Dans Tout va trop
vite !, Wolinski – paix à son âme – avait écrit, dans un dialogue
imaginaire avec lui-même à différentes époques de sa vie : « Le sexe
sans amour, ce n’est pas toujours drôle… – C’est toujours mieux que l’amour
sans sexe ! »
La question de la dissociation de la sexualité et du
sentiment amoureux est l’une des plus intéressantes et des plus complexes que
pose la philosophie morale aujourd’hui. Quatre données fondamentales entrent en
considération : l’amour, autrement dit le sentiment amoureux ; la
sexualité, les rapports sexuels ; mais également la procréation d’une
part, et le mariage d’autre part. Ces quatre éléments sont de nature
entièrement différente : un sentiment (ou plus exactement une gamme de
sentiments), un ensemble de pratiques physiques et corporelles, le fait d’engendrer
des enfants, enfin un lien institutionnel public, lien dont les formes, les
buts, les cadres peuvent varier d’une société à l’autre, mais qui s’apparente toujours
à un contrat.
Avant les religions monothéistes, ces quatre éléments
étaient parfaitement dissociés. Les hommes ont toujours recherché les moyens de
découpler l’activité sexuelle de la procréation. Les Grecs et les Romains pratiquaient
abondamment le sexe hors du mariage et de tout sentiment amoureux ; être amoureux
de sa femme, ou ne vouloir coucher qu’avec elle, était même chez eux assez
ridicule. Les activités sexuelles étaient, comme chez nous, encadrées par des
normes, des codes, des tabous, mais qui ne portaient ni sur le mariage, ni sur
l’amour.
Les choses se compliquent avec le triomphe social et politique
du christianisme. Surtout à partir de l’an 1000 (car il ne faut pas oublier qu’avant
cette date somme toute tardive, l’Église ne cherche qu’assez peu à se mêler de
ce qu’il se passe dans le lit des fidèles), le catholicisme institutionnel cherche
à lier trois des quatre éléments de l’équation : pour les autorités
ecclésiastiques, le sexe ne doit plus se pratiquer que dans le cadre du mariage,
lui-même défini comme monogame, exclusif et définitif, et doit toujours être ouvert
à la vie, c’est-à-dire laisser au moins la possibilité de la procréation.
Il faut remarquer qu’à cette époque, l’Église n’est pas la seule
qui cherche à imposer sa définition du mariage : la société civile, en
particulier les élites, ont également leurs propres idées sur le sujet. Et de
leur point de vue, le mariage est d’abord un contrat entre deux familles qui
cherchent à préserver un patrimoine. Les individus n’y ont que très peu d’importance :
l’accord se fait entre les parents, pas entre les mariés, qui, souvent, surtout
dans les couches les plus aisées de la société, ne se connaissent pas ou que
très peu avant le mariage. Au XVIIe siècle, les comédies de Molière
ont beau exalter le sentiment amoureux, c’est quelque chose qui n’a de réalité
que dans les couches populaires ou de la petite bourgeoisie, et encore de
manière minoritaire : la législation de l’époque donne tout pouvoir aux
pères de famille pour imposer les unions qu’ils souhaitent, et punit sévèrement
les couples et même les prêtres qui célébreraient des mariages sans l’accord
paternel.
Il est donc intéressant de noter qu’à l’époque déjà, l’Église
catholique n’est pas en accord parfait avec la société civile : elle
insiste beaucoup plus sur le consentement des époux eux-mêmes, même si, en France
tout particulièrement, les pouvoirs civils imposent l’autorité du père de
famille, contre la vision ecclésiastique donc. Cette dichotomie s’observe
également dans la place des fiançailles, par exemple : pour l’Église,
elles n’ont à peu près pas de valeur ; elles peuvent être cassées à
volonté, et le sexe continue à y être strictement interdit ; alors que
pour les familles, elles constituent une forme de pré-mariage : le sexe
entre les futurs époux est tout à fait toléré, et on les considère comme à peu
près définitives.
L’Église et la société civile, en revanche, sont d’accord
pour lier de manière assez stricte mariage et sexualité : de manière extrêmement
stricte pour les femmes, pour qui l’adultère est lourdement puni pénalement et
source d’un immense opprobre public ; de manière beaucoup plus douce pour
les hommes, chez qui l’adultère est toléré, voire encouragé, tant qu’il ne se pratique
pas au domicile familiale (des études très intéressantes ont même montré que
les seuls rois à avoir été fidèles à leur épouse, Louis XIII et Louis XVI, ont
souffert d’une moindre popularité que les autres, sans doute en partie due à l’idée
qu’ils n’étaient « pas de vrais hommes »).
Au XIXe siècle, le mariage évolue pour laisser une
place de plus en plus importante au sentiment amoureux : le mariage d’intérêt
cède progressivement la place au mariage d’amour. C’est peut-être de cette
époque-là qu’on peut dater le renforcement du lien entre relations sexuelles et
sentiment amoureux : puisque mariage et sexualité étaient très liés jusqu’alors,
il est assez logique que, lorsqu’on se met à lier mariage et amour, on lie
aussi, inconsciemment peut-être, sexualité et amour.
Durant le XXe siècle, le mariage d’amour triomphe
définitivement au détriment des intérêts des familles ; et la définition du
mariage chrétien imposée par l’Église mille ans auparavant éclate elle aussi. Son
caractère définitif, déjà bien attaqué par la légalisation du divorce en 1884,
continue à s’affaiblir, entre autres sous l’effet de l’allongement de l’espérance
de vie. Les relations sexuelles sont de plus en plus détachées à la fois du
mariage et de la procréation, tant grâce à des évolutions techniques (la
contraception en particulier) que sociales et des mentalités.
Que doivent penser les chrétiens et en particulier les catholiques
de cette évolution, de cette rupture des liens entre relations sexuelles,
procréation et mariage ? Pour ma part, et je parle bien en tant que catholique
pratiquant, je m’en réjouis. Je n’ai jamais lu dans toute la théologie du
corps, dans tous les textes du Magistère, un
seul argument valable qui permettrait de lier ces trois éléments. Lier
relations sexuelles et procréation de manière rigide me semble complètement absurde :
d’abord parce que rien ne vient le justifier, ensuite parce que c’est refuser a priori tous les multiples actes
sexuels qui ne peuvent donner naissance à la vie (masturbation, fellation etc.)
– et c’est quand même bien dommage. Mais lier le sexe et le mariage n’est pas
moins stupide : que certains veulent suivre cette voie, c’est leur
affaire, et si cela leur convient, elle n’est pas pire qu’une autre ; mais
prétendre que ce serait forcément la
meilleure voie possible pour tous les
couples et pour tous les hommes,
voilà qui est bien peu défendable.
Qu’est-ce qui, selon moi, fonde une sexualité morale ?
Deux éléments. Le premier est le consentement de tous les intéressés : une
relation sexuelle n’est morale que si elle est mutuellement consentie. Cela
suppose que tous les intéressés puissent exprimer un consentement éclairé ;
d’où la justification de l’interdit de la pédophilie, puisque les enfants pré-pubères
ne peuvent pas exprimer un consentement éclairé,
ou de la zoophilie, puisque les animaux ne peuvent pas exprimer de consentement
du tout.
Le second est de ne pas considérer le partenaire sexuel
exclusivement comme un objet et un moyen, mais aussi comme un sujet et une fin.
J’insiste sur le « aussi » : dans un acte sexuel, il serait
parfaitement hypocrite de prétendre qu’on ne voit l’autre que comme un sujet, pas du tout comme un objet, ou que comme une fin, pas du tout comme un
moyen. Mais l’acte sexuel cesse, je crois, d’être moral, si l’on ne pense plus
qu’à soi alors qu’on est avec quelqu’un d’autre.
Et l’amour, dans tout ça ? Sire, je n’ai pas eu besoin
de cette hypothèse. J’ai beau chercher, je ne vois pas au nom de quoi on
devrait s’interdire des relations sexuelles avec quelqu’un dont on n’est pas
amoureux, ni a fortiori avec quelqu’un
avec qui on n’est pas engagé dans une relation stable. Quand j’aborde le sujet
avec d’autres catholiques, ils me disent souvent, d’un air offusqué : « moi,
je me respecte ! » ; mais ils ont en général bien peu d’arguments
à l’appui de cette indignation. Il me semble qu’elle vient d’un malentendu :
ils s’imaginent, je pense, que si on couche avec quelqu’un pour un soir, c’est
forcément qu’on l’utilise, qu’on ne pense qu’à soi. Mais c’est absurde :
les deux points n’ont rien à voir. Certains sont très attentionnés avec un
partenaire d’un soir ; d’autres peuvent très bien être mariés et fidèles
depuis 10 ans et prendre leur femme pour un objet sexuel.
La question morale est donc de savoir jusqu’à quel point il
faut pousser ce mouvement actuel de séparation des relations sexuelles et du
sentiment amoureux. Aucune question, de ce point de vue, ne devrait être taboue :
même si cela semble choquant pour beaucoup de mes coreligionnaires, il n’est
pas illégitime de se demander dans quelle mesure l’exclusivité sexuelle est le
corollaire d’une relation stable, y compris maritale. Que certains couples
désirent et mettent en œuvre une telle exclusivité, sans doute ; mais
sommes-nous bien certains que c’est forcément la meilleure voie pour tous ?
Le fait que d’autres ne nous attendent pas pour poser ce
genre de questions rend d’autant plus urgent que les catholiques se les posent
également : certains, évidemment, ne voudront jamais rien changer et s’en
tiendront fixement à la ligne défendue par le Magistère depuis un millénaire.
Mais d’autres peuvent accepter de voir évoluer les choses, sans pour autant
renoncer à tout.
Le mois dernier, un article de la juriste Marcela Iacub paru
dans Libération promouvait, comme je
tends à le faire, la séparation du sexe et du sentiment amoureux. Jusque-là, pourquoi
pas ? Mais elle tirait de cette prémisse des conclusions étonnante. Ainsi,
dans sa société idéale, « personne ne vivrait en couple avant 40 ans »
et ce ne serait « que lorsque les désirs sexuels [seraient] un peu
émoussés par l’âge que les gens [pourraient] entreprendre une histoire d’amour
qui dure et songer à faire des enfants » puisque « on devrait
réserver ces pratiques aux plus âgés ».
Marcela Iacub tombe ainsi exactement dans l’erreur même qu’elle
dénonce chez ses adversaires : la tentation de définir pour les autres ce
qui est mieux pour eux. Qui est-elle, grands dieux, pour affirmer
péremptoirement « qu’avant [40 ans], les gens [ont] trop d’énergie
sexuelle pour vivre en couple » ou qu’ils « ne se [connaissent] pas
suffisamment eux-mêmes (ni les autres) pour s’installer avec quelqu’un et
fonder une famille » ? Que l’Église tente de fixer la vie privée des
gens à leur place, elle l’a toujours fait, et elle est en train d’apprendre,
tout doucement, avec bien des difficultés, à leur lâcher un peu la grappe. Mais
il est réellement désespérant de voir que d’autres reprennent le flambeau en se
contentant de changer le plan de vol que nous serions censés suivre pour être heureux,
puisque ça a marché pour eux.
On peut chercher, comme je le fais, à dissocier davantage le
sexe du sentiment amoureux, sans pour autant renoncer à tout le reste. Pour ce
qui est de la morale sexuelle et familiale, j’ai beaucoup de questions et peu
de réponses, moins encore de certitudes ; mais il y a une chose dont je
suis de plus en plus conscient, c’est qu’en la matière, les mieux placés pour
décider de ce qui est bon, ce sont les intéressés ; et que ce qui est bon
pour les uns ne l’est pas nécessairement pour les autres.
Dans son livre "La sexualité, une affaire d’Église? De la contraception à l'homosexualité" (éd. Karthala, 2013), Martine Sevegrand s'exprime ainsi "Qu'on n'attende pas d'un successeur de Benoît XVI qu'il fasse amende honorable: espérons que viendra, bientôt, un pape qui se taira enfin sur ces questions d'ordre sexuel pour se préoccuper de rendre la foi chrétienne audible à l'homme moderne." (cf. p. 152)
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