jeudi 29 octobre 2015

Le grand perdant du Synode est-il l’Esprit Saint ?


Je n’ai pas encore lu la Relatio Synodi qui a été votée par les pères synodaux à l’issue de la grande sauterie catholique de l’année. À vrai dire, je ne l’ai même pas trouvée en intégralité, et je me demande comment tant de gens ont déjà tant de choses à en dire. Mais les extraits qui circulent, et qui sont probablement les plus intéressants, permettent déjà à chacun de se faire une idée.

Et du point de vue des réactions, il y a encore plus agaçant que le triomphalisme de certains conservateurs : ce sont ces hypocrites qui vous disent, l’air faussement étonnés : « Mais enfin, il n’y a ni gagnants ni perdants ; l’Église n’est pas un champ de bataille, ces catégories n’y sont pas pertinentes ; le seul gagnant, c’est l’Esprit Saint. » Les seuls qui peuvent légitimement dire cela, ce sont ceux qui auraient – sincèrement – approuvé tout ce que le Synode aurait dit ; ceux qui auraient applaudi à la fois une réaffirmation de l’exclusion des sacrements pour les divorcés-remariés et la bénédiction des couples homosexuels, ceux-là seuls peuvent croire ou faire semblant de croire qu’il n’y a pas de camp dans l’Église.

À l’évidence, il y a des camps dans l’Église : des conservateurs, des réformateurs et des traditionnalistes. Et il y avait des camps au Synode : les traditionnalistes n’étaient pas vraiment représentés – encore que quand on lit certains propos, on se demande s’ils ne relèvent pas davantage du traditionalisme que du conservatisme, suivez mon regard –, mais les conservateurs et les réformateurs étaient là, séparés – comme toujours – par un gros bloc d’attentistes. Ces camps s’affrontaient sur le terrain des idées, de la théologie, de la doctrine, des rites, de la morale ; ils y étaient d’ailleurs préparés en entrant au Synode. Et parce qu’il y avait des camps à l’entrée, il y a des gagnants et des perdants à la sortie. Toute la question est de savoir qui.

Le premier perdant, à l’évidence, est le pape. Il nous avait habitués à traiter durement les prélats de l’Église, mais lors de son discours final, il a battu son propre record. Les évêques et les cardinaux n’ont pas voté le texte qu’il aurait souhaité, il les a pour cela durement fustigés. Contre ceux qui ne voulaient pas entendre parler de changement, il a rappelé que « l’Évangile demeure pour l’Église la source vive d’éternelle nouveauté » et a critiqué ceux qui veulent « “l’endoctriner” en pierres mortes à lancer contre les autres. » Pan, dans les dents.

Plus loin, il reparle de la « Nouveauté chrétienne, quelquefois recouverte par la rouille d’un langage archaïque ou simplement incompréhensible ». Il affirme également que le Synode a « mis à nu les cœurs fermés qui souvent se cachent jusque derrière les enseignements de l’Église ou derrière les bonnes intentions pour s’asseoir sur la cathèdre de Moïse et juger, quelquefois avec supériorité et superficialité, les cas difficiles et les familles blessées. » On ne saurait imaginer des mots plus durs à l’encontre des conservateurs, dont il dénonce également les « méthodes pas du tout bienveillantes ».

On ne me fera pas croire que l’amertume et la colère qui transpirent dans ces propos témoignent d’un sentiment de victoire : bien au contraire, le pape a clairement le sentiment – justifié ou non, c’est une autre question – d’avoir été mis en échec. Comme la Relation Synodi est d’une extrême prudence, c’est donc qu’il souhaitait plus d’ouverture, plus d’audace réformatrice. François apparaît donc comme le principal perdant d’un Synode dont il sort très affaibli.

Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de mes mots : le pape est loin d’être uniquement un réformateur. Sur certains points, il reste au contraire d’un conservatisme certain, en particulier sur l’homosexualité ou l’avortement ; d’autres passages de son discours en témoignent. Il est enfin des sujets – la contraception, la cohabitation avant le mariage – sur lesquels sa pensée et sa volonté sont difficiles à cerner. Cela étant, il reste nettement plus réformateur que la majorité des évêques présents au Synode, et à qui il n’a pas réussi, en fin de compte, à imposer sa volonté.

Je serais assez tenté de dire que l’autre grand perdant du Synode, c’est l’Esprit Saint, au sens où la vérité dont Il est porteur n’a pas été entendue. La Vérité de Dieu, la Vérité de l’Esprit, c’est celle de l’Amour, car Dieu est Amour – je dirais même qu’Il n’est qu’Amour, et que les termes « Dieu », « Amour » et « Bien » sont absolument synonymes. Les pères synodaux ont refusé de s’ouvrir à cet Amour, d’en voir les manifestations dans des réalités dont on leur a toujours appris qu’elles étaient choquantes : les couples homosexuels qui s’aiment, les couples qui s’aiment sans être mariés, les couples qui s’aiment après l’échec d’un premier mariage ; mais également, au sein des couples qu’ils considèrent comme « réguliers », les manifestations de l’amour qu’ils désapprouvent – ainsi d’une sexualité non ouverte sur la vie. Toutes ces situations n’ont rien de mauvais ou de « désordonné », elles ne témoignent que de l’Amour, mais les pères synodaux n’ont pas été capables d’abandonner leurs préjugés pour s’en rendre compte. C’est en ce sens que l’Esprit Saint est le perdant du Synode.

Mais si Dieu perd sans cesse des batailles, Il ne saurait perdre la guerre. Et l’Esprit Saint, les réformateurs et le pape ont tout de même obtenu une petite victoire : ils ont réussi à entrouvrir une porte qui était auparavant fermée. Plusieurs portes, en fait.

Il y a une ouverture, d’abord, sur les divorcés remariés. Le Synode ne prévoit pas explicitement leur participation aux sacrements, mais il ne l’exclut pas non plus. L’article qui les concerne, celui pour lequel le vote a été le plus serré, est particulièrement vague et ambigu, cherchant manifestement à plaire à tout le monde, ou plutôt à ne déplaire à personne. En confiant le « cheminement personnel » de chaque couple au « discernement » du prêtre et de l’évêque, il propose déjà la décentralisation que le pape a en tête.

Bien sûr, cela aboutira à des inégalités : ce qui sera ouvert aux uns sera fermé aux autres ; ce qu’un prêtre autorisera, un autre, ailleurs, l’interdira. On peut le déplorer, mais pour ma part, je m’en satisfais comme d’un moindre mal. Je préférerais que les sacrements fussent accessibles à tous les divorcés remariés ; mais si c’est impossible, je préfère qu’ils le soient à quelques-uns plutôt qu’à personne.

Si les choses se passent bien, on peut même s’attendre à ce que la pratique se généralise. Dans cinq ou dix ans, il est tout à fait possible qu’en se basant sur ce Synode – et sur la probable exhortation apostolique papale qui suivra –, une immense majorité de prêtres des pays occidentaux laissent très facilement accéder les divorcés remariés aux sacrements. L’histoire ecclésiastique offre des exemples comparables de pratiques prévues à l’origine comme des exceptions, et qui se sont très vite généralisées ; ainsi de la communion dans la main ou de la messe en langue vernaculaire.

C’est, après tout, un des modes d’évolution privilégié de l’Église : ne rien changer officiellement, mais créer un écart entre la pratique (la « pastorale ») et la théorie (la « doctrine ») qui vide cette dernière de toute application et de tout sens concrets. Ainsi, on maintient la fiction du développement continu et jamais contradictoire du Magistère, mais on évolue tout de même. C’est une forme d’inversion de la célèbre phrase du Guépard de Lampedusa : pour l’Église, si l’on veut que tout change, il faut que d’abord tout reste pareil. C’est loin d’être idéal, mais là encore, c’est un moindre mal par rapport à une Église qui serait complètement immobile.

La porte est entrouverte (et donc ouverte) pour les divorcés remariés ; elle l’est aussi, quoique de manière moins nette (mais aussi, c’est plus surprenant), sur les homosexuels. En effet, il semblerait que la Relatio Synodi se contente de parler des familles qui comptent un homosexuel parmi leurs membres ; rien sur les relations homosexuelles elles-mêmes. Évidemment, pour un réformateur, c’est très timide et même décevant ; mais aucune mention des actes homosexuels, cela signifie aucune condamnation explicite de ces actes. On reste dans l’ambiguïté : on n’autorise pas encore, mais on ne rappelle plus que c’est interdit. Or, là encore, c’est une des méthodes de changement de l’Église : cesser de rappeler un interdit, c’est déjà commencer à l’oublier.

Ces minces filets de lumière qu’on entrevoit derrière des portes auparavant closes et qui s’entrouvrent, peuvent-ils s’élargir ? Cela dépendra du pape. Il faut rappeler que le Synode n’a rien décidé, pour la simple et bonne raison qu’il n’a qu’un pouvoir consultatif et aucunement décisionnel. La Relatio Synodi s’achève d’ailleurs sur une demande adressée au pape d’un texte magistériel sur les questions débattues. C’est l’avantage d’un système monarchique comme l’est l’Église : un pape décidé et courageux peut suffire pour de grandes réformes. Comme à la suite de Vatican II, qui a imposé à l’Église un reniement de sa doctrine passée autrement plus profond que celui dont nous parlons actuellement, la majorité des clercs et des fidèles suivra le pape où qu’il aille ; les conservateurs prêts à quitter le navire, comme Mgr. Lefebvre dans les années 1970 et 1980, seront toujours extrêmement minoritaires. Par habitude ou par conviction, l’immense majorité suivra toujours la personne du pape avant de suivre une Tradition ou un corpus doctrinal.

Le pape François peut donc choisir de pousser la porte (ou les portes) laissée entrouverte par les pères synodaux. Il peut décider d’autoriser, à l’échelle de l’Église universelle, l’accès aux sacrements pour les divorcés remariés au terme d’un chemin pénitentiel. S’il ne veut pas aller jusque-là, il peut laisser les Églises libres de régler elles-mêmes ces questions doctrinales et pastorales, que ce soit à l’échelle locale, nationale ou continentale. Une telle décentralisation serait, sans aucun doute, une encore plus grande victoire, car elle permettrait d’avancer non seulement sur les divorcés remariés mais, potentiellement, par la suite, sur de très nombreux autres sujets.

Ce n’est donc pas, malgré les apparences, « un Synode pour rien ». Des questions ont été posées qui étaient auparavant taboues. Des portes se sont entrouvertes, tant sur les problèmes de morale sexuelle et familiale que sur le gouvernement de l’Église. À présent, toutes les conséquences concrètes de ces débats dépendent du bon vouloir du pape. Autrement dit, c’est maintenant qu’on va voir ce qu’il a vraiment dans le ventre.

mercredi 28 octobre 2015

La démocratie contre les pauvres


Les siècles passent, et le Royaume-Uni continue de nous donner des leçons. Quels maîtres que les Anglais ! Dommage que nous soyons de si mauvais élèves – et dommage aussi, il faut le dire, qu’ils tendent à abandonner beaucoup de leurs propres principes.

Au XIIIe siècle, ils avaient déjà en quelque sorte inventé la monarchie constitutionnelle avec la Magna Carta qui limitait le pouvoir du Roi, tenu à respecter la loi. Ils avaient fait leur révolution près de 150 ans avant la nôtre, et mis fin à l’absolutisme monarchique avant même qu’il ait pu vraiment dresser la tête. Un siècle avant notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’Habeas Corpus et le Bill of Rights accordaient déjà des droits fondamentaux – certes moins ambitieux que les principes de 1789 – aux citoyens et résidents. Ils ont ordonné avant nous les femmes prêtres, puis évêques. Il n’y a guère que pour le mariage homosexuel que nous les avons doublés ­– et encore, de quelques mois seulement.

Le 26 octobre dernier, la Chambre des Lords a voté une motion contre une réforme budgétaire proposée par le gouvernement, au motif qu’elle serait trop dure pour les personnes les plus pauvres. Les conservateurs au pouvoir et les médias à leur botte s’insurgent, évidemment. The Telegraph accuse les lords de « miner la démocratie » et d’être « un obstacle considérable pour le gouvernement qui, lui, a été élu de manière démocratique ». The Times parle de la « rébellion des lords » et leur reproche d’avoir « défié la tradition, mais aussi la démocratie ».

Saurait-on être plus clair ? Même les médias le reconnaissent, sans s’en rendre compte ! Le gouvernement élu de manière démocratique, par le peuple et censé le représenter, cherche à imposer une réforme qui feraient perdre à plus de 3 millions de ménages, dont beaucoup des plus pauvres, en moyenne 1000 livres, soit l’équivalent de 1380 euros, par an ; et une assemblée non élue, composée de nobles héréditaires, d’évêques de l’Église d’Angleterre et de personnalités nommées par la reine, s’y oppose et protège les plus démunis.

Il ne s’agit évidemment que d’un exemple, mais il montre, à lui seul, qu’il ne suffit pas d’avoir été élu par le peuple pour agir conformément à ses intérêts, et qu’inversement on peut avoir reçu un pouvoir de manière héréditaire et se préoccuper sincèrement du bien des plus défavorisés. Or, cela contrevient à l’un des principes fondateurs de l’idéologie démocrate, à savoir que seuls les représentants du peuple peuvent travailler au mieux à ses intérêts. Il n’est même pas besoin de se demander comment représenter au mieux le peuple (ainsi de l’ancienne querelle entre élection et tirage au sort) : ce contre-exemple témoigne du fait que, pour le protéger, il vaut parfois mieux ne pas le représenter du tout.

Il n’est évidemment pas question de rejeter toute forme de représentation populaire dans le gouvernement ou, plus généralement, dans les affaires publiques ; la Royauté participative proposée par Tol Ardor est même fondée explicitement sur le contraire : l’implication des citoyens dans la vie politique, même s’ils n’ont pas le pouvoir exécutif ou législatif en dernier ressort à l’échelle nationale. Mais il est impératif aujourd’hui de comprendre que confier la totalité, ou même l’essentiel, de ce pouvoir au peuple ou à ses représentants, quel que soit leur mode de désignation, n’est plus adapté aux enjeux de notre époque.

La démocratie n’a jamais su répondre à l’urgence de la crise environnementale, et constitue un obstacle – des philosophes comme Heidegger ou Hans Jonas l’avaient pressenti – à sa résolution, dans la mesure où elle est encore possible. Mais jusqu’à présent, elle avait au moins su répondre à la crise, humanitaire et sociale, des inégalités : c’était certes par la démocratie que la bourgeoisie avait accédé au pouvoir suprême, mais c’était aussi par la démocratie qu’elle avait dû faire d’importantes concessions au prolétariat, puis aux classes moyennes.

Il semble qu’à présent, elle ait perdu même cet avantage : elle joue à la fois contre l’environnement et contre l’égalité, les deux grands défis auxquels nous sommes confrontés. Il fallait être démocrate en 1792, en 1848 ou en 1940 ; mais il est de plus en plus difficile de prétendre qu’il faille encore l’être aujourd’hui.

dimanche 25 octobre 2015

Le père Amar, le Synode et l’unité de l’Église


Mon père,

Le 20 octobre dernier, le quotidien La Croix consacrait un article à un couple d’homosexuels, Julien et Bruno, au sein d’une rubrique intitulée « portrait de familles catholiques ». Votre réaction, de votre propre aveu, « a été vive » : vous vous êtes dit « choqué », « scandalisé », et cela vous a semblé « une bonne raison de ne pas être abonné » à ce journal. Publiée sur un réseau social qui vous offre un très large écho médiatique, cette critique de votre part a suscité une polémique assez intense.

M. René Poujol, sur son blog, s’est exprimé, tant sur votre première réaction que sur votre tentative de justification dans La Croix elle-même – le moins qu’on puisse dire, au moins, est que ce journal pardonne à ceux qui lui font du mal. Je ne suis pas toujours d’accord avec les propos de mon ami René, mais pour une fois, je pourrais signer sa lettre sans presque y changer un mot. Elle exprime une saine et juste colère.

Avant d’aller plus loin, et pour éviter des malentendus, laissez-moi préciser que je ne parle pas en tant que simple citoyen qui se mêlerait de ce qui ne le regarde pas : je suis moi-même catholique et pratiquant. C’est donc de l’intérieur de cette Église que vous prétendez défendre, et qu’à mon avis vous blessez, que je m’adresse à vous.

Il y a un point, et un seul, sur lequel je ne suis pas d’accord avec René Poujol. Il pense défendre le quotidien en s’appuyant sur sa propre expérience à la direction d’un grand hebdomadaire catholique pour dire qu’il « imagine comment l’erreur de la non adaptation du “chapeau” a pu être commise ». Or, à mon sens, cette tentative de défense manque l’essentiel : La Croix n’a pas fait « d’erreur », car Julien et Bruno sont bel et bien « une famille catholique ».

Qu’ils soient catholiques est une évidence. Sont-ils une « famille » ? Selon La Croix, ils sont « en couple depuis quinze ans » et « mariés depuis cet été ». Ils sont donc, à l’évidence, une famille, et donc une famille catholique. Que vous désapprouviez ce qu’ils font ou ont fait, leur sexualité, leur comportement, leur mariage, c’est votre droit ; mais, sauf à être complètement ridicule, il faut bien appeler les choses par leur nom. Si, dans quelques années, ils décident d’adopter un ou des enfants, ne seront-ils toujours pas une « famille » à vos yeux ?

Il faut faire la différence entre « être une famille » et « être une famille conforme au modèle prôné par l’Église ». En refusant d’établir cette distinction, vous vous inscrivez dans un courant méprisant et méprisable qui tente de manipuler le langage pour mieux s’enfermer dans le déni d’une réalité qui ne lui plait pas : celui des Tony Anatrella, qui refuse même de parler de « couple » pour des homosexuels et préfère parler de « paire » ou de « duo ». Mais que cela vous plaise ou non, ce sont des couples, et ce sont des familles. Je suis, pour ma part, plutôt opposé à la procréation médicalement assistée (que ce soit pour les homosexuels ou les hétérosexuels, d’ailleurs) ; mais enfin, quand un enfant naît par PMA, ça ne m’empêche pas de parler d’une « naissance ». Je désapprouve le processus qui a mené à la naissance, mais je ne vais pas chercher un autre terme pour désigner ce qui, à l’évidence, en est une. Je peux militer pour l’abolition de la PMA, mais je ne vais pas chercher à changer le vocabulaire et à nommer différemment un enfant né par PMA et un enfant né autrement.

Pour désagréable et maladroite qu’elle soit, votre tentative de justification a au moins un point positif. Si elle essaye (vainement) de nier la réalité familiale de ceux qui ne sont pas comme vous, elle ouvre au moins les yeux sur une autre vérité douloureuse : la fracture qui traverse l’Église catholique. Vous écrivez en effet : « Il y a des désaccords de fond entre catholiques que nous n’osons plus nous avouer, de peur d’être encore moins nombreux et d’offrir au monde un spectacle désolant. »

Que nous n’osons plus nous avouer ? Alors là pardon, mais ces désaccords, il y a 50 ans que les réformateurs comme moi ne demandons qu’une chose : qu’ils soient enfin exposés en public et débattus par l’Église. Plus vigoureusement depuis le débat sur le mariage pour tous, certes ; mais enfin, cela fait quand même trois ans ! Trois ans que nous écrivons, publions, débattons, discutons pour faire entendre aux autorités ecclésiastiques cette vérité toute simple : que tous les fidèles ne sont pas d’accord avec les positions du Magistère, loin de là, qu’elles ne peuvent donc pas prétendre parler en leur nom, et qu’il faut en débattre. Vous faites mine de vous réveiller aujourd’hui et de découvrir cette fracture ; mais nous, il y a déjà longtemps que nous réclamons de mettre nos désaccords sur la table.

Cette subite prise de conscience de votre part est d’ailleurs bon signe pour les réformateurs de l’Église. On attribue souvent à Gandhi cette citation célèbre : « D’abord ils vous ignorent, ensuite ils vous raillent, puis ils vous combattent et enfin, vous gagnez. » En serions-nous déjà au troisième stade ? Après avoir longtemps fait comme si nous n’existions pas, les conservateurs de l’Église seraient-ils en train de daigner s’apercevoir de notre présence ?

Plus sérieusement, il faudrait quand même que vous mettiez un peu les points sur les i. Vous dites qu’il faut nous avouer les désaccords de fond qui fracturent l’Église, et je suis d’accord avec vous. Mais une fois qu’ils auront été actés publiquement, qu’allons-nous en faire ? Allez-vous nous demander de rentrer dans le rang et de nous taire, contre notre conscience ? Allez-vous nous proposer de nous faire protestants ? De créer un nouveau schisme ? Allez-vous demander contre nous des sentences d’excommunication ? Vous allez vite vous rendre compte, en tout cas, que les possibilités ne sont pas infinies. Si vous voulez que nous partions, dites-le au moins franchement ! Vous risquez d’être déçu, évidemment, car nous ne comptons ni partir, ni nous taire ; mais au moins, les choses auront été dites et les positions seront claires.

Vous dites qu’il y aura des déçus du Synode, comme il y a eu des déçus du Concile. Vous avez raison, même si je ne comprends pas bien pourquoi vous avez tant l’air de vous en réjouir. En effet, il ne sortira probablement pas grand-chose de ce Synode. Si je peux faire des paris, je dirais qu’il n’y aura rien de concret dans le document final, quelques ouvertures pour les divorcés-remariés dans l’exhortation apostolique que le pape publiera ensuite, et rien du tout pour les homosexuels. Pour la contraception et le concubinage hors-mariage, probablement rien non plus. C’est sûr que la récolte sera maigre et qu’on aura l’impression de beaucoup de bruit pour pas grand-chose.

Mais s’il n’en sort rien sur la famille, il faut qu’il en sorte quelque chose sur la décentralisation dans l’Église. Si le pape ne prend pas la décision d’imposer à toute l’Église d’autoriser l’accès aux sacrements pour les divorcés-remariés ou d’accepter la contraception, il faut qu’il laisse aux Églises nationales la possibilité de le choisir pour elles-mêmes à sa place. Ainsi, les Églises africaines seront libres de continuer à refuser tout cela si ça leur chante, mais nous, nous serons libres de faire autrement.

Faute d’une telle décentralisation, qu’est-ce qu’il nous reste ? Comme je vous l’ai dit, nous ne quitterons pas l’Église, ni pour rejoindre les protestants, ni pour créer un schisme, mais nous ne nous tairons plus non plus. Sauf à décentraliser et à accorder aux Églises locales ou nationales beaucoup plus de liberté qu’elles n’en ont actuellement, les autorités de l’Église n’ont donc plus que deux options : soit accepter l’étalage au grand jour et permanent de cette fracture qui nous divise, ce qui donnera aux non-catholiques l’impression définitive d’une maison en guerre contre elle-même, soit prendre l’initiative de nous chasser officiellement par l’excommunication. La décentralisation ne vous semble-t-elle pas, au moins, un moindre mal ?

jeudi 15 octobre 2015

La fracture dans l’Église catholique peut-elle encore être résorbée ?


Le début de la session ordinaire du Synode sur la famille fait décidément très peur aux conservateurs et aux traditionnalistes de l’Église catholique. Dans mon dernier billet, j’analysais certaines réactions au coming-out du père Charamsa. L’intervention du cardinal Sarah devant le Synode vient d’en apporter un nouvel exemple.

Présentons le personnage. Né en 1945 en Guinée, le père Robert Sarah est une huile de la Curie. Nommé évêque en 1979 par Jean-Paul II, il est élevé au cardinalat par Benoît XVI en 2010 – autant dire qu’il n’a pas fait carrière sur ses ambitions réformatrices. En 2014 enfin, il devient préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements. Depuis, il se dispute avec le cardinal Burke la place de grand-gardien-de-la-doctrine-de-toujours contre tous ceux qui proposent des évolutions doctrinales ou pastorales.

Or, il y a quelques jours, le père Sarah s’est exprimé devant le Synode ; son intervention ayant fuité dans la presse, certains de ses propos déclenchent ces jours-ci une petite polémique. C’est un peu long, mais je ne trouve pas inutile de le partager à peu près in extenso. Jugez plutôt :

« Il y a de nouveaux défis par rapport au synode de 1980. Un discernement théologique nous permet de voir à notre époque deux menaces inattendues […] situées sur des pôles opposés : d’une part, l’idolâtrie de la liberté occidentale ; de l’autre, le fondamentalisme islamique : laïcisme athée contre fanatisme religieux. Pour utiliser un slogan, nous nous trouvons entre “l’idéologie du genre et l’État islamique”. Les massacres islamiques et les exigences libertaires se disputent régulièrement la première page des journaux. […] De ces deux radicalisations se lèvent les deux grandes menaces contre la famille : sa désintégration subjectiviste dans l’Occident sécularisé, par le divorce rapide et facile, l’avortement, les unions homosexuelles, l’euthanasie, etc. (cf. la gender theory, les FEMEN, le lobby LGBT, le Planning familial…). D’autre part, la pseudo-famille de l’islam idéologisé qui légitime la polygamie, l’asservissement des femmes, l’esclavage sexuel, le mariage des enfants, etc. (cf. al-Qaida, État islamique, Boko Haram…). […]
Ces deux mouvements […] encouragent la confusion (homo-gamie) ou la subordination (poly-gamie). En outre, ils postulent une loi universelle et totalitaire, sont violemment intolérants, destructeurs des familles, de la société et de l’Église, et sont ouvertement christianophobes. […]
Nous devons être inclusifs et accueillants à tout ce qui est humain ; mais ce qui vient de l’Ennemi ne peut pas et ne doit pas être assimilé. […] Ce que le nazisme et le communisme étaient au XXe siècle, l’homosexualité occidentale et les idéologies abortives et le fanatisme islamique le sont aujourd’hui. »

Logiquement, toute personne saine d’esprit devrait rester muette de stupeur devant un tel étalage de bêtise. Je passe sur les amalgames habituels (les homos seraient tous forcément christianophobes, comme s’il n’y avait pas d’homos cathos…) pour en venir directement au cœur du sujet. Le père Sarah compare trois choses : d’une part les deux totalitarismes les plus aboutis du XXe siècle (le nazisme et le stalinisme), d’autre part le fanatisme violent de l’islam fondamentaliste, enfin le mouvement de libération sexuelle occidental, plus précisément l’homosexualité et la « théorie du genre ».

Est-il vraiment besoin de démontrer que cette comparaison est vide de toute espèce de crédibilité, de validité ou d’intelligence ? Ces trois choses n’ont rien de comparable. D’abord parce que pour les mettre en parallèle, il faut faire complètement l’impasse sur leurs conséquences concrètes, en premier lieu sur le nombre de morts : des dizaines de millions pour les totalitarismes ; quelques dizaines de milliers pour l’islam fondamentaliste ; aucun pour l’homosexualité. Rien que ça devrait suffire à invalider l’équivalence.

Ensuite parce qu’il faut n’avoir rien compris au concept de totalitarisme pour croire qu’il y ait quoi que ce soit de totalitaire dans la banalisation de l’homosexualité ou dans les études de genre. Le totalitarisme est un concept essentiel pour comprendre certaines réalités de notre histoire (et peut-être – Dieu nous en garde – de notre avenir) ; on ne gagne rien à le galvauder et à l’utiliser pour tout et n’importe quoi. Le totalitarisme est un régime politique (pas n’importe quelle idéologie, déjà…) qui vise à établir un contrôle total de l’État non seulement sur tous les aspects de la société (politique, économie, culture etc.), mais également sur tous les aspects de la vie des individus, ce qui implique la surveillance de masse de leur vie privée. Rien, absolument rien de tel dans les études de genre ou l’homosexualité.

À ce stade, quelques élèves du fond de la classe se dressent et me disent : « mais non, vous n’avez rien compris, le cardinal Sarah comparait seulement les deux parce que ce sont deux menaces ! ». Rasseyez-vous, jeune homme, on va s’occuper de vous. Quand bien même l’homosexualité serait une menace (ce que je réfute), la comparaison n’en serait pas plus valide pour autant. En effet, il ne suffit pas que deux choses puissent être qualifiées de la même manière pour pouvoir être comparées ; encore faut-il qu’elles soient de grandeur comparable. Ainsi, le père Sarah est clairement une menace pour nous, de même que Hitler était une menace en 1939 ; mais il ne me viendrait pas à l’esprit de les mettre en balance, parce que de toute évidence, même un crétin de son calibre n’est pas une menace équivalente à ce qu’était Adolf Hitler. Quand une différence de degré devient trop importante, elle induit une différence de nature : la mer, ce n’est pas une très-très-très grande bassine d’eau.

Mais tout ça, à la rigueur, ce n’est pas le plus intéressant. S’il ne s’était agi que de démontrer l’absurdité des propos de ce triste prélat, je n’aurais pas pris la peine d’écrire. Non, ce qui m’intéresse, moi, ce sont les réactions des gens, en particulier sur les réseaux sociaux.

Face à une connerie aussi manifeste, en effet, même le plus irréductible adversaire de l’homosexualité, de l’avortement ou des études de genre devrait avoir la sagesse de dire : « ok, d’habitude je suis d’accord avec le cardinal Sarah, et je suis d’accord avec lui pour dire que l’homosexualité est une menace, mais là, il a merdé, sa comparaison ne tient pas la route ». Moi, par exemple, je défends, dans certains cas de figure, la possibilité pour les femmes d’avorter ; mais quand quelqu’un défend la même chose que moi en disant « la femme c’est son corps elle en fait ce qu’elle veut d’abord ! », ça ne m’empêche pas de dire que c’est un argument débile et d’expliquer pourquoi.

Or, ici, c’est tout le contraire qui se passe : loin de renier ces propos, tous ceux qu’on entend généralement hurler à la mort de la civilisation pour cause de loi Taubira y vont de leur petite phrase – je n’ose écrire « de leur argument » – pour défendre la comparaison établie par le père Sarah. Et cette défense de ce qui est manifestement indéfendable n’est pas innocente ; au contraire, elle est très révélatrice d’une évolution de ces gens : ils ne sont plus dans une logique de débat d’idées, ni même dans une logique militante ; ils sont dans une logique de guerre.

Ces trois stades doivent être bien distingués. Dans un débat d’idées, on se contente de parler de théorie, sur le fond. Le militantisme s’appuie sur le débat d’idées, mais c’est dans une perspective d’action concrète, pour une transformation ou au contraire le maintien d’un état de choses. Dans l’un et dans l’autre, il peut se constituer des camps (on est d’accord ou pas avec une idée, on promeut une réforme ou on veut l’empêcher), mais ces camps sont toujours plus ou moins souples : ainsi, on peut défendre une certaine réforme, mais pas une autre, et donc passer d’un camp à l’autre selon les questions examinées.

Mais la logique de guerre est différente. Dans cette perspective, on cherche d’une part à polariser le conflit, et de préférence en le moins possible de pôles – l’idéal est qu’il n’y en ait plus que deux, « nous et eux », « nous et les autres », « les gentils et les méchants » –, et d’autre part à forcer les gens à choisir leurs camp : « if you’re not with me, then you’re my ennemy ». Et à partir du moment où les camps sont constitués, on tire à vue sur l’ennemi, et on protège le camarade de combat le plus possible.

C’est très exactement ce qu’on observe. Le cardinal Sarah peut proférer les plus énormes aberrations, il sera automatiquement défendu bec et ongles par un très grand nombre de personnes pour la seule raison que, comme elles, il s’oppose à toute évolution doctrinale ou même pastorale de l’Église sur les questions de morale sexuelle et familiale.

Qu’il y ait, au sein même de l’Église catholique, une fracture entre des camps – grosso modo trois camps : les réformateurs qui veulent des évolutions, les traditionnalistes qui veulent revenir à une situation antérieure, les conservateurs qui veulent préserver le statu quo –, il y a longtemps que nous le savons. Mais ce qui me semble nouveau, c’est que ces trois camps soient apparemment en train d’évoluer d’une logique militante vers une logique guerrière. Si cette évolution se confirme, les conséquences pour l’Église ne pourront être que catastrophiques, car il sera bien plus difficile pour les représentants de ces trois courants de continuer à se prétendre en communion, et donc de continuer, tout simplement, à faire partie de la même institution.

Il faut donc lutter contre cette tendance. Mais cela implique de renoncer aux attitudes guerrières, et donc à la solidarité inconditionnelle entre membres d’un même camp. On peut être de Robert Sarah ou de Hans Küng ; mais il faut savoir si l’on est d’abord de Robert Sarah ou de Hans Küng, ou d’abord du Christ.

mardi 6 octobre 2015

Bravo pour votre coming out, père Charamsa !


Krzysztof Charamsa, un prêtre polonais qui tient – tenait… – une place éminente à la Congrégation pour la doctrine de la foi – autrement dit l’ex-Saint-Office, l’Inquisition ! – vient de faire un double coming out : il est homosexuel, et il est en couple. Bien sûr, tremblement de terre au Vatican, qui n’a pas tardé à prendre des mesures : le père Charamsa a été relevé de toutes ses fonctions auprès du Saint-Siège, et son avenir en tant que prêtre sera décidé par ses supérieurs diocésains – il ne fait guère de doute qu’il peut d’ores et déjà commencer à se chercher un boulot.

Là-dessus, naturellement, scandale mondial. De la part des traditionnalistes comme des conservateurs, quoi de surprenant ? Ils ne pouvaient que lui tomber dessus. Ce qui est plus étrange, c’est de retrouver la même attitude chez nombre de réformateurs. On l’accuse d’avoir monté son coup – ça, c’est évidemment vrai : il n’a pas fait ce coming out à deux jours du début du Synode sur la famille par hasard – ; et surtout, on l’accuse d’avoir renforcé le camp traditionnaliste.

Il faut, je crois, remettre quelques pendules à l’heure. La première consiste à prendre un peu de recul pour considérer la vie de cet homme. Un ressortissant d’une nation largement homophobe, membre du clergé d’une Église qui l’est plus encore, sa vie n’a pas dû être facile, et c’est un euphémisme. Même avant d’être en couple, il se savait homosexuel ; or, s’il y a quelque chose que les hétérosexuels mesurent en général très mal, c’est à quel point l’homophobie, même quand elle ne s’exprime qu’en paroles, par des jugements de valeur, même quand elle prétend ne porter que sur les actes et ne pas concerner les personnes, blesse les homosexuels. Et à la Doctrine de la foi ! On peut imaginer ce qu’il a vécu.

D’autant plus qu’à présent, sa vie ne sera guère plus simple. Il va pouvoir vivre son amour au grand jour, ce qui est probablement un soulagement ; mais inversement, il a renoncé, en toute connaissance de cause, à son gagne-pain, et qui plus est à une position de pouvoir, de prestige et d’influence. Non seulement son existence a forcément été très difficile, mais en révélant sa double vie, il a donc fait preuve d’un indéniable courage. Que ceux, laïcs ou prêtres, qui ont la chance de pouvoir concilier le métier de leur choix et la sexualité de leur choix méditent cela avant de lui tomber dessus.

La deuxième consiste à bien considérer de quoi ce prêtre serait « coupable ». Il y a en effet deux choses distinctes : son homosexualité et la rupture de son célibat. Personnellement, je considère d’une part que l’homosexualité est parfaitement naturelle et n’a rien de « désordonné » ou de mauvais, et d’autre part que le célibat sacerdotal devrait être un choix, pas une obligation, et qui plus est un choix révisable au courant de la vie. Autant dire qu’à mes yeux, ce prêtre n’est coupable de rien du tout.

Mais puisque, pour beaucoup, il l’est, ceux qui l’accusent doivent être parfaitement clairs dans leurs accusations. Or, ils ne le sont pas, et on a du mal à se départir de l’idée que, pour autre chose que l’homosexualité, leur indignation serait bien moindre. Christine Pedotti, dans un éditorial de Témoignage chrétien, compare la rapidité avec laquelle le père Charamsa a été sanctionné avec les « longs atermoiements » qui suivent les affaires de pédophilie. De la même manière, Emmanuel Navarre souligne fort justement que le père Lombardi, directeur du Bureau de presse du Saint-Siège, a jugé le coming out du père Charamsa « grave et irresponsable » à cause du contexte du début du Synode ; or, la question du célibat des prêtres n’est pas au programme des discussions, alors que celle de l’homosexualité l’est bien. Il est donc clair que ce dont le père Lombardi a peur, c’est de la question de l’homosexualité.

La troisième, enfin, porte sur la pertinence stratégique de cette révélation. J’ai été assez surpris d’entendre des catholiques réformateurs affirmer que le coming out du père Charamsa allait braquer les conservateurs et les radicaliser, et qu’il aurait été préférable de laisser les débats se dérouler dans le calme, dans la discrétion, voire dans le secret, comme l’Église l’a toujours fait. D’après certains, les hésitants vont se braquer.

Or, il me semble que c’est là une illusion à peu près totale. D’abord parce que l’homosexualité est un sujet où il y a peu d’hésitants ; les avis sont généralement très tranchés dès le départ. Ensuite et surtout, parce qu’il est fou de croire que les conservateurs ou les traditionnalistes étaient prêts à lâcher quoi que ce soit sur la doctrine officielle en la matière. Braqués, radicalisés, ils le sont déjà, et depuis longtemps ; nous avons tout à gagner à ce que les positions s’affirment, et s’affirment clairement, sans ambages, sans ambiguïtés. De toute manière, il n’y aura pas d’accord : les positions sont absolument irréconciliables. La seule et unique manière pour l’Église d’établir un consensus, c’est de cesser de se prononcer officiellement sur le sujet pour le laisser à la libre appréciation de la conscience de chacun. Autrement, elle n’arrêtera pas l’hémorragie de ses membres, qu’elle choisisse la réforme ou l’immobilisme.

Il faut également souligner que la thérapie de choc pratiquée par le père Charamsa a plusieurs fois prouvé son efficacité. D’après ma modeste expérience, on peut discuter pendant des semaines avec quelqu’un, déployer des trésors d’argumentation, tout cela en pure perte, sans que sa position n’évolue d’un iota ; et puis tout d’un coup, ce quelqu’un découvre qu’un de ses proches, ou le fils d’un proche, est homosexuel, et d’un seul coup sa vision change.

Il n’y a donc aucune raison pour les réformateurs de redouter les conséquences de ce coming out ; ceux qui peuvent avoir des craintes, ce sont les conservateurs. Ainsi, Roland Gosselin, un des auteurs du tristement célèbre Padreblog, s’est fendu d’un billet intitulé « La chute d’un prêtre » et qui mérite la lecture. Il sue littéralement la haine, le mépris et la peur. Après avoir commencé par dire que non non, il ne jugeait pas le père Charamsa, Roland Gosselin passe de fait son texte à le juger, et à le juger sans beaucoup de miséricorde. « Très grave », « ridicule », « grave scandale », le champ lexical du billet est assez éclairant.

Les accusations portées sont lourdes : « scandaliser tous ceux qui font confiance aux prêtres », « abîmer le sacerdoce », « diffuser le poison du doute et de la suspicion ». Mais le véritable reproche apparaît bien vite :

« Nous pouvons comprendre qu’il parte, s’il ne peut plus tenir son engagement. Il pouvait partir humblement, discrètement, personne ne l’aurait jugé […]. Quand on est tombé, on se retire humblement dans le silence et on demande pardon. On ne renverse pas les rôles en accusant l’Église ! »

Le voilà, le cœur du problème, pour Roland Gosselin : le père Charamsa a brisé la loi du silence. C’est cela qu’il ne lui pardonne pas : avoir brisé l’omerta. On a de plus en plus l’impression que, pour l’Église, seules comptent les apparences ; que les départs de prêtres comme l’hémorragie des fidèles ne gênent personne tant qu’ils se font sur la pointe des pieds. Le véritable crime du père Charamsa, c’est de n’être pas parti en silence, et donc de forcer l’Église à affronter ses problèmes, ses démons, à leur faire face. Ceux qui veulent préserver le statu quo ont peur de ceux qui élèvent la voix, a fortiori quand ce sont des théologiens : étant donné ses fonctions au sein de la Commission théologique internationale, on pourra difficilement reprocher au père Charamsa de n’avoir pas compris la doctrine de l’Église, prétendument sublime et libératoire, sur l’homosexualité ou sur la chasteté.

« La vérité vous rendra libre », a dit le Christ. C’est à elle que le père Charamsa a rendu témoignage. L’Église ne pourra pas longtemps rester dans le déni, car la crise est vraiment là, et on ne pourra pas éternellement faire comme si on ne la voyait pas ; et elle ne pourra pas non plus longtemps conserver sa doctrine sur l’homosexualité. Les choses ne changeront probablement pas sur ce point suite au Synode, car il faudrait d’abord faire disparaître la fiction de la continuité cohérente du développement de la doctrine catholique. Mais elles finiront tout de même par changer, car sur ces points, le Magistère a contre lui toute la force de la Vérité.

lundi 5 octobre 2015

Affaire Morano : ne nous trompons pas de scandale


Mais qu’est-ce qui me prend, à moi, d’écrire là-dessus ? Pourquoi je ne peux pas juste fermer ma grande gueule ? Je suis sûr de prendre des coups, beaucoup de coups, tout ça pour sans doute ne pas être compris à la fin. À moi, Christian Grey ! Masochisme, quand tu nous tiens.

Je ne sais pas si ma nature profonde est d’être masochiste (mes élèves pencheraient plus probablement pour un sadisme prononcé), mais je sais qu’elle est de ne pas supporter d’entendre trop de conneries, ou même trop d’idées pas forcément sottes mais assenées sans la moindre nuance. Et c’est ce qui se passe en ce moment même avec l’affaire Morano.

Qu’est-ce qu’elle a dit, Morano ? Que la France était, je cite, « un pays de race blanche ». Je préfère le préciser tout de suite pour ceux qui se sentent l’envie d’arrêter dès à présent de me lire pour crier au racisme : ce que Nadine Morano a dit est non seulement très stupide, mais également parfaitement abject. Voilà, c’est dit : je suis fondamentalement en désaccord avec Mme Morano ; oui, elle a dit une grosse connerie. Ce qui ne devrait pas nous surprendre, puisque quand elle ouvre la bouche, c’est neuf fois sur dix pour en dire une (et la dixième, c’est généralement pour acheter son pain), mais passons.

Le problème, c’est qu’il faut s’entendre sur pourquoi cette phrase est conne et abjecte. Or, c’est précisément là que les choses se gâtent. Si cette phrase est très conne et très abjecte, c’est pour une et une seule raison : parce que la France n’est plus depuis longtemps un pays de race blanche, et que prétendre le contraire, c’est exclure de la citoyenneté, ou reléguer en seconde zone, tous les Français qui, ultra-marins ou descendants de l’immigration, ne sont justement pas blancs. Un mahorais ou un guadeloupéen tout noirs ne sont pas moins français qu’un bigourdan ou qu’un costarmoricain tout blancs ; le racisme de Mme Morano consiste à laisser entendre le contraire : si la France est un pays de race blanche, ceux qui ne sont pas blancs sont logiquement moins français que les autres. L’abjection est là.

Le problème, c’est qu’on entend tout autre chose dans les médias, et pour beaucoup de journaleux, le crime réside principalement dans l’utilisation du terme de « race » en parlant des humains. Or, est-ce bien un crime ? Dire qu’il y a des races dans l’humanité, est-ce déjà du racisme ? Je veux bien qu’on me le dise, mais alors il faut me dire pourquoi. Parce que quand même, c’est loin d’être évident. Repartons de la base : la définition du mot « race ». Pour l’Académie française, le terme a deux sens :

« En parlant des animaux […]. Désigne, au sein d’une espèce, certaines catégories d’animaux distinguées par des caractéristiques communes, notamment morphologiques, qui sont constantes au cours des générations […]. »

Vu que nous sommes, après tout, des animaux, ça pourrait nous suffire ; mais puisqu’il y a un sens spécifique aux humains, allons-y :

« En parlant des êtres humains. […] Chacun des grands groupes entre lesquels on répartit superficiellement l’espèce humaine d’après les caractères physiques distinctifs qui se sont maintenus ou sont apparus chez les uns et les autres, du fait de leur isolement géographique pendant des périodes prolongées. »

On retrouve entre les deux sens le même fond : une race, c’est une sous-catégorie d’une espèce animale (humaine ou autre), caractérisée par un ensemble de traits physiques ou morphologiques communs et à peu près constants d’une génération à l’autre. Entendues ainsi, la simple existence des races humaines ne fait guère de doute : il y a bien des différences physiques réelles, concrètes, mesurables, entre, mettons, un noir et un blanc, et ces différences se transmettent globalement d’une génération à l’autre.

Que ces différences soient sans aucune importance et surtout ne doivent entraîner aucune hiérarchisation des hommes, c’est une évidence totale ; c’est d’ailleurs ce que souligne l’Académie en précisant que cette classification des humains est « superficielle ». Mais la meilleure solution pour éviter la hiérarchisation qui définit le racisme est-elle de nier la réalité des races humaines ? Je suis loin d’en être sûr.

Ces derniers temps, j’entends beaucoup de gens dire que classer les humains en races, c’est scientifiquement aberrant. Je veux bien ; sincèrement, je ne suis ni biologiste, ni médecin, donc je reconnais mon incompétence en la matière. Mais alors, je veux qu’on m’explique pourquoi c’est scientifiquement aberrant. Je demande à comprendre pourquoi il est possible de classer les chiens en races alors que, en utilisant les mêmes critères (la transmission d’une génération à l’autre d’un ensemble de caractères morphologiques), ce serait impossible pour les humains.

Qu’il n’y ait pas un nombre limité de couleurs de peau, mais plutôt un nuancier presque infini, ne me semble pas un argument : deux huskies peuvent être assez différents l’un de l’autre ; il n’empêche qu’un husky ressemblera toujours plus à un autre husky qu’à un labrador. De même, les métissages ne sont pas un bon argument : ils existent aussi chez les chiens – ils donnent d’ailleurs souvent des chiens très solides et des humains très beaux.

Pas la peine donc de crier au racisme : si vous avez la réponse à ma question, n’hésitez pas à me la donner ; et si vous ne l’avez pas, n’hésitez pas à vous poser la question.

dimanche 4 octobre 2015

L'objection de conscience ne saurait être un droit


Interrogé sur sa visite à une greffière américaine brièvement emprisonnée récemment pour avoir refusé d’enregistrer des mariages homosexuels, le pape François s’est défendu en affirmant que l’objection de conscience était un droit ; il a même été plus loin en affirmant qu’elle « entrait dans les droits de l’homme ». C’est factuellement faux : elle n’est pas mentionnée par les deux principales déclarations des droits de l’homme, celle de 1789 et celle de 1948. Mais après tout, on pourrait se poser la question : devrait-elle y faire son entrée ?

La réponse, cependant, s’impose : non. On le montre très facilement par un raisonnement par l’absurde. En effet, si vraiment l’objection de conscience était un droit qui devait être garanti, il devrait évidemment l’être à tous. Or, qui pourrait de bonne foi demander une société dans laquelle un raciste aurait le droit de se réfugier derrière l’objection de conscience pour refuser de marier un noir et une blanche ? Si un maire, athée convaincu, estime qu’une catholique représente un réel danger pour l’éducation des futurs enfants, peut-il refuser de la marier à un autre athée ? On ne peut même pas s’abriter, pour défendre une éventuelle spécificité de l’objection de conscience face aux couples homosexuels, derrière le fait que le racisme est un délit, puisque l’homophobie en est un autre.

On retrouve finalement ce que je disais sur l’avortement : à partir du moment où on estime que c’est légal, il faut en offrir la possibilité réelle, matérielle, concrète, aux citoyens, sans quoi il est hypocrite ou vide de sens de prétendre que c’est « légal ».

Non pas qu’il faille absolument contraindre des personnes bien précises à faire des choses qui vont à l’encontre de leur conscience ; après tout, un maire qui ne voudrait absolument pas marier un couple homosexuel ou interracial n’a pas à être contraint de le faire. Mais si « objection de conscience » il y a, elle n’est pas un dû à celui qui la pratique, et elle ne peut se faire qu’à condition de respecter certaines règles.

La première, c’est que personne ne doit en subir les conséquences. Si un médecin ne veut pas pratiquer un avortement, la femme qui désire avorter doit être immédiatement prise en charge par un autre médecin dans le même établissement ; de la même manière, si un maire ne veut pas célébrer lui-même le mariage de deux hommes, il faut que le mariage ait lieu au jour prévu et de manière conforme à la loi. Et en cas d’impossibilité de prise en charge par quelqu’un d’autre, il est fondamental de préciser que c’est le droit du demandeur qui prime, pas celui du médecin ou de l’officier d’état civil. Autrement dit, un médecin ne peut légitimement refuser de pratiquer un avortement que si la femme qui le demande a la possibilité matérielle d’être immédiatement prise en charge sur le même lieu par quelqu’un d’autre.

J’irai même plus loin : dans le cas d’un mariage, les mariés ne doivent pas pouvoir ressentir de discrimination, ce qui veut dire, concrètement, que le maire doit s’abstenir de célébrer d’autres mariages durant la demi-journée. Comment se sentiraient-ils s’ils s’apercevaient que le maire d’une grande ville célèbre, un samedi après-midi, tous les mariages, sauf le leur ? C’est évidemment inacceptable. De cela découle la seconde règle : le silence. Un maire qui ne veut pas marier deux hommes, ou un noir et une blanche, un médecin qui ne veut pas pratiquer un avortement peuvent s’abstenir de le faire, mais ils doivent également s’abstenir d’en faire étalage ; parce qu’en faire étalage, c’est déjà imposer l’objection de conscience à quelqu’un qui n’a fait que demander une chose conforme à la loi.

Tout cela, finalement, devrait être évident de par la nature même de l’objection de conscience. L’objection de conscience, c’est refuser de faire quelque chose que la loi impose, ou chercher à empêcher quelque chose que la loi permet. C’est donc, forcément, aller contre la loi ; comment pourrait-on demander à ce qu’elle soit reconnue par la loi ? Il n’y aurait aucun sens à faire des lois si c’était pour ajouter à la fin : « mais bon, si votre conscience vous dit autrement, vous avez le droit de ne pas respecter cette loi ».

L’objection de conscience est donc, par nature, illégale. Elle ne peut donc pas faire l’objet d’un droit ; elle est toujours de fait, parce que quelqu’un estime que la loi est sur un point contraire au Bien. Bien sûr, c’est toujours un risque, une possibilité : l’Histoire comme l’actualité nous offrent une multitude d’exemples de lois contraires au Bien. En pareil cas, bien sûr qu’il faut suivre sa conscience contre la loi ; mais il faut aussi en assumer le risque. Chacun doit suivre sa propre conscience, mais nul ne peut demander à l’État de se plier à la conscience de chacun.