Si j’ai adhéré en 2011 à la Conférence Catholique des Baptisés Francophones, c’est en bonne partie parce que j’ai été immédiatement
séduit par leur principal slogan : « Ni partir, ni se taire. »
Il me semblait qu’il résumait admirablement ma position de « catholique
critique » ; je découvrais avec joie, non pas que je n’étais pas le
seul catholique à me revendiquer comme tel tout en refusant l’assentiment à
tout ce que pouvait dire l’Église ou, à défaut de cette obéissance, au moins le
silence – cela, je le savais déjà –, mais que ces catholiques (qu’on peut
qualifier de « réformistes » ou « réformateurs ») étaient
capables de s’organiser pour essayer de peser dans le débat.
« Ni partir, ni se taire » répondait à la critique
que de nombreux catholiques m’avaient adressée bien des fois : « mais
enfin, si tu n’es pas d’accord, pourquoi tu restes ? Pourquoi ne pas
devenir protestant ? » Épineuse question, et d’autant plus
intéressante que, parmi ceux qui me l’ont posée, certains avaient tendance à
oublier qu’en tant que converti, cette Église, je l’ai choisie. Je ne suis pas
né dedans, je n’y suis pas revenu après une période de désert : quand je
suis devenu chrétien, j’ai choisi de la rejoindre, elle et pas une autre. Je pourrais
donc déjà dire que si j’ai agi ainsi, de bon gré, en 2005, ce n’est pas pour
partir 10 ans plus tard.
Je pourrais ajouter qu’on n’est jamais d’accord
sur tout avec un groupe qu’on rejoint. Se rassembler, c’est forcément accepter
des désaccords. Que ce soit une simple association, un parti politique ou une
institution religieuse, vous ne serez jamais d’accord en tout avec les autres,
ni même avec les autorités de ce groupe ou ses textes fondamentaux. C’est
d’ailleurs un des drames de notre époque que de croire le contraire :
l’individualisme a été poussé à tel point que, quand quelqu’un n’est pas
d’accord avec l’alinéa b de l’article 97 des statuts, il se dépêche de partir
pour fonder un mouvement dissident ; avec une telle mentalité, comment
voulez-vous vous regrouper, et donc agir efficacement ?
Je pourrais aussi répondre qu’à tout prendre, l’Église
catholique est surtout, parmi les Églises chrétiennes, une de celles qui me
correspondent le moins mal. Car où aller ? J’aurais pu choisir le
protestantisme ; beaucoup d’Églises protestantes sont plus proches de mes
conceptions sur certaines questions morales ; elles ordonnent des femmes
pasteurs et bénissent les couples homosexuels. Mais pour le peu que je
connaisse de la théologie protestante, elle me correspond assez peu sur le
fond. Quand Luther a fondé le protestantisme, il l’a fait sur trois piliers :
Deo solo, gratia sola, Scriptura sola.
Deo solo, « Dieu seul », ne
me va assurément pas, moi qui voue un culte (culte de vénération, pas
d’adoration, mais c’est précisément ce culte de vénération contre lequel s’est
construit le protestantisme) aux saints et surtout aux Ainur. Gratia sola, « la grâce
seule », ne me va pas plus, moi qui pense d’une part que nous sommes tous
sauvés par l’amour inconditionnel de Dieu, et d’autre part que ce sont bien nos
œuvres, ce que nous faisons, qui nous permettent d’accomplir cet amour. Scriptura sola, « l’Écriture
seule », est sans doute ce qui me va le moins bien : d’une part, j’ai
un regard extrêmement critique sur la Bible, dont certains passages me semblent
peu inspirés, et d’autres franchement contraires à la Parole et à la Volonté de
Dieu ; d’autre part, je mets d’autres textes au niveau, voire au-dessus,
de certains passages bibliques. Comment, dans ces conditions, pourrais-je être
protestant ?
J’aurais pu, au sein du protestantisme, devenir
anglican : je me sens plus proche de leur théologie comme leurs pratiques
(plus pompeuses, plus solennelles – j’aime ça) que de celles des autres
protestants. Ils ordonnent des femmes prêtres et même évêques et ont un regard
tolérant sur l’homosexualité. Mais l’anglicanisme me semble structurellement
attaché à la culture anglaise et britannique ; et malgré toute mon
anglophilie, je ne suis pas Anglais. On pourrait considérer que ce n’est que de
peu d’importance ; mais je crois au contraire qu’on perd à essayer de
déraciner totalement une croyance ou une pratique de ses lieux de naissance ou
de développement. Naturellement, le lien entre un territoire et une religion
n’est pas rigide ou absolu : on peut être anglican sans être de culture
britannique, et on peut être autre chose quand on est Anglais ; pour
autant, il me semble assez logique et bon que l’anglicanisme soit et demeure la
religion de « la majorité des Anglais », pour transposer la tournure
du concordat de 1801.
J’aurais également pu choisir l’orthodoxie : leur
structure ecclésiale correspond d’assez près à mes désirs. Ils savent concilier
l’unité, puisque toutes les Églises orthodoxes sont en communion avec le
patriarcat de Constantinople, et la diversité, puisque chaque Église, dite
« autocéphale », prend les décisions pour ce qui la concerne. Mais
d’une part, les différentes Églises orthodoxes tendent à être encore plus rigoristes
que la catholique pour ce qui concerne la morale sexuelle et familiale ;
si les prêtres s’y marient, ce n’est pas demain qu’on y verra des femmes
prêtres ou des mariages homosexuels. Et d’autre part, comme l’anglicanisme,
l’orthodoxie me semble assez foncièrement attachée à un territoire auquel,
personnellement, je n’appartiens pas : l’Europe de l’Est, celle qui est de
culture grecque plutôt que latine.
Est-ce à dire que j’aurais choisi le catholicisme par
défaut ? Non : je l’ai choisi de manière positive ; d’une part
parce qu’il me correspond bien pour les raisons indiquées plus haut (il est la
religion « naturelle » du territoire qui est le mien, sa pratique
rituelle me correspond de près, en particulier en ce qui concerne les
sacrements) ; mais surtout parce qu’il me semble être la meilleure
garantie du maintien d’une valeur à mes yeux absolument fondamentale :
l’unité.
Je ne pense pas que l’Église catholique ait une vision
correcte de cette unité que les chrétiens ont le devoir de maintenir. Malgré
ses dénégations en la matière, malgré la souplesse minimale qu’elle a su mettre
en œuvre, elle continue de bien trop la confondre avec l’uniformité. L’Église
catholique confond l’unité avec l’homogénéité centralisée : il n’est pas
bon – en plus d’être illusoire – que le Vatican prétende dicter à un milliard
de personnes le détail de leurs croyances religieuses. Nous devons nous
accorder sur un Credo, bien sûr, afin
d’éviter la dispersion et la dilution ; mais sur des détails comme la
virginité de Marie après la naissance du Christ, l’Immaculée conception ou la
différence entre transsubstantiation et consubstantiation, l’Église pourrait
donner un avis sans pour autant chercher à forcer la croyance des fidèles.
C’est encore plus vrai sur les questions de morale, dont beaucoup sont
infiniment complexes. Ce centralisme excessif se voit aussi dans la nomination
des évêques : est-il normal que tout se décide à Rome, sans que les
communautés locales aient le moindre pouvoir en la matière ?
Je préférerais donc un modèle à l’orthodoxe : des
Églises nationales autocéphales, autonomes sans être indépendantes, qui
pourraient déterminer, dans certaines limites, leurs croyances, leurs rites,
leurs commandements moraux et leur hiérarchie ; et un pape qui aurait la
primauté d’honneur, serait la figure d’unité du christianisme et l’arbitre
entre les Églises. Un tel fonctionnement pourrait parfaitement être accepté par
les orthodoxes et serait donc le préalable à l’unité réelle. Mais en attendant
cet heureux temps, choisir le catholicisme m’a toujours semblé être la mise en
pratique de cette aspiration à l’unité. Je trouvais contradictoire d’affirmer
que je recherchais l’unité tout en rejoignant une Église qui participait à la
division. C’est une des raisons qui m’ont poussé à ne pas rejoindre l’Église
vieille-catholique, toute tentante que soit pour moi cette démarche ; et
je pense que c’est un état d’esprit comparable qui pousse de nombreux
catholiques traditionalistes à ne pas rejoindre la FSSPX. Finalement, nous
préférons agir de l’intérieur ; on en revient à « ni partir, ni se
taire ».
Mais maintenant que j’ai expliqué pourquoi je ne pars pas –
au désespoir de certains qui préféreraient que l’Église restât un club de gens
qui partageraient, dans l’obéissance parfaite au Magistère, la même vision des
choses sur tout –, il reste à expliquer pourquoi je ne me tais pas non plus.
Tant qu’à rester, pourquoi ne pas accepter ce qui, pour beaucoup, constitue le
fondement de l’identité catholique, à savoir l’obéissance au pape et au
Magistère ?
Pour la simple et bonne raison que, sur un certain nombre de
points, je crois qu’ils se trompent, le pape et la Magistère, parfois de
manière profonde et grave, et que ma conscience me commande d’agir pour
rectifier ces erreurs. Quand je dis cela, beaucoup de catholiques m’appellent à
l’humilité et à l’obéissance : « Comment peux-tu avoir l’orgueil de
croire que tu sais mieux que le pape ? » ; ou, dans la version non
censurée : « Ta gueule, c’est le Magistère ! ».
Or, il faut rappeler que ce n’est pas l’obéissance qui prime,
mais bien la conscience de chacun. Que cette conscience doive être formée,
éclairée ; qu’il faille écouter sérieusement, quand on se dit catholique,
ce que le Magistère a à dire sur une question, bien sûr. Il n’en demeure pas
moins qu’en dernière analyse, c’est la conscience individuelle qui juge, et
c’est à elle que l’on doit obéir. De manière fort intéressante et souvent
méconnue, le Magistère lui-même a – quand même… – la sagesse de reconnaître cette
primauté de la conscience. Ainsi, la Constitution pastorale Gaudium et Spes précise au chapitre 16 :
« [La voix de la
conscience] est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme ; sa dignité est
de lui obéir, et c’est elle qui le jugera. La conscience est le centre le plus
secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait
entendre. »
Certes, les papes ont, par la suite, cherché à restreindre
ce primat de la conscience sur l’obéissance. Jean-Paul II, en particulier, a
tenté de résoudre la contradiction dans Veritatis splendor ; mais il ne parvient en réalité pas à sortir de l’ambiguïté
d’une manière satisfaisante. Et il ne peut faire autrement que de rappeler que
« le jugement de
la conscience a un caractère impératif : l’homme doit agir en s’y conformant. Si l’homme agit contre
ce jugement […], il est condamné par sa conscience elle-même, norme
immédiate de la moralité personnelle. »
(N° 60)
C’est donc conformément au Magistère de l’Église lui-même que
je suis ma conscience plutôt que le Magistère lorsque, après avoir étudié sa
position, après avoir « pris en sérieuse considération la doctrine […] de
l’Église » (Dignitatis humanæ,
n°14), il reste entre elle et ma conscience une opposition irréconciliable.
Cette position est confirmée par une évidence : l’Église,
au cours de son histoire, s’est trompée bien des fois. Beaucoup cherchent à le
nier en affirmant que ce n’est pas l’Église comme institution qui a erré, mais
seulement les hommes qui la composaient ou même la dirigeaient ; mais
cette position s’effondre à la moindre analyse historique sérieuse. L’Église est
en effet revenue plusieurs fois, quoique toujours discrètement, sur ses
positions officielles. Certains conciles ont été carrément annulés, comme celui
de Hiéreia, en 754, qui condamnait la production et la vénération des images,
et qui a lui-même été condamné par le second concile de Nicée en 787. Sans
aller chercher aussi loin, Grégoire XVI, en 1832, condamnait dans l’encyclique Mirari vos à la fois la liberté de
conscience et la liberté de la presse ; en 1864, Pie IX, dans son Syllabus, condamnait tout un tas de
propositions aujourd’hui parfaitement admises par l’Église.
Que l’Église se soit trompée est donc clair. En 1832, les catholiques
qui, contre une encyclique pontificale, défendaient la liberté de conscience,
avaient raison contre le pape ; comment peut-on prétendre qu’aujourd’hui,
il serait impossible que d’autres catholiques aient eux aussi raison contre d’autres
positions de l’Église ? C’est bien dans sa conscience que chacun doit
chercher ce pour quoi il doit se battre.
Certains voient dans cette affirmation une négation de l’affirmation
du Credo : « je crois […] en
la sainte Église catholique ». Affirmation complexe : que veut dire
qu’on « croit en l’Église » ? L’Église mentionnée ici ne peut être
l’institution humaine, car l’existence de cette dernière ne faisant aucun doute
pour personne, il n’y a pas de sens à affirmer qu’on y croit ; de même qu’il
n’y aurait aucun sens à dire qu’on « croit » ou « ne croit pas »
en la République française ou en le baccalauréat. Mais ce passage du Credo ne peut pas non plus signifier qu’on
croit en tout ce que dit l’Église, ou alors il est franchement mal formulé.
Ce en quoi nous affirmons notre foi, ce n’est donc ni l’Église
comme institution humaine, ni le fait que l’Église est incapable de se tromper :
nous affirmons que l’Église n’est pas qu’une
institution humaine, mais qu’elle est aussi davantage
que cela. Nous affirmons la double nature de l’Église, qui est d’une part l’Église
visible, c’est-à-dire l’institution humaine, et d’autre part l’Église invisible,
c’est-à-dire la réalité spirituelle et divine dont la première n’est que la
pâle incarnation terrestre. Toute l’erreur de bien des catholiques consiste à
trop les assimiler l’une à l’autre, et à penser que, parce que l’Église invisible
ne peut ni se tromper ni mourir, il en va de même de l’Église visible.
Sur l’écart qui existe entre les deux, C.S. Lewis a des mots
très justes dans Tactique du Diable, quand
il fait dire au démon Screwtape :
« À présent, un
de nos plus grands alliés est l’Église elle-même. Ne vous méprenez pas sur le
sens de mes mots : je ne parle pas de l’Église comme nous la voyons,
étendue à travers le temps et l’espace, enracinée dans l’éternité, aussi
terrible qu’une armée et ses bannières. Cela, je l’avoue, est un spectacle qui
met mal à l’aise même nos tentateurs les plus courageux. Mais fort
heureusement, elle est tout à fait invisible pour ces humains. Tout ce que voit
votre patient, c’est une construction néo-gothique à moitié terminée. Quand il
entre dedans, il y voit l’épicier du coin qui se précipite sur lui pour lui
offrir obséquieusement un petit livre luisant qui renferme une liturgie qu’aucun
des deux ne comprend, et un petit livre pouilleux qui renferme les textes de
chansons religieuses altérées, imprimés très petit et pour la plupart mauvais. Quand
il s’installe à son banc et regarde autour de lui, il voit précisément ceux de
ses voisins qu’il a jusqu’alors tout fait pour éviter. Vous avez intérêt à
insister tout particulièrement sur ces voisins : faites en sorte que son
esprit navigue en permanence entre une expression comme “le Corps du Christ” et
les visages réels des gens du banc d’à côté. »
Distinguer l’Église visible de l’Église invisible est
essentiel justement pour éviter ce genre de déception. Et de la même manière
que nous sommes conscients et que nous acceptons que l’Église à laquelle nous
appartenons ne soit pas constituée d’anges radieux en toges blanches, mais bien
de l’épicier du coin, nous devons aussi accepter que l’Église visible, aussi
humaine que cet épicier du coin, puisse comme lui se tromper. Cela nous garde
de deux dangers : celui qui consisterait à nous croire radicalement
supérieurs à tous les autres, possédant l’intégralité de la Vérité alors qu’ils
n’en auraient que des miettes ; et celui qui consisterait à partir au
moindre désaccord sur le fond.
Certains de mes amis ne sont pas d’accord avec le Magistère,
d’autres sont entièrement d’accord avec lui, tous s’offusquent que je reste catholique ;
c’est la meilleure réponse que je puisse, aux uns et aux autres, leur apporter.
Merci pour cet article ! Tu exprimes très bien ce que moi-même je vis, au delà des différences de circonstances. Courage pour ce "ni partir ni se taire", dans lequel, fort heureusement, nous ne sommes pas seuls.
RépondreSupprimerFraternellement,
Manuel JT
Tout à fait d'accord avec toi. D'ailleurs, le premier Pape, St Pierre, a dit des bétises et s'est fait rabroué par la Christ. Nous devons agir selon notre consience, c'est primordial, et non suivre aveuglément le magistère. Ceci dit, comme toi, je me sens 100% catholique !
RépondreSupprimervous connaissez l'Eglise des "vieux catholiques" ? une théologie catholique et une discipline démocratique et mixte, enfin normale quoi ... une bonne synthèse...
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