lundi 20 juin 2016

Longue vie aux Maasaï


Lorsque je suis allé en Tanzanie, cette année, avec ma famille, j’ai eu l’impression de plonger dans un autre monde. Dès la sortie de l’aéroport en fait, j’ai été frappé par le décalage qui existe entre ce pays et le nôtre, surtout en ce qui concerne l’agriculture : les paysans qui labourent leurs champs en faisant tirer une charrue de bois par des animaux, voire en la tirant eux-mêmes, les petits pâtres guidant leurs troupeaux sur le bord des routes ; le tout sur fond de villages composés de petites maisons, presque des huttes en fait, de bois, de paille et de terre. Il se dégageait de tout cela une impression de grande pauvreté, bien sûr, et d’un certain anachronisme pour les modernes que nous sommes, mais pas de misère pour autant ; nous n’avions pas vu les hordes de gamins visiblement affamés que j’ai pu voir par exemple à Istanbul. Il faut dire que nous n’étions pas dans les bidonvilles de Dar es Salam.

Rapidement, nous sommes entrés dans les parcs du nord du pays, en pleine terre maasaï. Et là, l’impression de dépaysement, et même de passage dans un autre univers, est devenue incomparablement plus forte. Là, les éleveurs n’ont même pas l’électricité, sans parler de l’eau courante. Dans les villages situés sur les pentes du cratère du Ngorongoro, les enfants descendent encore chaque matin, accompagnés de leurs ânes, pour aller chercher de l’eau qu’ils remontent dans des outres ; il y a des lions au fond du cratère, et ils ont de longues sagaies pour se protéger.

Nous avons visité un village, au cœur du plateau du Ngorongoro, et je ne crois pas qu’on puisse faire cette expérience sans être durablement marqué. Les éleveurs se nourrissent principalement de la viande, du lait et du sang de leurs animaux, des chèvres surtout. Ils ont gardé leurs habits traditionnels, colorés et magnifiques, et vivent dans de minuscules huttes de bois et de torchis ; l’intérieur est très sombre, on y entend le chant des insectes qui vivent à l’intérieur des murs et s’en nourrissent. Dans cet espace de quelques mètres carrés vivent une femme et ses enfants, souvent avec des animaux jeunes ou malades. Dans chaque village, composé de quelques huttes, un homme vit avec ses épouses et leur descendance ; le village est protégé des fauves et des prédateurs par des buissons d’épines, séchés et plantés dans le sol, qui forment une clôture et sont renouvelés périodiquement. Le village lui-même se déplace d’ailleurs selon les besoins de l’élevage ; une hutte de toute manière ne dure que quelques années.

Là encore, la première impression est évidemment celle d’une grande pauvreté et d’un décalage absolu par rapport à nous ; mais je n’ai pas non plus ressenti cela comme de la misère. Ils ne semblent pas avoir faim, même si leur santé est à l’évidence fragile et précaire ; la splendeur de leurs habits et des bijoux qu’ils fabriquent, qui constituent leur seule source apparente de revenus monétaires, renforce l’idée qu’ils ne sont pas dans le dernier dénuement.

En fait, on n’a pas l’impression d’être face à des gens qui seraient tout en bas de l’échelle sociale : on a l’impression d’être face à des gens qui ne sont tout simplement pas sur la même échelle sociale que nous. Ils ne sont pas en-dessous de nous, ils sont à côté ; ils sont ailleurs pour la simple et bonne raison qu’ils sont en quelque sorte hors du temps. Quelques téléphones portables sont l’unique signe de modernité ; mais je ne suis pas certain qu’il y en ait même un par village, et ils ne doivent pas être souvent allumés. Une femme maasaï que nous avons croisée en expédition ne parlait même pas swahili.

Comment le vivent-ils ? C’est difficile à dire. Un jeune d’une vingtaine d’années, qui parlait anglais et nous servait de guide dans le village, quand je lui parlais de la splendeur de ces immenses plaines, m’a dit qu’il s’y sentait un peu prisonnier et qu’il aspirait à partir en ville. Cela m’a fait d’autant plus de peine que je sais bien que, s’il y parvient, il n’a que des chances infimes de voir ses rêves se réaliser et d’y être plus heureux que dans son village ; mais je ne peux pas lui jeter la pierre. Même avec des contacts extrêmement restreints avec le reste du monde, ils savent bien qu’il existe, et ça ne peut que faire rêver un jeune homme de cet âge.

Je ne dis évidemment pas que j’échangerais ma vie contre la leur, mais il s’en dégage une simplicité qui peut me faire envie, et parfois même rêver. Ils vivent dans un dénuement à peu près complet de science et d’art, même si leur artisanat en est une forme très belle ; mais inversement, ils sont en communion presque totale avec la nature. Et je crois que, par ce mode de vie extraordinairement simple, ils préservent pour nous tous quelque chose d’important : non seulement leurs traditions particulières, mais, au-delà, le lien avec ce que nous avons tous été il y a de cela des millénaires – lien qu’ils sont parmi les derniers à établir –, et donc une part de l’âme et de l’identité de l’humanité tout entière, part qui est en train de s’évaporer entièrement. Quand les derniers représentants de ce mode de vie d’éleveurs-chasseurs-cueilleurs auront disparu, c’est tout un pan de notre passé, et donc de notre patrimoine commun, qui se sera évanoui pour toujours. C’est un signe parmi d’autres du bouleversement anthropologique complet que constitue la révolution industrielle.

Car ils sont menacés, et, je le crains, appelés à disparaître. Sauf miracle, la marche naturelle des choses est pour eux d’être balayés par le « progrès » et la mondialisation. Les marchands de safaris-chasse et d’hôtels de luxe, les marchands de minerais, tous convoitent leurs terres ; et le rapport de force est déséquilibré à l’extrême, d’autant plus que les Maasaï seront affaiblis de l’intérieur par les départs vers les villes et les renoncements qu’ils seront forcément tentés de faire – encore une fois, on ne peut pas les en blâmer.

Il y a là quelque chose d’un peu triste, une mélancolie ou une nostalgie, et elle serait légitime même si ces gens allaient vers une vie meilleure, ce qui est malheureusement très loin d’être le cas. Les risques sont bien élevés de les voir perdre le peu qu’ils ont pour la véritable misère ; de les voir passer de cet autre espace-temps où ils vivent encore au nôtre, au sein duquel, pour le coup, ils seront tout en bas de l’échelle. Ils n’ont pas l’électricité, mais justement parce qu’ils ne l’ont pas, jamais je n’avais vu autant d’étoiles que dans leur ciel.


samedi 18 juin 2016

Assumons un ethnocentrisme raisonnable


Il y a quelques mois, j’ai participé à une formation animée par Henri Peña-Ruiz : une série de conférences à destination des professeurs, principalement d’histoire-géographie, ayant pour thème l’enseignement du « fait religieux » (les guillemets sont de rigueur tant cette expression est moche), la laïcité et les valeurs de la République.

Le conférencier nous a bien sûr resservi le bon vieux poncif selon lequel toutes les religions se valent exactement puisque dans chacune il y a des fanatiques intolérants, voire violents, et des hommes ouverts d’esprit et tolérants.

Dans la première série de questions, je me suis permis de l’interroger là-dessus. Sachant que j’abordais un morceau pour le moins sensible et hautement polémique, j’ai mis les formes ; j’ai commencé par reconnaître qu’en effet, dans toute religion s’opposent au moins deux visions des choses : l’une selon laquelle la religion est vraie de manière certaine et peut légitimement s’imposer à l’ensemble de l’humanité, d’une manière ou d’une autre ; l’autre, marquée par un certain scepticisme et donc une plus grande tolérance. Ce qui est rigoureusement exact ; j’aurais pu élaborer et dire que même dans les religions de l’Antiquité, pourtant particulièrement tolérantes (au moins envers les religions fondées sur les mêmes principes qu’elles) on trouvait des formes d’intolérance religieuse ou de mépris des croyances, des pratiques et des codes moraux différents. J’ai donc aisément concédé à M. Peña-Ruiz les croisades, les tribunaux de l’Inquisition et même une part de responsabilité chrétienne dans l’antisémitisme européen au XXe siècle.

Seulement, je me suis permis une interrogation. La plupart des textes fondamentaux des grandes religions monothéistes contiennent des commandements le plus souvent clairs et explicites : c’est vrai aussi bien du Coran que de la Torah. Ces passages n’ont donc pas à être interprétés : on les accepte ou on les rejette. Quand le Deutéronome, en 23, 20, écrit : « Tu ne feras à ton frère aucun prêt à intérêt : ni prêt d’argent, ni prêt de nourriture, ni prêt de quoi que ce soit qui puisse rapporter des intérêts », il n’y a rien à interpréter, le précepte est parfaitement clair.

Les Évangiles, à l’inverse, sont presque exclusivement rédigés sous forme de paraboles. Ce sont des histoires qui recèlent un sens caché, sens qui ne peut être découvert qu’à travers un travail d’interprétation. Dans la parabole du bon grain et de l’ivraie, par exemple, que représente chaque élément ? L’ivraie symbolise-t-elle les infidèles qui ne croient pas au Christ ? Et dans ce cas, qui a pour mission de la séparer du bon grain après la moisson pour la jeter au feu ? Les hommes dans l’histoire, ce qui justifierait la guerre sainte, ou seulement Dieu à la fin des temps ? Ou bien l’ivraie ne symbolise-t-elle pas le mal qu’il y a en chacun de nous[1] ?

Évidemment, tout cela nécessiterait d’être nuancé. Il y a dans les Évangiles des préceptes moraux très clairement exprimés, et le Coran est un texte souvent extrêmement obscur et où l’effort interprétatif est indispensable. D’autre part, les chrétiens reconnaissent, pour la plupart, un caractère sacré à l’Ancien testament, qui pour une bonne partie n’est qu’une liste d’obligations elles aussi dénuées de toute ambiguïté. Enfin, il faut remarquer que même des obligations parfaitement claires dans un texte sacré peuvent aisément être contournées : les juifs, sans reconnaître la validité du Nouveau testament, n’en ont pas moins que les chrétiens bazardé l’essentiel de l’Ancien et de ses préceptes juridiques par le travail interprétatif du Talmud. Et ce même si « réécriture » serait sans doute plus honnête « qu’interprétation », tant les valeurs morales, les lois et les pratiques des juifs d’aujourd’hui sont en contradiction flagrante, parfois même à l’opposé, de ce que l’Ancien testament affirme pourtant poser pour les siècles des siècles.

Mais malgré ces nuances, le constat général demeure vrai. D’où la question que j’ai posée à Henri Peña-Ruiz : puisque le principal texte sacré des chrétiens nécessite pour l’essentiel une interprétation qui peut varier d’un individu à l’autre, alors que dans d’autres religions les commandements moraux sont exprimés de manière directe, le triomphe de la vision tolérante et ouverte sur le fanatisme n’est-elle pas facilitée dans le christianisme, et compliquée dans d’autres religions par ses contradictions manifestes avec le texte sacré ? Pour illustrer cette phrase un peu compliquée, un exemple : la reconnaissance de la valeur de l’homosexualité s’oppose directement à plusieurs citations tant du Coran que de la Torah ; inversement, les Évangiles n’abordent pas une seule fois le sujet[2], ce qui fait que chaque chrétien peut théoriquement se forger sa propre opinion sur le sujet.

Malheureux ! Que n’avais-je pas dit là ? À ces mots on cria haro sur le baudet. Henri Peña-Ruiz lança lui-même la charge, en me rappelant les nombreux crimes dont je me faisais visiblement l’apologiste (?) ; c’est à peine s’il ne m’a pas mis la Shoah sur le dos. Excités par son exemple, plusieurs collègues dans la salle ne se privèrent pas pour dire à quel point ils trouvaient scandaleux qu’au XXIe siècle, un enseignant puisse encore tenir de tels propos. Et de sortir tous les -ismes habituels : paternalisme, ethnocentrisme, racisme, néo-colonialisme, islamophobisme, j’en passe et des meilleurs.

D’où la question : suis-je ethnocentriste ? Honnêtement, la réponse est « oui » : je suis un ethnocentriste, et même un ethnocentriste assumé ; mais j’essaye de garder un ethnocentrisme raisonnable.

Qu’est-ce que je veux dire par là ? D’abord, que mon ethnocentrisme n’est pas une sorte de nationalisme culturel irrationnel : je ne place pas la culture et la civilisation européennes au-dessus des autres. Si j’ai la plus grande admiration pour la science, pour la pensée et surtout pour l’art européens, je sais que d’autres cultures ont produit dans ces domaines des œuvres qui ne sont pas moins grandes. Je ne prétends pas non plus que la civilisation occidentale soit parfaite : il n’existe rien de tel en ce monde. Je ne nous dédouane pas des crimes de notre histoire, d’autant moins que nous continuons aujourd’hui de profiter des avantages compétitifs et de la richesse matérielle qu’ils nous ont indéniablement apportés. Enfin, je n’ignore pas que, même aujourd’hui, et peut-être guère moins qu’hier, notre civilisation est le lieu et l’origine de pratique barbares : profondes inégalités sociales, surtout entre les classes sociales mais également entre les sexes, les origines ethniques, les genres etc. ; destruction accélérée de la planète ; maltraitance inouïe à l’égard des animaux, je pourrais allonger la liste.

Dans ces conditions, comment peut-on être ethnocentriste ? Pour le dire avec les mots de Michel Houellebecq, je crois que « la pure morale est unique et universelle. Elle ne subit aucune altération au cours du temps, non plus qu’aucune adjonction. Elle ne dépend d’aucun facteur historique, économique, sociologique ou culturel ; elle ne dépend absolument de rien du tout. Non déterminée, elle détermine. Non conditionnée, elle conditionne. En d’autres termes, c’est un absolu[3] ».

Naturellement, la morale de la civilisation occidentale n’est certainement pas cet absolu, ne serait-ce que parce qu’elle a grandement évolué avec le temps (Dieu merci). Là encore, je peux citer la suite du texte de Houellebecq : « une morale observable en pratique est toujours le résultat du mélange en proportions variables d’éléments de morale pure et d’autres éléments d’origine plus ou moins obscure, le plus souvent religieuse. Plus la part des éléments de morale pure sera importante, plus la société-support de la morale considérée aura une existence longue et heureuse. À la limite, une société régie par les purs principes de la morale universelle durerait autant que le monde. »

C’est là que réside mon ethnocentrisme : je crois que la culture occidentale (c’est-à-dire principalement la transformation de la culture gréco-romaine par le judéo-christianisme) a découvert un certain nombre des principes qui composent cette « pure morale absolue et universelle » ; bien plus (car cela, d’autres civilisations l’avait fait avant elle), elle a découvert le principe même de leur universalité. J’insiste sur ce mot : elle a découvert ces principes et leur universalité ; elle ne les a pas inventés.

Historiquement, ces principes ont été affirmés dans une multitude de textes : des textes religieux comme les Évangiles, des textes politiques comme les diverses déclarations des droits de l’homme, et bien entendu de nombreuses œuvres d’art ou de philosophie.

Évidemment, je ne prétends pas, en revanche, que notre civilisation applique réellement ces principes qu’elle a découverts. Malheureusement, elle est même bien souvent la première à les piétiner. Ainsi, elle est sans doute la première, ou une des premières, à avoir réellement compris le principe de l’égalité des sexes ; et pourtant, l’égalité réelle, concrète, entre les hommes et les femmes est très loin d’être une réalité dans nos sociétés.

Il n’en reste pas moins que le principe est là, et que nous sommes légitimes pour le proposer au reste du monde. Je dis bien le proposer, et non pas l’imposer : aucun principe métaphysique n’est jamais assez solidement établi pour que la violence devienne un moyen légitime de le diffuser. Mais nous sommes légitimes à le proposer, et plus encore, à le proposer comme modèle universel. Nous n’avons pas à nous plier à un relativisme qui voudrait nous faire croire que l’égalité des sexes, la tolérance religieuse, la liberté d’expression, l’acceptation de l’homosexualité, la contraception, la sexualité hors mariage etc. seraient des inventions occidentales qui ne seraient bonnes que pour nous. Bien au contraire, il nous faut assumer l’ethnocentrisme, si c’en est un, qui consiste à affirmer l’universalité de certaines de nos valeurs. Non, l’égalité des sexes n’est pas bonne que pour l’Europe et l’Amérique du Nord : on peut affirmer que toute civilisation, toute culture, tout pays qui l’appliquerait réellement en serait plus heureux.


[1] À l’appui de sa thèse selon laquelle « tout-se-vaut », et pour trouver un passage appelant à la violence dans les Évangiles, Henri Peña-Ruiz n’avait évidemment cité que les deux premières interprétations, celles qui indiquent l’idée d’une destruction présente ou à venir de ceux qui rejettent le christianisme.
[2] Paul de Tarse l’aborde, lui, dans ses épîtres, et pour en dire le plus grand mal. Mais les épîtres pauliniennes n’ont, pour un chrétien, pas du tout la même autorité que les Évangiles.
[3] Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, 1998 ; p. 35 dans l’édition « J’ai lu » de Flammarion.

jeudi 16 juin 2016

Après les agressions, le harcèlement


J’arrive un peu après la bataille, mais je voulais consacrer un article à la question du harcèlement sexuel, question réveillée récemment par quelques affaires (Baupin, Sapin…). J’avais déjà consacré un billet aux agressions sexuelles, et je n’ai pas un mot à en changer, mais la notion de harcèlement soulève des questions spécifiques.

Comme le sujet des agressions sexuelles, celui du harcèlement sexuel est éminemment sensible, polémique, dangereux. Il me rappelle, décidément, la question de l’islamophobie. Dans les deux cas, il y a une réalité à la base : l’islamophobie existe, les agressions et le harcèlement sexuels existent ; et dans les deux cas, cette réalité est terrible, source de souffrances immenses, et constitue donc un indéniable problème politique et de société. La parole et la douleur des victimes doivent évidemment être entendues, et il est indispensable de lutter concrètement contre ces fléaux.

D’un autre côté, en bonne justice, la parole des victimes n’est pas la seule qu’il faille entendre ; il faut également entendre celle des accusés. En outre, la parole des victimes ne peut suffire à elle seule à fonder une théorie ou une action politique : elle doit être rationnellement confrontée à d’autres éléments. C’est pourquoi il est aberrant d’entendre certains essayer de disqualifier leurs adversaires au motif qu’étant des hommes, ou des blancs, ou des non-musulmans, ils n’auraient rien à dire sur ces questions.

Il est enfin particulièrement important de veiller à éviter les confusions. Or, dès qu’on touche au sexe, on est dans le registre de l’intime, donc sur quelque chose qui peut être vécu très différemment d’un individu à l’autre. Il est donc absolument nécessaire d’une part de définir ce dont on parle et les termes qu’on utilise, et d’autre part d’adosser, autant que possible, le ressenti subjectif de chacun à des réalités objectives, observables, mesurables. Établir des distinctions devient donc la condition d’une pensée bien fondée.

Ainsi, dans le cas du harcèlement, il faut commencer par faire la différence entre le harcèlement physique et le harcèlement moral. Sans aucune complaisance pour le second, et surtout sans établir a priori de hiérarchie entre eux (le harcèlement moral est parfois bien pire que le harcèlement physique), on peut déjà commencer par dire que ce n’est pas la même chose. Cela nous permet de nous débarrasser tout de suite du harcèlement physique, qui est simple à traiter.

Le principe de base est en effet très clair : on ne viole pas l’intégrité physique d’une personne sans son consentement. Chacun a le droit fondamental de ne pas être touché par autrui s’il ne le désire pas, surtout pour un contact de nature sexuelle. Cette protection maximale pour ce qui concerne le corps est nécessaire, car le corps est l’ultime rempart de notre âme ; protéger suprêmement l’intégrité corporelle est donc la garantie nécessaire de la protection de notre être tout entier. Il est donc toujours condamnable de toucher quelqu’un qui ne le désire pas ; la répétition de l’acte ou son caractère sexuel sont des facteurs aggravants.

Le harcèlement moral est nettement plus complexe, car il s’agit de paroles. Il y a donc opposition entre, d’une part, la tranquillité de celui qui estime se faire harceler, et d’autre part la liberté d’expression de celui qui harcèle. Je ne prétends nullement, bien sûr, que la liberté d’expression soit sans limite ; j’ai même toujours explicitement défendu l’idée inverse. En revanche, je demande à ce qu’on pèse bien ce dont on parle et donc ce qu’on demande. La liberté d’expression est non seulement un droit fondamental, mais une des libertés formelles les plus précieuses et les plus indispensables au bonheur humain. Il est possible de la restreindre légitimement, mais on ne doit le faire que de manière strictement nécessaire et pour préserver d’autres libertés.

Là encore, il est nécessaire de fonder des distinctions objectives. Ainsi, une injure publique est toujours condamnable. Traiter une fille de salope dans la rue heurte les limites légitimes de la liberté d’expression. Il peut y avoir en plus du harcèlement, si la personne répète l’injure, auquel cas ce n’en est que plus grave ; mais une seule injure suffit à qualifier l’infraction pénale.

Qu’en est-il en revanche quand le propos n’est pas injurieux ? Est-il ou n’est-il pas légitime d’aborder une femme dans la rue en lui disant, par exemple, « vous êtes mignonne » ou « j’ai envie de vous » ? On trouve fréquemment des gens pour défendre l’idée que même cela constituerait du harcèlement. Or, il me semble que la notion de harcèlement contient nécessairement à la fois l’idée de répétition et l’idée de durée. Autrement dit, dire une seule fois quelque chose à quelqu’un ne saurait constituer du harcèlement.

À cela, on me répond que la femme à qui on le dit peut l’entendre pour la vingtième fois de la journée. On pourrait être tenté de dire : tant mieux pour elle ! Peut-être ceux, hommes et femmes, à qui on ne le dit jamais en souffrent-ils autant, voire davantage. Mais en réalité, leur douleur, pour réelle qu’elle soit, n’efface pas celle de ceux qui se sentent harcelés, et qu’il faut également entendre. Que répondre, donc, à ceux qui comparent cette situation à celle d’un repas à l’extérieur où l’on est envahi par les guêpes, ou d’une soirée durant laquelle on n’est sans arrêt attaqué par des moustiques ? Même en admettant que chaque moustique ne pique qu’une fois, on a effectivement l’impression d’être harcelé.

À ce stade, une nouvelle distinction est nécessaire : cherchons-nous à éduquer, ou cherchons-nous à pénaliser ? La question est fondamentale. Il est évidemment parfaitement possible et même souhaitable d’éduquer ceux qui, se croyant de fins dragueurs, abordent les filles dans la rue en leur parlant de leur physique. Musset le fait à merveille dans Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, et montre surtout que pour parvenir à ses fins, ce n’est guère efficace.

En revanche, pénaliser est une réponse d’un autre ordre. On peut souhaiter la disparition par l’éducation de certains comportements tout en reconnaissant qu’il n’est pas légitime de légiférer contre eux. Je souhaite la disparition du négationnisme, mais je suis convaincu que quelqu’un qui ne croit pas en l’existence des chambres à gaz a le droit fondamental de le dire (tant qu’il n’appelle pas à reproduire l’expérience). En outre, c’est probablement contre-productif : de même que les négationnistes tirent grand parti de leurs condamnations pénales, qui leur permettent d’adopter une posture victimaire, envoyer des gens au tribunal parce qu’ils auront dit à une femme qu’elle a de beaux seins risque fort de radicaliser les postures.

Je ne crois donc pas, contrairement à ce qu’on peut fréquemment lire, qu’aborder quelqu’un dans la rue pour lui faire un compliment sur son physique puisse en aucune manière être pénalement condamnable. Si on aborde quelqu’un par une injure, oui, la condamnation est possible ; ou s’il y a menace, ce qui est évidemment condamnable dès la première fois ; de même si, après un refus clair, on continue à complimenter – là, il y a réellement harcèlement. Mais ne tombons pas dans l’excès : quand on lit sur certains sites qu’entre un « regard déplacé » et un viol, il y a une différence de degré mais pas de nature, on se dit qu’il vaut mieux ne pas commencer à confondre compliment et harcèlement – ça peut finir loin.

Certains répondent en mettant en avant la notion de consentement, et en exigeant qu’il soit d’une part explicite, d’autre part préalable non seulement à toute relation sexuelle, mais encore à tout contact humain. Cela semble difficilement défendable. Dans le cas des relations sexuelles, il suffit d’avoir un peu de pratique pour savoir qu’on ne demande jamais à une personne si elle veut en avoir ou pas : ça se fait, c’est tout. S’arrêter en pleine action pour demander à la personne si elle consent explicitement à la relation serait plutôt tue-l’amour. C’est encore plus vrai pour un simple contact humain : comment d’ailleurs obtenir le consentement de quelqu’un sans être au préalable entré en contact avec lui ?

Le consentement n’a donc jamais à être explicité, surtout a priori ; il découle implicitement d’un contexte et de l’attitude de l’autre. Il est évidemment nécessaire que l’autre soit en mesure d’exprimer un éventuel refus (on ne peut pas faire l’amour à quelqu’un qui s’est évanoui à force de boire…) ; mais en l’absence d’un refus explicite (que ce soit en parole, par un regard, dans l’attitude etc.), il est nécessaire de considérer a priori que la personne consent.

Quelques comparaisons le mettent d’ailleurs parfaitement en évidence ; dans tous les cas, on s’aperçoit qu’appliquer certains arguments mis en avant par certains féministes est parfaitement inopérant.

Si je traverse un marché pour me rendre de mon travail à mon domicile, je vais être hélé par les marchands qui vont essayer de me fourguer leur marchandises, et pour peu qu’on soit en période électorale, par quelques militants d’un parti ou d’un autre. Ni aux uns, ni aux autres, je n’ai demandé quoi que ce soit. Peut-être qu’ils m’importunent, peut-être que subjectivement je vis leur insistance comme une agression ; peut-être même que je vais modifier mon itinéraire pour éviter le marché. Est-ce une raison suffisante pour interdire à quelqu’un de crier « ils sont beaux mes melons ! » ou de me proposer de rejoindre le FN ou les Témoins de Jéhovah ? Ces derniers ne se contentent pas de vous interpeller dans la rue, ils viennent frapper à votre porte ! Est-ce un délit ?

On peut explorer cette question du sentiment subjectif d’être agressé par un compliment, sentiment dont témoignent de nombreuses femmes (pas toutes, mais beaucoup[1]), avec une autre comparaison, religieuse cette fois-ci. Une grande majorité de catholiques pratiquants se sont sentis profondément agressés dans ce qu’ils avaient de plus intime et de plus précieux par certaines œuvres d’art comme Piss Christ ou Golgotha Picnic, ou par certaines publicités comme celle qui détournait La Cène de Léonard de Vinci. Ils se sont souvent sentis insultés, ainsi que de nombreux musulmans, par certaines caricatures de presse.

Et malgré ce sentiment réel, indéniable et majoritaire d’agression, d’offense, de blessure morale, ceux qui interprètent un simple compliment dans la rue comme du harcèlement et veulent le pénaliser en conséquence sont rarement en faveur d’une interdiction de ces œuvres d’art et de ces caricatures. Où est la logique, où est la cohérence ? On ne peut se départir de l’impression qu’il y a deux poids, deux mesures.

Je peux prendre un autre exemple, d’actualité, avec le ramadan. Je ne le fais pas, de toute évidence. Dans mes classes, et plus généralement dans mes rapports avec les mahorais ou les Comoriens, il est très fréquent qu’on m’en fasse le reproche et qu’on m’incite à le faire, voire qu’on me marque un mépris certain devant mon refus. Aucune considération pour ma personne, mes convictions, mes croyances, mes pratiques ; même pas de volonté de discuter pour me convertir : seulement une injonction à suivre une pratique très importante dans leur religion. C’est encore pire à l’heure des repas : manger en terrasse vous expose immanquablement à des regards appuyés et très désapprobateurs et à des commentaires moqueurs ou péjoratifs. Honnêtement, ça peut vite devenir lourd ; je peux mal le vivre. Mais il ne me viendrait pas à l’idée de porter ce genre d’affaire devant la justice, même quand c’est la dixième fois en un seul repas.

Il est évidemment parfaitement inacceptable, intolérable, que des femmes aient peur quand elles sortent de chez elles, qu’elles doivent s’habiller d’une certaine manière ou se comporter d’une certaine manière, changer leurs itinéraires de crainte d’être violées. Cela, c’est un véritable fléau social, et il faut lutter contre, y compris par des décisions politiques et judiciaires. Mais on ne gagnera rien à entretenir des confusions entre des choses essentiellement distinctes. Je crois qu’il faut montrer une grande sévérité pour les actes pénalement condamnables ; il faut que tous, femmes et hommes, dénoncent les agressions et les harcèlements dont ils sont réellement victimes ou seulement témoins ; mais inversement, il ne faut pas chercher à pénaliser ce qui ne peut pas légitimement l’être.

J’ajouterais deux choses. La première, c’est que ces questions peuvent paraître sans intérêt ou de détail. Après tout, rares sont ceux qui se retrouvent en procès pour avoir dit à une fille qu’elle était mignonne (déjà que les viols sont rarement condamnés…) ; pourquoi ne pas donner la priorité à la lutte contre le harcèlement réel, plutôt que de s’embarrasser de telles précisions ? D’abord parce que je pense qu’il est nécessaire de les faire maintenant, ces précisions, pour éviter des excès futurs (que ceux qui ne l’ont pas encore fait lisent Les hommes protégés, de Robert Merle).

Ensuite, et surtout, parce que derrière ces exigences d’un consentement explicité a priori, ces demandes de pénalisation des compliments, ces confusions entre viols et regards, je vois monter une nouvelle pudibonderie, un nouveau puritanisme que j’aimerais autant qu’on évite.

La seconde, c’est qu’il ne faut pas viser l’impossible. Sur certains sites féministes, l’argumentaire pour la pénalisation de ce qu’ils appellent du harcèlement se résume à dire : « je n’aime pas ça », « ça me dérange », « c’est inconfortable », ou dans le meilleur des cas « je me sens insultée ». Pour ce qui est de se sentir offensé, la comparaison religieuse montre bien que cela n’est pas forcément illégal ou illégitime.

Et pour le reste, il faut rappeler – bizarre qu’il faille, mais bon… – qu’il n’y a pas de rapports humains, pas de société humaine sans inconfort. Qu’il faille que les femmes n’aient plus peur de sortir de chez elles, oui, mille fois oui ; mais s’imaginer qu’il pourrait exister une société où tout ce qui sortirait de la bouche des autres nous serait agréable… Ça existe, notez bien ; mais ça s’appelle le Royaume de Dieu, et c’est après la mort.


[1] Pas toutes, il faut insister dessus, contrairement à ce que voudraient faire croire certaines « études » qui affirment sans fard : « 100% des femmes ont été harcelées dans les transports en commun ». À la lecture de l’article, on s’aperçoit que, quand on leur demande si elles ont été harcelées, les femmes ne répondent pas toutes « oui » ; il faut que le sondeur redéfinisse ce qu’il entend par « harcèlement » pour arriver à 100%. C’est sûr que si je demande à des blancs : « Est-ce qu’un noir vous a déjà manqué de respect dans la rue SACHANT QUE par “manque de respect” j’entends “ne pas vous faire la révérence” », j’aurai aussi 100% de réponses positives.

mercredi 15 juin 2016

Je reviens vous chercher


Depuis l’ouverture de ce blog, jamais je n’avais aussi longtemps cessé de l’alimenter ; mais à circonstances exceptionnelles, conséquences exceptionnelles. Mon mois d’avril a été occupé à l’extrême ; j’y ai accumulé un retard considérable dans mon travail et mes diverses obligations, retard que j’ai passé le mois et demi qui a suivi à résorber. À présent que j’ai enfin sorti la tête de l’eau, j’espère retrouver un rythme de publication plus régulier.

Ce qui est certain, c’est que pendant que je regardais ailleurs, il s’est passé beaucoup de choses qui auraient mérité des articles.

Pendant que je regardais ailleurs, le gouvernement Valls a utilisé le 49.3 pour faire passer en force le projet de loi El Khomri réformant le Code du travail. Le pire est bien sûr la terrible régression sociale organisée par cette loi : précarisation des salariés au nom de la flexibilité, primauté de l’accord d’entreprise sur l’accord de branche, licenciements facilités, possibilité pour les patrons de faire travailler leurs salariés jusqu’à 46h. par semaine pendant 16 semaines (!!!), voire jusqu’à 60h. par semaine…

Mais il faut également se désoler de la méthode. On peut discuter de la légitimité du 49.3, qui permet d’arracher au Parlement une des rares parcelles de pouvoir dont il dispose face à l’exécutif ; mais sachant que Hollande comme Valls avaient qualifié son utilisation par la droite au pouvoir du temps de Sarkozy de « déni de démocratie », le minimum de la décence aurait exigé qu’ils s’abstinssent d’y avoir recours. Surtout à plusieurs reprises dans le même quinquennat. Le pouvoir politique n’en est plus à une bouffonnerie près.

Pendant que je regardais ailleurs, la grogne sociale a un peu bougé dans son sommeil – je n’ose dire qu’elle se serait réveillée. Il y a eu le phénomène des Nuits Debout. C’était plutôt sympathique, même si je ne me sens évidemment pas spécialement d’affinités avec un mouvement qui refuse à ce point toute forme de verticalité, d’autorité, de hiérarchie. Disons que je considère que c’est complètement irréaliste et voué à l’échec : une organisation parfaitement horizontale, anarchique au sens étymologique du terme, me semblerait possible pour un peuple d’anges ; pour nous, c’est complètement inefficace. L’évolution du mouvement m’a d’ailleurs donné raison, puisque la convergence des luttes tant attendue ne s’est pas faite et que les Nuits Debout sont en train de mourir de leur belle mort.

Mais au moins, ces gens ont essayé : essayé de penser une nouvelle forme du politique, et essayé de l’appliquer concrètement. Rien que pour ça, je leur suis reconnaissant, même s’ils n’ont pas su éviter quelques dérives plus ou moins graves. La multiplication des comités, portant parfois sur des sujets très éloignés des vrais problèmes de la population, n’était pas forcément de bonne stratégie. Chasser de la place de la République ceux qui n’étaient pas d’accord en tout avec eux ou qui leur semblaient symboliser des choses qu’ils rejetaient, comme Finkielkraut ou les Veilleurs, n’a pas été à leur honneur.

Il y a aussi, plus généralement – et c’est toujours d’actualité –, la contestation classique de la loi travail. Classique puisque, les Nuits Debout ayant échoué à enclencher la révolution que certains espéraient (en dépit de toute analyse politique valide, il faut le dire), il a bien fallu reprendre la lutte par des moyens plus connus et mieux maîtrisés : des grèves, des manifs, des flics en face, des gens qui veulent en découdre, des foulards, des pavés, des lacrymos, des blocages d’autoroutes, des violences policières, j’en passe et des meilleures. Là aussi, ces gens ont toute ma sympathie, même si je pense qu’eux aussi vont échouer. Mais ils avaient quand même plus de chances de faire reculer le gouvernement par des grèves et des manifs un peu agressives que les autres n’en avaient de le faire tomber en restant debout la nuit.

Pendant que je regardais ailleurs, les partis qui incarnent le Système, c’est-à-dire ceux qui veulent par-dessus tout rester dans le cadre politique, économique et culturel actuel, et si possible le rendre encore plus profitable aux élites, ont bien consolidé leur assise. Puisqu’il s’agit principalement, en France, du PS et de l’ex-UMP, ils se sont dit qu’autant renforcer ce bipartisme, et l’égalité du temps de parole dans les médias pendant les campagnes électorales a discrètement disparu. Les idées différentes, qui s’éloignent du Système ou s’opposent à lui, avaient déjà bien du mal à se faire entendre ; elles seront à présent de plus en plus inaudibles.

Si vous en voulez une petite illustration, ce petit graphique compare le temps de parole dont les candidats ont bénéficié en 2012 (en bleu) avec celui dont ils auraient bénéficié à l’époque si la réforme avait déjà été en place (en orange). Alléchant. Une illustration de plus de la manière dont la démocratie mène ordinairement au conservatisme oligarchique.


Parallèlement, Vincent Bolloré, grâce à ses millions, a pu racheter Canal + et a fini par avoir la tête de Yann Barthès, un des trop rares journalistes français qui embêtent vraiment les politiciens et les élites, qui ne rampent pas à leurs pieds, qui dénoncent sans faiblir et sans se décourager leurs travers, leurs ridicules, leurs mensonges, leurs contradictions, leurs retournements de veste et les conneries qu’ils peuvent dire. Ça peut sembler anodin ; ça ne l’est pas. Barthès et toute l’équipe du Petit Journal faisaient rire et divertissaient, mais ils le faisaient avec intelligence et profondeur ; ils ne cherchaient pas à faire rire pour faire rire : ils dénonçaient par le rire les travers de leur temps. Autrement dit, le divertissement qu’ils offraient était en plus socialement utile. Sa disparition de l’antenne, c’est une victoire de plus pour un autre rire, celui promu par le Système justement : celui de Cyril Hanouna et de Touche pas à mon poste. Le rire qui endort remplace le rire qui réveillait.

Barthès dérangeait parce qu’il faisait son métier : comme journaliste, il dévoilait ce que les politiciens et les patrons auraient voulu garder caché. C’est pour cela qu’il les horripilait tant. La disparition d’une émission aussi haïe par Morano (disparition d’ailleurs célébrée par tous les conservateurs) ne peut être qu’une mauvaise nouvelle.

Dans le même ordre d’idées, l’Union européenne a adopté, aussi discrètement que possible, une directive sur le secret des affaires extrêmement inquiétante pour les lanceurs d’alerte. À l’avenir, il sera probablement bien plus risqué pour un salarié de dénoncer une faute, même grave, de l’entreprise à laquelle il appartient : pollution, magouilles financières et fraudes en tous genres seront désormais bien plus difficiles à dénoncer, donc bien plus simples à faire pour les entreprises. Yahou.

Pendant que je regardais ailleurs, les politiciens ont d’ailleurs fourni une autre preuve que l’environnement n’était décidément pas leur première préoccupation, puisque la loi sur la biodiversité a été vidée de sa substance par les sénateurs. Elle n’était déjà pas trop ambitieuse dans sa version d’origine ; à présent, on peut s’attendre au bon vieux compromis démocratique, décidé en commission mixte paritaire et qui, pour ne fâcher personne, n’ira pas bien loin.

Pendant que je regardais ailleurs, un SDF de 18 ans était condamné par le tribunal correctionnel de Cahors à deux mois de prison ferme pour avoir volé un paquet de pâtes et un paquet de riz parce qu’il avait faim. Aux dernières nouvelles, Patrick Balkany est toujours dans son riad de Marrakech et maire de Levallois. Bon. En 1862, Victor Hugo écrivait un roman qui commençait comme ça, avec un vol de pain par quelqu’un qui avait faim et une condamnation au bagne. Ça s’appelait Les misérables. Au XVIIe siècle, dans une de ses fables les plus géniales, La Fontaine écrivait : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » XVIIe siècle, XIXe siècle, XXIe siècle, certaines choses ne changent pas.

Pendant que je regardais ailleurs, l’islam radical a continué à faire des attentats, en France, aux États-Unis, vous avez raison les gars, faut pas perdre le rythme. Comme ça, les États touchés réagissent avec des lois sécuritaires, les populations se radicalisent et tendent de plus en plus vers les populismes d’extrême-droite. Il ne faut pas se méprendre : à chaque attentat, ou plutôt à chacune de nos réactions à un attentat, le fondamentalisme musulman gagne une vraie bataille. Pas tellement à cause des morts, même si c’est l’aspect le plus immédiatement tragique, mais parce qu’ils réussissent (alors que c’est précisément là qu’on ne devrait pas se laisser faire !) à nous faire piétiner nos propres valeurs et à faire progresser l’islamophobie et le racisme chez nous.

Leur stratégie est très simple : les attentats mènent au racisme et à l’islamophobie, d’où découle une vie encore plus difficile pour les immigrés et leurs descendants, alors qu’il s’agit déjà de populations défavorisées ; ce qu’espère l’État islamique, c’est qu’il y aura une radicalisation mutuelle qui finira en guerre civile, et que les musulmans devenus radicaux l’emporteront. Pour éviter d’en arriver là, il faudrait que chacun fasse sa part : que les gouvernements résistent à la tentation sécuritaire et restent fermes sur les droits fondamentaux et les libertés formelles ; que les populations occidentales évitent les amalgames qui favorisent le racisme ; et enfin que les musulmans, en particulier les intellectuels et les autorités religieuses, assument leurs contradictions et fassent émerger un nouvel islam qui tourne sans ambiguïté le dos à certaines idées et à certaines pratiques. Pour chacun des trois cas, on est loin du compte.

Enfin, pendant que je regardais ailleurs, les autorités catholiques du Malawi se sont dit qu’il n’y avait pas de raison de laisser l’homophobie aux seuls intégristes musulmans, et ont demandé officiellement au gouvernement civil le retour à l’application de la loi qui prévoit des peines de prison pour les actes homosexuels. Cette loi, qui n’a jamais été abrogée, fait pour l’instant l’objet d’un moratoire et n’est plus appliquée. J’attends toujours, à l’heure qu’il est, un ferme rappel à l’ordre du pape, qui condamnerait cette demande et affirmerait sans ambages qu’il n’est ni chrétien, ni catholique de demander à mettre des gens en prison parce qu’ils sont homos.

Voilà donc le bilan extérieur de mes deux mois de silence. C’est à la fois très lourd et pas du tout surprenant, parce que finalement, il n’y a dans tout cela rien de nouveau ; seulement la continuation ou le renforcement de tendances déjà anciennes, que je dénonce et contre lesquelles Tol Ardor lutte depuis des années.

Mais il ne faudrait pas croire que je regardais seulement ailleurs. De tout cela, je n’ai pas perdu une miette, et ma colère contre le malheur du monde n’a rien perdu de son ardeur. Quand je dis que je reviens vous chercher, ça veut d’abord dire que je reviens sur le champ de bataille.