samedi 6 juillet 2013

Pour lutter contre le chômage, préférez lord Grantham à la Banque postale


La vie vous offre parfois de ces coïncidences troublantes et inattendues qui vous poussent à écrire un billet de blog. Ainsi, il y a quelques semaines, j’ai reçu un message de la Banque postale (qui se trouve être ma banque, et dont, ordinairement, je suis fort satisfait) m’invitant à adhérer gratuitement à un nouveau service appelé « La Banque postale chez soi ». Notez l’accrocheur de la dénomination : « chez soi » égale confort, pratique, simplicité ; ils n’ont pas appelé ça « La Banque postale qui vous empêche de faire une petite marche par une jolie matinée ensoleillée », ni « La Banque postale qui vous cloue devant votre écran et vous fait prendre du bide » ; c’eût été nettement moins porteur.

Ils n’ont pas non plus appelé ça « La Banque postale qui licencie pour augmenter les marges de ses actionnaires ». Et pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit, non ? En me renseignant un peu, j’ai ainsi appris que ce service allait me permettre de « bénéficier d’un conseil personnalisé à distance » et que je n’aurais « plus besoin de [me] déplacer en bureau de poste » ; tout ça, bien sûr, « au même tarif ». Ben tiens : si je n’ai plus à me déplacer en bureau, eux peuvent de leur côté supprimer un poste ou deux dans ce même bureau ; ils se font des couilles en or en virant leurs employés, ils seraient quand même gonflés de passer au platine en augmentant en plus les tarifs pour les clients.

Bref, vous vous en doutez, ayant habilement flairé leur petite combine (qu’ils m’avaient pourtant présentée avec des sabots à peine gros), et préférant en outre toujours un « conseil personnalisé pas à distance » à un « conseil personnalisé à distance », je n’ai pas adhéré, et l’affaire aurait pu s’arrêter là.

Mais je suis actuellement en train de regarder la série Downton Abbey. Je viens de finir la première saison, et je suis conquis ; je ne saurais trop la recommander à ceux qui savent apprécier le charme exquis, subtil et raffiné de la haute aristocratie anglaise à la veille de la Première Guerre mondiale.

L’intrigue commence en 1912, alors que lord Grantham, père de trois filles et propriétaire de la somptueuse demeure qui donne son nom à la série, perd son héritier, un cousin, dans le naufrage du Titanic. Panique à bord, si j’ose dire : le suivant dans la ligne de l’héritage est un autre cousin éloigné, Matthew Crawley, avocat appartenant à la middle class. Upper middle class, certes, mais middle class quand même. Or, non seulement le titre de Earl of Grantham va passer à ce roturier – ce qui, convenez-en, est déjà une souffrance –, mais comme le titre nobiliaire est lié par un entail à la fortune et à la demeure familiales, les filles du comte vont tout perdre à la mort de papa, le hobereau touchant, lui, le méga-pactole : le titre, le château et ce qu’il faut pour l’entretenir.

Je passe sur les rebondissements de cette tragique saga pour me focaliser sur un petit détail. Quand il débarque dans le monde de la nobility anglaise, Matthew Crawley est stupéfait, méprisant, et ne veut surtout pas se couler dans ce moule. Aussi, lorsque qu’un certain Molesley est mis à sa disposition en tant que majordome et valet de chambre – comme quoi les domestiques ne sont pas plus vertueux que les élus de la République française quand on en vient au cumul des mandats –, il ne le laisse rien faire : il continue à s’habiller seul, à nouer sa cravate seul, à choisir ses boutons de manchette seul ; et il finit, constatant l’inutilité à laquelle il l’a lui-même poussé, par proposer au comte de le renvoyer.

Vous commencez à voir le lien avec la Banque postale ? Des gens qu’on renvoie parce qu’ils sont devenus inutiles, ou plutôt parce qu’on les a rendus inutiles. Parce qu’il faut bien le dire, à la base, un valet de chambre est inutile. Autant on peut comprendre qu’un homme très occupé, par exemple impliqué dans la vie politique avec un fort degré de responsabilité, ne trouve plus le temps de faire ses courses, sa cuisine, sa vaisselle ou son ménage, toutes activités fort chronophages, autant il ne perdra pas plus de temps à s’habiller lui-même qu’à laisser un valet le faire à sa place.

Cela m’a fait penser à d’autres situations similaires. Ainsi, il y a quinze ou vingt ans – je ne sais pas si c’est toujours vrai aujourd’hui – les grands hôtels japonais employaient des gens parfaitement inutiles, et il n’était pas rare d’avoir un domestique pour vous ouvrir la porte de l’ascenseur et un autre pour appuyer sur le bouton de l’étage. Deux emplois dont l’hôtel peut se passer, me direz-vous. Certes ; mais ces gens, il faudra bien les payer : par des allocations et à ne rien faire s’ils sont chômeurs, ou par un salaire et à faire un travail inutile, qu’est-ce qui est préférable ? Bien entendu, la seconde option : elle n’est pas plus coûteuse pour l’État, et elle est infiniment préférable pour l’estime de soi de la personne concernée.

Avant d’aller plus loin, dissipons les malentendus qui pourraient germer en vos esprits retors. Je ne propose nullement de retourner à la fin du XIXe siècle. Les inégalités extrêmes entre l’extrême richesse et l’extrême pauvreté n’ont rien pour me séduire, et on connaît ma position – et celle de Tol Ardor – sur le nécessaire encadrement de l’écart maximal entre les plus hauts et les plus bas revenus. Il n’est donc pas question de remettre des majordomes et des femmes de chambre au service des riches – d’ailleurs, ils ne les emploieraient plus, pour la plupart d’entre eux.

De même, je sais bien que les jeunes diplômés ne veulent pas seulement avoir un travail ; ils veulent avoir un travail à la hauteur de leurs diplômes. Mais l’un dans l’autre, il est préférable d’avoir des petits boulots, ou des boulots pour lesquels les gens sont surqualifiés, que pas de boulot du tout. Plutôt que de faire la chasse aux employés de bureaux de poste inutiles, nous aurions donc tout intérêt à multiplier les employés inutiles. D’abord parce qu’ils ne seraient jamais complètement inutiles, et que les services fonctionneraient mieux avec davantage de bras, de jambes et de têtes. Ensuite parce que ce ne serait pas plus coûteux pour la société : ces gens seraient davantage payés que des chômeurs, certes, mais ils paieraient aussi plus d’impôts et consommeraient davantage. Enfin parce que ce serait infiniment préférable pour eux.

Naturellement, cela ne se fera pas tout seul : comme je l’ai dit, de nos jours, les plus riches ont, dans leur très grande majorité, perdu ce qu’il leur restait d’esprit de charité et de solidarité, et ils préfèrent augmenter encore des profits dont ils ne savent même plus quoi faire plutôt que d’en redistribuer la moindre parcelle au reste du monde. D’où la nécessité d’une très forte implication de l’État dans l’économie : non seulement il doit employer ces gens, mais il doit également contraindre les entreprises privées, puisqu’on tolère leur existence, à faire de même.

Vous voyez ? Je ne m’appesantis pas non plus sur la solution ardorienne. Et pourtant, elle est bonne ! Acceptons de revenir sur une technique que de toute façon nous ne contrôlons pas et qui nous fait plus de mal que de bien, et vous verrez que, pour compenser le travail que les machines ne feront plus, le chômage n’aura pas d’autre solution que d’aller voir ailleurs si on y est. Mais même sans aller jusqu’à cette radicalité que nous prônons, la société moderne aurait intérêt à revoir sérieusement les préceptes sur lesquels elle a fondé son économie.

vendredi 5 juillet 2013

Hitler est vivant

Si vous cherchez un film à voir pour vous mette de bonne humeur en ce début de vacances, je vous conseille La chute (Der Untergang), un film allemand d’Oliver Hirschbiegel, réalisé en 2004, et qui raconte les derniers jours d’Adolf Hitler. Bon, d’accord, ça ne vous mettra peut-être pas de bonne humeur et ce n’est pas vraiment l’ambiance Les bronzés, mais en pleine affaire d’espionnage de nos vies privées par les diverses agences de renseignement de la planète, je trouve ce film tout plein de qualités.

La chute, donc, raconte les dix derniers jours du Führer, retranché dans son bunker, en pleine bataille de Berlin. Le point de vue est principalement celui de sa jeune secrétaire, Traudl Junge. Ce sont évidemment aussi les dix derniers jours du IIIe Reich, puisque les nazis sont alors en train de perdre peu à peu Berlin face à l’Armée rouge.

En soi, les qualités du film sont évidentes. Qualités cinématographiques d’abord : une caméra tenue de main de maître, des acteurs stupéfiants de vérité – Bruno Ganz incarne Hitler à la perfection, Ulrich Matthes est un Goebbels particulièrement réussi, entre autres. Qualités historiques ensuite, avec une reconstitution fidèle et éclairante.

Le film, pourtant, a essuyé de sévères critiques lors de sa sortie en salles. On lui a en particulier reproché de trop humaniser Hitler : scènes de vie de famille avec sa compagne Eva Braun ou avec les enfants Goebbels, cordialité et gentillesse avec ses secrétaires, jeux avec sa chienne Blondi etc. Face à cela, le contexte général de la guerre – oppression des peuples envahis, crimes contre l’humanité, génocide des Juifs etc. – n’est que très rapidement évoqué.

Disons-le tout de suite : en effet, La chute se focalise sur une personne bien plus que sur les grands événements d’une période. C’est un film biographique, pas un film d’histoire politique ou militaire. Cela peut-il lui être reproché ? Sans doute pas ; un réalisateur est libre de faire un film sur ce qui l’intéresse et n’a aucun devoir d’exhaustivité.

Mais il faut aller plus loin : cette humanisation de Hitler n’est pas seulement intéressante ; elle est nécessaire dans notre société. Nous avons ordinairement bien trop tendance à diaboliser Hitler, à faire de lui une sorte de démon inhumain. Or, Hitler n’était rien d’autre qu’un homme. Il n’y aurait même aucun sens à faire de lui « l’homme le plus mauvais de l’Histoire » : a-t-il été spécialement plus malveillant que beaucoup d’autres, ou seulement plus puissant et plus efficace ? Les comparaisons, les concours d’atrocités (« Staline a-t-il été pire que Hitler ? » ; « Les dictatures “de gauche” sont-elles pire que les dictatures “de droite” ? ») n’ont pas grand intérêt.

Ce qu’il faut voir, en revanche, c’est que Hitler, très loin d’être un reliquat d’une barbarie antique, est un pur produit de son époque et de la modernité. S’il a fait tant de mal, ce n’est pas parce qu’il aurait eu une intention originale ou rare ; c’est uniquement parce qu’il a eu les moyens techniques et matériels de réaliser ses intentions. Beaucoup avant lui, y compris parmi des figures historiques généralement populaires et considérées comme positives (je vais éviter de citer des noms), ont probablement eu des intentions similaires – on le déduit très facilement et de leurs actes, et de leurs écrits. Beaucoup auraient instauré des totalitarismes, beaucoup auraient commis des génocides. Si ces deux réalités sont des spécificités du XXe siècle, ce n’est pas parce que les générations antérieures n’en avaient pas eu l’idée, c’est tout simplement parce que les moyens techniques n’étaient pas réunis pour leur concrétisation. Hitler n’est donc aucunement une comète maléfique qui serait passée une fois dans le ciel de l’Histoire pour ne plus jamais revenir ; c’est un dirigeant comme il y en a eu beaucoup avant lui, et, gageons-le, comme il y en aura encore.

Reste la question de savoir si les peuples seraient toujours prêts à lui obéir ; mais là encore, une analyse lucide des faits laisse peu de place à l’optimisme. La Seconde Guerre mondiale, mais aussi bien d’autres périodes historiques, montrent que l’immense majorité des êtres humains, s’ils sont placés dans les circonstances adéquates, sont capables des pires atrocités. Agatha Christie affirmait que nous sommes tous des meurtriers en puissance ; l’Histoire ajoute que nous sommes tous des bourreaux potentiels.

Si les leçons du passé ne suffisaient pas à nous en convaincre, les expériences comme celles de Milgram viennent renforcer cette impression. Ces expériences, réalisées entre 1960 et 1963 par le sociologue américain Stanley Milgram, ont montré qu’une large majorité de sujets accepte d’aller jusqu’à tuer un être humain si l’ordre lui en est donné par une autorité qu’il juge légitime. Répétée en 2009 pour le documentaire Le jeu de la mort, la même expérience a montré que nos contemporains ne sont pas plus rebelles que leurs aînés : là où, en 1960, 62,5% des gens acceptaient d’envoyer une décharge électrique mortelle à quelqu’un sur ordre d’un scientifique, en 2009, 81% des gens acceptent de faire la même chose sur ordre… d’une présentatrice télé.

Que faut-il en déduire ? Déjà, que le point Godwin est une belle stupidité. Pour ceux qui ne savent que ce qu’est le point Godwin (ou reductio ad Hitlerum pour ceux qui veulent faire pédants), c’est le point d’une discussion dans lequel un des participants invoque, à l’appui de sa thèse, un élément lié au nazisme. Vous n’avez pas remarqué ? Faites l’expérience : lors d’un débat, appuyez-vous, pour défendre votre idée, sur Hitler, sur la Shoah, sur la Seconde Guerre mondiale etc. Ça ne manquera pas : il y aura forcément quelqu’un pour dire d’un air narquois et fier de lui : « et voilà, t’as marqué le point Godwin ». Et alors, dugland ? Pour considérer que le nazisme, Hitler ou la Shoah ne peuvent pas servir d’arguments dans une conversation, il faut croire que ce sont des anomalies de l’Histoire qui ne peuvent pas se reproduire. Confondante naïveté.

Mais surtout, ce qu’on doit retenir de tout cela, c’est que ce qu’il s’est passé entre 1933 et 1945 peut se reproduire à tout moment : un dirigeant comme Hitler peut revenir au pouvoir ; et les peuples lui obéiraient aussi aveuglément que par le passé. La seule différence ? Depuis 1945, notre puissance technologique s’est encore considérablement accrue. Autrement dit, un dictateur de sa trempe, s’il accédait au pouvoir aujourd’hui, serait infiniment plus efficace, et ferait infiniment plus de mal, que tout ce que nous avons pu connaître jusqu’ici.

lundi 1 juillet 2013

Big Brother is watching us, et il a une très sale gueule

Dans plusieurs billets récents, je rappelais le risque totalitaire que présentent les technologies qui seront prochainement le fruit des neurosciences, et qui pourraient ouvrir la porte à un contrôle accru des esprits. Je ne renie rien de ce que j’ai écrit : la forme finale, aboutie du totalitarisme est bien celle dans laquelle, par le contrôle mental, l’État aura réussi à faire en sorte que les individus aiment l’esclavage auquel ils seront soumis ; et la technique moderne est en train de mettre ce totalitarisme suprêmement efficace, donc suprêmement dangereux, à notre portée. Mais il ne suffit pas de se pencher sur les risques prévisibles, il faut également parler des dangers qui existent déjà.

Le totalitarisme se définit avant tout comme la volonté, de la part de l’État, de contrôler entièrement à la fois la société et chacun des individus qui la composent, tant dans leur vie publique que dans leur vie privée (qui, puisqu’elle est surveillée en permanence, cesse justement d’être « privée »). Il est donc évident qu’avant d’en arriver à leur forme finale, les prochains totalitarismes s’établiront par une surveillance de nos vies privées beaucoup plus classique. Là-dessus, on fait couler beaucoup d’encre depuis les révélations d’Edward Snowden sur PRISM et le scandale qui en a découlé. Et cependant, il me semble que beaucoup de commentateurs manquent l’essentiel.

Commençons par un rapide rappel des faits. Le 6 juin dernier, un ancien employé de sous-traitants de la CIA et la NSA[1], Edward Snowden, a publiquement révélé un programme de surveillance mené par cette dernière et nommé PRISM. Ce programme, créé en 2007 par l’administration Bush et maintenu par l’administration Obama, permet à la NSA de collecter en secret des données hébergées par les géants américains des nouvelles technologies comme Google, Facebook, Apple, YouTube etc. Le président américain a bien certifié que « personne n’écoute nos conversations téléphoniques » et que les gens qui se trouvent sur le territoire américain ne sont pas concernés (c’est censé nous rassurer ?). Selon un congressman américain cependant, la NSA peut utiliser PRISM pour mettre sur écoute un citoyen sans avoir obtenu de mandat judiciaire. En outre, on sait à présent que l’agence espionne également d’autres États ; elle écoute, par exemple, les communications du bâtiment qui abrite le Conseil de l’Union européenne.

Ces révélations, pas si surprenantes, s’inscrivent dans le courant des violations, toujours plus nombreuses et plus larges, de la vie privée des citoyens depuis les attentats du 11 septembre 2001. Aujourd’hui on en fait un scandale, demain tout le monde l’aura oublié, obnubilé par la crise économique et le mondial de football, et se disant que de toute manière il faut bien lutter contre les terroristes et que si on n’a rien à se reprocher, pourquoi s’en faire ? Pour ma part, avant que l’histoire ne retombe complètement dans les limbes, j’aimerais appuyer sur quelques points.

Le premier, c’est qu’il ne faut pas se faire d’illusions : pour une affaire révélée, pour un programme de surveillance mis au jour, beaucoup sont probablement tranquillement en train de faire leurs petites affaires dans l’ombre. Les États-Unis ont PRSIM, c’est entendu ; mais quels sont leurs autres programmes ? Si vraiment celui-ci ne cible pas les citoyens présents sur le sol américain, j’ai du mal à croire qu’il n’ait pas un petit frère qui s’en charge. De même, quels sont les programmes des autres pays ? Le Royaume-Uni, le Canada, la France et tant d’autres, sans même parler des régimes plus ou moins autoritaires un peu partout, ont probablement des programmes comparables, même s’ils disposent forcément de moins de moyens. Ne croyons donc pas que maintenant nous savons tout : nous n’avons fait qu’apercevoir une infime partie de la masse (ordinairement) immergée de l’iceberg.

Bien sûr, les pays espionnés, au premier rang desquels ceux de l’Union européenne, s’offusquent un peu à l’heure qu’il est. Ils exigent des explications (ouuuuh). Mais on ne peut évidemment pas leur faire confiance. Outre qu’ils font tous probablement peu ou prou la même chose, ils ne feront jamais que discuter entre eux, d’administration à administration, sans jamais en référer aux citoyens et même sans jamais les informer. Les effets de manche ne vont durer qu’un (petit) temps, après quoi les États échangeront une partie des informations qu’ils ont tous recueillies sur nous, tout sera oublié et tout le monde sera content. De toute évidence, les institutions démocratiques n’assurent donc plus aucune protection de nos vies privées.

Ensuite, il est également nécessaire d’insister sur le rôle des entreprises privées. Google, Facebook et tant d’autres ont transmis et transmettent encore, volontairement, des données qui nous concernent aux gouvernements qui les leur réclament. Or, à elles non plus, on ne peut pas leur accorder la moindre confiance ! Car une entreprise n’est faite que pour une chose : gagner de l’argent. Une entreprise ne fait donc pas forcément ce qui est bien, ni même ce qui est bon pour ses clients ; elle fait ce qu’il faut faire pour gagner de l’argent. Il faut être bien naïf pour croire que c’est toujours la même chose… Ici, ces géants des nouvelles technologies auront toujours intérêt à transmettre nos données : elles sont trop fortes pour que leurs clients se passent d’elles ; leurs clients ont de toute manière la mémoire courte ; et inversement, les États ont toujours sur elles de forts moyens de pression. Toutes choses égales par ailleurs, on peut rapprocher cela de l’attitude des grandes entreprises sous le régime nazi en Allemagne ou pendant la collaboration en France : les grandes compagnies chimiques ont fourni le Zyklon B qui a servi à gazer les Juifs, sans se demander ce qu’en faisait l’administration des camps, parce que tel était son intérêt économique et financier immédiat.

Il ne faut d’ailleurs pas non plus oublier, au passage, que les entreprises ne nous espionnent pas seulement pour le compte des États mais aussi pour leur propre compte, ce qui n’est pas moins inquiétant. Pour l’instant, elles se servent surtout des données qu’elles recueillent comme d’une marchandise qu’elles peuvent revendre à d’autres entreprises ; mais à mesure que la masse de données qu’elles possèdent grossit, elles ont sur nous un pouvoir de plus en plus grand et deviennent donc de plus en plus dangereuses. Les totalitarismes de demain ne seront pas forcément le fait des États ; ils pourraient parfaitement être celui des entreprises privées.

Si les États et les entreprises sont tous contre nous, quel espoir nous reste-t-il ? On peut toujours penser aux lanceurs d’alerte. Ils sont effectivement suprêmement importants. Snowden, pour ne parler que de lui, a fait preuve d’un grand courage et d’une grande moralité ; non seulement il mériterait qu’on se précipite pour lui offrir l’asile politique, mais il faudrait encore le décorer pour faire bonne mesure.

Cela étant, les lanceurs d’alerte peuvent-ils faire le poids face à la menace totalitaire grandissante ? À l’évidence non. Quelques individus, même soutenus par une partie de « l’opinion », seront forcément balayés par les forces immenses contre lesquelles ils tentent de s’élever. D’une part, ils ne pourront jamais tout révéler, et une grande part de la surveillance dont nous sommes les victimes restera toujours secrète. D’autre part, il sera toujours facile d’étouffer les affaires qui éclateront, les gens étant majoritairement préoccupés par leur petit confort bien plus que par leurs libertés. Enfin, si le besoin s’en fait vraiment sentir, États et entreprises privées n’hésiteront pas à éliminer ceux qui seront trop gênants. Vous ne les en croyez pas capables ? N’oublions pas qu’après les attentats du World Trade Center, les États-Unis ont enlevé des gens un peu partout dans le monde, entretenu des prisons secrètes et pratiqué la torture sur leur sol. Qui peut penser que quelques meurtres leur feront peur ? Certains demandent aujourd’hui qu’on protège juridiquement le statut de lanceur d’alerte ; mais les protections qu’on pourra éventuellement mettre en place ne seront jamais suffisantes, ne serait-ce que parce que les États et les entreprises ne respectent la loi que quand cela les arrange.

Conclusion ? L’humanité n’est moralement et spirituellement pas assez mûre pour disposer d’une technologie aussi poussée. Qu’auraient fait des dictateurs comme Hitler ou Staline s’ils l’avaient eue sous la main ? Or, qui peut croire que les Hitlers et les Stalines appartiennent définitivement au passé ? L’humanité a-t-elle tellement changé depuis 70 ans ? Avons-nous retenu les leçons de l’Histoire ? Tout, aujourd’hui, indique le contraire.


[1] La National Security Agency, l’organisme gouvernemental américain chargé de l’espionnage et du renseignement d’origine électromagnétique (communications téléphoniques, e-mails, satellites etc.).