lundi 2 novembre 2020

Parlons des caricatures (puisqu'il le faut)

Quand Samuel Paty a été décapité pour avoir montré à ses élèves des caricatures de Muhammad, j’ai d’abord pensé ne rien en écrire ici. J’étais touché, bien sûr : j’ai moi-même travaillé avec mes élèves sur le même support, des années de suite, dans un département très majoritairement musulman. Mais j’estimais être, une fois n’est pas coutume, d’accord avec la vox populi, et n’avoir rien à ajouter à ce que j’entendais sur le sujet. Il me semblait que, par rapport aux attentats de Charlie Hebdo, on entendait nettement moins les tenants du « oui mais quand même ils l’ont bien cherché », « non aux meurtres mais quand même non aussi aux caricatures » et autres propos de caniveau. Pourquoi ? Peut-être, me disais-je, parce que les gens acceptent facilement l’idée que journaliste est un métier dangereux, qu’on risque sa vie en l’exerçant, tandis qu’ils considèrent que professeur ne devrait pas vous exposer physiquement, parce qu’ils voient l’école comme une sorte de sanctuaire. Je me doutais bien que beaucoup de gens pensaient que Samuel Paty l’avait bien cherché, voire se réjouissaient de sa mort, mais qu’ils n’osaient pas le dire, parce qu’ils sentaient qu’ils allaient retourner l’opinion contre eux (alors que, jusqu’ici, il n’y a finalement pas tant de gens que ça pour défendre vraiment la liberté d’expression – le discours selon lequel les caricatures ça craint est très répandu, même parmi les non-croyants).

Puis, Macron a rendu son hommage, et j’étais encore d’accord avec ce qu’il disait, je n’avais toujours rien à dire. Les réactions du monde musulman ne me semblaient pas non plus mériter de réaction, c’était prévisible, et pour tout dire un peu réchauffé – inquiétant, bien sûr, mais réchauffé. J’ai commencé à changer d’avis en découvrant que Mahathir bin Mohamad, qui, jusqu’en mars dernier, était premier ministre de la Malaisie, affirmait sur Twitter, en faisant référence au passé colonial, que « les musulmans ont le droit d’être en colère et de tuer des millions de Français pour les massacres commis dans le passé » (avouez que ça laisse songeur).

Mais ce qui m’a fait me dire que, décidément, il fallait réagir, ça a été certaines réactions en France. Une en particulier, celle de Mohammed Moussaoui, président du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), qui a affirmé sur RMC, le mardi 27 octobre, certes  sans « appeler à l’interdiction » des caricatures de Muhammad, qu’il fallait que les artistes s’autocensurent : « pour préserver l’ordre public, parfois on est obligé de renoncer à certains droits ». Et de donner la covid en exemple, ce qui décidément confirme l’intuition que j’exprimais dans mon dernier billet. Puis d’enfoncer le clou : « il faudrait mesurer l’usage de ce droit pour que celui qui est en face ne se sente pas comme provoqué, comme offensé ».

Pour moi, il y a là une ligne rouge. Déjà, j’aurais voulu que l’hommage national à Samuel Paty fasse une bien plus grande place aux caricatures : à mon sens, en complément de la cérémonie elle-même, on aurait dû les montrer à tous les élèves, dans tous les établissements, pour mettre pratique l’idée qu’on ne cède rien, et sur le principe que, si tout le monde les montre, ils ne pourront pas tous nous décapiter. J’ai donc décidé, à ma bien modeste échelle, de partager ces caricatures sur ma page Facebook. L’avalanche de réactions, donc beaucoup allaient exactement dans le sens de ce que disait le président du CFCM, m’a décidé à écrire.

La rhétorique est bien rodée, on l’a entendue mille fois à l’époque des attentats de 2015 : la loi doit laisser le droit de caricaturer, mais personne ne doit utiliser ce droit, à cause du « contexte » : les musulmans sont discriminés, l’islamophobie est partout, les terroristes et les extrémistes utilisent les caricatures pour attiser la haine et la colère des musulmans de France, et donc il faudrait s’autocensurer par fraternité, pour préserver l’ordre public et éviter une guerre civile intercommunautaire.

Évidemment, il y a du vrai là-dedans ; l’argument de la fraternité me touche, je le reconnais, et le « contexte » ici décrit l’est avec assez de vérité. Cela étant, ce que les partisans de ce discours oublient de dire, c’est que le racisme et les discriminations, pour être très réels, n’en soit pas moins seulement un aspect du contexte global. Un autre élément à prendre en compte, en France et à peu près partout dans le monde, ce sont les atteintes permanentes et extrêmement violentes envers la liberté d’expression. Alexandre Astier fait dire à Arthur qu’on « peut douter de tout, sauf de la nécessité de se trouver du côté des opprimés ». Le problème ici est que les opprimés sont justement des deux côtés : certes, les musulmans de France sont indéniablement victimes de graves discriminations ; mais enfin, le même principe commande aussi de se mettre du côté des journalistes de Charlie Hebdo, de Samuel Paty et d’Asia Bibi.

Chacun doit faire son choix en conscience : qu’est-ce qui, dans la société actuelle, représente la plus grande menace, le plus grand danger, le plus grand mal ? À mon sens, et sans nier la gravité des discriminations, les atteintes à la liberté d’expression me semblent, sur le long terme, plus dangereuses encore. C’est pourquoi je partage, et continuerai à partager, les caricatures controversées. Si la haine intercommunautaire est le prix à payer pour la défense de ce principe, je le regrette, mais ma foi, je suis prêt à le payer.

Certains pourront être choqués par ce choix. Il me semble pourtant évident qu’une société dans laquelle la liberté d’expression serait moindre que celle dont nous jouissons serait infiniment pire que la nôtre. Admettons qu’on interdise les caricatures parce qu’elles blessent, heurtent, font souffrir les croyants (car les musulmans ne sont pas, loin de là, les seuls à réclamer le retour du délit de blasphème). On n’aurait alors que deux possibilités.

La première serait d’être juste et d’interdire tout ce qui peut choquer les croyances de chacun. Mais alors, tout va être interdit. Les hindous pourraient demander à ce que jamais une vache ou un éléphant ne soit représenté sur un dessin comique, les animistes pourraient être choqués par la représentation des arbres et des rochers, les néo-païens pourraient demander l’interdiction de tout dessin se moquant de Zeus, de Wotan ou d’Osiris. Et si on veut pousser la logique à bout, il faudrait faire place à la moindre croyance individuelle, pas seulement pour les caricatures, mais pour toute forme d’expression. Car si certains sont fondés à demander l’interdiction d’un dessin ou d’une œuvre d’art parce qu’il les choque, pourquoi ne serait-on pas fondé à demander l’interdiction des textes choquants ? Cette première solution finirait donc par tout interdire, et ceux qui la réclament aujourd’hui se retrouveraient pris à leur propre piège : beaucoup de gens sont très, très choqués par de nombreux passages de la Bible et du Cora ; les polythéistes et les associations de défense des droits des homosexuels seraient, dans cette première optique, tout à fait fondés à demander leur interdiction.

Seconde possibilité : de manière parfaitement injuste et largement arbitraire, on choisirait quelles croyances sont dignes de respect et de considération, et quelles croyances peuvent aller se faire foutre. Les croyances « respectables » seraient inévitablement les monothéismes occidentaux, c’est-à-dire les religions dites « du Livre » : le judaïsme, le christianisme, l’islam. C’est systématiquement l’option choisie par les partisans de l’autocensure ou du délit de blasphème, même s’ils ne l’assument évidemment jamais. Écoutez les discours des autorités religieuses, en particulier musulmanes : quand elles sont plus ou moins tolérantes, elles réclament en effet le respect des prophètes de ces trois religions, mais vous ne les entendrez jamais exiger le même « respect » pour Shiva, Ganesh ou Aphrodite. Et pourtant, il y a 14 à 20 millions de Juifs à travers le monde, pour 1,1 milliard d’hindous, soit 55 fois plus. Même parmi ceux qui défendent les caricatures, de nombreux croyants tombent dans cette injustice. Ainsi, dans une récente tribune au Monde, un « collectif d’intellectuels musulmans » écrivait : « De fait, tout citoyen est libre de faire appel à la justice s’il estime que ces limites sont franchies, non pas au nom du droit au blasphème, mais au nom du respect de la dignité humaine, et ce quelle que soit la religion concernée, catholique, protestante, juive ou musulmane ». Comme si les monothéismes étaient seuls au monde ! Ce qui n’a rien de surprenant, le Coran contenant effectivement des versets tolérants envers les chrétiens et les juifs (même si d’autres le sont nettement moins), mais appelant sans la moindre ambiguïté au massacre des polythéistes qui refuseraient la conversion.

Il me semble clair qu’aucune de ces deux propositions n’étant moralement acceptable, la seule solution rationnelle est que chacun accepte d’être blessé, heurté, choqué dans ses croyances par ce que peuvent dire les autres. Le célèbre principe selon lequel la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres est souvent dévoyé de nos jours, et sournoisement transformé en « la liberté des uns s’arrête là où commence le respect d’autrui ». Mais le « respect » est malheureusement bien trop flou pour servir de socle à un tel principe politique. Une liberté ainsi définie serait complètement vidée de sa substance.

Ayant mis en garde contre les ennemis de la liberté d’expression, il faut malheureusement faire de même contre tous ceux qui les instrumentalisent pour faire avancer un agenda politique qui n’est pas moins liberticide. Les ténors des Républicains et du FN, sans surprise, appellent à balancer l’état de droit par-dessus bord au nom de la situation de « guerre » que nous vivrions. Éric Ciotti réclame un « Guantanamo à la française ». Pour mémoire, le camp de Guantanamo enferme, en-dehors de tout cadre légal, des gens sans procès, parfois depuis 15 ans. Voilà ce que veut M. Ciotti pour la France : un enfermement sans passer devant un juge. Au Moyen-âge, la monarchie anglaise était plus avancée que cela. Christian Estrosi, quant à lui, se hausse sur ses ergots : « aucun droit pour les ennemis du droit ». On s’étonne de le voir ainsi faire une référence à Saint-Just, personnage d’extrême-gauche s’il en est, mais qui a surtout mis sur pied ce que j’appelle un régime à volonté totalitaire[1].

Ces politiciens sont la honte de notre pays, et ils ne sont que trop écoutés. Sur les 60 derniers mois, nous en avons passé 31 en état d’urgence ; pendant la guerre d’Algérie, entre 1954 et 1962, il n’y en a eu que 27. Au prétexte de défendre une liberté d’expression dont ils n’ont en réalité que faire, ils cherchent uniquement à faire avancer leur programme sécuritaire et liberticide. Jouant sur la peur des Français, ils leur font oublier la triste réalité : face à la menace terroriste, et face à toute menace d’ailleurs, le risque zéro n’existe pas. Oui, il y a des attentats. Que faire ? Rien, ou rien dans l’immédiat. Notre justice et notre police sont armées pour se battre, et font ce qu’elles peuvent ; il faut accepter que parfois elles échouent. Je sais que c’est dur à avaler, mais c’est, là encore, la seule position raisonnable : le remède proposé serait pire que le mal. S’il y a un travail à faire, c’est un travail de très long terme : éduquer d’une part, réduire les inégalités de l’autre. Ainsi, nous nous attaquerons aux racines du terrorisme. Des lois sécuritaires en plus ne nous protègeront pas contre les attentats, mais nous feront faire un pas de plus vers une autre forme de totalitarisme.












[1] Pour ceux que ça intéresse, les historiens estiment qu’il n’y a pas de totalitarisme avant le XXe siècle. En effet, le contrôle et la surveillance totale par l’État de tous les individus, dans leur vie privée aussi bien que publique, mais aussi des institutions, des entreprises et des autres groupes humains, constitue le cœur de la notion de totalitarisme. Cette surveillance et ce contrôle nécessitent des moyens techniques qui n’étaient pas disponibles avant la Révolution industrielle. Certains régimes, toutefois, manifestaient une volonté de contrôle et de surveillance qui les apparente aux totalitarismes contemporains.

vendredi 30 octobre 2020

Soumission

C’est un point peu remarqué : la pandémie de covid et le terrorisme sont étonnamment similaires. Tous les deux font peser une menace sur la vie et la sécurité des individus : en allant à l’église, au théâtre, en faisant votre métier de professeur ou de journaliste, ou tout bêtement en prenant un verre en terrasse, vous risquez de mourir égorgé, décapité ou tué d’une balle dans la tête ; en recevant votre petit-fils ou en organisant une soirée-crêpes, vous risquez de ne jamais vous réveiller de la salle de réanimation (mention spéciale aux boîtes gay, où vous prenez les deux risques à la fois).

Alors que j’entame le couplet « vivre, c’est risqué », j’entends déjà hurler les premiers covidistes : « ah mais ça n’a rien à voir ! Les deux risques n’ont rien de comparable, le terrorisme islamiste a fait 165 000 morts en quarante ans, alors que la covid a tué plus d’un million de personnes en moins d’une année ».

Certes. Avant de hurler, cependant, regardons les faits : en tout premier lieu, le coronavirus tue essentiellement des personnes déjà proches de la mort, soit âgées, soit malades. Les moins de 40 ans représentent moins de 5% des hospitalisations, et plus de 90% des morts ont au moins une autre maladie. Il n’est évidemment pas question de dire que leur vie n’a pas de valeur ou qu’on peut les abandonner à leur sort ; mais il est indispensable de remarquer que, si vous êtes plutôt jeune et en bonne santé, vous ne risquez pas grand-chose. Objectivement, on est aux antipodes d’épidémies comme la peste de Justinien, qui a fait périr un tiers de l’Europe, ou comme la grippe espagnole, qui a tué entre 50 et 80 millions de personnes en un an et demi, ou même comme le sida (maladie qui, comme la grippe espagnole d’ailleurs, frappe justement plutôt les jeunes et ceux qui sont en âge de travailler). N’ayons donc pas peur de le dire : le terrorisme comme la covid font peser sur nos vies et notre sécurité un risque réel, mais limité.

Or, ils ont la même conséquence : pour faire face à ce risque limité, nous prenons des mesures extrêmes. Le terrorisme nous a fait accepter depuis vingt ans des politiques liberticides à l’extrême et une surveillance massive de nos vies privées par les entreprises et les États ; quant à la covid, elle nous rend muets sur des restrictions des libertés que jamais nous n’avions connues en temps de paix. Un dessin résume parfaitement notre nouvelle situation :

Pour la pandémie comme pour le terrorisme, donc, les mesures prises sont disproportionnées, sans commune mesure avec le risque couru. Je ne dis évidemment pas qu’elles seraient inefficaces : au contraire, elles sont très efficaces. Bien sûr qu’elles le sont ! De toute évidence, des mesures disproportionnées sont forcément efficaces. La surveillance massive permet de déjouer de nombreux attentats ; le confinement généralisé empêche que nous tombions tous malades en même temps, donc limite la pression sur les lits de réanimation et sauve des vies, il n’y a aucun doute là-dessus. C’est vrai pour toutes les mesures disproportionnées. Vous ne voulez pas que votre ado parte en soirée ? Ligotez-le au radiateur, vous verrez qu’il n’ira pas en soirée ; ce sera beaucoup plus « efficace » que de lui faire les gros yeux.

Je ne dis évidemment pas que toutes les mesures prises soient toujours disproportionnées. Au printemps dernier, j’ai moi-même défendu le confinement sur ce blog. Mais à l’époque, nous avions beaucoup moins de connaissances sur ce virus, et surtout nous n’avions aucun protocole sanitaire pour les malades qui devaient être hospitalisés. Actuellement – et c’est un autre élément qui fait que le risque est bien moindre qu’il y a six mois pour les personnes saines –, nous avons au contraire des traitements efficaces.

Dernier point commun, le néoparler, la novlangue qui entoure les mesures prises. Avec le terrorisme, il n’y a pas de vidéo-surveillance, non non ! il y a de la vidéo-protection. C’est forcément « pour votre sécurité » que cette rame peut être écoutée. Avec la covid, on va plus loin encore ! Le néoparler du terrorisme consistait à atténuer des réalités désagréables (parler de « protection » à la place de « surveillance »). Pour le coronavirus, on avance encore vers la vraie novlangue orwellienne : on affirme carrément le contraire de ce qui est, et sans la moindre vergogne. À la poste de Mamoudzou, des affiches annoncent sans honte à l’entrée que c’est « pour simplifier nos démarches » qu’on n’accueille pas plus de huit personnes à l’intérieur. Gné ? En quoi est-ce que faire la queue pendant encore plus longtemps qu’avant, mais en plein soleil, pour attendre l’arrivée d’une employée rogue qui vous demande agressivement ce que vous avez à faire là et si vous avez votre propre stylo avec vous avant de (dans le meilleur des cas) condescendre à vous laisser entrer nous simplifie quoi que ce soit ? Assumez, bon sang ! Assumez de nous compliquer la vie pour assurer notre sécurité, mais ne prétendez mettre du bleu si vous mettez du rouge !

Ce qui se dessine, c’est donc que la covid, c’est comme le terrorisme, en pire. Pour un risque plus sérieux, nous prenons des mesures tout aussi disproportionnées, et donc infiniment plus graves, plus sévères, et plus liberticides, en allant plus loin dans la novlangue (je l’avais déjà noté lors du premier confinement). On ne peut donc pas être surpris que, de manière exactement parallèle, les résistances et les oppositions soient encore plus réduites et écrasées. De manière fascinante, des opposants de toujours au Système et au gouvernement sont tétanisés et avalent la pilule amère sans broncher, et même en en redemandant. C’est vrai – et c’est encore un point peu relevé bien qu’extrêmement révélateur – pour tous les groupes culturels et sociaux : du cadre supérieur ou de l’intellectuel attaché aux libertés fondamentales jusqu’au gilet jaune, de la gauche radicale à l’extrême-droite, la covid divise, et à chaque fois la majorité plie.

En d’autres termes, et c’est ce qui est vraiment terrifiant, le coronavirus réussit là où le terrorisme avait partiellement échoué : beaucoup acceptent tête baissée des mesures que jamais la menace terroriste ne leur aurait fait admettre. Après les attentats contre Charlie Hebdo, après ceux du Bataclan, la France entonnait unanimement « ils n’auront pas notre mode de vie », « nos libertés ne sont pas négociables ». Que n’avons-nous le même courage à présent ! À quel moment la culture est-elle devenue négociable ? Depuis quand n’est-elle plus essentielle à une vie digne d’être vécue ? Quand nous disions qu’il fallait « vivre avec la menace terroriste », ça signifiait que nous ne changions rien à nos habitudes et que nous acceptions un risque raisonnable ; aujourd’hui, quand on nous dit qu’il faut apprendre à vivre avec le virus, ça signifie l’obligation de porter des masques quand on marche seul dans la rue et l’interdiction de se réunir à plus de six… Si vivre avec le virus, c’est essayer d’atteindre le risque zéro en s’enfermant dans une forteresse, il faudrait plutôt parler de s’enterrer contre le virus. Est-ce que dans L’Armée des douze singes, les survivants « vivent avec » le virus ?

Pour réduire les oppositions à ces excès, la bipolarisation atteint des sommets, et comme, pour diverses raisons, les seuls à protester contre le consensus sont les pires crétins du monde politique et médiatique (de Trump et Bolsonaro à Pascal Praud), il n’est pas bien difficile de faire d’eux une arme contre tout discours déviant (« t’es contre le confinement ? bah tu penses comme Trump alors ! »). C’est très net dans les médias, où une émission comme Quotidien, pourtant une des plus critiques et d’ordinaire des plus intelligentes du paysage audiovisuel remise au placard à peu près toute forme d’esprit critique ou de recul pour relayer le discours gouvernemental. Pire : la division est telle que ceux qui ne sont pas d’accord sont montrés du doigt, désignés à la vindicte publique comme « irresponsables » – encore un mot qu’on a beaucoup craché à la gueule de Charlie Hebdo, comme par hasard.

Mais j’entends les covidistes crier encore ! « C’est provisoire, disent-ils, on ne va pas en mourir, on peut bien faire quelques sacrifices. » À voir ! Ce que j’entends, moi, c’est qu’en juin dernier on nous promettait 10 000 lits de réanimation, et que fin octobre on nous promet 10 000 lits de réanimation. Je l’ai déjà dit sur ce blog, et toutes les études le confirment : le coronavirus tue dans les systèmes de santé faibles. En mars dernier, on entendait beaucoup l’excuse consistant à dire qu’effectivement, il aurait mieux valu ne pas casser l’hôpital public depuis 50 ans, mais qu’enfin, puisqu’il avait été cassé, l’urgence exigeait le confinement ; et je le répète, à ce moment, l’excuse était défendable. Mais si on continue à nous la sortir neuf mois après le début de la crise, c’est que l’État n’a pas fait ce qu’il aurait dû faire depuis ; et dans ces conditions, accepter sans broncher les confinements, les couvre-feux et les fermetures des commerces, c’est de facto, sinon accepter, du moins se résoudre à l’absence de toute mesure de fond. Le pragmatisme a ses limites.

Surtout, cette attitude apparemment raisonnable oublie un point essentiel : la force de l’habitude. Les humains sont capables de s’adapter à peu près à tout, et d’une manière extrêmement rapide. En d’autres termes, il ne faudrait que quelques années pour qu’une large majorité de la population considère comme parfaitement normal que le travail soit la seule chose autorisée dans nos vies. Ne nous voilons pas la face : les sociétés occidentales éduquées et développées ont, dans l’Histoire, accepté bien pire.

Enfin, n’oublions pas que nos dirigeants nous observent. Je ne crois absolument pas à un vaste plan machiavélique : la covid n’a pas été créée en laboratoire pour faire avaler la fin des libertés. En revanche, la manière dont les populations réagissent à chaque mesure est, vous pouvez me croire, dûment étudiée, analysée et notée. Les politiciens n’ont rien vu venir, ils n’ont pas eu de plan, mais ils ne sont pas plus bêtes que les autres : ils n’oublieront pas ce qui aura marché, ce qui sera passé, et comment ce sera passé. En ce moment, vous pouvez être sûrs d’une chose : ils vont regarder avec une extrême attention la manière dont on réagit à une politique qui (contrairement au confinement de mars) nous interdit de prendre un verre entre amis ou d’aller au cinéma, mais nous autorise à nous entasser dans le métro pour aller au taf et à envoyer nos gamins s’entasser dans les salles de classe.

Alors que fait-on ? Pour ma part, je trouve que le texte de Nicolas Bedos qui a déclenché une telle polémique est un programme à suivre. Quel dommage qu’il ait partiellement cédé à la pression médiatique et n’ait pas défendu son texte jusqu’au bout ! Il donne toutes les pistes à suivre. On autorise ceux qui sont fragiles (malades, âgés, immunodéprimés, etc.) à se confiner chez eux et à télétravailler quand ils le peuvent ; et on autorise les autres à vivre normalement. Même un confinement obligatoire des personnes âgées me semblerait inutilement liberticide : oui, certaines ont plus besoin de notre tendresse que de nos précautions. Personne n’obligera ceux qui veulent se protéger à recevoir leurs petits-enfants ; mais qui sommes-nous pour leur dicter une manière de vivre, et pour leur dire que quoi qu’ils en pensent, ils doivent vivre encore longtemps, mais sans voir leurs proches ?

Sur le long terme, nous l’avons toujours su, il n’y a pas d’autre voie de sortie que l’immunité collective. On ne peut pas éternellement accepter des mesures liberticides au motif que les politiciens n’acceptent pas de faire leur boulot.

samedi 30 mai 2020

La papesse Anne


Tolkien, dans une de ses lettres, affirme que seul celui qui s’écrit : « Nolo episcopari ! », « Je ne serai jamais évêque ! », peut faire un bon évêque. Saine logique, et qu’il applique à toute politique : si tout pouvoir corrompt, l’exercice du pouvoir corrompt moins celui qui n’a pas recherché le pouvoir, mais l’a reçu par hasard, par les circonstances, par la force des choses, et si possible malgré lui. C’est en suivant cette logique, foncièrement vraie, juste, bonne, que l’Église n’organise pas de candidatures pour le poste d’évêque. On ne « postule » pas au poste ou à la fonction d’évêque, on est censé être « appelé » à cette mission. Catholique, je ne dis pas qu’il n’y a pas du vrai là-dedans, mais il y a aussi une part de mythe : concrètement, d’ordinaire, lors de la vacance d’un siège épiscopal, c’est le nonce apostolique, c’est-à-dire l’ambassadeur du Saint-Siège dans chaque pays, qui propose une liste de noms, parmi lesquels le pape fait son choix. Ça laisse quand même le champ libre à pas mal de politique, avec des candidatures plus ou moins explicites et revendiquées.

On pourrait d’ores et déjà noter que ce mode de désignation, sur lequel les catholiques sont généralement muets (quand ils en ont connaissance, ce qui n’est pas toujours le cas), n’est pas forcément idéal. Il existerait certainement une marge de manœuvre entre la foire d’empoigne et l’affrontement des egos qu’implique une campagne électorale avec candidature déclarée d’une part, et ce fonctionnement secret et hyper-centralisé d’autre part. Le nonce est-il forcément le seul à avoir son mot à dire ? Ne pourrait-on pas imaginer, par exemple, une liste de trois noms proposés par le nonce pour l’un, par la conférence des évêques nationale pour l’autre, par les fidèles du diocèse pour le dernier, et entre lesquels le pape ferait son choix ? On m’objectera que le pape pourrait choisir systématiquement le nom proposé par le nonce. Certes ; au moins les choses seraient-elles claires. Et encore peut-on imaginer d’autres systèmes, ce n’est là qu’un exemple.

Mais je ne suis pas ici pour refaire le monde, ni même l’Église : l’important est que, telles que les choses sont organisées, il n’y a pas de candidatures : on ne postule pas pour devenir évêque. Et c’est ce sur quoi s’appuient les critiques, aussi acerbes que nombreux, de la démarche d’Anne Soupa.

Pour ceux qui ne sont pas au courant, suite à la démission du cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, primat des Gaules, Anne Soupa[1], théologienne, bibliste et essayiste, a décidé de présenter sa candidature à sa succession. Aussitôt les esprits chagrin de hurler à l’arrogance, au geste déplacé, à la provocation. Et tout lui est reproché. Certains ne la trouvent pas assez à gauche, et veulent lui faire payer un macronisme réel ou supposé. Anne Soupa est-elle macroniste ? Je suis assez porté à croire que oui, même si n’est pas de ça que j’ai pu parler avec elle ; et si c’est bien le cas, c’est effectivement un (gros) désaccord entre elle et moi.

Mais franchement, est-ce bien la question ? Choisit-on un évêque pour son positionnement politique ? Évidemment, je préférerais un évêque proche de Mélenchon à un autre proche de Macron ; je préférerais un évêque écologiste radical à un proche de Mélenchon ; et je préférerais encore un évêque ardorien à un simple écolo radical. Mais ce que je peux préférer à titre personnel n’a que peu d’importance ; il s’agit de choisir l’évêque de Lyon, pas son maire. Il aura un pouvoir spirituel, pas temporel ; partant, son positionnement idéologique est d’un poids infime par rapport à l’autre donnée, son sexe. Dans l’état actuel des choses, je préférerais infiniment que le prochain évêque de Lyon soit une femme macroniste ou lepéniste plutôt qu’un homme écolo radical.

Car c’est bien là la question, évidemment : Anne Soupa est une femme. Et c’est là-dessus qu’on la renvoie au droit canonique, au Catéchisme, et tous les articles y passent, et le prêtre est à l’image du Christ, et le Christ était un homme, et, et alors ? Le Christ était aussi un juif, Il était sans doute brun et barbu, Il était fils de charpentier, Il était plein de choses, en fait ; pour être à Son image, le prêtre est-il forcément juif ?

Quant au Catéchisme et au droit canonique, vous êtes tous bien gentils, mais je pense qu’Anne Soupa les connaît, et à vrai dire je ne crois pas qu’elle s’attende à devenir le prochain archevêque de la bonne ville de Lyon. Alors quoi, provocation ? Volonté de faire le buzz ? Certainement en bonne partie, et voilà d’autres esprits chagrins pour le lui reprocher, avec l’habituel couplet selon lequel le-but-est-bon-mais-la-méthode-ça-craint, par des gens qui en général prônent le but et se gardent bien d’indiquer une autre méthode (qui marcherait, elle, forcément).

René Poujol, par exemple, lui oppose l’impossibilité de faire débattre entre eux les catholiques réformateurs d’une part, les conservateurs et les traditionalistes d’autre part : pour lui, l’écart entre ces groupes est trop important. C’est bien possible ; dans mes débats avec d’autres catholiques, j’ai souvent eu cette impression qu’en réalité nous ne partagions pas la même foi, que nous ne croyions pas en le même Dieu. Mais dans ce cas, comment peut-on s’arrêter à ce constat ? Si c’est vrai, qu’est-ce que ça dit de la réalité de notre Église ? Sommes-nous encore une Église, en fait ?

René Poujol fait un pas dans la réflexion, en reprochant à Anne Soupa de prendre le risque de déclencher le schisme : voyant qu’ils ne sont pas entendus, les réformateurs pourraient finir par partir. Possible, là encore ; mais est-ce que ce serait une si mauvaise chose ? Quand je milite pour la prêtrise des femmes, on me sort le même refrain trois fois sur quatre : eh-ben-si-t’es-pas-content-t’as-qu’à-te-faire-protestant-gnan-gnan ! Ben non, les gens. Prendre au sérieux l’idée de l’Église mystique, ça signifie que ce n’est pas un truc qu’on quitte comme on change de chemise, parce qu’on trouve que le noir ne nous va pas.

Par ailleurs, il y a partir et partir. On peut partir comme l’ont fait les protestants, justement, en acceptant la rupture, en se désintéressant de l’Église catholique et en construisant quelque chose à côté. Mais on peut aussi partir comme les traditionalistes de la FSSPX, qui ont accepté de se faire excommunier, mais se sont toujours revendiqués catholiques et n’ont jamais rompu le dialogue. Résultat des courses : quarante ans plus tard, les excommunications ont été levées, et alors qu’ils ne sont qu’une poignée, ils ont tiré toute l’Église dans leur sens. Moralité : René Poujol a probablement tort quand il affirme que le départ des catholiques d’ouverture laisserait le champ libre aux tenants de « l’Église de toujours » ; dans les années 1970 et 1980, lors du schisme lefebvriste, c’est la logique contraire qui s’est vérifiée. En partant, les intégristes n’ont pas du tout laissé tout l’espace aux réformateurs : bien au contraire, ils ont focalisé toute l’attention ecclésiastique et médiatique sur eux-mêmes.

Bref, là où René Poujol regrette « l’excès de la démarche », la seule chose que je regrette, pour ma part, c’est au contraire son excessive prudence. Car Anne Soupa ne demande pas pour elle le ministère ordonné ou la consécration épiscopale : dans un désir de lancer une réflexion sur « la différence entre sacrement, sacerdoce et pouvoir », elle ne propose sa candidature qu’à la direction temporelle du diocèse.

Or, à mon avis, si erreur il y a, c’est ici. Distinguer, au sein de l’Église, le pouvoir du sacerdoce, pourquoi pas ? Mais cela présente deux dangers majeurs.

Le premier est celui d’une récupération et en fin de compte d’un durcissement des positions actuelles ; ça l’Église catholique, comme le capitalisme, est très douée pour récupérer les oppositions récupérables. La gouvernance politique des diocèses par des laïcs, et pourquoi pas des femmes, c’est typiquement le genre de choses que l’Église pourrait accepter ; mais à condition de ne surtout pas toucher au sacerdoce. Et une fois cette distinction établie, le piège se refermera d’un coup : les honneurs, les fonctions, les responsabilités, tout cela fera paraître les femmes importantes et dégagera une fausse impression d’égalité, de leur avoir redonné toute leur place ; mais les hommes seront toujours les seuls à être admis au sacerdoce, et on ne pourra plus rien dire, car on nous renverra toujours à « mais de quoi elles se plaignent encore puisqu’elles gouvernent ? »

Or, contrairement à ce que pense Anne Soupa, c’est bien la question du sacerdoce qui est essentielle, parce qu’elle est, bien plus que le gouvernement temporel, au cœur de la vie de l’Église. Ce qui entretient la misogynie catholique, ce n’est pas que les femmes ne puissent pas diriger la Banque du Vatican, c’est qu’elles ne puissent pas consacrer l’Eucharistie. Tant que cela n’aura pas été changé, une fausse vision de l’humanité et du rapport entre les sexes perdurera dans l’Église.

D’autant que – et c’est le second danger de la démarche – de quel pouvoir parle-t-on ? « Gouvernance » : rien que le mot me laisse dubitatif. Si elles ne revendiquent pas la prêtrise, qu’est-ce qui reste aux femmes ? Sur les trois missions de l’évêque – d’enseignement, de sanctification et de gouvernement –, les deux premières sont intimement liées au sacerdoce. Reste la mission de gouvernement ; mais le pouvoir temporel de l’Église a heureusement diminué, il ne reste donc pas grand-chose de concret. La gestion des finances ? Mais l’Église devrait de toute manière être pauvre. Alors quoi ? L’intendance ? Les affaires courantes ? Belle victoire, s’il s’agissait de gagner un travail administratif !

C’est un désaccord ; mais il va sans dire que, malgré cette réserve, je soutiens la candidature d’Anne Soupa. Parce que je soutiens tout ce qui peut secouer un peu cette énorme fourmilière, tout ce qui peut aider à faire tourner cet énorme paquebot, l’Église visible.




[1] Que, je dois le dire par honnêteté et transparence, je connais personnellement.

dimanche 24 mai 2020

La vie en beau


Sans la musique, dit Nietzsche, la vie serait une erreur. C’est vrai aussi de la danse, de la peinture, de la sculpture, de la littérature, de l’architecture ; sans l’art, la vie serait une erreur. À la grande question : pourquoi sommes-nous ici ? qu’est-ce qu’on fait là ? que doit être notre but sur la Terre, et dans la vie ?, je crois qu’il y a plusieurs réponses, mais qu’elles sont finalement assez peu nombreuses, et que l’art en est une. Produire de l’art, quand on peut, et quand on ne peut pas, en profiter, vivre dans la contemplation des œuvres des autres, m’a toujours semblé un des buts suprêmes de la vie humaine, et partant une des conditions du bonheur. À qui n’aime pas la musique – ou la littérature, ou la danse –, il manque quelque chose, souvent sans même qu’il en ait conscience ; inversement, celui qui écoute plus, lit plus, danse ou regarde danser, celui-là vit plus, et vit mieux, et vit plus heureux.

Je crois que c’est vrai pour tous les hommes, parce que cela tient à notre nature, et doublement. D’abord, parce que nous sommes par nature liés à la beauté, que la beauté est une des valeurs fondamentales autour desquelles notre vie devrait toujours être ordonnée, et qu’il y a toujours du beau dans les œuvres d’art de qualité, fût-ce la beauté de bien parler d’une charogne. Pour une vie pleinement heureuse, ou la plus heureuse possible, il nous faudrait vivre entourés de beauté : si l’on pouvait, comme le dit Alain, « boire son café dans une belle tasse ; […] s’asseoir et appuyer sa main sur une noble chimère sculptée dans le bois, et usée déjà un peu par tant d’autres mains. Sortir, regarder l’heure à une belle horloge. […] Lever le nez en l’air pour voir s’il pleuvra et apercevoir une gargouille monstrueuse qui semble rire ; […] se plaire à tout cela, mais n’y point penser ; au contraire, en faire comme un fond et une trame pour d’autres pensées ».

La seconde raison, c’est, je crois, qu’étant des êtres créés, nous sommes également par nature créateurs – sous-créateurs, pour reprendre les termes de Tolkien –, et que donc nous ne pouvons pleinement nous réaliser, accomplir notre nature, qu’en créant, ou au moins en jouissant de la création des autres.

J’ai donc une reconnaissance infinie, et nous avons tous une dette particulière, envers ceux qui nous font ainsi « la vie en beau » : compositeurs, musiciens, chanteurs, danseurs, peintres, sculpteurs, acteurs, réalisateurs, auteurs, poètes, sans oublier tous les autres, ceux qui ne sont pas dans la lumière, les invisibles qui travaillent autour de ceux-là, dans l’ombre : costumiers, décorateurs, éclairagistes, perchistes, cadreurs, j’en oublie tant. Or, pour beaucoup, la vie n’est pas facile. Michel Piccoli, qui vient de mourir, dénonçait cette erreur : « le public croit toujours qu’un artiste travaille dans l’aisance, dans la facilité et dans le luxe. »

À quelques exceptions près, non ; « intermittent », ça veut avant tout dire au chômage une bonne partie de sa vie. Leur système de retraites, contrairement à ce qu’on entend ici ou là, n’a rien d’une avalanche de privilèges, et la réforme de Macron, si elle arrive à terme, empirera considérablement les choses pour eux. J’ai été profondément choqué (à défaut d’être surpris), l’hiver dernier, en entendant des bourgeois du XVIIe arrondissement, de leur propre aveu habitués de l’Opéra et du Ballet de Paris, parler avec une morgue et un mépris insupportables des grèves et des revendications des danseurs et des musiciens. Comment peut-on, surtout quand on en profite, ne pas avoir plus d’égards envers ceux qui rendent notre vie si belle et si riche, si digne d’être vécue ? Pour nous offrir la magie du Lac des cygnes, les danseurs brisent leur corps, et ont bien souvent du mal à marcher à quarante ans.

Ce désengagement de l’État envers la culture ne saurait nous surprendre : il n’est que la réplique du même désengagement sur la santé, l’éducation ou la justice. Mais il est d’une certaine manière plus inquiétant encore, parce qu’il passe plus inaperçu, et qu’il est mieux accepté. Churchill aurait dit, à quelqu’un qui lui proposait de réduire le budget de la culture : « Mais alors, pourquoi nous battons-nous ? » Aujourd’hui, ceux qui considèrent la culture comme secondaire sont au pouvoir, mais ils sont aussi dans la rue.

Pour les privilégiés qui, comme moi, ont bien vécu ce confinement, ont eu globalement plus de temps que d’habitude pour leur loisir, il a été une bonne occasion de lire, d’écouter de la musique, de regarder des films. C’est le conseil que j’ai donné à mes élèves, et en fin de compte, je leur aurai proposé davantage d’heures de lecture littéraire que de cours d’histoire, et plus de morceaux de musique que d’exercices de géographie. C’est un choix que j’assume : à période exceptionnelle, comportement exceptionnel ; et s’ils m’ont écouté, ils auront à mon avis plus gagné à découvrir « Casta diva » ou « Les oiseaux dans la charmille » qu’à faire une énième étude de document sur la Guerre froide.

Les artistes, eux, ont continué à travailler. Les chœurs, l’orchestre et le ballet de l’Opéra national de Paris ont chacun publié une vidéo dans laquelle, confinés, ils continuent de chanter, de jouer, de danser. Intitulées « Dire merci », elles étaient destinées aux soignants. Merci à eux, bien sûr : merci à ceux qui se sont battus, et qui se battent encore, contre cette maladie, et surtout contre toutes les autres, et qui auraient bien besoin d’autres choses que de médailles et d’applaudissements.

Mais merci aussi à ceux qui ont dit merci : merci aux artistes. Car si permettre à nos corps de survivre et de ne pas trop souffrir est essentiel, nourrir nos âmes et rendre nos vies vraiment humaines ne l’est pas moins. Artistes, vos œuvres sont nos vitres magiques, nos vitres de paradis.



jeudi 14 mai 2020

Communautarisme : sortir la tête du sable

Je viens de faire quelque chose d’assez héroïque : pour la debunker, j’ai regardé la vidéo qui suit, deux fois. Je vous recommande l’exercice. Il n’est pas agréable, 20 minutes de haine et de bêtise poussées vraiment très haut ; mais il est salutaire, car il aide à comprendre l’état d’une partie de la société française.


Que nous dit la demoiselle ? Passons rapidement sur l’utilisation du terme « génocide » pour parler de ce que la France a fait en Martinique, ou sur le rapprochement établi entre de Gaulle et Hitler : de nos jours, les génocides sont à la mode, et tout peuple qui a un peu souffert dans l’Histoire veut absolument le sien ; quand il n’y en a pas d’évident, on se dépêche d’en inventer un, histoire de soutenir des revendications politiques. La Vendée pendant la révolution, la Martinique pendant la colonisation, les chambres à gaz en 1942 ? C’est kif-kif bourricot, ma bonne dame ! Les incitations à émigrer en métropole pour les martiniquais et le déplacement forcé des populations polonaises par Hitler pour les remplacer par des Allemands ? Du pareil au même ! Que Hitler ait eu dans ses cartons les plans précis de l’extermination des Polonais, ça n’a pas grande importance, pas vrai ? On va quand même pas s’emmerder avec les distinctions établies par ces chieurs d’historiens (et tant pis si ça défrise les vraies victimes des vrais génocides).

Passons aussi sur les mensonges historiques (ou erreurs : elle n’est pas forcément méchante après tout, elle est peut-être juste ignorante) glissés çà et là pour étayer une argumentation bancale : ainsi du référendum sur l’indépendance en Nouvelle-Calédonie, accusé d’avoir été décalé de 30 ans pour permettre une invasion de blancs qui changerait la donne (alors que le corps électoral avait précisément été restreint pour empêcher cela) : là encore, la vérité historique, pffff ! La vérité, ça dépend de la manière dont on la présente, relis Lénine et m’emmerde pas.

Passons donc sur ces trivialités (qui ont quand même le mérite de poser le personnage), et venons-en au cœur du sujet. Ma première réaction, en regardant la vidéo, c’est de me dire qu’elle sue par tous les pores un racisme, un communautarisme, une haine et une xénophobie littéralement insupportables. La première chose que je me dis, c’est : « eh ben au moins ça règle une bonne fois pour toutes la question du racisme anti-blancs ; on pouvait avoir des doutes sur son existence, maintenant on ne peut plus ».

Pourtant, j’essaye. Qui sait, peut-être que je me trompe ? Analysons posément le discours. Donnons-lui sa chance, à cette jeune fille. Et citons-la. J’ai la flemme de ranger, alors je vais vous les jeter, les citations, en touffe, sans les mettre en bouquets.

Première phrase : « Si en Martinique tu t’es déjà retrouvé à être le seul noir dans un espace… » J’insiste : ça, c’est la première phrase. Déjà la meuf compte les noirs et les blancs autour d’elle. Chut, chut, ne dites rien ! C’est un indice, laissez chercher ceux qui n’ont pas encore compris.

« Le génocide par substitution c’est quand on anéantit un peuple non pas en le tuant mais en remplaçant sa population » par « la migration d’un autre groupe pour remplacer le premier ». Oui, « grand remplacement », on y est bien, deuxième indice.

« Chez nous en Martinique… » I beg your pardon? Chez « nous » ? Qui, « nous » ? Elle le répète plus loin, on voit que ça l’obsède : « Ça me fait froid dans le dos. Imaginez deux secondes […] que dans trente ans en Martinique les martiniquais vont être minoritaires chez eux, c’est juste impensable. » Ou plus loin : « Pendant ce temps les Français continuent à immigrer en masse chez nous. » Question importante, je la garde pour plus tard, et pour vous ça va faire un troisième indice.

« C’est quand il y a énormément de locaux qui quittent l’île et qu’en même temps il y a une forte immigration de blancs français […] qui viennent s’installer ici. » Donc on est bien d’accord, c’est l’immigration le problème, et plus précisément la couleur de peau et le territoire d’origine de ceux qui immigrent. Chut, chut, il y en a encore qui n’ont pas pigé, laissez-les trouver par eux-mêmes.

« On assiste à une invasion de fonctionnaires blancs en Martinique » : cinquième indice. On parle « d’invasion », et d’une invasion de gens qui n’ont pas la même couleur de peau, qui pis est (oh mon Dieu mais quelle HORREUR !).

« Les fonctionnaires blancs en Martinique […] ont plus d’opportunités que les martiniquais qui eux sont au chômage. Vous en connaissez beaucoup des blancs qui arrivent en Martinique et qui sont au chômage ? » Donc le problème n’est pas le chômage, c’est la communauté à laquelle appartiennent ceux qui y sont, sixième indice.

« Aucun Français, Américain ou européen ne devrait connaître mieux que moi-même les randonnées, les plages, les plantes, les fleurs, les sites de plongée, les rivières de mon propre pays ! La Martinique c’est chez nous, et moi en tant que jeune martiniquaise ça me fait mal de voir que le destin de mon peuple, de mon pays, il est entre les mains de personnes étrangères à nous-mêmes. » On a du condensé, là, et ce sera le septième indice.

C’est bon, vous y êtes tous ? Obsession permanente pour la couleur de peau, peur d’un grand remplacement ethnique et culturel, rejet viscéral de l’immigration, survalorisation de l’identité d’une communauté dont la préservation est posée comme valeur suprême, plus généralement mise en avant des intérêts de cette communauté par rapport à ceux de toutes les autres, vision du monde centrée sur la division radicale entre le « nous » de la petite communauté et tous les autres, volonté d’appropriation définitive et complète d’un territoire par cette communauté, et bien sûr d’en chasser autant que possible toutes les autres : il ne manque pas un seul ingrédient du discours le plus caricatural de l’extrême-droite.

Si on accepte que l’extrême-droite se définit essentiellement par le fait de poser comme première valeur, à laquelle toutes les autres sont subordonnées, la préservation de l’identité d’une communauté, alors cette demoiselle est clairement d’extrême-droite. Mais continuons à être rigoureux, ne lui faisons pas de procès d’intention. Est-elle raciste ? Est-elle à elle toute seule la preuve de l’existence du racisme anti-blancs ? Son obsession pour la couleur de peau tend à faire dire que oui : ce ne sont pas les Français ou les métropolitains en général qui lui posent problème, ce sont bien les blancs, elle le répète suffisamment pour qu’il n’y ait aucun doute là-dessus.

Mais pour être précis jusqu’au bout, il faut savoir ce qu’est le racisme. J’écarte d’ores et déjà les définitions ad hoc, et donc forcément mauvaises, du type de celles qui prétendent que le racisme ne peut être le fait que des dominants et pas des dominés (ben oui, dans une perspective politique révolutionnaire, ce serait quand même dommage de ne pas voir les choses en noir et blanc – c’est le cas de le dire – et de ne pas clairement séparer les gentils tout gentils des méchants très méchants). Si on accepte la définition académique du racisme comme « l’ensemble de doctrines selon lesquelles les […] races […] seraient dotées de facultés intellectuelles et morales inégales », et par extension comme « préjugé hostile, méprisant à l’égard des personnes appartenant à d’autres races », alors Miss Défense de la Martinique n’est pas raciste. Elle ne sous-entend jamais que les martiniquais seraient une ethnie supérieure à toutes les autres, ou que les blancs seraient intrinsèquement ou biologiquement inférieurs aux noirs. Non, elle dit seulement que les blancs, ou les Français, elle n’en veut pas « chez elle » – comprenez en Martinique. Ça, stricto sensu, ce n’est pas du racisme, mais c’est de la xénophobie. Cette vidéo est bien la preuve d’une xénophobie anti-blancs particulièrement haineuse – ce qui n’empêche pas l’existence par ailleurs d’un racisme anti-blancs, racisme édenté si l’on veut, mais racisme tout de même.

Revenons maintenant, pour conclure, sur cette question du « chez nous », justement.

Une nation, j’essaye chaque année de l’apprendre à mes élèves, c’est un ensemble de personnes liées entre elles par une culture commune et par la volonté de vivre ensemble. Le premier élément, évidemment, inclut des nuances. La culture martiniquaise n’est pas exactement la même que la culture gasconne, ou parisienne, ou mahoraise. Des gens parlent le créole en Martinique, le shimaoré à Mayotte, le breton en Bretagne, l’occitan dans les Pyrénées. On n’y mange pas pareil. On n’y croit pas pareil : le catholicisme est bien plus présent en Martinique ou en Bretagne qu’à Paris ou à Mayotte, en proportion de la population. Bref, à l’intérieur de la nation française, il y a des différences culturelles. Ces différences culturelles sont sans doute plus marquées entre les outre-mer et la métropole qu’à l’intérieur de cette dernière. Mais c’est une différence de degré, pas de nature ; et ça n’enlève rien à la culture commune. Cette demoiselle qui marque un tel mépris pour la France s’exprime tout de même en français, et je gage qu’elle connaît nettement mieux Molière et Hugo que Dickens ou Chesterton.

Reste le second élément : la volonté de vivre ensemble. Et là, soyons clairs : si à un moment je réalise qu’une forte majorité de la population de Mayotte ou de la Martinique est pour l’indépendance, je serai pour qu’on la leur accorde sans barguigner. Ce serait une catastrophe économique, politique et sociale pour ces territoires, évidemment, et ils sombreraient dans une misère noire (d’ailleurs, il est intéressant de relever que notre amie semble envier l’indépendance de l’Algérie ou de Madagascar, sans voir apparemment que l’existence de la majorité de leurs habitants est loin d’être aussi enviable que la sienne, mais passons). Mais on ne peut pas sauver les gens contre leur gré : si ces populations voulaient réellement l’indépendance, la France ne pourrait de toute manière pas la leur refuser, la décolonisation du XXe siècle en est une preuve.

D’ailleurs, les autochtones des outre-mer feraient bien de se méfier, car en métropole, beaucoup considèrent que ces territoires nous coûtent bien cher et seraient tout prêts à la leur donner, l’indépendance. Ça me fait un peu penser à cette excellente caricature de Pétillon :
  


Bref, l’indépendance, moi je ne suis pas contre, j’ai surtout l’impression que ce sont les populations de ces territoires qui sont majoritairement contre (pas fous). En revanche, une chose doit être absolument claire. Soit on est indépendant, soit on ne l’est pas. Si on l’est, alors on est en effet « chez soi », et on fait ce qu’on veut chez soi. Mais si on ne l’est pas, alors les martiniquais ne sont pas plus « chez eux » en Martinique que les parisiens ou les haut-savoyards. Et c’est là que le discours de notre xénophobe préférée devient littéralement insupportable. Imagine-t-on les réactions si un parisien ou un haut-savoyard tenait le discours symétrique ? « Le problème chez nous à Marseille, c’est l’invasion des noirs mahorais, ils vont bientôt être plus nombreux que nous, alors qu’on est chez nous, argl, quand je pense que dans trente ans les noirs mahorais pourraient être plus nombreux à Marseille que les bucco-rhodaniens, j’en ai froid dans le dos ! » Ce discours serait stigmatisé et flétri (y compris par l’auteur de la vidéo, j’en mettrais ma main au feu) pour ce qu’il est : un discours violemment xénophobe, voire raciste.

Alors rappelons ces évidences : tant que la Martinique est française, et tant que la population martiniquaise n’a pas changé d’avis sur ce point, alors un Français blanc n’a pas à s’intéresser au créole pour s’installer en Martinique, de même qu’un martiniquais ou un parisien n’ont pas à apprendre le basque avant de s’installer dans les Pyrénées-Atlantiques. Et les métropolitains installés en Martinique peuvent très bien se faire des groupes Facebook où ils se filent des tuyaux sans jamais aborder le prétendu cadre colonial, pour la simple et bonne raison que Mistinguett n’a aucune légitimité à venir leur imposer de quoi ils vont parler dans leurs groupes Facebook.

Une nuance pour finir ? Je reconnais un point vrai soulevé par la vidéo : la France n’a pas tenu ses promesses dans les outre-mer. Tout ce qu’elle dit sur ce point précis est parfaitement juste : la France n’a pas mis assez de moyens pour permettre à ces territoires de rattraper leur retard économique et social par rapport à la métropole. En ce sens, elle paye aujourd’hui le prix de cette lourde erreur, et la colère de cette jeune fille n’en est qu’une conséquence. Mais expliquer ou comprendre n’est pas justifier. Pour compréhensible qu’elle soit, cette haine n’en est pas moins mal dirigée : chez elle, la conscience de race a remplacé et anéanti la conscience de classe, ce qui est à la fois extrêmement triste et extrêmement dangereux, et qui ne peut que réjouir les capitalistes qui rigolent devant l’atomisation des luttes. De ce fait, les solutions qu’elle propose seraient bien pires que le mal qu’elle prétend guérir.