jeudi 28 février 2013

Les joyeux bouchers

Nous revoilà plongés en plein scandale alimentaire. En pleins scandales alimentaires, même. Coup sur coup, nous avons le cheval vendu comme du bœuf, le retour des farines animales, la présence de molécules potentiellement toxiques dans la viande que nous mangeons, et à présent une possible fraude qui aurait fait passer de la vieille vache laitière pour du bœuf.

Ce qui est intéressant, c’est que depuis Mayotte – mais certains ont adopté le même point de vue en métropole –, le problème semblerait à première vue beaucoup moins grave. Qu’on mange de la vache laitière ou même du cheval en pensant manger du bœuf, voire qu’on s’intoxique à petit feu à coup d’anti-inflammatoires, d’antibiotiques ou de farines animales, pour des gens qui, pour beaucoup d’entre eux, ont tout simplement du mal à trouver à manger (sans même parler de manger de la viande, plat de luxe), ça ne semble pas si grave.

Pour ma part, je crois que c’est grave. Extrêmement grave même. Bien sûr, si on prend chaque point individuellement, tout ne semble pas aussi important. Ainsi, je ne sacralise pas les chevaux, et manger leur viande ne me semble pas en soi scandaleux. De même, je considère comme normal et même souhaitable qu’une vache laitière en fin de vie finisse par être mangée.

En revanche, les deux autres scandales ont de quoi nous inquiéter, même pris isolément. Commençons par ce dont on parle le moins, le sympathique cocktail moléculaire qu’on ingurgite sans le voir dès qu’on mange de la viande ou presque. Une première étude de 2011, puis une seconde de 2012, sont toutes les deux parvenues à peu près au même résultat : le lait et la viande que nous mangeons contiennent des anti-inflammatoires, des bêtabloquants, des hormones, des antibiotiques, des antiparasitaires, des fongicides, des neuroleptiques. Y compris certaines substances dangereuses et interdites, comme la phénylbutazone. Ce qui pose deux problèmes.

D’abord, celui de la toxicité des molécules en elles-mêmes. Certaines sont probablement cancérigènes. Et ce d’autant plus qu’il faut prendre en compte les évolutions les plus récentes en matière de toxicologie. En gros, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, on considérait que seule la dose faisait le poison. « Toutes les choses sont poison, et rien n’est sans poison ; seule la dose fait qu’une chose n’est pas un poison », écrivait Paracelse au XVIe siècle. Problème : ce postulat est aujourd’hui mis en échec par certaines découvertes. Il semblerait que certaines molécules fussent toxiques à des doses extrêmement faibles, voire (ce qui contredirait directement Paracelse) fussent plus toxiques à dose plus faible.

Ensuite, le problème des effets du mélange de ces différentes molécules entre elles. En effet, ce n’est pas parce que deux molécules différentes, prises isolément, sont sans effet néfaste connu sur l’organisme humain qu’il en va de même pour la combinaison de ces deux mêmes molécules. Ainsi, le 3 août dernier, la revue Plos One publiait une étude qui montrait que trois fongicides très employés dans l’agriculture avaient, quand ils étaient combinés, des effets inattendus sur le système nerveux central humain.

Nous avons donc là tous les ingrédients d’une première crise sanitaire à venir. Venons-en donc au second gros problème : le retour des farines animales. À quoi, grands dieux, pouvait bien penser la Commission européenne pour autoriser une pareille ineptie ? Rappelons que c’est la consommation par les bovins de farines animales qui a déclenché la crise de la vache folle dans les années 1990, épizootie qui s’est soldée par la mort de plus de 200 personnes, par celle de millions de bovins et par d’immenses pertes économiques.

Cette fois-ci, comment nos bureaucrates européens justifient-ils leur décision ? On ne peut pas vraiment attendre d’eux une belle honnêteté. Pensez donc ! « Nous avons cédé aux pressions (voire aux cadeaux, qui sait) des lobbies de l’élevage industriel », « Nous avons fait passer l’économie avant la vie humaine », imaginez l’effet (un effet bœuf !) produit sur les populations. Non, on nous sert une jolie fable. Déjà, il n’y aurait pas de problème, parce que les farines ne seraient (notez le conditionnel) produites qu’à partir de morceaux propres à la consommation humaine. Ensuite, il n’y aurait vraiment pas de problème, parce qu’on proscrirait (toujours du conditionnel) le cannibalisme. Autrement dit, les saumons ne mangeraient pas de farine de saumon, les poules pas de farines de poule etc. Enfin, il n’y aurait toujours pas de problème, parce que le retour des farines animales ne concernerait que les animaux non ruminants (les poissons tout de suite, les volailles et les porcs en 2014, autant dire demain), et que, selon les « spécialistes », le risque de transmission d’ESB à ce type d’animaux est « négligeable ».

Eh bien moi, je suis sceptique. D’abord, je suis sceptique sur tout ce que me disent les « spécialistes ». Qu’en sait-on vraiment, que si on évite le cannibalisme, il ne peut pas y avoir de problème ? Qu’en sait-on vraiment, que les animaux non ruminants ne peuvent pas avoir ces problèmes, ou d’autres problèmes ? Je crois qu’on n’en sait au fond pas grand-chose. Que les études existantes sont probablement insuffisantes. Et que si des études allaient contre les intérêts de l’industrie agro-alimentaire, cette dernière serait bien assez puissante pour les étouffer.

Et surtout, quand bien même ces promesses nous garantiraient la santé et la sécurité (ce dont je doute, répétons-le), je suis sceptique, mais alors là très, très sceptique, quant au respect de ces promesses, tout simplement. Et c’est là qu’on retrouve le scandale de la viande de cheval et de la vache laitière vendues comme du bœuf, c’est là qu’on s’aperçoit que toutes ces questions sont intimement liées, et c’est là que ces sujets prennent justement toute leur proportion scandaleuse. Car que prouvent ces révélations ? Que personne ne contrôle vraiment l’industrie de l’élevage et de l’abattage. Si personne ne peut nous garantir aujourd’hui que c’est bien du bœuf qu’il y a dans notre assiette, qui peut prétendre nous garantir que demain notre saumon n’aura pas mangé de farine de saumon, ou que des farines animales n’auront pas été données à des ruminants ?

C’est toute l’opacité de la filière de la viande qui se révèle à nos yeux, et les ingrédients d’une deuxième crise sanitaire qui se mettent en place. Ce qui fait des lasagnes au cheval un véritable scandale moral et sanitaire, c’est qu’elles prouvent que nous avons laissé se développer un monstre ; que personne ne sait ce qu’il y a dans nos assiettes, et que de très, très gros intérêts seraient profondément lésés si nous le savions.

Qu’on ajoute à cela les autres scandales, plus anciens, mieux connus, de l’élevage industriel : l’immense souffrance à laquelle les animaux y sont soumis, les conditions innommables de l’élevage, du transport, de l’abattage ; et je n’hésite plus à le dire : l’élevage industriel est comme le capitalisme libéral ; il ne peut pas être réformé ou moralisé. Il est trop puissant, il contrôle trop bien toute la chaîne de décision, les commissions d’experts, les instances de « contrôle », les politiciens. Ne pouvant être réformé, il doit être mis à bas.


Je dédie ce billet à une jeune fille que je connaissais, morte cette semaine d’un cancer alors qu’elle n’avait pas trente ans. Était-il lié à notre alimentation ? On ne le saura sans doute jamais. Mais je ne peux pas m’ôter l’impression que de plus en plus de gens très jeunes sont frappés par cette maladie, et que notre mode de vie est probablement en cause.

mercredi 20 février 2013

Les robots ne sont pas des animaux : ne leur donnons aucun droit

Dans un entretien au Monde.fr publié le 14 février dernier, Kate Darling, chercheur en propriété intellectuelle et en politique de l’innovation au Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston propose que nous accordions une protection juridique à certains robots.

Sa réflexion part d’un robot particulier, Pleo, la reproduction robotisée d’un camarasaurus d’une semaine, et commercialisé par l’entreprise américaine Ugobe. Le robot est fourni avec un programme qui peut être changé par les utilisateurs, et il est même conçu pour que son caractère soit différent en fonction de son propriétaire.

Pleo.

Lors d’un atelier organisé début février à Genève, Kate Darling demandait aux participants de maltraiter l’objet jusqu’à ce que « mort » s’ensuive pour sonder ensuite leur ressenti. C’est du malaise qu’elle a éprouvé à cette occasion qu’est venue son idée : donner des droits aux robots.

Plus précisément, il s’agirait de les protéger des « maltraitances » sans aller jusqu’à leur accorder un « droit à la vie ». En d’autres termes, vous auriez le droit d’éteindre votre robot, mais pas de lui faire subir des traitements violents. Et naturellement, tous les robots ne seraient pas concernés : la loi s’appliquerait uniquement aux robots sociaux ou plus généralement à ceux sur lesquels on peut projeter des sentiments, parce qu’ils sont faits à la ressemblance d’animaux ou d’êtres humains.

Pour appuyer sa proposition, Kate Darling insiste sur le fait que cette protection juridique ne se justifierait pas par la souffrance éprouvée par le robot (puisque, justement, il n’éprouve aucune souffrance, étant une machine), mais par le sentiment – irrationnel – de souffrance qu’un humain peut ressentir en voyant le robot se faire « torturer ».

Bon. Pour être parfaitement honnête, à moi, et même en s’arrêtant là, il ne me semble pas y avoir matière à légiférer. La liberté de chacun ne s’arrêtant que là où commence celle d’autrui, je ne vois absolument pas au nom de quoi on pourrait interdire à quelqu’un de « torturer » un objet, même en postant la vidéo sur Youtube, puisque, ce faisant, il ne lèse absolument personne. Si des gens sont choqués, ils n’ont qu’à ne pas regarder. En suivant cette ligne de pensée, on pourrait tout aussi bien interdire aux gens de jouer aux jeux vidéo (les personnages que j’ai incarnés ont « tué » un nombre incalculable de monstres, d’animaux et même d’humains, parfois même de manière absolument gratuite), ou même aux enfants de gifler leur doudou. L’argument selon lequel on se comportera avec les êtres vivants comme on s’est comporté avec un objet ne tient absolument pas, beaucoup d’analystes pensant au contraire que la violence virtuelle ou sur un objet a un effet cathartique qui la rend moins probable dans la vie réelle.

Mais il y a plus grave. Dans une tentative bien malheureuse de soutenir encore son argumentaire, Kate Darling trace un parallèle proprement incroyable entre les robots et les animaux :

« Je parle plutôt de quelque chose comme les lois qui protègent les animaux. À eux non plus, on n’accorde pas le droit à la vie, mais on a édicté des lois pour les protéger contre la maltraitance. À mon avis, pas tant à cause de la douleur qu’ils peuvent ressentir qu’en raison de la réaction que leur douleur suscite chez nous. Ce n’est pas pour rien que nous protégeons beaucoup plus les animaux que nous trouvons attachants ou auxquels nous pouvons nous identifier. »

Un peu plus, et on se croirait chez Descartes. Le grand retour de l’animal-machine. Comment, au XXIe siècle, est-il encore possible d’écrire une chose pareille ? Elle nie toute valeur morale intrinsèque à l’animal et ne définit ses droits qu’en fonction de l’humanité. Cette position est incroyablement rétrograde. Non, les animaux ne doivent pas être protégés pour nous protéger ; avant cela, ils doivent être protégés parce qu’ils souffrent, et que leur intérêt indéniable est de ne pas souffrir.

Mais plus encore, ils doivent être protégés parce qu’ils sont vivants, et que, sauf circonstances somme toute exceptionnelles comme celles qu’implique la fin de vie, l’intérêt de tout être vivant est de continuer à vivre jusqu’à sa mort naturelle. Quand on lui oppose cette idée, Kate Darling répond :

« Comment définit-on la vie ? Et pourquoi est-ce important ? […] Dans la tradition shintoïste japonaise, chaque objet a une âme. Et cela explique dans une certaine mesure pourquoi la culture japonaise accepte mieux les compagnons robotiques. Elle ne divise pas les choses entre “vivant” et “non-vivant”, comme dans la culture occidentale. »

Disant cela, elle prouve qu’elle n’a pas compris grand-chose aux religions animistes. Justement, quand on pense qu’un objet a une âme, on pense qu’il est vivant : en effet, qu’est-ce que l’âme sinon le principe de vie ? La distinction entre « vivant » et « non-vivant » est donc universelle, mais la frontière entre les deux domaines n’est pas établie au même endroit selon la culture considérée.

Malheureusement, on dirait que le biocentrisme n’est pas pour demain. Mais pour le faire advenir, il est indispensable de maintenir la valeur de la frontière entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas. Tout être vivant a des droits, même si certains êtres vivants particuliers peuvent avoir des droits particuliers. En revanche, proposer d’accorder des droits intrinsèques à des objets ouvrirait la porte à une confusion éthique qui ne pourrait que nuire à tous les vivants.

dimanche 17 février 2013

Réhabilitons Malthus

Thomas Robert Malthus
L’économiste Thomas Malthus fait partie de ces « penseurs maudits » au nom desquels colle, irrémédiablement semble-t-il, et sans qu’ils en soient véritablement responsables, une image détestable. De la même manière que beaucoup rattachent Nietzsche et Heidegger au nazisme sans jamais les avoir lus, on associe Malthus à la haine de l’humanité, au mépris des pauvres et à la castration forcée.

Pourtant, que dit-il ? Ses travaux portent sur le rapport entre la production économique et la croissance de la population ; pour faire vite, il affirme que la production alimentaire a tendance à croître moins vite que la population si celle-ci n’est pas contrôlée ou régulée. L’idée n’est d’ailleurs pas neuve à l’époque de Malthus, puisque des penseurs comme Platon, Aristote, Confucius ou Machiavel avaient déjà posé des principes similaires.

Certains ont intenté à Malthus un procès en simplisme : ils pointent un aspect marginal de son hypothèse, selon lequel la population croîtrait de manière exponentielle ou géométrique (1, 2, 4, 8, 16…) alors que la production alimentaire croîtrait de manière arithmétique (1, 2, 3, 4, 5…), et soulignent que rien ne vient étayer concrètement cette hypothèse, qui demeure donc allégorique. Mais cet argument élude la question véritable en se focalisant sur un détail sans importance. Déjà, John Stuart Mill l’avait remarqué : « tout lecteur honnête sait bien que M. Malthus ne met aucun accent sur cette tentative malheureuse de donner une précision numérique à des choses qui ne la supportent pas, et tous ceux qui sont capables de raisonner doivent bien voir que cette remarque est un ajout superflu à son argument » (John Stuart Mill, Principes d’économie politique, II, XI, 6).

Ce point étant éclairci, reste le fond de la théorie malthusienne, qu’on peut résumer par cette phrase : « le pouvoir de la population humaine est infiniment supérieur au pouvoir qu’a la terre de produire de quoi subvenir aux besoins de l’humanité » (Malthus, Essai sur le principe de population, 1798, chapitre 1). Autrement dit, les ressources de la Terre ne sont pas infinies ou illimitées, et elles ne peuvent croître infiniment ; par conséquent, la croissance de la population ne saurait, elle non plus, être infinie, sous peine d’aboutir à des situations de manque pouvant culminer dans des famines, des guerres et des épidémies.


En ce sens, Malthus apparaît comme un économiste éminemment moderne, précurseur même. Il ne s’agit pas, évidemment, de masquer ou de nier les faces d’ombre du personnage. Certaines solutions que propose Malthus sont aussi éloignées qu’il est possible de l’être de celles qu’envisage Tol Ardor. Ainsi, nous ne prônons nullement la réduction des aides étatiques aux plus pauvres ou la stricte abstinence sexuelle avant le mariage.

Mais il serait simpliste de réduire la pensée de Malthus à ses errements sur ce qu’il convient de faire, et on peut partager l’essentiel de ses constats sans forcément accepter toutes les solutions qu’il propose. C’est à ce titre qu’il est un des penseurs de référence pour Tol Ardor, et au vrai il devrait logiquement être un penseur de référence pour toute l’écologie radicale.

Au lieu de quoi le malthusianisme demeure largement tabou pour une large frange de l’écologie politique, y compris de l’écologie radicale et de l’objection de croissance. Beaucoup de décroissants n’évoquent la question de la surpopulation qu’en répétant en boucle que « le problème n’est pas qu’il y a trop d’êtres humains, le problème est qu’il y a trop d’automobilistes ».

Cette vision ne résiste pas à l’examen logique le plus sommaire. Les hommes ont des besoins (se nourrir, se vêtir, se loger, se soigner, mais aussi être éduqués, se divertir etc.) qu’ils ne peuvent satisfaire qu’en prélevant des ressources dans leur environnement. Par conséquent, deux facteurs influent sur la quantité de ressources prélevées dans la nature : d’une part le niveau de vie de l’humanité (à l’évidence, un homme qui a trois voitures, une piscine et autant d’appareils électriques que de paires de chaussettes prélève davantage pour satisfaire ses « besoins » qu’un autre qui vivrait en cultivant son jardin et ne sortirait jamais de chez lui) ; et d’autre part le nombre d’êtres humains sur Terre (à l’évidence, et toutes choses égales par ailleurs, 9 milliards d’hommes ont besoin de plus de ressources que 2 milliards).

Par conséquent, si on ne considère que les dommages commis sur la nature par le fait de prélever et de transformer des ressources, on peut choisir de jouer sur un de ces facteurs ou sur les deux. Naturellement, si les hommes vivaient comme au temps de Cro-Magnon, l’humanité pourrait être passablement plus nombreuse sans causer de dommage notable à son environnement. Inversement, s’il n’y avait que 500 000 hommes sur Terre, chacun pourrait avoir autant de piscines, de voitures ou même de jets privés qu’il le souhaiterait sans que le total puisse altérer sensiblement la planète[1]. Mais si l’on refuse ces deux extrêmes, il faut jouer sur les deux facteurs à la fois, et trouver un équilibre entre eux. Ce qui implique un contrôle de la population : on retombe, inéluctablement, sur les théories de Malthus.

Certains ont prétendu néanmoins qu’elles étaient démenties par les faits et par l’histoire ultérieure. Ils ont montré que, depuis l’époque de Malthus, la population mondiale a été multipliée par 7,5 sans que se réalisent ses prévisions de famines générales : les progrès techniques, les engrais, le machinisme agricole, les pesticides, aujourd’hui les OGM, ont permis une augmentation des rendements agricoles, donc des quantités alimentaires disponibles, dans des proportions que Malthus n’avait évidemment pas imaginées.

Est-ce à dire qu’il s’est trompé, ou l’accomplissement de ses prévisions n’a-t-il été que retardé ? À entendre les contempteurs de Malthus, on a l’impression que la hausse des rendements agricoles depuis 200 ans nous est tombée du ciel. À moi, Anaxagore et Lavoisier ! Ce qu’ils ne comprennent visiblement pas, c’est qu’en accroissant les rendements, nous n’avons rien créé du tout : nous avons seulement transféré de la matière d’un endroit à un autre. Sortir du métal et du pétrole de la terre, puis transformer ces matières premières, nous a permis de faire des tracteurs et des moissonneuses-batteuses qui ont accru les rendements : rien ne s’est créé, rien ne s’est perdu, tout s’est transformé. Ce qui entraîne trois remarques :

1/ D’une part, que le progrès des rendements ait été continu depuis 200 ans ne signifie pas qu’il sera éternel. Malthus prend l’image de la croissance des plantes et écrit : « Personne ne peut prétendre avoir vu le plus gros épi de blé possible […] ; mais on peut facilement, et sans aucun risque de se tromper, désigner une limite qu’il ne pourra jamais atteindre. […] Il faut opérer soigneusement la distinction entre un progrès sans limite et un progrès dont la limite n’est simplement pas définie. »

2/ D’autre part, les matières qui assurent les forts rendements agricoles ne sont elles-mêmes pas infinies. Ainsi, le pétrole, dont on voit mal comment l’agriculture contemporaine pourrait se passer, sera devenu inaccessible au commun des mortels d’ici à une cinquantaine d’années au plus. Quand il n’y en aura plus, les rendements diminueront, à moins de trouver une nouvelle ressource, mais elle aussi sera finie.

3/ Enfin, les déplacements et transformations en question n’ont pas pour seule conséquence l’augmentation des rendements agricoles : elles ont aussi des suites éminemment néfastes. Ainsi, l’utilisation de pétrole contribue au réchauffement climatique, les pesticides polluent l’eau et les sols, entraînent une réduction de la biodiversité etc., sans même parler des conséquences sur la santé humaine.

De ces deux remarques, on peut aisément déduire que le modèle de croissance des rendements agricoles qui a permis jusqu’à présent de mettre Malthus en échec est tout sauf durable et, pour tout dire, arrive à sa fin. Engels critiquait Malthus et affirmait que la science résoudrait le problème des besoins alimentaires. Dans une certaine mesure, il a eu raison, encore que plus d’un milliard de personnes – soit un septième de l’humanité – souffre encore de la faim aujourd’hui, et que 14 enfants meurent de malnutrition chaque minute. Mais cette « solution » scientifique n’en est en réalité pas une, car elle n’a pas trouvé les moyens de s’établir dans la durée.

Il reste évidemment à situer, plus ou moins précisément, le nombre maximum d’êtres humains que la Terre peut durablement nourrir, « durablement » signifiant principalement « de manière à n’affecter en mal ni la nature ni la santé humaine » ; c’est le travail des scientifiques. À toutes les échelles, des politiques devront ensuite être menées pour que ce nombre ne soit pas dépassé ; mais comme il est probable que nous l’ayons déjà dépassé, il faudra commencer par y revenir.

Vaste programme ; mais nécessaire programme.


[1] J’insiste au passage sur le fait qu’on ne considère ici que les dommages à l’encontre de l’environnement. Il se pourrait bien, et c’est la thèse de Tol Ardor et de la décroissance, que même si l’humanité pouvait sans dommage pour la planète continuer à vivre comme vivent les pays riches aujourd’hui, elle aurait malgré tout intérêt, pour des raisons que nous exposons ailleurs, à réduire son niveau technologique.