroniste ? Je suis assez porté à croire que oui, même si n’est pas de ça que j’ai pu parler avec elle ; et si c’est bien le cas, c’est effectivement un (gros) désaccord entre elle et moi.

Mais franchement, est-ce bien la question ? Choisit-on un évêque pour son positionnement politique ? Évidemment, je préférerais un évêque proche de Mélenchon à un autre proche de Macron ; je préférerais un évêque écologiste radical à un proche de Mélenchon ; et je préférerais encore un évêque ardorien à un simple écolo radical. Mais ce que je peux préférer à titre personnel n’a que peu d’importance ; il s’agit de choisir l’évêque de Lyon, pas son maire. Il aura un pouvoir spirituel, pas temporel ; partant, son positionnement idéologique est d’un poids infime par rapport à l’autre donnée, son sexe. Dans l’état actuel des choses, je préférerais infiniment que le prochain évêque de Lyon soit une femme macroniste ou lepéniste plutôt qu’un homme écolo radical.

Car c’est bien là la question, évidemment : Anne Soupa est une femme. Et c’est là-dessus qu’on la renvoie au droit canonique, au Catéchisme, et tous les articles y passent, et le prêtre est à l’image du Christ, et le Christ était un homme, et, et alors ? Le Christ était aussi un juif, Il était sans doute brun et barbu, Il était fils de charpentier, Il était plein de choses, en fait ; pour être à Son image, le prêtre est-il forcément juif ?

Quant au Catéchisme et au droit canonique, vous êtes tous bien gentils, mais je pense qu’Anne Soupa les connaît, et à vrai dire je ne crois pas qu’elle s’attende à devenir le prochain archevêque de la bonne ville de Lyon. Alors quoi, provocation ? Volonté de faire le buzz ? Certainement en bonne partie, et voilà d’autres esprits chagrins pour le lui reprocher, avec l’habituel couplet selon lequel le-but-est-bon-mais-la-méthode-ça-craint, par des gens qui en général prônent le but et se gardent bien d’indiquer une autre méthode (qui marcherait, elle, forcément).

René Poujol, par exemple, lui oppose l’impossibilité de faire débattre entre eux les catholiques réformateurs d’une part, les conservateurs et les traditionalistes d’autre part : pour lui, l’écart entre ces groupes est trop important. C’est bien possible ; dans mes débats avec d’autres catholiques, j’ai souvent eu cette impression qu’en réalité nous ne partagions pas la même foi, que nous ne croyions pas en le même Dieu. Mais dans ce cas, comment peut-on s’arrêter à ce constat ? Si c’est vrai, qu’est-ce que ça dit de la réalité de notre Église ? Sommes-nous encore une Église, en fait ?

René Poujol fait un pas dans la réflexion, en reprochant à Anne Soupa de prendre le risque de déclencher le schisme : voyant qu’ils ne sont pas entendus, les réformateurs pourraient finir par partir. Possible, là encore ; mais est-ce que ce serait une si mauvaise chose ? Quand je milite pour la prêtrise des femmes, on me sort le même refrain trois fois sur quatre : eh-ben-si-t’es-pas-content-t’as-qu’à-te-faire-protestant-gnan-gnan ! Ben non, les gens. Prendre au sérieux l’idée de l’Église mystique, ça signifie que ce n’est pas un truc qu’on quitte comme on change de chemise, parce qu’on trouve que le noir ne nous va pas.

Par ailleurs, il y a partir et partir. On peut partir comme l’ont fait les protestants, justement, en acceptant la rupture, en se désintéressant de l’Église catholique et en construisant quelque chose à côté. Mais on peut aussi partir comme les traditionalistes de la FSSPX, qui ont accepté de se faire excommunier, mais se sont toujours revendiqués catholiques et n’ont jamais rompu le dialogue. Résultat des courses : quarante ans plus tard, les excommunications ont été levées, et alors qu’ils ne sont qu’une poignée, ils ont tiré toute l’Église dans leur sens. Moralité : René Poujol a probablement tort quand il affirme que le départ des catholiques d’ouverture laisserait le champ libre aux tenants de « l’Église de toujours » ; dans les années 1970 et 1980, lors du schisme lefebvriste, c’est la logique contraire qui s’est vérifiée. En partant, les intégristes n’ont pas du tout laissé tout l’espace aux réformateurs : bien au contraire, ils ont focalisé toute l’attention ecclésiastique et médiatique sur eux-mêmes.

Bref, là où René Poujol regrette « l’excès de la démarche », la seule chose que je regrette, pour ma part, c’est au contraire son excessive prudence. Car Anne Soupa ne demande pas pour elle le ministère ordonné ou la consécration épiscopale : dans un désir de lancer une réflexion sur « la différence entre sacrement, sacerdoce et pouvoir », elle ne propose sa candidature qu’à la direction temporelle du diocèse.

Or, à mon avis, si erreur il y a, c’est ici. Distinguer, au sein de l’Église, le pouvoir du sacerdoce, pourquoi pas ? Mais cela présente deux dangers majeurs.

Le premier est celui d’une récupération et en fin de compte d’un durcissement des positions actuelles ; ça l’Église catholique, comme le capitalisme, est très douée pour récupérer les oppositions récupérables. La gouvernance politique des diocèses par des laïcs, et pourquoi pas des femmes, c’est typiquement le genre de choses que l’Église pourrait accepter ; mais à condition de ne surtout pas toucher au sacerdoce. Et une fois cette distinction établie, le piège se refermera d’un coup : les honneurs, les fonctions, les responsabilités, tout cela fera paraître les femmes importantes et dégagera une fausse impression d’égalité, de leur avoir redonné toute leur place ; mais les hommes seront toujours les seuls à être admis au sacerdoce, et on ne pourra plus rien dire, car on nous renverra toujours à « mais de quoi elles se plaignent encore puisqu’elles gouvernent ? »

Or, contrairement à ce que pense Anne Soupa, c’est bien la question du sacerdoce qui est essentielle, parce qu’elle est, bien plus que le gouvernement temporel, au cœur de la vie de l’Église. Ce qui entretient la misogynie catholique, ce n’est pas que les femmes ne puissent pas diriger la Banque du Vatican, c’est qu’elles ne puissent pas consacrer l’Eucharistie. Tant que cela n’aura pas été changé, une fausse vision de l’humanité et du rapport entre les sexes perdurera dans l’Église.

D’autant que – et c’est le second danger de la démarche – de quel pouvoir parle-t-on ? « Gouvernance » : rien que le mot me laisse dubitatif. Si elles ne revendiquent pas la prêtrise, qu’est-ce qui reste aux femmes ? Sur les trois missions de l’évêque – d’enseignement, de sanctification et de gouvernement –, les deux premières sont intimement liées au sacerdoce. Reste la mission de gouvernement ; mais le pouvoir temporel de l’Église a heureusement diminué, il ne reste donc pas grand-chose de concret. La gestion des finances ? Mais l’Église devrait de toute manière être pauvre. Alors quoi ? L’intendance ? Les affaires courantes ? Belle victoire, s’il s’agissait de gagner un travail administratif !

C’est un désaccord ; mais il va sans dire que, malgré cette réserve, je soutiens la candidature d’Anne Soupa. Parce que je soutiens tout ce qui peut secouer un peu cette énorme fourmilière, tout ce qui peut aider à faire tourner cet énorme paquebot, l’Église visible.




[1] Que, je dois le dire par honnêteté et transparence, je connais personnellement.

dimanche 24 mai 2020

La vie en beau


Sans la musique, dit Nietzsche, la vie serait une erreur. C’est vrai aussi de la danse, de la peinture, de la sculpture, de la littérature, de l’architecture ; sans l’art, la vie serait une erreur. À la grande question : pourquoi sommes-nous ici ? qu’est-ce qu’on fait là ? que doit être notre but sur la Terre, et dans la vie ?, je crois qu’il y a plusieurs réponses, mais qu’elles sont finalement assez peu nombreuses, et que l’art en est une. Produire de l’art, quand on peut, et quand on ne peut pas, en profiter, vivre dans la contemplation des œuvres des autres, m’a toujours semblé un des buts suprêmes de la vie humaine, et partant une des conditions du bonheur. À qui n’aime pas la musique – ou la littérature, ou la danse –, il manque quelque chose, souvent sans même qu’il en ait conscience ; inversement, celui qui écoute plus, lit plus, danse ou regarde danser, celui-là vit plus, et vit mieux, et vit plus heureux.

Je crois que c’est vrai pour tous les hommes, parce que cela tient à notre nature, et doublement. D’abord, parce que nous sommes par nature liés à la beauté, que la beauté est une des valeurs fondamentales autour desquelles notre vie devrait toujours être ordonnée, et qu’il y a toujours du beau dans les œuvres d’art de qualité, fût-ce la beauté de bien parler d’une charogne. Pour une vie pleinement heureuse, ou la plus heureuse possible, il nous faudrait vivre entourés de beauté : si l’on pouvait, comme le dit Alain, « boire son café dans une belle tasse ; […] s’asseoir et appuyer sa main sur une noble chimère sculptée dans le bois, et usée déjà un peu par tant d’autres mains. Sortir, regarder l’heure à une belle horloge. […] Lever le nez en l’air pour voir s’il pleuvra et apercevoir une gargouille monstrueuse qui semble rire ; […] se plaire à tout cela, mais n’y point penser ; au contraire, en faire comme un fond et une trame pour d’autres pensées ».

La seconde raison, c’est, je crois, qu’étant des êtres créés, nous sommes également par nature créateurs – sous-créateurs, pour reprendre les termes de Tolkien –, et que donc nous ne pouvons pleinement nous réaliser, accomplir notre nature, qu’en créant, ou au moins en jouissant de la création des autres.

J’ai donc une reconnaissance infinie, et nous avons tous une dette particulière, envers ceux qui nous font ainsi « la vie en beau » : compositeurs, musiciens, chanteurs, danseurs, peintres, sculpteurs, acteurs, réalisateurs, auteurs, poètes, sans oublier tous les autres, ceux qui ne sont pas dans la lumière, les invisibles qui travaillent autour de ceux-là, dans l’ombre : costumiers, décorateurs, éclairagistes, perchistes, cadreurs, j’en oublie tant. Or, pour beaucoup, la vie n’est pas facile. Michel Piccoli, qui vient de mourir, dénonçait cette erreur : « le public croit toujours qu’un artiste travaille dans l’aisance, dans la facilité et dans le luxe. »

À quelques exceptions près, non ; « intermittent », ça veut avant tout dire au chômage une bonne partie de sa vie. Leur système de retraites, contrairement à ce qu’on entend ici ou là, n’a rien d’une avalanche de privilèges, et la réforme de Macron, si elle arrive à terme, empirera considérablement les choses pour eux. J’ai été profondément choqué (à défaut d’être surpris), l’hiver dernier, en entendant des bourgeois du XVIIe arrondissement, de leur propre aveu habitués de l’Opéra et du Ballet de Paris, parler avec une morgue et un mépris insupportables des grèves et des revendications des danseurs et des musiciens. Comment peut-on, surtout quand on en profite, ne pas avoir plus d’égards envers ceux qui rendent notre vie si belle et si riche, si digne d’être vécue ? Pour nous offrir la magie du Lac des cygnes, les danseurs brisent leur corps, et ont bien souvent du mal à marcher à quarante ans.

Ce désengagement de l’État envers la culture ne saurait nous surprendre : il n’est que la réplique du même désengagement sur la santé, l’éducation ou la justice. Mais il est d’une certaine manière plus inquiétant encore, parce qu’il passe plus inaperçu, et qu’il est mieux accepté. Churchill aurait dit, à quelqu’un qui lui proposait de réduire le budget de la culture : « Mais alors, pourquoi nous battons-nous ? » Aujourd’hui, ceux qui considèrent la culture comme secondaire sont au pouvoir, mais ils sont aussi dans la rue.

Pour les privilégiés qui, comme moi, ont bien vécu ce confinement, ont eu globalement plus de temps que d’habitude pour leur loisir, il a été une bonne occasion de lire, d’écouter de la musique, de regarder des films. C’est le conseil que j’ai donné à mes élèves, et en fin de compte, je leur aurai proposé davantage d’heures de lecture littéraire que de cours d’histoire, et plus de morceaux de musique que d’exercices de géographie. C’est un choix que j’assume : à période exceptionnelle, comportement exceptionnel ; et s’ils m’ont écouté, ils auront à mon avis plus gagné à découvrir « Casta diva » ou « Les oiseaux dans la charmille » qu’à faire une énième étude de document sur la Guerre froide.

Les artistes, eux, ont continué à travailler. Les chœurs, l’orchestre et le ballet de l’Opéra national de Paris ont chacun publié une vidéo dans laquelle, confinés, ils continuent de chanter, de jouer, de danser. Intitulées « Dire merci », elles étaient destinées aux soignants. Merci à eux, bien sûr : merci à ceux qui se sont battus, et qui se battent encore, contre cette maladie, et surtout contre toutes les autres, et qui auraient bien besoin d’autres choses que de médailles et d’applaudissements.

Mais merci aussi à ceux qui ont dit merci : merci aux artistes. Car si permettre à nos corps de survivre et de ne pas trop souffrir est essentiel, nourrir nos âmes et rendre nos vies vraiment humaines ne l’est pas moins. Artistes, vos œuvres sont nos vitres magiques, nos vitres de paradis.



jeudi 14 mai 2020

Communautarisme : sortir la tête du sable

Je viens de faire quelque chose d’assez héroïque : pour la debunker, j’ai regardé la vidéo qui suit, deux fois. Je vous recommande l’exercice. Il n’est pas agréable, 20 minutes de haine et de bêtise poussées vraiment très haut ; mais il est salutaire, car il aide à comprendre l’état d’une partie de la société française.


Que nous dit la demoiselle ? Passons rapidement sur l’utilisation du terme « génocide » pour parler de ce que la France a fait en Martinique, ou sur le rapprochement établi entre de Gaulle et Hitler : de nos jours, les génocides sont à la mode, et tout peuple qui a un peu souffert dans l’Histoire veut absolument le sien ; quand il n’y en a pas d’évident, on se dépêche d’en inventer un, histoire de soutenir des revendications politiques. La Vendée pendant la révolution, la Martinique pendant la colonisation, les chambres à gaz en 1942 ? C’est kif-kif bourricot, ma bonne dame ! Les incitations à émigrer en métropole pour les martiniquais et le déplacement forcé des populations polonaises par Hitler pour les remplacer par des Allemands ? Du pareil au même ! Que Hitler ait eu dans ses cartons les plans précis de l’extermination des Polonais, ça n’a pas grande importance, pas vrai ? On va quand même pas s’emmerder avec les distinctions établies par ces chieurs d’historiens (et tant pis si ça défrise les vraies victimes des vrais génocides).

Passons aussi sur les mensonges historiques (ou erreurs : elle n’est pas forcément méchante après tout, elle est peut-être juste ignorante) glissés çà et là pour étayer une argumentation bancale : ainsi du référendum sur l’indépendance en Nouvelle-Calédonie, accusé d’avoir été décalé de 30 ans pour permettre une invasion de blancs qui changerait la donne (alors que le corps électoral avait précisément été restreint pour empêcher cela) : là encore, la vérité historique, pffff ! La vérité, ça dépend de la manière dont on la présente, relis Lénine et m’emmerde pas.

Passons donc sur ces trivialités (qui ont quand même le mérite de poser le personnage), et venons-en au cœur du sujet. Ma première réaction, en regardant la vidéo, c’est de me dire qu’elle sue par tous les pores un racisme, un communautarisme, une haine et une xénophobie littéralement insupportables. La première chose que je me dis, c’est : « eh ben au moins ça règle une bonne fois pour toutes la question du racisme anti-blancs ; on pouvait avoir des doutes sur son existence, maintenant on ne peut plus ».

Pourtant, j’essaye. Qui sait, peut-être que je me trompe ? Analysons posément le discours. Donnons-lui sa chance, à cette jeune fille. Et citons-la. J’ai la flemme de ranger, alors je vais vous les jeter, les citations, en touffe, sans les mettre en bouquets.

Première phrase : « Si en Martinique tu t’es déjà retrouvé à être le seul noir dans un espace… » J’insiste : ça, c’est la première phrase. Déjà la meuf compte les noirs et les blancs autour d’elle. Chut, chut, ne dites rien ! C’est un indice, laissez chercher ceux qui n’ont pas encore compris.

« Le génocide par substitution c’est quand on anéantit un peuple non pas en le tuant mais en remplaçant sa population » par « la migration d’un autre groupe pour remplacer le premier ». Oui, « grand remplacement », on y est bien, deuxième indice.

« Chez nous en Martinique… » I beg your pardon? Chez « nous » ? Qui, « nous » ? Elle le répète plus loin, on voit que ça l’obsède : « Ça me fait froid dans le dos. Imaginez deux secondes […] que dans trente ans en Martinique les martiniquais vont être minoritaires chez eux, c’est juste impensable. » Ou plus loin : « Pendant ce temps les Français continuent à immigrer en masse chez nous. » Question importante, je la garde pour plus tard, et pour vous ça va faire un troisième indice.

« C’est quand il y a énormément de locaux qui quittent l’île et qu’en même temps il y a une forte immigration de blancs français […] qui viennent s’installer ici. » Donc on est bien d’accord, c’est l’immigration le problème, et plus précisément la couleur de peau et le territoire d’origine de ceux qui immigrent. Chut, chut, il y en a encore qui n’ont pas pigé, laissez-les trouver par eux-mêmes.

« On assiste à une invasion de fonctionnaires blancs en Martinique » : cinquième indice. On parle « d’invasion », et d’une invasion de gens qui n’ont pas la même couleur de peau, qui pis est (oh mon Dieu mais quelle HORREUR !).

« Les fonctionnaires blancs en Martinique […] ont plus d’opportunités que les martiniquais qui eux sont au chômage. Vous en connaissez beaucoup des blancs qui arrivent en Martinique et qui sont au chômage ? » Donc le problème n’est pas le chômage, c’est la communauté à laquelle appartiennent ceux qui y sont, sixième indice.

« Aucun Français, Américain ou européen ne devrait connaître mieux que moi-même les randonnées, les plages, les plantes, les fleurs, les sites de plongée, les rivières de mon propre pays ! La Martinique c’est chez nous, et moi en tant que jeune martiniquaise ça me fait mal de voir que le destin de mon peuple, de mon pays, il est entre les mains de personnes étrangères à nous-mêmes. » On a du condensé, là, et ce sera le septième indice.

C’est bon, vous y êtes tous ? Obsession permanente pour la couleur de peau, peur d’un grand remplacement ethnique et culturel, rejet viscéral de l’immigration, survalorisation de l’identité d’une communauté dont la préservation est posée comme valeur suprême, plus généralement mise en avant des intérêts de cette communauté par rapport à ceux de toutes les autres, vision du monde centrée sur la division radicale entre le « nous » de la petite communauté et tous les autres, volonté d’appropriation définitive et complète d’un territoire par cette communauté, et bien sûr d’en chasser autant que possible toutes les autres : il ne manque pas un seul ingrédient du discours le plus caricatural de l’extrême-droite.

Si on accepte que l’extrême-droite se définit essentiellement par le fait de poser comme première valeur, à laquelle toutes les autres sont subordonnées, la préservation de l’identité d’une communauté, alors cette demoiselle est clairement d’extrême-droite. Mais continuons à être rigoureux, ne lui faisons pas de procès d’intention. Est-elle raciste ? Est-elle à elle toute seule la preuve de l’existence du racisme anti-blancs ? Son obsession pour la couleur de peau tend à faire dire que oui : ce ne sont pas les Français ou les métropolitains en général qui lui posent problème, ce sont bien les blancs, elle le répète suffisamment pour qu’il n’y ait aucun doute là-dessus.

Mais pour être précis jusqu’au bout, il faut savoir ce qu’est le racisme. J’écarte d’ores et déjà les définitions ad hoc, et donc forcément mauvaises, du type de celles qui prétendent que le racisme ne peut être le fait que des dominants et pas des dominés (ben oui, dans une perspective politique révolutionnaire, ce serait quand même dommage de ne pas voir les choses en noir et blanc – c’est le cas de le dire – et de ne pas clairement séparer les gentils tout gentils des méchants très méchants). Si on accepte la définition académique du racisme comme « l’ensemble de doctrines selon lesquelles les […] races […] seraient dotées de facultés intellectuelles et morales inégales », et par extension comme « préjugé hostile, méprisant à l’égard des personnes appartenant à d’autres races », alors Miss Défense de la Martinique n’est pas raciste. Elle ne sous-entend jamais que les martiniquais seraient une ethnie supérieure à toutes les autres, ou que les blancs seraient intrinsèquement ou biologiquement inférieurs aux noirs. Non, elle dit seulement que les blancs, ou les Français, elle n’en veut pas « chez elle » – comprenez en Martinique. Ça, stricto sensu, ce n’est pas du racisme, mais c’est de la xénophobie. Cette vidéo est bien la preuve d’une xénophobie anti-blancs particulièrement haineuse – ce qui n’empêche pas l’existence par ailleurs d’un racisme anti-blancs, racisme édenté si l’on veut, mais racisme tout de même.

Revenons maintenant, pour conclure, sur cette question du « chez nous », justement.

Une nation, j’essaye chaque année de l’apprendre à mes élèves, c’est un ensemble de personnes liées entre elles par une culture commune et par la volonté de vivre ensemble. Le premier élément, évidemment, inclut des nuances. La culture martiniquaise n’est pas exactement la même que la culture gasconne, ou parisienne, ou mahoraise. Des gens parlent le créole en Martinique, le shimaoré à Mayotte, le breton en Bretagne, l’occitan dans les Pyrénées. On n’y mange pas pareil. On n’y croit pas pareil : le catholicisme est bien plus présent en Martinique ou en Bretagne qu’à Paris ou à Mayotte, en proportion de la population. Bref, à l’intérieur de la nation française, il y a des différences culturelles. Ces différences culturelles sont sans doute plus marquées entre les outre-mer et la métropole qu’à l’intérieur de cette dernière. Mais c’est une différence de degré, pas de nature ; et ça n’enlève rien à la culture commune. Cette demoiselle qui marque un tel mépris pour la France s’exprime tout de même en français, et je gage qu’elle connaît nettement mieux Molière et Hugo que Dickens ou Chesterton.

Reste le second élément : la volonté de vivre ensemble. Et là, soyons clairs : si à un moment je réalise qu’une forte majorité de la population de Mayotte ou de la Martinique est pour l’indépendance, je serai pour qu’on la leur accorde sans barguigner. Ce serait une catastrophe économique, politique et sociale pour ces territoires, évidemment, et ils sombreraient dans une misère noire (d’ailleurs, il est intéressant de relever que notre amie semble envier l’indépendance de l’Algérie ou de Madagascar, sans voir apparemment que l’existence de la majorité de leurs habitants est loin d’être aussi enviable que la sienne, mais passons). Mais on ne peut pas sauver les gens contre leur gré : si ces populations voulaient réellement l’indépendance, la France ne pourrait de toute manière pas la leur refuser, la décolonisation du XXe siècle en est une preuve.

D’ailleurs, les autochtones des outre-mer feraient bien de se méfier, car en métropole, beaucoup considèrent que ces territoires nous coûtent bien cher et seraient tout prêts à la leur donner, l’indépendance. Ça me fait un peu penser à cette excellente caricature de Pétillon :
  


Bref, l’indépendance, moi je ne suis pas contre, j’ai surtout l’impression que ce sont les populations de ces territoires qui sont majoritairement contre (pas fous). En revanche, une chose doit être absolument claire. Soit on est indépendant, soit on ne l’est pas. Si on l’est, alors on est en effet « chez soi », et on fait ce qu’on veut chez soi. Mais si on ne l’est pas, alors les martiniquais ne sont pas plus « chez eux » en Martinique que les parisiens ou les haut-savoyards. Et c’est là que le discours de notre xénophobe préférée devient littéralement insupportable. Imagine-t-on les réactions si un parisien ou un haut-savoyard tenait le discours symétrique ? « Le problème chez nous à Marseille, c’est l’invasion des noirs mahorais, ils vont bientôt être plus nombreux que nous, alors qu’on est chez nous, argl, quand je pense que dans trente ans les noirs mahorais pourraient être plus nombreux à Marseille que les bucco-rhodaniens, j’en ai froid dans le dos ! » Ce discours serait stigmatisé et flétri (y compris par l’auteur de la vidéo, j’en mettrais ma main au feu) pour ce qu’il est : un discours violemment xénophobe, voire raciste.

Alors rappelons ces évidences : tant que la Martinique est française, et tant que la population martiniquaise n’a pas changé d’avis sur ce point, alors un Français blanc n’a pas à s’intéresser au créole pour s’installer en Martinique, de même qu’un martiniquais ou un parisien n’ont pas à apprendre le basque avant de s’installer dans les Pyrénées-Atlantiques. Et les métropolitains installés en Martinique peuvent très bien se faire des groupes Facebook où ils se filent des tuyaux sans jamais aborder le prétendu cadre colonial, pour la simple et bonne raison que Mistinguett n’a aucune légitimité à venir leur imposer de quoi ils vont parler dans leurs groupes Facebook.

Une nuance pour finir ? Je reconnais un point vrai soulevé par la vidéo : la France n’a pas tenu ses promesses dans les outre-mer. Tout ce qu’elle dit sur ce point précis est parfaitement juste : la France n’a pas mis assez de moyens pour permettre à ces territoires de rattraper leur retard économique et social par rapport à la métropole. En ce sens, elle paye aujourd’hui le prix de cette lourde erreur, et la colère de cette jeune fille n’en est qu’une conséquence. Mais expliquer ou comprendre n’est pas justifier. Pour compréhensible qu’elle soit, cette haine n’en est pas moins mal dirigée : chez elle, la conscience de race a remplacé et anéanti la conscience de classe, ce qui est à la fois extrêmement triste et extrêmement dangereux, et qui ne peut que réjouir les capitalistes qui rigolent devant l’atomisation des luttes. De ce fait, les solutions qu’elle propose seraient bien pires que le mal qu’elle prétend guérir.