mercredi 25 novembre 2015

La guerre de la colère : ce qu’il ne faut pas faire


Après un premier billet destiné à montrer qu’on ne pouvait pas parler de « guerre » pour notre relation au soi-disant État islamique ou au terrorisme en général, puis un deuxième consacré aux mesures qu’il convenait à mon avis de prendre, j’en viens à ce qui est à mes yeux le plus important, et de loin : ce qu’il ne faut pas faire. Car s’il est important d’agir, il est encore plus important de ne pas mal agir.

La première chose à ne pas faire, ce serait de rechercher le risque zéro, pour la simple et bonne raison qu’il n’existe pas. Il est essentiel que tout le monde le comprenne : aucune société, même le totalitarisme le plus abouti, ne peut se prémunir entièrement contre le risque terroriste. Tuer une grande quantité d’humains au hasard est tout simplement trop facile, surtout avec les moyens techniques modernes, pour qu’on puisse l’éviter complètement. On peut agir sur les causes, essayer de faire en sorte que les gens aient le moins possible envie de commettre de tels massacres ; mais à partir du moment où des groupes un peu conséquents, voire des individus isolés, auront la volonté de le faire, on ne pourra jamais empêcher la totalité des tentatives d’aboutir. Même en mettant des policiers en armes partout, même en surveillant toutes les communications, nous ne serons jamais à l’abri de groupes un peu intelligents, ni surtout de loups solitaires potentiellement extrêmement destructeurs.

Il faut donc, avant tout, accepter de vivre avec ce risque d’attaques. Ce n’est évidemment pas simple, mais il faut réaliser que de toute manière, nous n’avons aucun choix en la matière : soit nous acceptons le risque terroriste et nous pouvons essayer de nous organiser face à lui ; soit nous partons à la poursuite du risque zéro, auquel cas nous risquons de perdre tout ce qui fait le bonheur de nos existences, et pour rien en échange puisque nous n’aurons même pas le risque zéro recherché.

Partant de là, il est évident que ce qu’il ne faudrait surtout pas faire, c’est accepter de limiter nos libertés en espérant y gagner de la sécurité. On connaît la célèbre phrase attribuée à Benjamin Franklin : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux. » Une caricature l’illustre très bien :




Je ne suis pas en train de dire que l’état d’urgence serait entièrement injustifié. En soi, il me semble normal que la Constitution prévoit l’état de siège et l’état d’urgence (deux choses différentes, notez bien), et que dans ces temps extrêmes certaines libertés soit réduites. Mais cela ne peut se faire légitimement et sans trop de danger qu’à plusieurs conditions.

La première, c’est qu’on ne réduise que les libertés qu’il est strictement nécessaire de restreindre, et seulement dans la mesure où il est absolument nécessaire de les restreindre. Il y a des libertés avec lesquelles on ne peut absolument pas transiger, et même pour celles qu’on peut aménager, il y a des seuils qu’il ne faut absolument pas dépasser, et ce quelle que soit l’urgence. Or, je n’ai pas l’impression que le gouvernement, et moins encore la population, aient effectué ce travail préalable de réflexion sur ce qu’on peut ou qu’on ne peut pas faire.

La deuxième condition découle de la première : il ne faut jamais, absolument jamais, sortir du cadre constitutionnel. Et là encore, les signaux sont alarmants. Quand on voit le Premier ministre demander aux parlementaires de ne pas saisir le Conseil constitutionnel par crainte de voir certains aspects de la loi invalidés, il dit deux choses : d’abord qu’il a conscience d’agir de manière probablement anticonstitutionnelle ; ensuite qu’il refuse de voir cette attitude ouvertement anticonstitutionnelle empêchée ou même freinée par ceux-là même qui sont censés veiller au respect de la Constitution. Autrement dit, il refuse l’équilibre institutionnel des pouvoirs et les garde-fous qui nous protègent un peu des excès et des dérives. C’est plus qu’inquiétant.

La troisième, enfin, est que l’état d’urgence soit strictement limité dans la durée. Il n’y a pas de guerre, nous ne sommes donc pas en état de siège ; et aucune « urgence » ne peut s’étendre sur bien plus de quelques mois. Il ne devrait pas être possible de déclarer l’état d’urgence pendant plus de douze semaines, et après la fin d’une période d’urgence, un nouvel état d’urgence ne devrait pas pouvoir être déclaré avant un an.

Actuellement, nous assistons plutôt à l’inverse : un état d’urgence non réfléchi, non clairement limité, ni dans le temps, ni par les institutions. Nous faisons donc tout ce qu’il ne faut pas faire.

Autre chose à ne pas faire, et qu’on est en train de faire : faciliter le port d’armes hors-service par les policiers. Je disais dans mon dernier billet qu’il était au contraire essentiel de limiter le plus possible la circulation et la détention des armes en Europe. Quand ils ne sont pas en service, nous n’avons pas besoin que les policiers continuent de se comporter en policiers ; nous avons besoin qu’ils se reposent, physiquement et mentalement, pour pouvoir reprendre leur service ensuite. Ce repos est parfaitement incompatible avec la tension, la pression et la responsabilité que représente le port d’une arme en public.

Toujours dans le refus de l’illusion du risque zéro, il serait dramatique de fermer la porte aux réfugiés venant de Syrie ou d’Irak. On va me dire que des terroristes peuvent se cacher parmi eux. Ai-je jamais prétendu le contraire ? Bien sûr que des terroristes se cachent parmi eux ! Mais je ne vois pas ce que ça change. Fermer la frontière aux réfugiés n’empêchera aucun terroriste de passer ; ils passeront autrement – vous pensez bien qu’ils ont d’autres moyens à leur disposition. En revanche, la colère, la frustration, les malheurs qu’une telle tentative de nous barricader ne manquerait pas d’engendrer donneraient naissance, eux, à de nouvelles vagues de terrorisme dans l’avenir. Et surtout, au nom de quoi pourrions-nous justifier moralement de faire payer – et à quel prix ! – à des dizaines de milliers de personnes la faute de quelques-uns ?

Finalement, le principe directeur qui devrait nous guider pour éviter les erreurs, c’est ceci : ne faisons pas ce que les terroristes veulent que nous fassions. Ils veulent que nous fermions la route aux migrants, pour mieux pouvoir les monter contre nous ensuite. Ils veulent que nous opposions frontalement l’islam et les autres cultures et religions, pour mieux aboutir à la nouvelle guerre de religions qu’ils attendent et espèrent. Ils veulent que nos gouvernements restreignent peu à peu nos libertés fondamentales, pour nous faire perdre ce qui constitue à la fois le fondement de notre bonheur et la justification de notre valeur. Ils veulent que nous ayons peur et que nous cessions de boire tranquillement en terrasse ou d’aller au concert.

Ne leur cédons pas. Ne leur cédons sur rien.

Pour conclure ces trois billets, je dirai que je ne suis pas optimiste, loin de là. Je ne pense pas que nous soyons en guerre, et je pense même dangereux de le faire croire ; or, on n’entend plus que ce mot, répété partout comme une évidence et une fatalité. Et alors qu’ils ne font que peu de ce qu’il y aurait réellement à faire, nos politiciens s’acharnent à faire avec application à peu près tout ce qu’il faudrait éviter.

Le pire dans tout ça ? Peut-être le soutien massif qu’ils reçoivent de la population. Quand on voit que les mesures sécuritaires, liberticides pour nous mais inefficaces contre le terrorisme, sont soutenues par plus de 90% des Français ; quand on voit que près de 85% d’entre eux se disent prêts à renoncer à une part de leur liberté pour bénéficier de plus de sécurité (ou plus exactement d’une illusion de sécurité), on se demande décidément comment ceux qui ne cèdent pas à l’hystérie collective peuvent encore être démocrates.

Car comment ne pas le voir ? Les lois liberticides ne sont pas prises par des gouvernements dictatoriaux, mais bien de manière démocratique, par les députés et les gouvernements élus. Certains vont me rétorquer que notre système n’est pas réellement démocratique ; mais c’est peine perdue, puisqu’on voit bien justement que pour une fois, les mesures gouvernementales reçoivent un soutien populaire massif et réel. Les choses n’iraient donc pas mieux si nous étions une « vraie » démocratie ; peut-être même iraient-elles encore plus mal.

La démocratie a longtemps été la réponse adaptée à nos problèmes. Elle a longtemps été digne d’être défendue. Aujourd’hui, elle contribue à nous mener au totalitarisme. Je ne doute pas, malheureusement, que nous en aurons de nouvelles preuves dans les années à venir. Combien en faudra-t-il pour que certains ouvrent enfin les yeux ? Ne sera-t-il pas trop tard ? C’est toute la question.

dimanche 22 novembre 2015

La guerre de la colère : ce qu’il faut faire


Dans mon premier billet consacré aux attentats du 13 novembre, j’essayais d’analyser les événements pour poser les principes directeurs de la réaction que nous devrions avoir, et je concluais qu’on pouvait difficilement parler de guerre à propos de notre relation au terrorisme. Cela ne minimise évidemment en rien la gravité de ce qui s’est passé : il est donc clair que nous devons réagir.

Comment ? Autant dire tout de suite que je pense qu’il faut frapper fort ; ainsi, j’éviterais peut-être les critiques de ceux qui m’accuseront de ne pas me joindre à l’union sacrée ou de refuser des maux qu’ils jugeront nécessaires. Il faut frapper fort, mais surtout il faut frapper juste : cogner comme un bourrin sur autre chose que les coupables – sur l’ensemble des citoyens, par exemple – relève au mieux que l’effet de manche inutile, au pire d’une récupération calculée des événements.

Frapper fort, c’est d’abord frapper le soi-disant État islamique, et d’abord le frapper sur sa base arrière, en son cœur irakien et syrien. On pourrait s’étonner que, ayant dit qu’il s’agissait de criminels et non d’ennemis, je soutienne néanmoins une réponse d’ordre militaire. La contradiction n’est qu’apparente : nous avons toute légitimité à faire intervenir l’armée française contre Daech.

D’abord parce que cette organisation est monstrueuse pour ceux qui, là-bas, se trouvent en son pouvoir : les femmes qui la combattent sont vendues comme esclaves sexuelles dès qu’elles tombent entre ses mains, les chrétiens sont exécutés, les homosexuels sont jetés du haut des immeubles ; la folie meurtrière de Daech en Orient fait pour nous de l’ingérence davantage qu’un droit : un devoir.

Ensuite parce que cette organisation nous menace directement : en formant les terroristes, en leur fournissant probablement du matériel, en coordonnant leur action, elle multiplie le danger pour les sociétés européennes. Naturellement, de jeunes Français pourraient parfaitement se radicaliser, voire basculer dans le terrorisme, sans l’aide de l’État islamique ; mais alors, ils présenteraient un danger moindre.

C’est cette double réalité qui justifie l’emploi de la force armée à l’étranger contre des criminels de droit commun et non pas des ennemis contre lesquels nous serions en guerre. Nous devons utiliser la force armée parce l’EI est une menace tant pour les Irakiens et les Syriens que pour nous-mêmes, et parce qu’il s’agit pour nous d’un dernier recours : sur place, aucune force de police n’est évidemment à même de stopper cette double menace. Il ne s’agit pas de dire que nous sommes finalement en guerre ; il s’agit de reconnaître que, dans certains cas, la police est impuissante face à des organisations criminelles, et que, en dernier recours et de manière proportionnée, l’emploi de la force militaire devient une nécessité. Nous sommes en quelque sorte face à l’EI dans la même situation que les États-Unis vis-à-vis de l’Afghanistan en 2001 : nous avons une double légitimité à agir. Car il faut le rappeler : autant l’invasion irakienne de 2003 était totalement illégitime, autant celle de l’Afghanistan en 2001 était fondée.

Reste à savoir comment frapper l’État islamique en son cœur. Je dirais : par tous les moyens permis par les lois de la guerre. Il faut aider ceux qui le combattent déjà, les Kurdes en particulier, dont l’héroïsme est peut-être en train de renforcer leur légitimité à obtenir un État indépendant. Mais il faut également agir nous-mêmes ; et de ce point de vue, les frappes aériennes ne sauraient suffire : il faut attaquer au sol. D’abord parce que les frappes aériennes, sans ce soutien de troupes d’infanterie, sont d’une efficacité très limitée ; ensuite et surtout parce qu’elles sont peu précises et font courir le risque de tuer des civils innocents. Ce qui d’une part est mal, et d’autre part est contre-productif ; pour parodier Tertullien, je dirais : sanguis martyrum, semen djihadistorum – le sang des martyrs est semence de djihadistes.

Certains vont me dire que mener ce type de guerre risque d’accroître la menace terroriste, puisque en gros, on va les énerver : tous ceux qui sont d’avis que si les attentats du 13 novembre ont eu lieu, c’est à cause de la politique étrangère de François Hollande et des guerres qu’il a déjà menées contre les organisations terroristes islamistes ; ce qui est une manière de dire qu’au fond, on l’a bien cherché. Ce sont souvent les mêmes qui tenaient un discours rigoureusement identique après les attentats contre Charlie Hebdo, et je ne peux que leur redire ce que je disais à l’époque : si une fille se fait violer, c’est à cause du violeur, pas à cause de la taille de sa jupe. François Hollande a eu raison d’intervenir contre Daech. Que nous subissions des représailles est prévisible ; mais si, par peur des représailles, nous cessons de chercher à protéger les civils innocents, y compris de pays étrangers, contre la barbarie la plus infecte, sommes-nous encore nous-mêmes ?

Pour clore ce chapitre, reste la question des Français qui rejoignent l’État islamique en Irak ou en Syrie. Une polémique avait déjà éclaté avant les attentats pour savoir si l’État français pouvait légitimement cibler ces individus lors des bombardements. Au risque de déplaire, je dirai que cela ne me choque pas. Une fois admis, comme je viens de le faire, que même hors temps de guerre et contre de simples criminels, l’emploi de la force armée peut être un dernier recours légitime, il ne l’est pas moins contre des criminels français que contre des criminels irakiens ou syriens. En choisissant de rejoindre cette organisation, ces Français rejoignent de fait la menace qu’elle représente. En tant que Français, il est même probable qu’ils seront ensuite envoyés spécifiquement contre la France ; dans l’impossibilité de les faire arrêter par la police locale, dans l’impossibilité de les surveiller en permanence, et au vu de la menace qu’ils représentent, leur exécution sur place, dès lors que leur participation active aux exactions de l’EI est prouvée, ne me heurte pas.

Voilà donc la première chose à faire. Le gouvernement vise-t-il ce premier objectif ? Apparemment pas : les frappes aériennes devraient être durcies, mais personne n’évoque la si nécessaire opération terrestre.

Second point : il faut être plus regardant quant à la circulation des armes sur le territoire européen. On savait déjà, et les attentats de vendredi le confirment, que les bombes et les gilets explosifs sont plus impressionnants, mais bien moins efficaces que les kalachnikovs. Nous pouvons donc renforcer notre sécurité sans attenter à nos libertés en faisant en sorte de réduire le nombre d’armes en circulation. Cela implique de frapper les fournisseurs, dont les liens avec le grand banditisme et les trafiquants de drogue sont évident. Comme même sans le terrorisme, attaquer lourdement tout ce beau monde serait faire œuvre de salubrité publique, on voit qu’on ferait d’une pierre deux coups. Je note que le gouvernement n’annonce rien dans cette direction.

Troisième point : en plus de frapper l’État islamique sur son sol, il faut également chercher à tarir ses sources de recrutement. Cela implique une grande fermeté sur leur premier moyen de propagande : Internet. Si je défendrai jusqu’au bout la liberté d’expression, je rappelle également que la vision que j’en ai n’est pas illimitée. J’ai toujours affirmé qu’elle devait avoir des limites : l’appel à la haine, à la violence, aux discriminations en font partie, avec la diffamation, la révélation de la vie privée d’autrui et les insultes contre les personnes. L’apologie de crime de guerre ou de terrorisme tombe également dans cette catégorie, car comment pourrait-on croire qu’on fait l’apologie d’un crime sans appeler à la violence ?

C’est le moment d’appliquer ces limites : si c’est la même chose d’avoir des lois et de ne pas avoir de lois, pourquoi faire des lois ? Il est inacceptable que l’on puisse accéder, depuis un ordinateur situé en France, à des vidéos de propagande appelant au meurtre des « infidèles » : elles doivent être bloquées. Et si ceux qui les postent contournent les blocages, il ne faut pas hésiter à aller plus loin, et à détruire les serveurs qui les abritent, même situés en-dehors du territoire français ; on en a certainement les moyens. C’est aussi vrai des forums, des livres, mais aussi des prêches : que ce soit un curé, un imam ou un maire, il s’agit d’un personnage public ; un discours ou un prêche qu’il tient devant un public engage sa responsabilité. Aussi stupide que ce soit, on ne peut pas empêcher un prêcheur d’affirmer qu’écouter de la musique instrumentale est un péché ; en revanche, on peut punir quelqu’un qui appelle à la haine ou à la violence, en l’expulsant s’il est étranger, en le condamnant autrement s’il ne l’est pas.

Attention, dans ce combat, je ne suis pas en train de promouvoir un pouvoir accru de l’exécutif ou de l’administration. Les fermetures de sites Internet doivent être décidées par des juges, pas par le gouvernement, c’est absolument essentiel ; mais il est nécessaire qu’elles soient menées à bien. Et pourtant, je n’ai pas l’impression que le gouvernement ait réellement à cœur de réaliser ce troisième objectif.

Le quatrième, fort heureusement, ne dépend aucunement de lui ; il a donc quelque chance de succès. Il s’agit de la nécessaire évolution de l’islam.

Affirmer que l’islam n’a strictement rien à voir avec les attentats du 13 novembre est en effet un mensonge ou une erreur. Il est faux de prétendre que les terroristes ne sont pas des musulmans ; ce sont sans doute de mauvais musulmans, mais ce sont tout de même des musulmans. Sinon, bientôt, on va nous expliquer que les Inquisiteurs ou les croisés n’étaient pas des chrétiens !

Les terroristes sont indéniablement musulmans, non seulement parce qu’ils se réclament de l’islam et commettent même leurs crimes en son nom, mais également parce que les textes sacrés de l’islam contiennent de fait, que ça nous plaise ou non, des appels au meurtre, que ce soit le Coran ou les hadiths. On me dira qu’ils ne contiennent pas que cela : le Coran est également plein d’appels à la tolérance religieuse et au respect de la vie humaine, contradictoires avec les passages violents. Mais justement, il faut rendre compte de cette contradiction : si le Coran est la Parole incréée de Dieu, comment peut-elle être contradictoire ? Et selon quels principes les musulmans doivent-ils agir ? La théologie musulmane traditionnelle a apporté des réponses à ces questions (en particulier à travers la doctrine des versets abrogeants ou abrogés) ; mais ces réponses ne suffisent clairement plus de nos jours. Bien plus, elles sont devenues une partie du problème. Il est donc essentiel de les dépasser.

On me dira également que les textes sacrés d’autres religions, ceux des juifs et des chrétiens par exemple, contiennent également de tels appels à la violence. Rien de plus juste : l’Ancien Testament est si plein de condamnations à mort que, s’il devait être mis en application, le problème de la surpopulation serait définitivement résolu. Mais les juifs et les chrétiens ont justement su construire une interprétation (en fait une négation) de ce texte primitif, les premiers par le Talmud, les seconds par le Nouveau Testament. C’est précisément ce travail d’interprétation historico-critique qui fait encore très largement défaut à l’islam : il doit donc travailler à cet aggiornamento.

Cela ne se fera pas en mettant la tête dans le sable. Le discours qui consiste à répéter comme un mantra que l’islam n’est qu’une religion de paix et d’amour et ne saurait être associé en aucune manière aux attentats terroristes commis en son nom est un discours dangereux, car en refusant l’évidence, il freine cette si nécessaire mise à jour de l’islam : s’il n’y a pas de problème, pourquoi chercher une solution ? Si l’islam, en soi, est sans défaut, pourquoi chercher à le faire évoluer ? Il est donc impératif de regarder les choses en face et d’aider les musulmans à construire un nouvel islam. La réforme doit aller loin : il sera probablement nécessaire de revenir sur l’autorité de nombreux hadiths, voire de certains passages du Coran. Cela n’a rien d’impossible : si on compare le christianisme d’aujourd’hui à celui du XVIIe siècle, on s’aperçoit qu’il a jeté aux oubliettes un très grand nombre de dogmes ou de règles morales qui semblaient absolument intangibles il y a quelques siècles.

Un nombre croissant de musulmans en est d’ailleurs fort heureusement conscient. Abbas Shoman, vice-grand imam de la mosquée Al-Azhar, la plus haute autorité de l’islam sunnite, appelle à une bataille « intellectuelle » et « idéologique » : « En premier lieu, le remède doit être intellectuel, pas seulement sécuritaire ». En France ou ailleurs, de nombreux imams ou théologiens musulmans travaillent déjà à cette réforme, parfois au péril de leur vie. Il s’agit pour nous de les protéger et de les encourager.

On peut donc difficilement m’accuser d’appeler à l’inaction : suite aux attentats du 13 novembre, nous avons au contraire beaucoup de pain sur la planche. En revanche, il y a aussi des choses à ne pas faire ; ce sera l’objet de mon prochain billet.



*** EDIT ***

Certains se sont étonnés que dans ce billet, je ne demande pas que la France repense ses relations avec l’Arabie saoudite et certains autres États du Golfe. Je suis entièrement d’accord avec eux sur le diagnostic. L’Arabie saoudite est une partie du problème posé par l’État islamique. Idéologiquement, les deux entités sont assez proches : ils ont une vision assez similaire de l’islam, dont ils font une interprétation rigoriste, fondamentaliste et violente. Sur son sol, le régime saoudien est à peine moins monstrueux que celui de Daech : l’apostasie, l’homosexualité et le blasphème y sont passibles de la peine de mort, un juge n’y est pas obligé d’enregistrer le témoignage d’un non-musulman, et je ne parle même pas de la place des femmes dans la société saoudienne. L’actualité récente nous a fourni pléthore d’exemples illustrant parfaitement leur immense barbarie.

Qu’est-ce qui fonde la différence entre l’Arabie saoudite et l’État islamique ? C’est que Daech veut instaurer sa vision de la charia partout, alors que l’Arabie saoudite se contente de l’appliquer chez elle. En d’autres termes, et c’est ce que répète le gouvernement pour justifier le maintien de l’alliance, ils fouettent les blogueurs dissidents et coupent la tête aux apostats chez eux, mais ils ne viennent pas faire tout ça chez nous, ni nous coller des bombes sous nos tables pour nous inciter à le faire.

Mais cette différence est-elle si marquée ? Pas tant que ça, car l’Arabie saoudite fait néanmoins beaucoup pour exporter son modèle. Elle fonde des écoles, des mosquées, des universités, exporte des livres, des imams, des bourses. Les manuels wahhabites sont souvent diffusés en Occident – il est d’ailleurs proprement incroyable que de tels livres soient en libre circulation sur notre sol, tant ils appellent manifestement à la haine et à la violence.

Économiquement, les liens entre l’EI et l’Arabie saoudites sont également préoccupants. Il est probable que l’Arabie saoudite finance plus ou moins directement Daech. Quand les djihadistes de l’EI vendent leurs prisonniers comme esclaves, de riches Saoudiens sont présents et achètent, comme le révélait récemment le député Vert allemand Cem Özdemir. En 2015, on n’est pas si loin de Coke en stock.

Alors faut-il repenser notre relation avec ce pays ? Naturellement oui. Pour être franc, nous ne devrions même pas avoir de relations avec un pays qui piétine aussi largement, aussi profondément, aussi régulièrement et avec autant de fierté absolument tous les droits de la personne humaine. Alors pourquoi n’en ai-je pas parlé ? Les Saoudiens disposent d’une des plus grosses réserves de pétrole de la planète ; leur richesse en fait un marché considérable et donc un débouché important de nos propres produits ; ils sont les alliés indéfectibles des États-Unis depuis 1938 ; ils sont un contrepoids régional à l’Iran chiite dont on sait les tendances anti-occidentales. Quatre raisons qui font qu’on ne risque pas de lever le petit doigt contre eux. Encore une chose qu’on devrait faire et qu’on ne fera pas.

samedi 21 novembre 2015

La guerre de la colère


D’aucuns ont pu s’étonner qu’une semaine après les attentats du 13 novembre, je n’aie toujours rien publié dessus. La raison principale en est qu’à l’inverse de tout ce qui semble se faire, l’urgence est à mon sens de penser les événements. Il ne faut pas se précipiter sur des évidences sans les soumettre à la critique ; mais il ne faut pas non plus se précipiter sur l’action. On entend beaucoup de gens dire que l’urgence, c’est d’agir : non, puisque de toute manière, le mal est fait. Il faut bien sûr traquer les derniers coupables et tenter de les arrêter ; il faut renforcer ponctuellement les forces armées ; mais tout cela, ce sont des actions immédiates. Prendre tout d’un coup des mesures de long terme, légiférer sous le coup de l’émotion, comme est déjà en train de le faire le gouvernement et comme le demande massivement la population, c’est être certain de prendre de mauvaises décisions, puisque l’agir n’a pas été précédé par la réflexion. L’urgence, c’est donc de penser, de comprendre, d’analyser. Cela demande du temps et du sang-froid.

La première question à se poser est celle de la nature de ce qui s’est passé, puisque cela conditionne la nature que doit avoir notre réaction ; et de ce point de vue, la question centrale est de savoir si nous sommes en guerre ou pas.

À cela, la plupart des gens répondent oui sans hésiter ni réfléchir, pas mal aidés par les politiques et les médias qui font de même. Or, c’est loin d’être une évidence, même si l’affirmer n’a rien d’absurde non plus. Traditionnellement, on définit en effet la guerre comme un conflit armé entre plusieurs États. Pour dire que la France serait actuellement en guerre, il faudrait donc soit accorder à l’État islamique le statut d’un État (statut qu’il revendique, ne serait-ce qu’à travers le nom qu’il se donne), soit changer cette définition de la guerre. Examinons ces deux possibilités.

L’État islamique est-il un État ? Il en a évidemment certaines caractéristiques. Il est une organisation qui contrôle un territoire et une population, il a des revenus ; sur le territoire qu’il contrôle, il a des pouvoirs d’autorité et de contrainte. Est-ce suffisant ? Un État est d’abord une institution, c’est-à-dire une structure qui survit aux hommes qui la composent. Tant que l’État islamique est sous la domination de son fondateur, il est difficile de le considérer avec certitude comme une institution. Enfin, en droit international, un État doit, pour exister, être reconnu par ses pairs. N’étant reconnu par personne, l’État islamique n’est donc pas un État. Il peut être qualifié de proto-État, d’État en germe ou en devenir, mais il n’a pas encore toutes les caractéristiques qui feraient de lui un État véritable.

Pour nous affirmer en état de guerre, il faudrait donc modifier notre vision traditionnelle de ce concept pour admettre l’idée d’une guerre entre des États d’une part et de simples organisations de l’autre. L’idée n’est pas neuve : déjà, après les attentats du 11 septembre 2001, George W. Bush avait développé une sémantique similaire. Cela lui permettait de traiter les terroristes non plus comme des criminels de droit commun, mais comme des ennemis, justifiant, aux yeux de beaucoup d’Américains, des pratiques absolument incompatibles avec les principes fondateurs de l’Occident : l’enfermement sans jugement et à durée indéterminée dans des camps tels Guantanamo, la pratique de la torture etc.

Pour autant, est-ce forcément vrai ou même seulement efficace ? Sur quoi se fonde-t-on pour déclarer que nous serions en guerre contre le terrorisme ? Pas sur le nombre de morts : certains tueurs en série ont été plus efficaces que les tueurs du 13 novembre, sans parler du grand banditisme, sans qu’on se considère pour autant en guerre contre ces assassins. Alors quoi ? On peut arguer qu’en tuant des innocents au hasard (pour le cas des attentats du 13 novembre) ou parce qu’ils avaient respecté les principes de la République plutôt que ceux d’un islam rigoriste (pour le cas de ceux du 7 janvier), les tueurs s’en sont pris à la France elle-même comme peuple dans un cas, comme gardienne de certaines valeurs dans l’autre. C’est vrai ; mais est-ce suffisant pour parler de guerre ? Je ne crois pas. Je ne minimise absolument pas la gravité de ce qui s’est passé, mais ça ne me semble pas correspondre à la définition d’une guerre.

Parler de guerre semble donc intellectuellement peu justifié. Est-ce efficace, est-ce intelligent d’un point de vue stratégique ? C’est peu probable. D’abord parce qu’il faudrait alors logiquement redéfinir tout acte terroriste entraînant la mort d’innocents comme acte de guerre, exactement sur le même principe. C’est peu crédible : ce que faisaient les corses ou les basques relevait-il de la guerre ?

Ensuite parce que déclarer la guerre revient à accorder à Daech la légitimité qu’il recherche. Déclarer la guerre contre l’État islamique, c’est reconnaître qu’il s’agit bien d’un État. Comme le fait très justement remarquer Marie-Laure Basilien-Gainche, professeur de droit public à l’université Jean-Moulin de Lyon, « traiter les terroristes comme des ennemis au sens juridique du terme, c’est-à-dire des représentants d’un État avec lequel on est en guerre, les positionne comme pouvant se prévaloir du droit des conflits armés et non pas comme relevant du droit pénal. Cela leur donne une légitimité, aussi bien d’un point de vue politique que juridique, et des atouts pour se défendre qu’ils n’auraient pas si on les prenait pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire de purs criminels. »

Car il ne faut pas oublier que, si les lois de la guerre ne sont pas les mêmes que celles de la paix, elles n’en existent pas moins, et que, sauf à renoncer à notre identité même, nous devons les respecter. La guerre vous donne certains droits. En guerre, vous pouvez vous approcher discrètement d’un groupe d’ennemis armés et les abattre avant qu’ils n’aient eu le temps de vous voir. Ce n’est pas possible en temps de paix : des policiers ne peuvent pas se poster en embuscade sur le passage d’un groupe de criminels, même dangereux, pour les abattre sans sommation ; ils ont le devoir d’essayer de les arrêter pour les remettre à la justice.

Mais si la guerre vous donne certains droits, elle ne vous donne pas tous les droits. J’ai déjà eu l’occasion de dire que si, dans la guerre ou dans la paix, nous ne respectons pas nos valeurs fondamentales, nous ne valons pas mieux que nos ennemis, et qu’alors notre victoire sur eux perd toute forme d’intérêt autre qu’égoïste. Ainsi, Bush a cru pouvoir se permettre l’usage de la torture dès lors qu’il désignait Al-Qaïda comme un ennemi et non plus comme une simple organisation criminelle, mais il avait tort : même dans une guerre, on ne peut pas légitimement faire usage de la torture ; si nous le faisons, alors nous piétinons les principes qui fondent à la fois notre identité et notre valeur.

Enfin, il faut voir l’immense danger dont cette idée serait porteuse. Affirmer que la guerre ne se mène pas seulement entre États, mais aussi contre des organisations, fussent-elles criminelles, ouvre la porte à un bien trop grand pouvoir de l’État. Où s’arrêtera-t-il demain ? Quand des gens comme Marine Le Pen seront au pouvoir – ce qui n’a rien d’improbable –, à quelles organisations l’État déclarera-t-il la guerre de semblable manière ? Et quand ce seront des gens pires que Marine Le Pen ?

On résume ? Définir les terroristes de l’État islamique comme des ennemis et notre rapport à eux comme une guerre semble peu pertinent intellectuellement, leur accorde la légitimité qu’ils recherchent, nous oblige à agir vis-à-vis d’eux selon les conventions internationales et les lois de la guerre, et ouvrirait la porte à d’importantes menaces sur nos libertés. Les maigres avantages tactiques que nous donnerait une telle redéfinition de notre rapport au terrorisme semblent donc largement contrebalancés par les énormes risques stratégiques de l’opération.

Enfin, il faut souligner que de nombreux Français, malheureusement, se revendiquent de l’État islamique. Là encore, comment parler de « guerre » ? Si nous sommes en guerre, de deux choses l’une : soit ces Français sont des traîtres et sont passés à l’ennemi – mais on a vu que qualifier ainsi les terroristes posait plus de problèmes que ça n’en résolvait – ; soit nous sommes en guerre civile. Mais la guerre civile ne saurait être un état de droit ; c’est forcément un état de fait. Une guerre interétatique met aux prises deux États censés respecter un certain nombre de lois, de principes, de conventions ; dans une guerre civile, l’État n’est plus en soi l’acteur du conflit mais en devient l’enjeu (même si ceux qui dirigeaient l’État avant la guerre peuvent devenir un des acteurs de la guerre civile). C’est pourquoi la guerre civile est toujours une guerre sale, visant moins à un rapport de force favorable vis-à-vis de l’ennemi qu’à son anéantissement pur et simple. C’est pourquoi aussi on ne « déclare » pas la guerre civile : on y est ou on n’y est pas. Nous y arriverons peut-être ; mais dans l’état actuel des choses, et quand on se compare aux pays qui souffrent de la véritable guerre civile, on se dit qu’on ne peut pas décemment et lucidement prétendre que la France s’y trouve.

Essayons donc de ne pas trop mal nommer les choses. Parlons du « soi-disant État islamique », et ne désignons pas ses membres comme des « ennemis », mais comme ce qu’ils sont : de très grands criminels, mais de simples criminels. Contre des criminels, l’État ne fait pas la guerre : autant que possible, il les empêche d’agir ; une fois le mal commis, il les capture, les juge, les sanctionne et les empêche de recommencer. Ce n’est pas la même chose. Nous n’avons rien à gagner à nous y tromper.

mercredi 11 novembre 2015

Lettre à JouéClub à propos de leur catalogue de Noël 2015


Madame, Monsieur,

Je viens de feuilleter votre catalogue « Noël 2015 » et je dois vous faire part de ma désapprobation. Non seulement vous le divisez entre une partie « Filles » et une partie « Garçons », mais surtout vous y reproduisez absolument tous les stéréotypes de genre disponibles dans la panoplie : les couleurs, les thématiques, tout y passe.

Votre monde semble composé de petits garçons forcément habillés de bleu et intéressés uniquement par les super héros, les voitures et les navettes spatiales, et de petites filles forcément habillées de rose et intéressées uniquement par la cuisine, le maquillage et le fait d’élever des enfants.

Bref, vous contribuez dangereusement à maintenir, voire à renforcer, une société d’inégalités qui enferme les individus dans des carcans et leur impose un comportement qui peut n’être pas le leur.

Je suis père de deux enfants de 4 et 6 ans, oncle de trois enfants de 1, 2 et 5 ans, et parrain d’une autre petite fille de 6 ans, et cette année, ce n’est donc pas chez vous que j’achèterai leurs cadeaux de Noël ou d’anniversaires, et je demanderai à ma famille et à mes proches de respecter ce choix. Il est triste de devoir en arriver là, mais si nous, consommateurs, n’agissons pas, vous nous ferez bientôt retourner à l’ère victorienne. Si possible, j’aimerais autant éviter.


***

Si vous aussi, vous souhaitez écrire : clientsjce@joueclub.fr.

mardi 3 novembre 2015

La surveillance étatique sera bientôt trop banale pour être dénoncée


La police britannique tente sa chance. Le Times révèle en effet que ses dirigeants ont demandé au gouvernement de contraindre les entreprises de télécoms à conserver pendant un an toutes les informations sur les sites visités par leurs clients. Eh ! qui ne tente rien n’a rien.

Bien généreux, les poulagas de nos voisins concèdent qu’il serait « bien trop intrusif » de leur permettre d’accéder sans mandat au contenu des messages envoyés : merci messieurs, vous êtes bien indulgents avec nous. Mais ils demandent quand même un libre accès aux « qui, où, quand et quoi de chaque communication », dixit Richard Berry, porte-parole de la police angloise, qui précise : « qui l’a initiée, où étaient-ils et quand cela a eu lieu. Et un petit peu de “quoi”, est-ce qu’ils étaient sur Facebook, sur le site d’une banque, ou sur un site illégal de partage d’images pédophiles » – la peur de la pédophilie et la peur du le terrorisme, les deux mamelles de l’idéologie sécuritaire et liberticide.

Ce n’est pas une nouveauté : en 2014, le gouvernement Cameron avait échoué à imposer un texte législatif du même tonneau, bloqué par ses pourtant alliés libéraux-démocrates (les Whigs servent encore à quelque chose). Autrement dit, si ça ne passe pas cette fois non plus, ils reviendront à la charge encore et encore, jusqu’à ce que ce soit approuvé.

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? On se lasse de répéter encore et toujours les mêmes choses : qu’il faut avoir bien peu réfléchi pour croire qu’on n’a rien à craindre si on n’a rien à cacher ; que le risque totalitaire n’est pas dans les lois qui répriment l’homophobie mais bien dans cette surveillance toujours plus poussée des citoyens par les États et les grandes entreprises ; que la technique moderne est dangereuse en soi et porte structurellement en elle ce risque totalitaire.

Sur ce sujet, un billet d’Hubert Guillaud sur le blog Internet Actu titrait récemment : « L’inquiétant n’est pas le Big Data, c’est qui l’utilise et comment ». Erreur fréquente qui consiste à penser qu’on pourra mettre sous le nez des États et des FMN un pouvoir immense sans qu’ils l’utilisent contre nous. « Les données sont le pouvoir », reconnaît-il avec l’ethnographe Danah Boyd. Mais il ne va jamais au bout du raisonnement : un accès trop large aux données des ou de citoyens donnera trop de pouvoir à celui qui en disposera, qu’il s’agisse d’un individu, d’un groupe, d’un État, d’une entreprise privée. Et ce pouvoir trop important sera utilisé, fatalement, pour qui le détiendra, au détriment des autres.

C’est en effet le propre de la technique moderne : il est quasiment impossible de résister à l’attrait du pouvoir qu’elle offre. C’est ce qui fait qu’elle est, indubitablement, hors de tout contrôle, et que personne ne la maîtrise. C’est ce qui fait que les lois de surveillance de masse passent, parce que les États ne peuvent pas résister à la tentation ; c’est ce qui fait que les comités d’éthique ne servent à rien et valident toujours, a posteriori, ce qui a déjà été réalisé hors de leur supervision.


Je continue à prêcher dans le désert. Jusqu’au jour où ce ne sera plus possible.



*** EDIT ***

Il y a des jours où on se passerait bien d’avoir eu raison, mais pour moi ce sera pour une autre fois… Le gouvernement britannique, par le biais du ministre de l’Intérieur, vient de présenter le nouveau projet de loi qui reprend les dispositions de la précédente proposition de David Cameron : la récente déroute électorale des Libéraux démocrates rend son adoption probable.

Le projet de loi prévoit donc, comme prévu, que les fournisseurs d’accès seront tenus de conserver pendant douze mois l’intégralité des adresses des sites visités par leurs clients, qui devront ensuite être fournies à la police ou aux services de renseignement, sur simple demande et sans mandat, donc sans contrôle judiciaire. Le même projet prévoit également de légaliser ce qui est déjà pratiqué par le GCHQ, à savoir la surveillance massive des métadonnées des communications Internet. Une commission de « contrôle » est prévue, qui pourra mettre son veto à une autorisation de mise sous surveillance – y croit qui veut. La police pourra néanmoins se passer de son autorisation « en cas d’urgence » et pour une durée de cinq jours.

Si le totalitarisme revient, il le fera comme Tol Ardor l’annonce : par la technique et par la démocratie. Nous sommes en bonne voie.

lundi 2 novembre 2015

Indigènes de la République : nous avons engendré un monstre


Une des multiples manières de perdre son temps sur le Net, c’est d’errer sur les sites de gens avec lesquels on n’a à peu près rien en commun. On éprouve une sorte de fascination pour des discours haineux ou stupides, pour la méchanceté ou la bêtise. Il est possible de rester cinq bonnes minutes devant Touche pas à mon poste en se disant à peu près à chaque instant : « Mon Dieu, mais qu’est-ce que c’est con ! », mais sans décrocher pour autant ; de même, on lit des pages et des pages d’argumentaires agressifs, sidéré moins par la masse de ce qu’il y aurait à redire que par l’évidente inutilité de toute discussion.

Le seul avantage de ces errements, la seule chose qui fait que ce n’est pas du temps absolument perdu, c’est qu’on se rend un peu mieux compte de certains écarts, de certaines fractures – avec le risque, évidemment, de tomber d’un excès dans l’autre et de les exagérer. De la même manière qu’en lisant certains catholiques, je me dis parfois que les points communs entre nous sont bien peu nombreux et me demande comment nous parvenons encore à faire Église ensemble, il m’arrive de me demander ce qu’il reste de commun entre moi et certains autres membres de la société française. Ainsi d’Houria Bouteldja et de ses « Indigènes de la République ».

Ce « parti » fait étalage d’un racisme dont je me demande comment certains peuvent encore douter. Il est vrai qu’il ne s’exprime pas sous la forme ancienne d’une hiérarchisation des races : je ne pense pas que les membres du PIR considèrent les « non blancs » comme supérieurs aux « blancs » – pas tous, en tout cas, et sans doute même pas la majorité d’entre eux. Mais ils font partie de ceux que la question de la race obsède. Ils ne sont pas les seuls ; « Ficus », avec laquelle j’avais déjà eu un petit démêlé, partage la même monomanie. Pour ces gens, la distinction essentielle est sans équivoque celle de la race : leurs textes regorgent littéralement des qualificatifs « blancs » et « non blancs », comme si non seulement les différences raciales étaient la fracture essentielle permettant de catégoriser l’humanité, mais qu’en plus il n’y avait que deux races : les blancs et tous les autres. Et surtout – c’est là que réside essentiellement leur indéniable racisme – ils perçoivent ces deux « races » comme les deux camps d’une guerre : leur pensée s’inscrit entièrement dans le cadre d’une « lutte des races » – Sadri Khiari assume explicitement le concept.

Je suis d’ailleurs régulièrement surpris de constater que, quand Nadine Morano parle une fois des « races », ça provoque un tollé national, alors que quand le PIR se montre incapable de publier un seul texte qui ne fasse pas référence à cette notion, ça semble normal à tout le monde ou presque. Je le répète avant que vous ne commenciez à lancer les cailloux : je ne soutiens pas le moins du monde les propos de Mme Morano sur la France comme pays « de race blanche », je redis au contraire qu’ils étaient stupides et abjects ; en revanche, je m’étonne du deux poids, deux mesures. Le PIR se vante d’avoir organisé un événement « 100% non blanc » : franchement, que se passerait-il si une organisation politique se vantait ainsi d’avoir organisé un congrès « 100% blanc » ?

Précisons aussi – je vois bien que vous ne lâchez pas les pierres – que je reconnais que les deux situations ne sont pas symétriques. Je sais, je reconnais parfaitement que les « non blancs » subissent dans nos sociétés des discriminations parfaitement injustes et qu’il faut combattre, discriminations dont les « blancs » n’ont, eux, pas à souffrir : à l’embauche, dans les contrôles de police, dans les relations de voisinage etc. Les descendants d’immigrés, pour employer un terme que je préfère quand même à « non blanc », endurent une souffrance dont nous n’avons qu’une petite idée.

Je suis bien placée pour comprendre le racisme qu’ils endurent, puisqu’il vient de l’histoire. De ce point de vue, comparer la colonisation romaine et la colonisation française de l’Afrique du Nord est très intéressant. La colonisation romaine suivait à peu près toujours le même schéma : la conquête se faisait de manière brutale, par la force militaire ; mais une fois qu’ils avaient pris possession d’un territoire, les Romains cherchaient réellement à l’intégrer à leur Empire, sur un mode égalitaire, et pas à l’exploiter. Bien sûr, ils en tiraient des richesses, mais le territoire « colonisé » en sortait largement gagnant.

La société romaine était, entendons-nous bien, inégalitaire à l’extrême ; mais elle ne se préoccupait ni de couleur de peau, ni de religion : elle ne considérait, tout bêtement, que l’argent. Les aristocrates et les riches romains avaient très bien compris qu’au-delà de leurs différences ethniques, physiologiques ou culturelles, ils ressemblaient finalement bien plus à un riche aristocrate carthaginois qu’à un Romain pauvre. C’est pourquoi les aristocraties locales étaient réellement intégrées par l’Empire, et ce malgré les réticences d’un Sénat au départ assez identitaire. La meilleure preuve de cette intégration est qu’elles pouvaient accéder au pouvoir suprême : si Auguste était italien, Trajan était hispanique et Septime Sévère nord-africain. En France, dans les années 1930, imagine-t-on un président de la République algérien d’origine ? C’est tout simplement impensable.

À travers les élites locales, c’étaient assez rapidement l’ensemble du territoire colonisé qui était intégré à la société romaine, principalement par les biais du commerce et de la culture. L’Empire leur accordait la citoyenneté latine, puis romaine ; en 212, l’empereur Caracalla porta ce processus à son terme en accordant la citoyenneté romaine à l’ensemble des hommes libres habitant l’Empire. À partir de là, ils avaient exactement les mêmes droits qu’un Italien de vieille souche. La France, elle, n’a jamais accordé aux populations colonisées les mêmes droits qu’aux citoyens français. Elle a signé par là son échec : sa domination sur l’Afrique du Nord a duré à peine plus d’un siècle, quand celle de Rome a duré plus de 600 ans.

Les populations « indigènes », colonisées, ont toujours été perçues par les puissances coloniales européennes comme des inférieurs. Avec la décolonisation, les Européens ont transféré ce mépris et ce racisme sur les immigrés et sur leurs descendants. Je reconnais donc pleinement que le discours raciste et haineux du PIR est le fruit de la colonisation et du racisme européen.

Malheureusement, cet exposé des causes du racisme anti-blancs du PIR et d’autres ne change pas grand-chose à l’affaire ; car montrer d’où vient quelque chose ne suffit pas à l’excuser, même s’il trouve son origine hors de lui-même – surtout pour quelque chose d’aussi grave que du racisme. Le tour de passe-passe consistant à essayer de faire croire que le racisme serait forcément lié à une position de domination et que, par conséquent, des dominés pourraient exprimer de la colère, de la rage, de la haine mais en aucun cas du racisme, ne passe pas : c’est mélanger des questions qui n’ont rien à voir. Le racisme n’a rien à voir avec la domination d’un groupe sur un autre : c’est le fait de hiérarchiser les éventuelles races humaines ou d’être partisan d’une lutte entre elles. Pour édenté qu’il soit, le racisme du PIR n’en est pas moins du racisme.

À ce titre, il est dangereux. À vrai dire, je ne peux jamais lire un texte du PIR sans me dire que ces gens seraient de véritables dangers s’ils avaient la moindre bribe de pouvoir. Ce qui terrifie tout particulièrement, c’est leur refus radical de la modernité. Il est assez incroyable que moi, j’écrive une chose pareille. Je suis royaliste et la critique de certains aspects de la modernité constitue le socle de ma pensée ; pour autant, je n’en ai pas une vision absolutiste. Rejeter une idée pour la seule raison qu’elle appartient au champ de la modernité me semble aussi absurde que l’accepter pour cette seule raison.

Or, à lire Houria Bouteldja ou Sadri Khiari, on a du mal à se départir de l’impression que, pour eux, tout ce qu’ils apparentent à « la modernité » est forcément mauvais (car « colonial » ou « impérialiste ») et que l’urgence serait de s’en défaire. Ainsi, Houria Bouteldja refuse par avance toute réforme de l’islam (ce qui nous place déjà sur deux positions radicalement différentes), puisqu’elle considère que ni l’islam, ni les musulmans ne sauraient en aucun cas être le problème (ben oui, puisque « le problème » réside forcément du côté des « blancs ») ; elle n’a d’ailleurs pas de mots assez durs pour stigmatiser les musulmans qui promeuvent une telle réforme. De la même manière, elle critique ceux qui « [critiquent] l’Occident et ses excès […] mais [respectent] son humanisme, ses valeurs, ses idées et même s’en [inspirent] » ; elle montre la plus grande méfiance, pour ne pas dire un franc rejet, envers les combats égalitaristes des femmes ou des homosexuels dans l’islam – elle pousse le vice jusqu’à rendre les pays occidentaux responsables des persécutions contre les homosexuels menées dans certains pays musulmans. Elle avoue mener un combat pour « mettre fin à la modernité », mais on ne sait pas exactement ce à quoi elle veut mettre fin ; certaines de ses prises de position laissent à penser que quelques libertés fondamentales pourraient bien faire partie du lot.

Sadri Khiari est d’ailleurs plus clair : « Faire table rase des valeurs d’humanisme, d’égalité, de liberté, d’émancipation, portées par les Lumières et, à sa manière par la gauche, c’est réactionnaire ? Eh bien, je n’en ai rien à fiche ! […] Sans pitié, même s’il s’accroche, qu’il tente de nous séduire ou hurle de colère, il paraît plus prudent de jeter le bébé avec l’eau du bain. » On peut difficilement être plus explicite.

Nous avons donc généré un monstre. Que ce soit nous qui lui ayons donné naissance n’enlève rien à la pertinence de cette question : qu’allons-nous faire de ce monstre ? Je suis persuadé qu’il ne faut pas lui taper dessus : il faut l’affamer. Il ne faut pas chercher à le combattre, il faut montrer à tous qu’il n’a rien de séduisant. Il ne faut pas lui faire de procès, il ne faut pas entrer dans une logique de guerre avec lui : il faut montrer, par l’exemple, qu’il se trompe. Et tout particulièrement, il faut montrer que les libertés fondamentales qu’il veut dévorer méritent, elles, d’être défendues.

Mais pour cela, il faut que les immigrés et leurs descendants en profitent, et il faut qu’ils aient conscience d’en profiter. Il faut montrer aux musulmans que la liberté d’expression qui permet de caricaturer Muhammad est la même qui leur permet, à eux, de s’exprimer et de se défendre. Je suis persuadé que bon nombre de femmes et d’homosexuels musulmans verront vite tout l’intérêt de ne pas tout jeter de la modernité ; mais cela n’arrivera que s’ils se sentent à égalité avec les autres Français. Ne répétons pas l’erreur de la France coloniale. Souvenons-nous que ce qui a fait la force de l’Empire romain, c’est qu’il ne s’est pas contenté d’imposer ses valeurs aux peuples colonisés ; il les en a réellement fait profiter.