vendredi 21 décembre 2012

La flexisécurité, ça n'existe pas

Puisqu’il est déjà 15h34 (heure de Mamoudzou) et que la fin du monde se fait attendre, autant être productif, des fois qu’on serait encore là demain. Et puisque apparemment l’apocalypse a quelques chances de ne pas se produire du tout aujourd’hui, on n’a qu’à revenir aux vrais problèmes. Au hasard, prenons l’économie. Et examinons une notion à la mode : la flexisécurité.

La flexisécurité est un concept relativement récent, puisqu’il trouve son origine dans une note du ministre néerlandais du travail en 1995, et qu’il n’a véritablement été théorisé qu’en 1999 dans une publication du ministère du travail danois. Pour autant, il a déjà sa notice Wikipédia en français mais aussi dans 13 autres langues, ce qui est la preuve d’une certaine popularité. En France, le concept est particulièrement d’actualité puisqu’il est au cœur des discussions que tiennent en ce moment même les partenaires sociaux (je me permets de le rappeler, puisqu’à mon avis certains lecteurs seront un peu passés à côté de cet « événement »).

De quoi s’agit-il ? Déjà, on peut remarquer que ce concept est fait pour plaire à tout le monde. Il repose en effet sur un mot-valise censé réconcilier l’inconciliable : la flexibilité, qui plait au patronat mais fait peur aux travailleurs (étant donné que « flexible » signifie ici « facilement licenciable »), et la sécurité, qui plait aux travailleurs mais fait peur au patronat (puisqu’elle signifie au contraire qu’on ne peut pas facilement licencier un employé).

Dès l’étymologie, on s’aperçoit donc déjà que ce concept est un oxymore, comme le « soleil noir » de Gérard de Nerval, bien connu des élèves de 1e. Bref, on comprend tout de suite que c’est un truc qui ne peut pas exister (ce que confirme d’ailleurs le correcteur orthographique du logiciel Word, qui s’obstine à souligner le mot en rouge dès que je l’écris). Pour y voir plus clair, on pourrait commencer par se demander à qui il plait le plus et à qui il fait le plus peur ? La réponse est évidente : la flexisécurité est largement promue par le patronat, et reçue avec la plus grande méfiance du côté des travailleurs. Sauf grosse bêtise des deux côtés, on peut donc logiquement en déduire que la flexisécurité est davantage « flexi- » qu’elle n’est « -sécurité ».

Pour confirmer ou infirmer cette impression, retour au document du ministère du travail danois. Il fait reposer la notion sur trois piliers (normal, c’est comme pour le développement durable, rien de tel que trois piliers pour essayer de stabiliser un peu un bidule qu’on sent par avance extrêmement bancal et donc peu convaincant) :
  • une grande flexibilité du marché du travail, avec des règles de licenciement souples ;
  • un système d’indemnisation généreux des chômeurs ; 
  • des politiques actives contre le chômage, en particulier contre le chômage de longue durée, ce qui passe par une remotivation des chômeurs.

Là, a priori, la personne de bon sens lambda a compris. Comme la personne lambda est rarement de bon sens, explication de texte. Le premier pilier est nettement favorable au patronat : c’est la précarisation, le travail et donc le revenu n’étant plus durablement garantis au travailleur. Le second est censé l’être aux travailleurs ; mais le troisième est là pour en annuler les effets bénéfiques. Bien sûr, les « politiques actives » contre le chômage devraient bénéficier à tout le monde ; mais malheureusement, la fin du chômage ne se décrète pas, donc on sent que tout cela va rester du vœu pieux. Quant à la lutte contre la démotivation des chômeurs, on comprend qu’il va s’agir avant tout de ne pas indemniser trop généreusement ni trop longtemps les chômeurs, justement, sinon ma bonne dame, comment voulez-vous qu’ils aient envie de retrouver un travail ? On va donc, en gros, exiger de quelqu’un qui aurait une formation de paysagiste et vivrait en Haute-Loire qu’il accepte un emploi de désosseur de poulpe sur les côtes du Morbihan, sous peine de perdre ses allocations.

Bref, la flexisécurité, c’est pouvoir virer facilement les travailleurs, et ne pas trop les indemniser ensuite. Je ne vois pas où est la sécurité promise.

Françoise Fressoz, promotrice du concept et qui, de son propre aveu, « veut y croire » (elle nous en fait même l’injonction sur son blog : « il faut y croire »), apporte (bien involontairement, je pense) de l’eau à mon moulin. Elle écrit en effet que la flexisécurité vise « à maintenir les salariés dans l’emploi lorsque l’activité se réduit en jouant sur la mobilité, le temps de travail et les salaires ». Mais les termes sont bien mal choisis, madame ! Jouer sur les salaires et sur le temps de travail, à chaque fois pour les réduire, ce n’est pas de la sécurité, c’est de la paupérisation, puisque les salariés gagneront (doublement) moins d’argent en fin de compte et seront obligés de multiplier les emplois à temps partiel ; jouer sur la mobilité, ce n’est pas de la sécurité, c’est de l’exploitation, puisqu’il s’agit de pouvoir vous muter à 200Km de chez vous sans que vous n’ayez rien à redire sous peine de perdre votre emploi.

La flexisécurité, c’est donc un mélange de précarisation, de paupérisation et d’exploitation, le tout étant évidemment synonyme d’angoisse et de souffrance pour les employés. Donc, à moins de changer complètement le sens des mots, ça n’existe pas.

jeudi 13 décembre 2012

Autour de l’abattage rituel

Au début du mois, la Cour constitutionnelle polonaise a interdit l’abattage rituel casher et hallal. Motif : la loi de 2004 qui autorisait cette pratique est contraire à une loi antérieure, de 1997, qui interdisait tout abattage sans étourdissement préalable. L’interdiction n’a donc rien à voir avec la religion, elle vise seulement à éviter toute souffrance animale inutile.

Évidemment, les juifs et les musulmans s’émeuvent. Après la décision judiciaire allemande en direction d’une interdiction de la circoncision pour raisons religieuses (interdiction qui touchait exactement les mêmes communautés et donc j’avais à l’époque parlé ici même), forcément, ils commencent à sentir un vent potentiellement dangereux pour leur culte. Dans la foulée, les autorités chrétiennes haussent également le ton ; non pas que la question les concerne, mais elles se disent qu’elles risquent d’être touchées un jour ou l’autre, et espèrent un renvoi d’ascenseur.

Pour ma part, tout pratiquant que je sois, cette décision me réjouit plutôt. Pour éviter d’être immédiatement taxé d’islamophobe crypto-antisémite tendance nazie néo-facho, quelques précisions utiles.

D’abord, contrairement à une certaine proportion de mes compatriotes en écologie radicale, je ne suis pas végétarien. Je mange de la viande. D’abord parce que j’estime que c’est dans ma nature, l’homme étant biologiquement omnivore (comme le prouve en particulier sa dentition) ; mais aussi pour des raisons philosophiques : si je ne mangeais pas de viande, il faudrait toujours que je mangeasse des plantes, sauf à me laisser mourir, et en bon biocentriste, je n’estime pas que les plantes aient moins de valeur que les animaux.

Pour vivre, il faut donc que je tue. Sincèrement, je le regrette. Je me sens en parfaite communion là-dessus avec Khalil Gibran qui écrivait dans Le Prophète : « Puissiez-vous vivre du parfum de la terre, et comme une plante vous sustenter de lumière. » Mais voilà : je suis un animal, donc je tue pour vivre.

À partir de là, l’idée de ritualiser la mise à mort des animaux (et des plantes) me semble excellente. Le faire nous permettrait de ne jamais oublier qu’ôter la vie, quelle que soit la vie en question, est toujours un acte grave, douloureux (ou au moins qui devrait toujours l’être) et, au fond, contraire à ce que j’imagine être la volonté de Dieu pour un monde dont le mal serait absent. Là encore, je peux citer le même texte de Gibran :

« Mais puisque vous devez tuer pour manger, et ravir au nouveau-né le lait de sa mère pour étancher votre soif, faites-en donc un acte de dévotion,
Et que votre table soit un autel sur lequel les purs et les innocents de la forêt sont sacrifiés pour ce qui est plus pur et plus innocent en l’homme.

Lorsque vous tuez une bête, dites-lui en votre cœur :
“Par la même puissance qui t’immole, moi aussi je suis immolé ; et moi aussi je serai dévoré.
Car la loi qui t’a livrée entre mes mains me livrera entre des mains plus puissantes.
Ton sang et mon sang ne sont que la sève qui nourrit l’arbre du ciel.”

Et lorsque vous mordez une pomme à pleines dents, dites-lui en votre cœur :
“Tes semences vivront dans mon corps,
Et les bourgeons de tes lendemains fleuriront dans mon cœur,
Et ton parfum sera mon haleine,
Et ensemble nous nous réjouirons en toutes saisons.” »

Donc, tout en étant absolument opposé à toute forme de sacrifice sanglant, je ne suis pas par principe hostile à un abattage ritualisé (ce qui est extrêmement différent) ; bien au contraire. De même, je suis tout prêt à reconnaître que, malgré l’étourdissement préalable, la souffrance que les animaux endurent dans les abattoirs industriels est infiniment supérieure à celle qu’ils connaissent dans le cadre des abattages casher et hallal. Bien sûr, il faut lutter de toutes nos forces contre cette barbarie moderne.

Mais il faut aussi bien comprendre qu’en l’occurrence, nous ne sommes pas devant une alternative entre l’abattage industriel ou l’abattage casher et hallal. D’autres options existent. De même, on ne peut pas s’interdire de lutter contre un mal sous prétexte qu’il y a pire.

L’abattage casher et hallal tel qu’il est pratiqué aujourd’hui est-il un mal ? Quand ceux qui l’accomplissent refusent l’étourdissement préalable, je réponds « oui » sans la moindre hésitation, puisqu’il accroît de manière parfaitement inutile la souffrance des animaux mis à mort. Un mal bien moindre que l’abattage industriel, certes, mais un mal tout de même, et qui, à ce titre, doit être combattu.

Ritualiser la mise à mort des êtres vivants, oui ; mais à condition de bien comprendre le sens de cette ritualisation, à savoir la reconnaissance de la gravité de l’acte accompli et l’expression d’une gratitude envers l’être sacrifié à notre propre survie. Ritualiser pour ritualiser, ou pour respecter une tradition sans la comprendre, au seul titre de son caractère ancestral, c’est honorer Dieu du bout des lèvres, mais avec un cœur éloigné de Lui.

Tout en ayant conscience de la barbarie de notre propre système d’abattage industriel, et sans bien sûr renoncer à le mettre à bas, ce qui doit rester un de nos combats prioritaires, saluons donc la décision de la Cour de Pologne, et espérons le même sursaut en France.

mercredi 12 décembre 2012

Quel totalitarisme pour demain ?

Il y a cinq mois de cela, un billet de ce blog avertissait que, de plus en plus, la science-fiction cesse d’être de la fiction pour devenir notre quotidien, et que ce n’est pas toujours une bonne chose. Le 31 octobre dernier, un billet du très intéressant blog Internet actu, tenu par trois journalistes associés au Monde, billet intitulé « Peut-on extraire des données de votre cerveau ? », allait dans le même sens.

De quoi s’agit-il ? Une étude menée par plusieurs chercheurs et présentée à la conférence sur la sécurité informatique Usenix montre qu’en utilisant un casque EEG, qui mesure l’activité électrique du cerveau, il est déjà possible d’obtenir des informations telles que le lieu de résidence de quelqu’un ou son code de carte bleue. Bien sûr, nous n’en sommes qu’aux balbutiements de cette technique : il n’est pas encore possible de connaître avec certitude et précision les opinions politiques du sujet ou de savoir ce qu’il faisait à une date donnée.

Mais au rythme où progressent les neurosciences et les biotechnologies, qui peut douter que ces étapes seront franchies très rapidement ? Une fois qu’on les aura atteintes, toute la question sera donc de savoir quel usage on fera de ce savoir-faire. Mais là encore, le doute n’est malheureusement guère possible : des armes à feu aux bombes atomiques en passant par les caméras de surveillance ou le flicage de la vie privée, les États et les puissants qui les dirigent ont toujours fait la preuve qu’ils étaient incapables de résister à la tentation ; à chaque fois qu’une technique plus développée apparaît, elle est utilisée par les hommes pour asseoir leur domination.

Et cela pour des coûts toujours moins importants ! Là où la Stasi devait employer (et donc payer) des milliers d’individus pour ouvrir et lire tout le courrier qui circulait en Allemagne de l’Est, les moyens modernes de contrôle du contenu des e-mails rendent la même chose possible à une bien plus grande échelle mais à un prix infiniment plus abordable.

Les totalitarismes du XXe siècle n’ont pas été faciles à renverser. Qu’en sera-t-il pour ceux de demain ? Que se passera-t-il lorsqu’il suffira d’enfoncer un casque sur la tête d’un résistant capturé pour extraire de lui toutes les informations qu’on désire obtenir ?

Et question corollaire : comment se fait-il que les gens ne se rendent pas davantage compte de ce danger que nous courrons ? Je crois que leur tranquillité se fonde sur deux idées. La première est que le totalitarisme ne reviendra pas et que notre régime démocratique est éternel. La seconde est que les régimes démocratiques n’utiliseront pas ces techniques à l’encontre des droits fondamentaux des citoyens.

Disons-le sans fard : au regard de l’Histoire, ces deux idées sont de pures illusions.