dimanche 26 juillet 2015

Faites des miracles : donnez tout – Homélie pour ce dimanche (Jean 6, 1-15)

« En ce temps-là, Jésus passa de l’autre côté de la mer de Galilée, le lac de Tibériade. Une grande foule le suivait, car elle avait vu les signes qu’Il accomplissait sur les malades. Jésus gravit la montagne, et là, Il était assis avec Ses disciples.

Or, la Pâque, la fête des Juifs, était proche. Jésus leva les yeux et vit qu’une foule nombreuse venait à Lui. Il dit à Philippe : “Où pourrions-nous acheter du pain pour qu’ils aient à manger ?” Il disait cela pour le mettre à l’épreuve, car Il savait bien, Lui, ce qu’Il allait faire. Philippe Lui répondit : “Le salaire de deux cents journées ne suffirait pas pour que chacun reçoive un peu de pain.” Un de Ses disciples, André, le frère de Simon Pierre, Lui dit : “Il y a là un jeune garçon qui a cinq pains d’orge et deux poissons, mais qu’est-ce que cela pour tant de monde !” Jésus dit : “Faites asseoir les gens.” Il y avait beaucoup d’herbe à cet endroit. Ils s’assirent donc, au nombre d’environ cinq mille hommes.

Alors, Jésus prit les pains, et, après avoir rendu grâce, il les distribua aux convives ; Il leur donna aussi du poisson, autant qu’ils en voulaient.

Quand ils eurent mangé à leur faim, Il dit à Ses disciples : “Rassemblez les morceaux en surplus, pour que rien ne se perde.” Ils les rassemblèrent, et ils remplirent douze paniers avec les morceaux des cinq pains d’orge, restés en surplus pour ceux qui prenaient cette nourriture.

À la vue du signe que Jésus avait accompli, les gens disaient : “C’est vraiment Lui le Prophète annoncé, celui qui vient dans le monde.” Mais Jésus savait qu’ils allaient L’enlever pour faire de Lui leur roi ; alors de nouveau Il Se retira dans la montagne, Lui seul. »


Cet Évangile particulièrement dense utilise, comme souvent, les éléments de la vie quotidienne – ici la nourriture ; ailleurs ce peut être l’agriculture, les relations sociales etc. – pour transmettre une vérité profonde.

Tout part d’un besoin humain, un des plus élémentaires : manger. Les hommes ont besoin de manger, et ceux qui suivent le Christ ne diffèrent pas des autres. Le miracle ne réside pas dans la suppression du besoin, ce qui prouve que ce besoin est une bonne chose, qu’il fait partie de la nature humaine telle que Dieu l’a créée et voulue.

La foule qui suit Jésus a donc faim. Pour la nourrir, Il pourrait agir seul : changer les pierres en pain, par exemple, comme Satan le lui avait suggéré pendant la tentation au désert. Mais ce n’est pas ainsi qu’Il procède : bien au contraire, Il n’agit qu’à travers ce que font les hommes ; ici, le jeune garçon qui possède cinq pains d’orge et deux poissons. Ce point mérite d’être souligné : pour nous aider, voire nous sauver, Dieu n’agit pas seul ; Il part de la réalité humaine, Il agit à travers nous, à travers ce que nous sommes, ce que nous avons, ce que nous faisons.

Pour aller plus loin dans la compréhension du texte, il peut être intéressant de prendre les choses dans l’autre sens : non plus du point de vue du Christ ou de la foule, mais du point de vue du jeune garçon. Repartons du contexte : ils sont des milliers, ils ont faim, ils n’ont rien à manger. Et là, un des apôtres se pointe et lui lance : « Tiens petit, file-nous ça ! » Gloups. Il pourrait dire non. À tout le moins, il pourrait ne donner qu’une partie : garder ce dont il a besoin pour lui, ou pour lui et ses proches, et ne donner que le reste. Au lieu de cela, il donne tout au Christ, il donne tout aux autres.

Et c’est précisément de ce geste que Jésus fait naître le miracle. Est-ce que ça aurait été possible autrement ? Impossible de le savoir ; mais j’ai tendance à penser que non. Sans tout donner, il est possible de faire le bien, mais ce n’est qu’en donnant tout qu’on fait advenir le miracle. On retrouve la même idée dans la légende arthurienne : Arthur, Lancelot, Perceval font le bien et avancent dans la Quête du Graal ; mais seul Galaad, le chevalier parfaitement pur, c’est-à-dire celui qui est entièrement consacré à Dieu, peut regarder à l’intérieur de la coupe.

C’est peut-être donc la première et principale leçon à recevoir de ce texte : si vous voulez faire des miracles, donnez tout. Ne donnez pas ce dont vous pouvez vous passer, ou ce dont vous n’avez pas strictement besoin : donnez tout. Je ne jette pas la pierre à ceux qui ne le font pas ; je ne le fais pas du tout moi-même. Non seulement je ne donne pas tout, mais je ne donne même pas (loin de là…) tout ce dont je pourrais facilement me passer. Mais aussi, je ne fais pas de miracle.

L’autre leçon à retenir, en revanche, est qu’une fois qu’on donne tout, Dieu va au-delà de ce qu’on pourrait espérer : le miracle dépasse le strict besoin. C’est le sens qu’il faut donner aux paniers remplis des restes du festin : à partir du don total, radical, du jeune garçon, Dieu a fait surgir un miracle qui non seulement répond au besoin initial, mais le dépasse de loin.

Le miracle passe donc par le don total, par le sacrifice de tout ce qu’on possède – le miracle ultime, celui de la Résurrection, passe d’ailleurs par le sacrifice total du Christ, puisqu’Il offre Sa vie même. Mais ce n’est pas par son propre pouvoir que l’homme accomplit le miracle. Jésus, pour le faire advenir, rend d’abord grâce à Dieu. Ce qui porte plusieurs enseignements. D’abord, que le miracle passe par Lui : Jésus l’homme ne fait qu’accomplir la volonté de Dieu le Père, comme Il le répète tout le long des Évangiles, et c’est Son pouvoir qui se manifeste, pas celui de l’homme lui-même. Ensuite, que l’homme doit sans cesse se placer en référence à Dieu, remettre ce qu’il fait entre les mains de Dieu, et remercier Dieu pour le bonheur vécu.

Il faut enfin souligner la fin du passage, dans laquelle Jésus refuse la royauté temporelle que veut Lui imposer le peuple d’Israël. Là encore, c’est le mode d’action de Dieu envers nous qui se révèle : Il vient nous sauver, répondre à nos besoins, comme le ferait un père ou une mère, mais Il ne veut pas régner sur nous. Il cherche à nous élever à Sa hauteur ; nous ne sommes certes pas Ses égaux, mais peut-être sommes-nous appelés à le devenir. Ce qui se dégage de ce texte, en tout cas, est que Dieu ne veut pas des sujets, mais bien des enfants, des frères ou des amis.

Puissions-nous nous montrer dignes de cette attente.

mardi 21 juillet 2015

Une notion complexe et ambiguë : le développement

La notion de développement est au cœur d’un grand nombre des principales préoccupations de notre temps. Elle touche aux deux principaux aspects de la Crise que nous traversons : les inégalités (que ce soit entre les individus ou entre les sociétés) et la destruction rapide de notre environnement. Portée aux nues par la majorité (il n’est besoin, pour s’en convaincre, que de constater la place prépondérante que prennent le développement et son complément, le développement durable, dans les programmes scolaires, ou encore leur récurrence dans les discours des élites politiques ou économiques, et même dans la publicité), elle est en revanche critiquée par la minorité que constitue l’écologie radicale au nom de son inefficacité : le développement ne serait qu’un cache-misère destiné à maquiller la croissance économique et l’occidentalisation du monde ; le développement durable ne serait qu’une chimère irréalisable.

Écologiste radical moi-même (et pas moins radical, je pense, que ceux dont je viens de parler), il me semble néanmoins que cette notion de « développement » n’a pas encore été suffisamment pensée et que certains s’en débarrassent un peu vite. Pour y remédier, il convient tout d’abord de définir ce qu’est le développement, ce qui implique avant toute autre chose de bien distinguer le développement comme état du développement comme processus.

En tant qu’état, le développement est l’état d’un espace dans lequel les besoins essentiels de l’ensemble de la population sont satisfaits. En ce sens, le développement est évidemment quelque chose qu’il faut rechercher : qui pourrait vouloir que les besoins essentiels de tous ne soient pas satisfaits ? Encore faut-il définir correctement ce que sont les « besoins essentiels » d’un individu. Manger en quantité adéquate une nourriture suffisamment saine et variée, boire une eau potable, se loger et se vêtir décemment, se soigner, tout le monde reconnaît que ce sont là des besoins essentiels. On doit y ajouter d’autres besoins tout aussi importants, car constitutifs de notre humanité même s’ils ne sont pas strictement nécessaires à notre survie : l’art, la science, la réflexion, ce qui implique l’éducation, mais aussi les loisirs, le repos etc. En revanche, posséder le dernier iPhone, nager dans sa piscine privée ou partir chaque année en vacances à l’autre bout du monde ne sont clairement pas des besoins essentiels de l’homme. Comme état, le développement est donc bien quelque chose qu’il faut rechercher, à condition de bien l’articuler à la notion de « besoins » et surtout de ne pas créer des besoins qui n’existent pas, en particulier par le biais de la publicité.

Toujours en ce sens, aucun État n’est complètement développé, puisqu’il y a des pauvres partout ; cependant, l’Europe, où seuls 10 à 15% de la population voient leurs besoins essentiels non satisfaits, est évidemment plus développée que l’Afrique, où c’est le cas de 75% de la population environ. D’où le second sens du concept de « développement » : conçu cette fois en tant que processus, le développement est le passage d’un état non développé (c’est-à-dire où les besoins de tous ne sont pas satisfaits) à un état développé (c’est-à-dire où ils le sont). Que nécessite ce passage ? D’une part de produire suffisamment de richesses, d’autre part de les répartir équitablement.

Là encore, il convient de bien définir la notion de « richesses », qu’il ne faut pas limiter aux seuls biens matériels, ni surtout confondre avec l’argent. Une richesse, c’est ce qui permet de répondre à un besoin. En ce sens, certains biens matériels sont effectivement des richesses : un sac de riz où une maison, par exemple. Un smartphone est moins une richesse qu’un sac de riz, puisqu’il répond à un besoin moins réel, plus artificiel. En revanche, une richesse peut, toujours en ce sens, n’être pas matérielle : une heure de cours d’histoire ou de méditation sont des richesses. Enfin, l’argent, dans sa forme actuelle, a complètement cessé d’être une richesse : il n’a qu’une valeur d’échange, mais plus aucune valeur d’usage depuis qu’il a cessé d’être fondé sur les métaux précieux. Quand on n’avait que des pièces d’or ou d’argent, elles valaient toujours, même en cas d’effondrement du système monétaire, ce qu’elles contenaient de métal ; alors qu’un billet de banque, s’il me permet d’acheter un sac de blé tant que le vendeur de blé a confiance dans sa valeur, ne me nourrira jamais directement. L’argent n’est donc clairement pas une richesse véritable, puisqu’il ne satisfait directement aucun besoin, même s’il permet d’acquérir les richesses qui permettront de le faire.

Autre précision fondamentale : le développement entendu comme processus n’a aucun besoin d’être infini ; une fois que les besoins de tous sont satisfaits, le développement comme état est atteint et le développement comme processus n’a plus de raison d’être. La seule chose qui pourrait le rendre nécessaire serait une croissance démographique continue : en effet, plus il y a d’êtres humains, plus il y a de besoins à satisfaire. Mais c’est justement pour cette raison, cumulée aux ressources finies de la Terre, que la croissance démographique ne saurait être infinie : nous devons viser une stabilité – si ce n’est une réduction – de la population mondiale.

Parce que le développement comme processus n’a pas de raison d’être infini, mais doit au contraire trouver un achèvement, il ne faut surtout pas le confondre avec la croissance. La croissance, dont le principal indicateur est le PIB, est l’augmentation de la quantité de richesses produites d’une année sur l’autre. Dans les pays du Nord, elle n’a aucune pertinence : nous produisons largement assez de richesses pour satisfaire les besoins essentiels de tous ; s’il y a encore des pauvres, c’est exclusivement – il faut insister là-dessus – parce que nous répartissons mal les richesses produites. Allons plus loin : dans les pays du Nord, il faut une décroissance économique, et même une décroissance radicale. Ce n’est même pas que nous produisons assez : nous produisons plus qu’assez, nous produisons trop. Inutile de le démontrer, maintes études l’ont déjà fait : notre mode de vie n’est pas généralisable à l’ensemble de la planète ; ses ressources n’y suffiraient pas.

C’est pour cela que le développement ne peut être durable que s’il prend en compte la limite des ressources de la planète, donc s’il accepte sa propre finitude. Le développement, comme processus ou comme état, peut très bien être réellement durable, c’est-à-dire se réaliser dans le respect et la préservation de la nature, mais pas s’il se confond avec une croissance économique infinie qui lui est, par essence, tout à fait étrangère. Dans les pays du Nord, mais aussi dans les pays émergents et même dans bon nombre de pays en développement, la quantité de richesses produites est déjà largement suffisante pour satisfaire les besoins de toutes les couches de la population, et le développement passe donc non plus par la croissance économique, mais bien par une meilleure répartition des richesses produites, le plus souvent accompagnée d’une décroissance économique. Ce n’est que dans les pays les plus pauvres du globe que le développement passe encore par une augmentation de la quantité de richesses produites, donc par une croissance économique.

Ces réflexions préalables doivent nous permettre d’articuler le concept de développement avec d’autres notions, celles de mode de vie, de niveau de vie et de qualité de vie. Le mode de vie est tout simplement la manière dont nous vivons : ce que nous mangeons, nos horaires de travail, la composition de nos loisirs etc. Tout mode de vie consomme des ressources, rejette des déchets, et entraîne un certain niveau de vie et une certaine qualité de vie. Actuellement, notre mode de vie consomme énormément de ressources et rejette énormément de déchets ; et c’est précisément pour cette raison que notre niveau de vie est extrêmement élevé. Nous pouvons aller très rapidement d’un point à un autre de notre région, de notre pays, du globe même ; nous mangeons plus qu’à notre faim ; Internet nous offre une mine permanente d’informations et de réflexions ; nous pouvons régler précisément la température de chacune des pièces de nos maisons ; je pourrais multiplier les exemples à l’infini. Et tout cela, nous le pouvons parce que notre mode de vie est destructeur de notre environnement : c’est parce que nous consommons beaucoup de pétrole et rejetons beaucoup de gaz à effet de serre que nous pouvons nous déplacer rapidement, par exemple.

On veut généralement nous faire admettre sans réflexion que ce très haut niveau de vie équivaut à une excellente qualité de vie. Or, c’est l’immense arnaque de notre siècle. Les machines n’ont jamais accompli autant de travail, mais le travail est devenu pour les humains une source incroyable de stress et de souffrance, et le libéralisme nous pousse à travailler sans cesse davantage. Les écrans qui nous entourent nous offrent un bonheur factice fait d’une accumulation de jeux sans intérêt, de relations sociales de façade et de mauvaise musique. Nos antibiotiques nous permettent de guérir de nombreuses maladies autrefois mortelles, mais rendent également les bactéries plus résistantes et préparent de nouvelles épidémies. Nous produisons assez pour nourrir toute la planète, mais notre nourriture est bourrée de produits cancérigènes et nous mangeons trop, ce qui entraîne obésité, problèmes cardiaques et diabète. La voiture nous permet de nous déplacer très vite, mais cause d’innombrables morts et blessés.

Il n’y a donc pas de lien mécanique entre niveau de vie et qualité de vie ; à l’heure actuelle, dans les pays du Nord, une hausse de la qualité de vie nécessiterait même une baisse du niveau de vie : perdre les iPhones pour retrouver les livres ou les veillées familiales au coin du feu représenterait une baisse du niveau de vie mais une hausse de la qualité de vie. Or, ceci est fondamentalement lié à la question de la croissance et du développement. En effet, c’est la croissance économique qui permet au niveau de vie de croître, alors que le développement, s’il est correctement compris, défini et analysé, correspond à la hausse de la qualité de vie.

On le voit : on peut parfaitement être partisan à la fois de la décroissance et du développement ; il suffit de définir correctement cette dernière notion. Nous n’avons pas à choisir entre développement – ou développement durable – et décroissance : nous avons à choisir entre croissance et décroissance. La confusion savamment entretenue par les partisans de la première entre « développement durable » et « croissance verte » fait partie de la guerre sémantique et idéologique qu’ils mènent contre l’écologie radicale. Assimiler la « croissance verte » au « développement durable », alors que les notions ne recouvrent en réalité pas du tout la même chose, leur permet une posture indignée et faussement généreuse : « Comment ? Vous êtes contre la croissance verte ? Mais alors vous êtes contre le développement et le développement durable ! Comment peut-on être contre le développement des pays pauvres ? » ; et voilà le piège refermé.

Nous, écologistes radicaux, avons donc tout intérêt, si nous voulons convaincre, à sortir de cette confusion. Cela implique d’une part de dénoncer sans faiblesse la chimère que représente, sur une planète aux ressources limitées, l’illusion d’une croissance économique ou démographique illimitée ; mais d’autre part de redonner au concept de développement tout son sens et donc sa noblesse. Si nous parvenons à montrer que le développement véritable et donc la qualité de vie passe non par la croissance économique, mais bien, dans la plupart des pays du monde, par la décroissance et donc la baisse du niveau de vie, nous aurons retourné contre eux une des principales armes de nos adversaires.

mardi 7 juillet 2015

Vincent Lambert : encore un débat mal posé


À présent que la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a rejeté la demande de révision des parents de Vincent Lambert, on peut imaginer que cette affaire touche enfin à son terme. Il était temps.

Petit rappel des faits : en 2008, Vincent Lambert, alors âgé de 32 ans, est victime d’un grave accident de la route qui le plonge dans un coma végétatif dont il sort pour atteindre un « état de conscience minimale ». Il ne peut plus déglutir et est donc alimenté par une machine. Seule l’autonomie respiratoire est préservée. En 2013, son médecin, en accord avec la femme de Vincent, mais pas de ses parents ni de ses frères et sœurs, conclut à une « obstination déraisonnable » et décide de cesser son alimentation et de diminuer son hydratation. Les parents du malade, ainsi que deux de ses huit frères et sœurs, saisissent le tribunal administratif, qui ordonne en urgence la reprise de l’alimentation et de l’hydratation. En 2014, suite à une expertise de trois spécialistes en neurosciences, un rapport du Conseil d’État conclut à la dégradation de son état de conscience et estime les lésions cérébrales irréversibles. En conséquence, il invalide la décision du tribunal administratif et estime légale la décision du CHU d’arrêter l’alimentation et l’hydratation de Vincent Lambert. Ses parents saisissent alors la CEDH, qui affirme en 2015 que la décision du Conseil d’État ne viole pas la Convention européenne des droits de l’homme. Le recours en révision déposé par les parents Lambert vient d’être rejeté : en toute logique, Vincent Lambert devrait mourir dans les semaines à venir.

Mon but n’est pas ici d’entrer à corps perdu dans la polémique à la fois extrêmement complexe et particulièrement violente qui déchire une partie de la société française depuis deux ans. Comme ceux qui me lisent régulièrement le savent, je ne suis pas favorable au suicide assisté, mais je suis favorable à l’euthanasie active dans des cas bien particuliers. Quels cas ? Pour moi, trois conditions doivent être réunies : d’abord, la personne doit être en mesure d’indiquer, ou avoir indiqué précédemment, sa volonté de mourir dans le cas où il se trouve ; ensuite, l’état physique et matériel du patient doit le conduire à plus ou moins brève échéance et de manière certaine à la mort ; enfin, son état doit le placer en situation de grande souffrance physique ou morale – cette souffrance morale pouvant venir seulement du fait qu’il juge son état contraire à sa dignité. Si ces conditions sont réunies, l’euthanasie est à mon sens un droit de la personne humaine.

Sur le papier, c’est très joli ; dans les faits, c’est évidemment plus complexe. En ce qui concerne l’affaire Vincent Lambert, la principale inconnue pour moi est évidemment la volonté de l’intéressé lui-même, dont je n’ai pas réussi à savoir si elle a été clairement exprimée ou non. Mais j’aurais tendance à faire confiance sur ce point à sa femme – en règle générale, pour le cas d’une personne vivant en couple stable depuis longtemps avec quelqu’un, l’avis du conjoint prime celui des parents. Mais même en admettant qu’il ait clairement exprimé son souhait de mourir en pareille situation, son cas relève-t-il de l’euthanasie ou du suicide assisté ? On pourrait me dire qu’il pourrait vivre encore de longues années, et que son état ne le condamne donc pas à la mort à brève échéance.

Certes ; mais c’est oublier un peu vite que Vincent Lambert ne survit ainsi que grâce à (ou à cause de) tout un attirail de machines. Sachant qu’il ne peut plus déglutir, il me semble clair qu’on peut parfaitement dire que son état le condamne bel et bien à la mort à brève échéance, et ce sans espoir prévisible d’amélioration. Comme je le notais dans un précédent billet, dépendre des autres, ce n’est pas la même chose que dépendre d’une machine. Le cas relève donc bien de l’euthanasie, non du suicide assisté.

Ceux qui s’opposent à la décision du CHU insistent évidemment sur la cruauté d’une mort par arrêt de l’alimentation et de l’hydratation. Ils soulignent qu’en pareil cas, on ne meurt pas de faim mais de soif, dans des circonstances visiblement atroces. C’est possible : mais comment ne voient-ils pas qu’en disant cela, ils apportent à l’évidence de l’eau au moulin de l’euthanasie ? Que la mort par l’arrêt de l’hydratation soit cruelle, ça ne signifie en rien qu’il ne faille pas tuer Vincent Lambert ; ça signifie qu’au lieu de le laisser mourir de faim ou de soif, il faut le tuer activement par un moyen plus humain, comme une injection de pentobarbital de sodium puis de chlorure de potassium.

Cette affaire témoigne donc, s’il en était encore besoin, que la situation actuelle de la législation française est intenable. La question n’est absolument pas de savoir si l’alimentation et l’hydratation peuvent être assimilées à des soins, et peuvent donc être arrêtées dans le cadre d’un refus de l’acharnement thérapeutique, ou s’ils sont quelque chose à quoi tout être humain a droit en toutes circonstances : c’est une fausse question. De toute évidence, ce ne sont pas des soins ; mais cela ne signifie pas que l’euthanasie soit une mauvaise chose. Ce qui est certain, c’est que la loi actuelle, qui permet de laisser mourir quelqu’un de faim et de soif pendant des jours, mais ne permet pas de le tuer en quelques heures, est un des plus mauvais compromis possibles.

lundi 6 juillet 2015

Qu'examine-t-on pendant les examens ?


Les examens, c’est le mal. Parce qu’on doit les corriger, et c’est chiant. Mais non ! Qu’est-ce que je dis ? C’est le mal parce que les petits nenfants n’aiment pas ça et que ça les stresse boucoup-boucoup, les pauvres chéris. Le service éducation du Monde, par exemple, passe une part considérable de son temps et de son activité à dire que décidément, le bac, faudrait quand même songer à le supprimer, et ça coûte très cher, et ça nous bouffe tout le mois de juin, et c’est injuste, et les copies sont notées n’importe comment, j’en passe et des meilleures.

Au-delà des poncifs et des sujets de JT qui reviennent rituellement chaque année à la même date, parce que d’ordinaire vers fin juin début juillet on n’a plus rien à dire (et d’ailleurs heureusement que le tour de France est là, c’est pas comme si à côté la zone euro commençait doucement à se déliter), on peut se poser quelques questions sur les examens, et plus particulièrement sur le bac et le brevet.

Commençons par le contenu. Je prends une épreuve au hasard : le sujet d’économie de la filière STMG. Quatre documents sont soumis à l’attention des candidats. Premier document : un graphique représentant l’évolution du commerce extérieur français, et dont le principal enseignement est que nous sommes structurellement en déficit. Deuxième document : intitulé « France, la dérive incessante de la balance commerciale », il en rajoute une couche sur notre nullité économique, nous compare à l’Allemagne-qui-fait-tellement-mieux, et affirme qu’il faut faire comme elle, à savoir s’ouvrir sur la Chine et être plus compétitifs, en particulier en travaillant sur les salaires, suivez mon regard. Troisième document : intitulé « Les pays les plus protectionnistes », il analyse les mesures dites « discriminatoires » (comprenez : « protectionnistes ») et cite comme pays les plus coupables desdites mesures la Russie, la Chine et la France. La Russie et la Chine étant généralement vouées à l’anathème qu’on sait, la comparaison n’est pas faite pour être flatteuse. Le quatrième et dernier document enfin, qui s’intitule « L’OMC met en garde contre une hausse du protectionnisme », en remet une couche sur les dangers de cette idéologie, responsable de la crise des années 1930, et encore très dangereuse aujourd’hui puisque, je cite, « à terme, tout le monde sera perdant. »

Sur la base de cet intelligent et pondéré corpus, on pose quatre questions aux bambins, dont la dernière consiste à produire une argumentation permettant de répondre à la question : « Des mesures protectionnistes permettraient-elles de réduire le déficit du commerce extérieur de la France ? »

Comme tout le monde l’aura noté, le corpus documentaire n’est pas contradictoire : tous les documents vont dans le même sens, à savoir que le protectionnisme, c’est péché. Quand on demande aux élèves de produire une « argumentation », on ne leur demande donc pas de confronter deux points de vue : ils ne peuvent qu’aller dans le sens des documents et anathématiser dûment le protectionnisme. Ce qui appelle deux remarques. La première, c’est que les cours d’économie sont, pour l’État, un instrument de propagande, et que les examens servent à vérifier que les élèves ont bien assimilé la soupe qu’on leur a servie. Précisons tout de suite deux choses. D’une part, je sais bien que beaucoup de professeurs d’économie ne se laissent pas faire et développent dans leurs cours des points de vue bien plus complexes, nuancés et donc proches du réel ; j’accuse l’État de se servir de l’école pour diffuser une propagande, je n’accuse pas mes collègues de se laisser en devenir les agents. D’autre part, je sais aussi bien que l’économie n’est pas le seul lieu de la propagande étatique : j’ai pris l’exemple de l’imposition d’une idéologie capitaliste et libérale, mais les cours d’histoire servent tout autant à diffuser les idéaux républicains et démocrates – à nous, là encore, de présenter les choses avec un peu plus de subtilité.

La seconde remarque est le corollaire de la première : puisqu’il s’agit de faire accepter aux élèves une idéologie bien particulière, c’est donc qu’il ne s’agit pas d’en faire des esprits libres et critiques. Ne donner aux élèves que des documents allant dans le même sens, ce n’est pas seulement leur faire admettre le libéralisme comme vrai ; au-delà de ce bourrage de crâne, c’est aussi les habituer à la démarche intellectuelle consistant à accepter comme vrai tout ce qu’on vous dit. Leur faire confronter des points de vue contradictoires les entraînerait à faire fonctionner leur raison, leur intelligence, leur esprit critique ; au contraire, leur faire paraphraser des documents les pousse à la paresse intellectuelle qui accepte tout pour peu que ce soit bien dit. De ce point de vue, le bac ne se contente pas de fabriquer des libéraux, il fabrique surtout des moutons.

Après le contenu, passons à la méthode. Petits choupinous qui venez de décrocher le bac ou le brevet, comment avez-vous été jugés ? Sur le travail que j’ai fait moi-même, sur ce qu’on m’a demandé, je suis évidemment tenu à un devoir de réserve et je ne peux rien révéler. En revanche, rien ne m’interdit d’analyser des confidences faites par des collègues.

Commençons par le brevet. Je précise que je n’ai bien sûr corrigé ni l’épreuve de maths, ni celle de français. Mais de sources assez fiables, je sais qu’il s’en est passé de belles.

En français, on a commencé par imposer aux correcteurs de ne pas suivre le barème national, mais un barème local « spécial Mayotte ». Au temps pour l’égalité républicaine. D’après ce barème aménagé, pour l’épreuve de dictée, si les candidats n’avaient accordé aucun verbe au sujet, il fallait ne compter qu’une seule faute ; quelqu’un peut-il m’expliquer à quoi ça sert de faire une dictée dans ces conditions ? D’autant qu’ensuite, toutes les notes étaient systématiquement encore remontées pour s’approcher de la moyenne académique visée.

En maths, les candidats devaient étudier une fonction : f(x) = - 6x + 7. On leur demandait de calculer f(x) pour x = 3. Eh bien, croyez-le ou non, si, au lieu de calculer (- 6 x 3) + 7, ils calculaient - 63 + 7, il fallait leur accorder la totalité des points ! Eh oui, puisque selon les autorités compétentes, il y a une logique : le signe « fois » n’étant pas écrit, il est légitime (???) que l’élève se trompe. Le tout, précise l’inspecteur, étant censé rester « strictement confidentiel ».

Un petit coup sur le bac, à présent. Devoir de réserve : je ne vous parlerai pas de ce que j’ai fait moi. Mais je sais que, toujours ici à Mayotte, on a imposé à certains correcteurs de remonter toutes les notes de deux points pour faire remonter les moyennes. De même, je n’ai pas fait partie des jurys (pour ceux qui ne connaissent pas, les jurys sont les groupes d’enseignants qui, après la correction, examinent les résultats de chaque élève avec leur dossier scolaire – de manière non anonyme, donc – pour voir s’ils méritent d’être remontés) ; mais je sais que certains ont systématiquement fait passer des élèves qui étaient à 9,5 de moyenne ; par « systématiquement », j’entends « sans même regarder le dossier scolaire ». Avec le dossier, on a donné le bac du premier coup à des élèves qui avaient 9,1 de moyenne.

La mécanique est donc la suivante : le correcteur se dit qu’une copie vaut 6 ; sachant qu’on va de toute manière lui demander de remonter les notes, il met 7 (rien de plus commun). Puis, on lui impose de remonter ses notes de deux points, ce qui pousse l’élève à 9 ; et dans ces eaux-là, il peut tout à fait avoir son bac sans même passer les oraux de rattrapage. Et voilà comment on a son bac du premier coup avec des copies dont les correcteurs estimaient qu’elles valaient 6.

Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit : je ne suis pas, personnellement, pour la suppression des examens. Je crois au contraire qu’ils permettent, mieux que n’importe quel autre système, de juger les acquis des élèves. Mais clairement, il y a des choses à revoir dans la manière dont on les met en œuvre.

vendredi 3 juillet 2015

Pourquoi rester dans une Église qui n'a pas toujours raison ?


Si j’ai adhéré en 2011 à la Conférence Catholique des Baptisés Francophones, c’est en bonne partie parce que j’ai été immédiatement séduit par leur principal slogan : « Ni partir, ni se taire. » Il me semblait qu’il résumait admirablement ma position de « catholique critique » ; je découvrais avec joie, non pas que je n’étais pas le seul catholique à me revendiquer comme tel tout en refusant l’assentiment à tout ce que pouvait dire l’Église ou, à défaut de cette obéissance, au moins le silence – cela, je le savais déjà –, mais que ces catholiques (qu’on peut qualifier de « réformistes » ou « réformateurs ») étaient capables de s’organiser pour essayer de peser dans le débat.

« Ni partir, ni se taire » répondait à la critique que de nombreux catholiques m’avaient adressée bien des fois : « mais enfin, si tu n’es pas d’accord, pourquoi tu restes ? Pourquoi ne pas devenir protestant ? » Épineuse question, et d’autant plus intéressante que, parmi ceux qui me l’ont posée, certains avaient tendance à oublier qu’en tant que converti, cette Église, je l’ai choisie. Je ne suis pas né dedans, je n’y suis pas revenu après une période de désert : quand je suis devenu chrétien, j’ai choisi de la rejoindre, elle et pas une autre. Je pourrais donc déjà dire que si j’ai agi ainsi, de bon gré, en 2005, ce n’est pas pour partir 10 ans plus tard.

Je pourrais ajouter qu’on n’est jamais d’accord sur tout avec un groupe qu’on rejoint. Se rassembler, c’est forcément accepter des désaccords. Que ce soit une simple association, un parti politique ou une institution religieuse, vous ne serez jamais d’accord en tout avec les autres, ni même avec les autorités de ce groupe ou ses textes fondamentaux. C’est d’ailleurs un des drames de notre époque que de croire le contraire : l’individualisme a été poussé à tel point que, quand quelqu’un n’est pas d’accord avec l’alinéa b de l’article 97 des statuts, il se dépêche de partir pour fonder un mouvement dissident ; avec une telle mentalité, comment voulez-vous vous regrouper, et donc agir efficacement ?

Je pourrais aussi répondre qu’à tout prendre, l’Église catholique est surtout, parmi les Églises chrétiennes, une de celles qui me correspondent le moins mal. Car où aller ? J’aurais pu choisir le protestantisme ; beaucoup d’Églises protestantes sont plus proches de mes conceptions sur certaines questions morales ; elles ordonnent des femmes pasteurs et bénissent les couples homosexuels. Mais pour le peu que je connaisse de la théologie protestante, elle me correspond assez peu sur le fond. Quand Luther a fondé le protestantisme, il l’a fait sur trois piliers : Deo solo, gratia sola, Scriptura sola. Deo solo, « Dieu seul », ne me va assurément pas, moi qui voue un culte (culte de vénération, pas d’adoration, mais c’est précisément ce culte de vénération contre lequel s’est construit le protestantisme) aux saints et surtout aux Ainur. Gratia sola, « la grâce seule », ne me va pas plus, moi qui pense d’une part que nous sommes tous sauvés par l’amour inconditionnel de Dieu, et d’autre part que ce sont bien nos œuvres, ce que nous faisons, qui nous permettent d’accomplir cet amour. Scriptura sola, « l’Écriture seule », est sans doute ce qui me va le moins bien : d’une part, j’ai un regard extrêmement critique sur la Bible, dont certains passages me semblent peu inspirés, et d’autres franchement contraires à la Parole et à la Volonté de Dieu ; d’autre part, je mets d’autres textes au niveau, voire au-dessus, de certains passages bibliques. Comment, dans ces conditions, pourrais-je être protestant ?

J’aurais pu, au sein du protestantisme, devenir anglican : je me sens plus proche de leur théologie comme leurs pratiques (plus pompeuses, plus solennelles – j’aime ça) que de celles des autres protestants. Ils ordonnent des femmes prêtres et même évêques et ont un regard tolérant sur l’homosexualité. Mais l’anglicanisme me semble structurellement attaché à la culture anglaise et britannique ; et malgré toute mon anglophilie, je ne suis pas Anglais. On pourrait considérer que ce n’est que de peu d’importance ; mais je crois au contraire qu’on perd à essayer de déraciner totalement une croyance ou une pratique de ses lieux de naissance ou de développement. Naturellement, le lien entre un territoire et une religion n’est pas rigide ou absolu : on peut être anglican sans être de culture britannique, et on peut être autre chose quand on est Anglais ; pour autant, il me semble assez logique et bon que l’anglicanisme soit et demeure la religion de « la majorité des Anglais », pour transposer la tournure du concordat de 1801.

J’aurais également pu choisir l’orthodoxie : leur structure ecclésiale correspond d’assez près à mes désirs. Ils savent concilier l’unité, puisque toutes les Églises orthodoxes sont en communion avec le patriarcat de Constantinople, et la diversité, puisque chaque Église, dite « autocéphale », prend les décisions pour ce qui la concerne. Mais d’une part, les différentes Églises orthodoxes tendent à être encore plus rigoristes que la catholique pour ce qui concerne la morale sexuelle et familiale ; si les prêtres s’y marient, ce n’est pas demain qu’on y verra des femmes prêtres ou des mariages homosexuels. Et d’autre part, comme l’anglicanisme, l’orthodoxie me semble assez foncièrement attachée à un territoire auquel, personnellement, je n’appartiens pas : l’Europe de l’Est, celle qui est de culture grecque plutôt que latine.

Est-ce à dire que j’aurais choisi le catholicisme par défaut ? Non : je l’ai choisi de manière positive ; d’une part parce qu’il me correspond bien pour les raisons indiquées plus haut (il est la religion « naturelle » du territoire qui est le mien, sa pratique rituelle me correspond de près, en particulier en ce qui concerne les sacrements) ; mais surtout parce qu’il me semble être la meilleure garantie du maintien d’une valeur à mes yeux absolument fondamentale : l’unité.

Je ne pense pas que l’Église catholique ait une vision correcte de cette unité que les chrétiens ont le devoir de maintenir. Malgré ses dénégations en la matière, malgré la souplesse minimale qu’elle a su mettre en œuvre, elle continue de bien trop la confondre avec l’uniformité. L’Église catholique confond l’unité avec l’homogénéité centralisée : il n’est pas bon – en plus d’être illusoire – que le Vatican prétende dicter à un milliard de personnes le détail de leurs croyances religieuses. Nous devons nous accorder sur un Credo, bien sûr, afin d’éviter la dispersion et la dilution ; mais sur des détails comme la virginité de Marie après la naissance du Christ, l’Immaculée conception ou la différence entre transsubstantiation et consubstantiation, l’Église pourrait donner un avis sans pour autant chercher à forcer la croyance des fidèles. C’est encore plus vrai sur les questions de morale, dont beaucoup sont infiniment complexes. Ce centralisme excessif se voit aussi dans la nomination des évêques : est-il normal que tout se décide à Rome, sans que les communautés locales aient le moindre pouvoir en la matière ?

Je préférerais donc un modèle à l’orthodoxe : des Églises nationales autocéphales, autonomes sans être indépendantes, qui pourraient déterminer, dans certaines limites, leurs croyances, leurs rites, leurs commandements moraux et leur hiérarchie ; et un pape qui aurait la primauté d’honneur, serait la figure d’unité du christianisme et l’arbitre entre les Églises. Un tel fonctionnement pourrait parfaitement être accepté par les orthodoxes et serait donc le préalable à l’unité réelle. Mais en attendant cet heureux temps, choisir le catholicisme m’a toujours semblé être la mise en pratique de cette aspiration à l’unité. Je trouvais contradictoire d’affirmer que je recherchais l’unité tout en rejoignant une Église qui participait à la division. C’est une des raisons qui m’ont poussé à ne pas rejoindre l’Église vieille-catholique, toute tentante que soit pour moi cette démarche ; et je pense que c’est un état d’esprit comparable qui pousse de nombreux catholiques traditionalistes à ne pas rejoindre la FSSPX. Finalement, nous préférons agir de l’intérieur ; on en revient à « ni partir, ni se taire ».

Mais maintenant que j’ai expliqué pourquoi je ne pars pas – au désespoir de certains qui préféreraient que l’Église restât un club de gens qui partageraient, dans l’obéissance parfaite au Magistère, la même vision des choses sur tout –, il reste à expliquer pourquoi je ne me tais pas non plus. Tant qu’à rester, pourquoi ne pas accepter ce qui, pour beaucoup, constitue le fondement de l’identité catholique, à savoir l’obéissance au pape et au Magistère ?

Pour la simple et bonne raison que, sur un certain nombre de points, je crois qu’ils se trompent, le pape et la Magistère, parfois de manière profonde et grave, et que ma conscience me commande d’agir pour rectifier ces erreurs. Quand je dis cela, beaucoup de catholiques m’appellent à l’humilité et à l’obéissance : « Comment peux-tu avoir l’orgueil de croire que tu sais mieux que le pape ? » ; ou, dans la version non censurée : « Ta gueule, c’est le Magistère ! ».

Or, il faut rappeler que ce n’est pas l’obéissance qui prime, mais bien la conscience de chacun. Que cette conscience doive être formée, éclairée ; qu’il faille écouter sérieusement, quand on se dit catholique, ce que le Magistère a à dire sur une question, bien sûr. Il n’en demeure pas moins qu’en dernière analyse, c’est la conscience individuelle qui juge, et c’est à elle que l’on doit obéir. De manière fort intéressante et souvent méconnue, le Magistère lui-même a – quand même… – la sagesse de reconnaître cette primauté de la conscience. Ainsi, la Constitution pastorale Gaudium et Spes précise au chapitre 16 :

« [La voix de la conscience] est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme ; sa dignité est de lui obéir, et c’est elle qui le jugera. La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre. »

Certes, les papes ont, par la suite, cherché à restreindre ce primat de la conscience sur l’obéissance. Jean-Paul II, en particulier, a tenté de résoudre la contradiction dans Veritatis splendor ; mais il ne parvient en réalité pas à sortir de l’ambiguïté d’une manière satisfaisante. Et il ne peut faire autrement que de rappeler que

« le jugement de la conscience a un caractère impératif : l’homme doit agir en s’y conformant. Si l’homme agit contre ce jugement […], il est condamné par sa conscience elle-même, norme immédiate de la moralité personnelle. » (N° 60)

C’est donc conformément au Magistère de l’Église lui-même que je suis ma conscience plutôt que le Magistère lorsque, après avoir étudié sa position, après avoir « pris en sérieuse considération la doctrine […] de l’Église » (Dignitatis humanæ, n°14), il reste entre elle et ma conscience une opposition irréconciliable.

Cette position est confirmée par une évidence : l’Église, au cours de son histoire, s’est trompée bien des fois. Beaucoup cherchent à le nier en affirmant que ce n’est pas l’Église comme institution qui a erré, mais seulement les hommes qui la composaient ou même la dirigeaient ; mais cette position s’effondre à la moindre analyse historique sérieuse. L’Église est en effet revenue plusieurs fois, quoique toujours discrètement, sur ses positions officielles. Certains conciles ont été carrément annulés, comme celui de Hiéreia, en 754, qui condamnait la production et la vénération des images, et qui a lui-même été condamné par le second concile de Nicée en 787. Sans aller chercher aussi loin, Grégoire XVI, en 1832, condamnait dans l’encyclique Mirari vos à la fois la liberté de conscience et la liberté de la presse ; en 1864, Pie IX, dans son Syllabus, condamnait tout un tas de propositions aujourd’hui parfaitement admises par l’Église.

Que l’Église se soit trompée est donc clair. En 1832, les catholiques qui, contre une encyclique pontificale, défendaient la liberté de conscience, avaient raison contre le pape ; comment peut-on prétendre qu’aujourd’hui, il serait impossible que d’autres catholiques aient eux aussi raison contre d’autres positions de l’Église ? C’est bien dans sa conscience que chacun doit chercher ce pour quoi il doit se battre.

Certains voient dans cette affirmation une négation de l’affirmation du Credo : « je crois […] en la sainte Église catholique ». Affirmation complexe : que veut dire qu’on « croit en l’Église » ? L’Église mentionnée ici ne peut être l’institution humaine, car l’existence de cette dernière ne faisant aucun doute pour personne, il n’y a pas de sens à affirmer qu’on y croit ; de même qu’il n’y aurait aucun sens à dire qu’on « croit » ou « ne croit pas » en la République française ou en le baccalauréat. Mais ce passage du Credo ne peut pas non plus signifier qu’on croit en tout ce que dit l’Église, ou alors il est franchement mal formulé.

Ce en quoi nous affirmons notre foi, ce n’est donc ni l’Église comme institution humaine, ni le fait que l’Église est incapable de se tromper : nous affirmons que l’Église n’est pas qu’une institution humaine, mais qu’elle est aussi davantage que cela. Nous affirmons la double nature de l’Église, qui est d’une part l’Église visible, c’est-à-dire l’institution humaine, et d’autre part l’Église invisible, c’est-à-dire la réalité spirituelle et divine dont la première n’est que la pâle incarnation terrestre. Toute l’erreur de bien des catholiques consiste à trop les assimiler l’une à l’autre, et à penser que, parce que l’Église invisible ne peut ni se tromper ni mourir, il en va de même de l’Église visible.

Sur l’écart qui existe entre les deux, C.S. Lewis a des mots très justes dans Tactique du Diable, quand il fait dire au démon Screwtape :

« À présent, un de nos plus grands alliés est l’Église elle-même. Ne vous méprenez pas sur le sens de mes mots : je ne parle pas de l’Église comme nous la voyons, étendue à travers le temps et l’espace, enracinée dans l’éternité, aussi terrible qu’une armée et ses bannières. Cela, je l’avoue, est un spectacle qui met mal à l’aise même nos tentateurs les plus courageux. Mais fort heureusement, elle est tout à fait invisible pour ces humains. Tout ce que voit votre patient, c’est une construction néo-gothique à moitié terminée. Quand il entre dedans, il y voit l’épicier du coin qui se précipite sur lui pour lui offrir obséquieusement un petit livre luisant qui renferme une liturgie qu’aucun des deux ne comprend, et un petit livre pouilleux qui renferme les textes de chansons religieuses altérées, imprimés très petit et pour la plupart mauvais. Quand il s’installe à son banc et regarde autour de lui, il voit précisément ceux de ses voisins qu’il a jusqu’alors tout fait pour éviter. Vous avez intérêt à insister tout particulièrement sur ces voisins : faites en sorte que son esprit navigue en permanence entre une expression comme “le Corps du Christ” et les visages réels des gens du banc d’à côté. »

Distinguer l’Église visible de l’Église invisible est essentiel justement pour éviter ce genre de déception. Et de la même manière que nous sommes conscients et que nous acceptons que l’Église à laquelle nous appartenons ne soit pas constituée d’anges radieux en toges blanches, mais bien de l’épicier du coin, nous devons aussi accepter que l’Église visible, aussi humaine que cet épicier du coin, puisse comme lui se tromper. Cela nous garde de deux dangers : celui qui consisterait à nous croire radicalement supérieurs à tous les autres, possédant l’intégralité de la Vérité alors qu’ils n’en auraient que des miettes ; et celui qui consisterait à partir au moindre désaccord sur le fond.

Certains de mes amis ne sont pas d’accord avec le Magistère, d’autres sont entièrement d’accord avec lui, tous s’offusquent que je reste catholique ; c’est la meilleure réponse que je puisse, aux uns et aux autres, leur apporter.