jeudi 14 mai 2020

Communautarisme : sortir la tête du sable

Je viens de faire quelque chose d’assez héroïque : pour la debunker, j’ai regardé la vidéo qui suit, deux fois. Je vous recommande l’exercice. Il n’est pas agréable, 20 minutes de haine et de bêtise poussées vraiment très haut ; mais il est salutaire, car il aide à comprendre l’état d’une partie de la société française.


Que nous dit la demoiselle ? Passons rapidement sur l’utilisation du terme « génocide » pour parler de ce que la France a fait en Martinique, ou sur le rapprochement établi entre de Gaulle et Hitler : de nos jours, les génocides sont à la mode, et tout peuple qui a un peu souffert dans l’Histoire veut absolument le sien ; quand il n’y en a pas d’évident, on se dépêche d’en inventer un, histoire de soutenir des revendications politiques. La Vendée pendant la révolution, la Martinique pendant la colonisation, les chambres à gaz en 1942 ? C’est kif-kif bourricot, ma bonne dame ! Les incitations à émigrer en métropole pour les martiniquais et le déplacement forcé des populations polonaises par Hitler pour les remplacer par des Allemands ? Du pareil au même ! Que Hitler ait eu dans ses cartons les plans précis de l’extermination des Polonais, ça n’a pas grande importance, pas vrai ? On va quand même pas s’emmerder avec les distinctions établies par ces chieurs d’historiens (et tant pis si ça défrise les vraies victimes des vrais génocides).

Passons aussi sur les mensonges historiques (ou erreurs : elle n’est pas forcément méchante après tout, elle est peut-être juste ignorante) glissés çà et là pour étayer une argumentation bancale : ainsi du référendum sur l’indépendance en Nouvelle-Calédonie, accusé d’avoir été décalé de 30 ans pour permettre une invasion de blancs qui changerait la donne (alors que le corps électoral avait précisément été restreint pour empêcher cela) : là encore, la vérité historique, pffff ! La vérité, ça dépend de la manière dont on la présente, relis Lénine et m’emmerde pas.

Passons donc sur ces trivialités (qui ont quand même le mérite de poser le personnage), et venons-en au cœur du sujet. Ma première réaction, en regardant la vidéo, c’est de me dire qu’elle sue par tous les pores un racisme, un communautarisme, une haine et une xénophobie littéralement insupportables. La première chose que je me dis, c’est : « eh ben au moins ça règle une bonne fois pour toutes la question du racisme anti-blancs ; on pouvait avoir des doutes sur son existence, maintenant on ne peut plus ».

Pourtant, j’essaye. Qui sait, peut-être que je me trompe ? Analysons posément le discours. Donnons-lui sa chance, à cette jeune fille. Et citons-la. J’ai la flemme de ranger, alors je vais vous les jeter, les citations, en touffe, sans les mettre en bouquets.

Première phrase : « Si en Martinique tu t’es déjà retrouvé à être le seul noir dans un espace… » J’insiste : ça, c’est la première phrase. Déjà la meuf compte les noirs et les blancs autour d’elle. Chut, chut, ne dites rien ! C’est un indice, laissez chercher ceux qui n’ont pas encore compris.

« Le génocide par substitution c’est quand on anéantit un peuple non pas en le tuant mais en remplaçant sa population » par « la migration d’un autre groupe pour remplacer le premier ». Oui, « grand remplacement », on y est bien, deuxième indice.

« Chez nous en Martinique… » I beg your pardon? Chez « nous » ? Qui, « nous » ? Elle le répète plus loin, on voit que ça l’obsède : « Ça me fait froid dans le dos. Imaginez deux secondes […] que dans trente ans en Martinique les martiniquais vont être minoritaires chez eux, c’est juste impensable. » Ou plus loin : « Pendant ce temps les Français continuent à immigrer en masse chez nous. » Question importante, je la garde pour plus tard, et pour vous ça va faire un troisième indice.

« C’est quand il y a énormément de locaux qui quittent l’île et qu’en même temps il y a une forte immigration de blancs français […] qui viennent s’installer ici. » Donc on est bien d’accord, c’est l’immigration le problème, et plus précisément la couleur de peau et le territoire d’origine de ceux qui immigrent. Chut, chut, il y en a encore qui n’ont pas pigé, laissez-les trouver par eux-mêmes.

« On assiste à une invasion de fonctionnaires blancs en Martinique » : cinquième indice. On parle « d’invasion », et d’une invasion de gens qui n’ont pas la même couleur de peau, qui pis est (oh mon Dieu mais quelle HORREUR !).

« Les fonctionnaires blancs en Martinique […] ont plus d’opportunités que les martiniquais qui eux sont au chômage. Vous en connaissez beaucoup des blancs qui arrivent en Martinique et qui sont au chômage ? » Donc le problème n’est pas le chômage, c’est la communauté à laquelle appartiennent ceux qui y sont, sixième indice.

« Aucun Français, Américain ou européen ne devrait connaître mieux que moi-même les randonnées, les plages, les plantes, les fleurs, les sites de plongée, les rivières de mon propre pays ! La Martinique c’est chez nous, et moi en tant que jeune martiniquaise ça me fait mal de voir que le destin de mon peuple, de mon pays, il est entre les mains de personnes étrangères à nous-mêmes. » On a du condensé, là, et ce sera le septième indice.

C’est bon, vous y êtes tous ? Obsession permanente pour la couleur de peau, peur d’un grand remplacement ethnique et culturel, rejet viscéral de l’immigration, survalorisation de l’identité d’une communauté dont la préservation est posée comme valeur suprême, plus généralement mise en avant des intérêts de cette communauté par rapport à ceux de toutes les autres, vision du monde centrée sur la division radicale entre le « nous » de la petite communauté et tous les autres, volonté d’appropriation définitive et complète d’un territoire par cette communauté, et bien sûr d’en chasser autant que possible toutes les autres : il ne manque pas un seul ingrédient du discours le plus caricatural de l’extrême-droite.

Si on accepte que l’extrême-droite se définit essentiellement par le fait de poser comme première valeur, à laquelle toutes les autres sont subordonnées, la préservation de l’identité d’une communauté, alors cette demoiselle est clairement d’extrême-droite. Mais continuons à être rigoureux, ne lui faisons pas de procès d’intention. Est-elle raciste ? Est-elle à elle toute seule la preuve de l’existence du racisme anti-blancs ? Son obsession pour la couleur de peau tend à faire dire que oui : ce ne sont pas les Français ou les métropolitains en général qui lui posent problème, ce sont bien les blancs, elle le répète suffisamment pour qu’il n’y ait aucun doute là-dessus.

Mais pour être précis jusqu’au bout, il faut savoir ce qu’est le racisme. J’écarte d’ores et déjà les définitions ad hoc, et donc forcément mauvaises, du type de celles qui prétendent que le racisme ne peut être le fait que des dominants et pas des dominés (ben oui, dans une perspective politique révolutionnaire, ce serait quand même dommage de ne pas voir les choses en noir et blanc – c’est le cas de le dire – et de ne pas clairement séparer les gentils tout gentils des méchants très méchants). Si on accepte la définition académique du racisme comme « l’ensemble de doctrines selon lesquelles les […] races […] seraient dotées de facultés intellectuelles et morales inégales », et par extension comme « préjugé hostile, méprisant à l’égard des personnes appartenant à d’autres races », alors Miss Défense de la Martinique n’est pas raciste. Elle ne sous-entend jamais que les martiniquais seraient une ethnie supérieure à toutes les autres, ou que les blancs seraient intrinsèquement ou biologiquement inférieurs aux noirs. Non, elle dit seulement que les blancs, ou les Français, elle n’en veut pas « chez elle » – comprenez en Martinique. Ça, stricto sensu, ce n’est pas du racisme, mais c’est de la xénophobie. Cette vidéo est bien la preuve d’une xénophobie anti-blancs particulièrement haineuse – ce qui n’empêche pas l’existence par ailleurs d’un racisme anti-blancs, racisme édenté si l’on veut, mais racisme tout de même.

Revenons maintenant, pour conclure, sur cette question du « chez nous », justement.

Une nation, j’essaye chaque année de l’apprendre à mes élèves, c’est un ensemble de personnes liées entre elles par une culture commune et par la volonté de vivre ensemble. Le premier élément, évidemment, inclut des nuances. La culture martiniquaise n’est pas exactement la même que la culture gasconne, ou parisienne, ou mahoraise. Des gens parlent le créole en Martinique, le shimaoré à Mayotte, le breton en Bretagne, l’occitan dans les Pyrénées. On n’y mange pas pareil. On n’y croit pas pareil : le catholicisme est bien plus présent en Martinique ou en Bretagne qu’à Paris ou à Mayotte, en proportion de la population. Bref, à l’intérieur de la nation française, il y a des différences culturelles. Ces différences culturelles sont sans doute plus marquées entre les outre-mer et la métropole qu’à l’intérieur de cette dernière. Mais c’est une différence de degré, pas de nature ; et ça n’enlève rien à la culture commune. Cette demoiselle qui marque un tel mépris pour la France s’exprime tout de même en français, et je gage qu’elle connaît nettement mieux Molière et Hugo que Dickens ou Chesterton.

Reste le second élément : la volonté de vivre ensemble. Et là, soyons clairs : si à un moment je réalise qu’une forte majorité de la population de Mayotte ou de la Martinique est pour l’indépendance, je serai pour qu’on la leur accorde sans barguigner. Ce serait une catastrophe économique, politique et sociale pour ces territoires, évidemment, et ils sombreraient dans une misère noire (d’ailleurs, il est intéressant de relever que notre amie semble envier l’indépendance de l’Algérie ou de Madagascar, sans voir apparemment que l’existence de la majorité de leurs habitants est loin d’être aussi enviable que la sienne, mais passons). Mais on ne peut pas sauver les gens contre leur gré : si ces populations voulaient réellement l’indépendance, la France ne pourrait de toute manière pas la leur refuser, la décolonisation du XXe siècle en est une preuve.

D’ailleurs, les autochtones des outre-mer feraient bien de se méfier, car en métropole, beaucoup considèrent que ces territoires nous coûtent bien cher et seraient tout prêts à la leur donner, l’indépendance. Ça me fait un peu penser à cette excellente caricature de Pétillon :
  


Bref, l’indépendance, moi je ne suis pas contre, j’ai surtout l’impression que ce sont les populations de ces territoires qui sont majoritairement contre (pas fous). En revanche, une chose doit être absolument claire. Soit on est indépendant, soit on ne l’est pas. Si on l’est, alors on est en effet « chez soi », et on fait ce qu’on veut chez soi. Mais si on ne l’est pas, alors les martiniquais ne sont pas plus « chez eux » en Martinique que les parisiens ou les haut-savoyards. Et c’est là que le discours de notre xénophobe préférée devient littéralement insupportable. Imagine-t-on les réactions si un parisien ou un haut-savoyard tenait le discours symétrique ? « Le problème chez nous à Marseille, c’est l’invasion des noirs mahorais, ils vont bientôt être plus nombreux que nous, alors qu’on est chez nous, argl, quand je pense que dans trente ans les noirs mahorais pourraient être plus nombreux à Marseille que les bucco-rhodaniens, j’en ai froid dans le dos ! » Ce discours serait stigmatisé et flétri (y compris par l’auteur de la vidéo, j’en mettrais ma main au feu) pour ce qu’il est : un discours violemment xénophobe, voire raciste.

Alors rappelons ces évidences : tant que la Martinique est française, et tant que la population martiniquaise n’a pas changé d’avis sur ce point, alors un Français blanc n’a pas à s’intéresser au créole pour s’installer en Martinique, de même qu’un martiniquais ou un parisien n’ont pas à apprendre le basque avant de s’installer dans les Pyrénées-Atlantiques. Et les métropolitains installés en Martinique peuvent très bien se faire des groupes Facebook où ils se filent des tuyaux sans jamais aborder le prétendu cadre colonial, pour la simple et bonne raison que Mistinguett n’a aucune légitimité à venir leur imposer de quoi ils vont parler dans leurs groupes Facebook.

Une nuance pour finir ? Je reconnais un point vrai soulevé par la vidéo : la France n’a pas tenu ses promesses dans les outre-mer. Tout ce qu’elle dit sur ce point précis est parfaitement juste : la France n’a pas mis assez de moyens pour permettre à ces territoires de rattraper leur retard économique et social par rapport à la métropole. En ce sens, elle paye aujourd’hui le prix de cette lourde erreur, et la colère de cette jeune fille n’en est qu’une conséquence. Mais expliquer ou comprendre n’est pas justifier. Pour compréhensible qu’elle soit, cette haine n’en est pas moins mal dirigée : chez elle, la conscience de race a remplacé et anéanti la conscience de classe, ce qui est à la fois extrêmement triste et extrêmement dangereux, et qui ne peut que réjouir les capitalistes qui rigolent devant l’atomisation des luttes. De ce fait, les solutions qu’elle propose seraient bien pires que le mal qu’elle prétend guérir.

2 commentaires:

  1. Malheureusement, ce phénomène que l'on peut qualifier de "racisme" anti blanc ou anti-Français gagne du terrain partout en Afrique continental comme dans les îles... Mais la question que je me pose est comment a t-on arriver là? un savant sénégalais disait à ce propos : "La France ne nous a pas donné l'indépendance mais elle nous a laissé tombé !" Pour dire et rejoindre ta conclusion que la France aurait mal accompagné le processus des indépendances... Mais est-ce suffisant pour expliquer/justifier la situation actuelle? j'en sais rien.

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