dimanche 26 février 2012

Le modèle allemand est-il vraiment un modèle ?

Dans une tribune publiée dans Le Monde du 22 février 2012, une certaine Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation Ifrap, invitait les Français à passer au plus vite au modèle allemand. Et c’est vrai que c’est à la mode : un peu partout, des hommes politiques au café du commerce, on entend vanter la réussite allemande, leur compétitivité, leur industrie, leur puissance économique. Et du coup, beaucoup se disent : y a qu’à faire pareil qu’eux.

Voyons donc le programme que nous propose Mme. Verdier-Molinié. Son premier sujet d’admiration pour nos voisins vient de ce qu’ils ont réduit la durée d’indemnisation du chômage : on touche entre 60 et 67% de son salaire antérieur, mais pendant 12 mois au lieu de 32. Après quoi, on ne touche plus qu’une allocation « semblable au revenu de solidarité active […] avec obligation de reprendre tout emploi proposé ».

Formidable ! Quelle bonne idée ! Et tant pis si, mécaniquement, ça forcera d'anciens libraires à accepter un emploi de désosseur de poulpes vivants, à plus de 100 Km de chez eux, payé moitié moins que leur ancien travail. Tant pis donc si, nécessairement, le pouvoir d’achat global de la population aura tendance à baisser. Après tout, que peuvent peser des choses comme la vie de famille face à la compétitivité de la nation ?

Autre proposition : la « modération salariale ». Aaah, la fameuse bonne vieille modération salariale. Qui, nous apprend Mme. Verdier-Molinié, est « générale » et « a fait l’objet d’un consensus auquel les syndicats ont pris une part remarquable » ! Ça c’est un système comme l’aiment les patrons : plus besoin de conflits, le rapport de force suffit à imposer ses vues ; il suffit de sortir le simple chantage « acceptez de baisser vous-mêmes vos salaires, sinon on délocalise ». Nul doute que Mme. Verdier nous propose ça uniquement dans une perspective purement altruiste, pour le bien de la nation.

Cela dit, quand on regarde tout ça de près, on voit des petites taches. Ainsi, la modération salariale est-elle vraiment « générale » en Allemagne ? Selon une enquête du Manager Magazin, la rémunération des membres des directoires des sociétés de l’indice allemand Dax30 a progressé de 14,8% en 2005 ; la rémunération moyenne de leurs présidents s’établissait à l’époque à 3,754 millions d’euros, stock-options incluses. La crise est-elle ensuite passée par là ? Pas vraiment. En 2011, la rémunération du patron de Volkswagen, Martin Winterkorn, s’est élevée à 17 millions d’euros, le double de l’année précédente. Quelle remarquable modération, en effet ! À côté de cela, 7,84 millions de travailleurs ont été payés 9,15€ bruts de l’heure ; 1,4 millions d’autres, encore moins bien lotis, moins de 5€ bruts de l’heure. Rappelons qu’il n’y a pas de salaire minimum en Allemagne.

Bref, Mme. Verdier-Molinié nous prend pour des cons. Osons le terme ! Que dire d’autre quand on essaye de nous faire croire que la modération salariale est « générale » alors même que les inégalités s’envolent en Allemagne ?

Tout le reste est du même tonneau. Ainsi, elle loue les Allemands d’avoir accepté de faire repasser la durée du travail « de 35 à 40 heures sans compensation salariale ». Bravo, encore quelque chose qui va profondément améliorer la vie des Allemands.

L’immense malhonnêteté intellectuelle de cet article (la pure stupidité serait une autre explication, mais elle me semble moins vraisemblable) vient de ce qu’il entretient une illusion, une chimère, un rêve de singe : l’idée que les pays industrialisés pourraient, à force d’efforts, d’austérité et de serrage de ceinture, retrouver leur compétitivité et renouer avec la croissance économique des Trente Glorieuses. Il n’y a rien de plus faux : on peut augmenter le temps de travail autant qu’on voudra, diminuer les salaires autant qu’on voudra, on n’atteindra jamais la compétitivité des Chinois ou des Thaïlandais, parce que la souffrance sociale serait-elle que la société exploserait avant. D’ailleurs, ce que Mme. Verdier-Molinié oublie commodément de dire, c’est que l’Allemagne, elle aussi, vit très au-dessus de ses moyens, avec un déficit (ne parlons même pas de la dette) de 17,3 milliards d’euros pour 2011 et de 34,8 milliards d’euros pour 2012.

Il nous faut trouver un nouveau modèle social et économique : nous n’avons pas d’alternative. Les solutions capitalistes libérales ne nous amèneront strictement rien, rien d’autre que du malheur et des inégalités. Nous ne retrouverons pas les Trente Glorieuses, pas plus qu’un homme de trente ans ne peut retrouver son adolescence. La forte croissance économique, pour nous, autant se le mettre dans la tête, c’est f-i, fi, n-i, ni, fi-ni, fini.

dimanche 19 février 2012

Que les grands de ce monde sont petits

Il y a quelque chose que j’ai toujours eu du mal à m’expliquer avec les très riches : c’est que même une fois riches, très, très riches même, ils continuent à penser en termes de rentabilité uniquement. Comment se fait-il qu’un multimillionnaire continue de se demander avant tout comment gagner d’autres millions ? Pourquoi ne profitent-ils pas d’abord de leur fortune ? Pourquoi ne se demandent-ils pas d’abord comment dépenser ce qu’ils ont, puisqu’ils ont des réserves pour jusqu’à la fin de leurs jours, voire ceux de leurs enfants et petits-enfants ?

Certains me répondent que s’ils ne pensaient pas ainsi, ils ne seraient pas riches. D’autres, que c’est une question de principe. Mais ces réponses ne me satisfont pas ; de mon point de vue, elles contreviennent trop à la logique, à l’évidence, à la nature humaine pour être vraiment pertinentes.

Je le disais déjà il y a quelques semaines : l’attitude de certaines personnes très fortunées non seulement me révulse, mais également me stupéfie au-delà de toute compréhension.

Je reste particulièrement choqué – et intrigué – par certaines déclarations, tant par leur contenu que par leur audace, leur culot. Prenons quelques exemples dans la presse récente.

Ainsi, Laurence Parisot, présidente du Medef, patronne des patrons, a fait quelques recommandations pour la campagne présidentielle en cours. Elle commence par proposer de lutter contre les abus de la finance, mais uniquement à l’échelle mondiale. Très pratique : comme on sait très bien que bien des pays ne seront jamais d’accord pour encadrer l’activité des financiers, cela revient à demander qu’on ne lutte jamais contre ces abus. Bon.

Elle demande ensuite que l’État baisse les impôts sur la production et « privilégie un nombre réduit de prélèvements à base large et à taux bas ». Baisser les impôts sur la production, ça veut dire les baisser sur les entreprises, donc sur leurs patrons et actionnaires. Elle demande donc, bouche en cœur, qu’on fasse payer moins d’impôts aux riches. Bon.

A côté de ça, des impôts « à base large et à taux bas », ça veut dire que tout le monde paye un peu. Tout le monde, c’est vous et moi. Bref, elle demande qu’on fasse moins payer les très riches, et que pour compenser on fasse un peu plus payer les plus pauvres, ou les moins riches : l’État peut en effet gagner la même somme en demandant un peu à beaucoup de gens ou beaucoup à très peu de gens. Bon. Nul doute qu’elle propose ça de manière tout à fait altruiste, pour le bien commun.

Elle demande aussi qu’on cesse de remplacer deux fonctionnaires sur trois partant à la retraite. Vous avez bien lu : deux sur trois. Ce que même Sarko n’a pas osé faire, elle le réclame. Là encore, elle n’a que l’intérêt du peuple en tête, je gage. Elle ne prévoit aucunement que les services publics devront être remplacés par leur équivalent privé, ce qui permettra à elle-même et à ses amis de s’engraisser sur notre dos.

Enfin, elle demande que « la fixation de la durée effective du travail et son organisation » relèvent « exclusivement de l’accord collectif ou, à défaut, du contrat de travail ». Bravo ! Comme on est en période de crise et qu’on avoisine les 10% de chômeurs, les patrons, libérés du carcan de la loi, pourraient ainsi imposer les conditions qui leur chantent à des employés prêts à tout pour trouver un travail. Là encore, que le bien du peuple en tête !

Alors ? Le peuple souffre, galère, les inégalités explosent, et Madame Parisot, sans honte, propose d’endurcir encore les conditions de travail des petites gens pour se goinfrer un peu plus.

Il m’est venu à l’idée de comparer tout ça avec le salaire total de quelques grands patrons en 2010. J’espère que vous êtes assis. Jean-Paul Agon, président de l’Oréal, a gagné en 2010 10 648 000€. Bernard Arnaud, président de LVMH, 9 593 000€. Carlos Ghosn, président de Renault, 9 679 000€. Bernard Charlès, président de Dassault Systèmes, 9 531 000€. Gilles Pélisson, président d’Accor, 9 166 000€.

Pas mal, hein ? Ce n’est pas précisément ce qu’on appelle un petit boulot. Est-ce qu’il n’y a pas de la petitesse, de la mesquinerie dans une proportion proprement incompréhensible, à demander encore plus (sur le dos des plus pauvres), quand on a déjà tout ça ?

Comment réagissent les politiques ? D’une manière presque aussi ubuesque. Ainsi, Mario Monti, président du Conseil italien, estime-t-il que l’obtention d’un emploi à durée indéterminée est « une illusion » et qu’un tel travail serait de toute manière… « monotone ».

Et en France ? Le gouvernement Fillon bataille pour faire passer sa « TVA sociale » (une autre manière de faire payer les pauvres et les classes moyennes plutôt que les riches). Comme les députés de droite, pas chauds, avaient déserté la séance, un amendement de la gauche supprimant cette TVA sociale a été adopté. François Fillon, furieux, a recadré les députés et a fait rentrer les récalcitrants dans le rang. Comme d’habitude, l’exécutif montre sa domination sur le législatif, et les dirigeants nommés sur les élus du peuple. La démocratie est décidément un régime qui favorise les riches.

dimanche 5 février 2012

Requiem pour le livre

Je lisais dernièrement dans Le Monde des livres (!), sous la plume d’Yves-Charles Zarka, que « d’opposer le livre imprimé au livre électronique » serait un « combat d’arrière-garde, perdu d’avance ».

Pour ma part, je n’en suis pas si sûr. Le combat semble évidemment rude, mais j’espère qu’il peut être en partie gagné.

Le reste de l’article se lamentait – et je ne peux qu’approuver – sur la déchéance et la dépréciation dont le livre est la victime. Mais outre toutes les bonnes raisons que donnait Zarka de défendre ce noble objet (rôle des librairies pour la vie intellectuelle ou pour celle des villes et des quartiers, etc.), je crois qu’il faut aller plus loin et ne pas céder sans réfléchir à l’appel de la liseuse ou du livre électronique.

Commençons par tordre le cou à quelques idées reçues (et bien ancrées). Le livre électronique ne met pas la culture à la portée de tous : même électronique, un livre reste payant, et pas beaucoup moins cher qu’un livre imprimé (surtout si l’on se souvient que les bibliothèques ont longtemps permis d’avoir accès aux livres gratuitement). L’appareil nécessaire pour lire le livre numérique est en outre souvent assez cher.

Le livre électronique n’est pas non plus écologique : bien sûr, les livres imprimés le sont sur du papier ; mais ils pourraient très bien l’être exclusivement sur du papier recyclé, alors que les liseuses et les ordinateurs ont un coût écologique terriblement élevé.

Enfin, et c’est là une question beaucoup moins souvent soulevée : le livre électronique est infiniment fragile et donc peu durable. Bien sûr, tant que la civilisation actuelle tient, il tient aussi. On trouve toujours de quoi le lire. Mais dans l’avenir ? L’illusion selon laquelle les civilisations (en particulier la nôtre) seraient éternelles est si profondément enracinée en nous qu’il est bien difficile de la combattre ; mais elle n’en est pas moins une illusion. A plus ou moins long terme, rien ne garantit la pérennité des ordinateurs, d’Internet ou même de l’énergie facilement disponible. Un effondrement civilisationnel est en fait probable étant donné la Crise que nous affrontons. Il se peut très bien que nous, ou nos enfants, ou nos petits-enfants (je ne pense pas que ça arrivera après ce terme) voient un monde où tout cela aura purement et simplement disparu, ou sera devenu extrêmement difficile d’accès.

Or, les livres sont importants. Ils renferment le savoir de l’humanité, ce savoir dont nous aurions précisément tout particulièrement besoin si la civilisation telle que nous la connaissons venait à s’effondrer. Ne nous en remettons donc pas, ou pas entièrement, à l’électronique et au numérique : le papier sera encore là quand ils auront disparu. Et même sans électricité pendant deux mois, avec un livre imprimé, vous pourrez toujours lire Hugo ou distinguer une ciguë d’une carotte.

mercredi 1 février 2012

Vive les Anonymous !

Pour ceux qui ne les connaîtraient pas, Anonymous est un collectif de hackers militant pour la liberté d’expression, principalement sur Internet mais aussi en-dehors. Organisés en un vaste réseau uniquement horizontal, sans chef, sans représentant, sans hiérarchie, ils mènent des actions diverses, pour alerter l’opinion publique (par exemple sur les dangers de certaines lois) ou pour punir ceux qui, à leur sens, ne respectent pas la liberté d’expression (par exemple en bloquant ou en modifiants leurs sites internet). Ils ont ainsi participé à des attaques contre des pays où la censure est forte, comme l’Iran, la Tunisie ou le Venezuela ; ils ont attaqué le site de Mastercard quand cette société a interrompu ses services à Wikileaks ; ils s’en sont également pris à la France pour l’Hadopi, ou au FBI après la fermeture de Megaupload. Ils manifestent aussi dans la rue, en général le visage couvert par le masque de Guy Fawkes tel qu’il a été popularisé par le film V for Vendetta.

Technophilie et anarchisme : Anonymous n’est pas exactement un groupe qui pourrait faire facilement siens les idéaux ardoriens. Et pourtant, je suis bien content qu’ils soient là. Parce qu’eux et nous partageons un combat essentiel : celui pour la liberté d’expression.

Évidemment, nous ne le faisons pas de la même manière. Pour Tol Ardor, c’est le niveau de développement technique lui-même qui menace la liberté d’expression, facilitant des dérives qui pourraient finir par aboutir au pire des totalitarismes (le pire, car forcément le plus efficace).

Mais en la matière, les moyens comptent à mon sens moins que le but. Ce qui est certain, c’est que la liberté d’expression est aujourd’hui menacée. Elle l’est de manière insidieuse : par des lois auxquelles les gouvernements qui les instaurent se gardent bien de faire de la publicité, votées en petit comité à des heures improbables, et qui arrivent à la connaissance du public avec les premiers procès auxquels elles donnent lieu. Contre cela, les Anonymous révèlent, dévoilent et combattent. Je leur en suis reconnaissant.

Bien sûr, ils ne sont pas sans défaut. On peut leur reprocher de s’ériger en police privée, condamnant et punissant selon des règles arbitraires et non écrites. Mais je crains que ce soit la règle quand le pouvoir gît dans la boue.

Surtout, je suis bien conscient qu’ils ne me rendront sans doute pas la pareille. A leurs yeux, Tol Ardor sera sans doute un mouvement autoritaire parmi d’autres, à combattre. Peut-être même notre site sera-t-il un jour leur victime. Tant pis : je persiste et signe. Ils ont le mérite de l’engagement, réel et pour l’instant partiellement efficace, contre un ennemi immonde.