vendredi 30 octobre 2020

Soumission

C’est un point peu remarqué : la pandémie de covid et le terrorisme sont étonnamment similaires. Tous les deux font peser une menace sur la vie et la sécurité des individus : en allant à l’église, au théâtre, en faisant votre métier de professeur ou de journaliste, ou tout bêtement en prenant un verre en terrasse, vous risquez de mourir égorgé, décapité ou tué d’une balle dans la tête ; en recevant votre petit-fils ou en organisant une soirée-crêpes, vous risquez de ne jamais vous réveiller de la salle de réanimation (mention spéciale aux boîtes gay, où vous prenez les deux risques à la fois).

Alors que j’entame le couplet « vivre, c’est risqué », j’entends déjà hurler les premiers covidistes : « ah mais ça n’a rien à voir ! Les deux risques n’ont rien de comparable, le terrorisme islamiste a fait 165 000 morts en quarante ans, alors que la covid a tué plus d’un million de personnes en moins d’une année ».

Certes. Avant de hurler, cependant, regardons les faits : en tout premier lieu, le coronavirus tue essentiellement des personnes déjà proches de la mort, soit âgées, soit malades. Les moins de 40 ans représentent moins de 5% des hospitalisations, et plus de 90% des morts ont au moins une autre maladie. Il n’est évidemment pas question de dire que leur vie n’a pas de valeur ou qu’on peut les abandonner à leur sort ; mais il est indispensable de remarquer que, si vous êtes plutôt jeune et en bonne santé, vous ne risquez pas grand-chose. Objectivement, on est aux antipodes d’épidémies comme la peste de Justinien, qui a fait périr un tiers de l’Europe, ou comme la grippe espagnole, qui a tué entre 50 et 80 millions de personnes en un an et demi, ou même comme le sida (maladie qui, comme la grippe espagnole d’ailleurs, frappe justement plutôt les jeunes et ceux qui sont en âge de travailler). N’ayons donc pas peur de le dire : le terrorisme comme la covid font peser sur nos vies et notre sécurité un risque réel, mais limité.

Or, ils ont la même conséquence : pour faire face à ce risque limité, nous prenons des mesures extrêmes. Le terrorisme nous a fait accepter depuis vingt ans des politiques liberticides à l’extrême et une surveillance massive de nos vies privées par les entreprises et les États ; quant à la covid, elle nous rend muets sur des restrictions des libertés que jamais nous n’avions connues en temps de paix. Un dessin résume parfaitement notre nouvelle situation :

Pour la pandémie comme pour le terrorisme, donc, les mesures prises sont disproportionnées, sans commune mesure avec le risque couru. Je ne dis évidemment pas qu’elles seraient inefficaces : au contraire, elles sont très efficaces. Bien sûr qu’elles le sont ! De toute évidence, des mesures disproportionnées sont forcément efficaces. La surveillance massive permet de déjouer de nombreux attentats ; le confinement généralisé empêche que nous tombions tous malades en même temps, donc limite la pression sur les lits de réanimation et sauve des vies, il n’y a aucun doute là-dessus. C’est vrai pour toutes les mesures disproportionnées. Vous ne voulez pas que votre ado parte en soirée ? Ligotez-le au radiateur, vous verrez qu’il n’ira pas en soirée ; ce sera beaucoup plus « efficace » que de lui faire les gros yeux.

Je ne dis évidemment pas que toutes les mesures prises soient toujours disproportionnées. Au printemps dernier, j’ai moi-même défendu le confinement sur ce blog. Mais à l’époque, nous avions beaucoup moins de connaissances sur ce virus, et surtout nous n’avions aucun protocole sanitaire pour les malades qui devaient être hospitalisés. Actuellement – et c’est un autre élément qui fait que le risque est bien moindre qu’il y a six mois pour les personnes saines –, nous avons au contraire des traitements efficaces.

Dernier point commun, le néoparler, la novlangue qui entoure les mesures prises. Avec le terrorisme, il n’y a pas de vidéo-surveillance, non non ! il y a de la vidéo-protection. C’est forcément « pour votre sécurité » que cette rame peut être écoutée. Avec la covid, on va plus loin encore ! Le néoparler du terrorisme consistait à atténuer des réalités désagréables (parler de « protection » à la place de « surveillance »). Pour le coronavirus, on avance encore vers la vraie novlangue orwellienne : on affirme carrément le contraire de ce qui est, et sans la moindre vergogne. À la poste de Mamoudzou, des affiches annoncent sans honte à l’entrée que c’est « pour simplifier nos démarches » qu’on n’accueille pas plus de huit personnes à l’intérieur. Gné ? En quoi est-ce que faire la queue pendant encore plus longtemps qu’avant, mais en plein soleil, pour attendre l’arrivée d’une employée rogue qui vous demande agressivement ce que vous avez à faire là et si vous avez votre propre stylo avec vous avant de (dans le meilleur des cas) condescendre à vous laisser entrer nous simplifie quoi que ce soit ? Assumez, bon sang ! Assumez de nous compliquer la vie pour assurer notre sécurité, mais ne prétendez mettre du bleu si vous mettez du rouge !

Ce qui se dessine, c’est donc que la covid, c’est comme le terrorisme, en pire. Pour un risque plus sérieux, nous prenons des mesures tout aussi disproportionnées, et donc infiniment plus graves, plus sévères, et plus liberticides, en allant plus loin dans la novlangue (je l’avais déjà noté lors du premier confinement). On ne peut donc pas être surpris que, de manière exactement parallèle, les résistances et les oppositions soient encore plus réduites et écrasées. De manière fascinante, des opposants de toujours au Système et au gouvernement sont tétanisés et avalent la pilule amère sans broncher, et même en en redemandant. C’est vrai – et c’est encore un point peu relevé bien qu’extrêmement révélateur – pour tous les groupes culturels et sociaux : du cadre supérieur ou de l’intellectuel attaché aux libertés fondamentales jusqu’au gilet jaune, de la gauche radicale à l’extrême-droite, la covid divise, et à chaque fois la majorité plie.

En d’autres termes, et c’est ce qui est vraiment terrifiant, le coronavirus réussit là où le terrorisme avait partiellement échoué : beaucoup acceptent tête baissée des mesures que jamais la menace terroriste ne leur aurait fait admettre. Après les attentats contre Charlie Hebdo, après ceux du Bataclan, la France entonnait unanimement « ils n’auront pas notre mode de vie », « nos libertés ne sont pas négociables ». Que n’avons-nous le même courage à présent ! À quel moment la culture est-elle devenue négociable ? Depuis quand n’est-elle plus essentielle à une vie digne d’être vécue ? Quand nous disions qu’il fallait « vivre avec la menace terroriste », ça signifiait que nous ne changions rien à nos habitudes et que nous acceptions un risque raisonnable ; aujourd’hui, quand on nous dit qu’il faut apprendre à vivre avec le virus, ça signifie l’obligation de porter des masques quand on marche seul dans la rue et l’interdiction de se réunir à plus de six… Si vivre avec le virus, c’est essayer d’atteindre le risque zéro en s’enfermant dans une forteresse, il faudrait plutôt parler de s’enterrer contre le virus. Est-ce que dans L’Armée des douze singes, les survivants « vivent avec » le virus ?

Pour réduire les oppositions à ces excès, la bipolarisation atteint des sommets, et comme, pour diverses raisons, les seuls à protester contre le consensus sont les pires crétins du monde politique et médiatique (de Trump et Bolsonaro à Pascal Praud), il n’est pas bien difficile de faire d’eux une arme contre tout discours déviant (« t’es contre le confinement ? bah tu penses comme Trump alors ! »). C’est très net dans les médias, où une émission comme Quotidien, pourtant une des plus critiques et d’ordinaire des plus intelligentes du paysage audiovisuel remise au placard à peu près toute forme d’esprit critique ou de recul pour relayer le discours gouvernemental. Pire : la division est telle que ceux qui ne sont pas d’accord sont montrés du doigt, désignés à la vindicte publique comme « irresponsables » – encore un mot qu’on a beaucoup craché à la gueule de Charlie Hebdo, comme par hasard.

Mais j’entends les covidistes crier encore ! « C’est provisoire, disent-ils, on ne va pas en mourir, on peut bien faire quelques sacrifices. » À voir ! Ce que j’entends, moi, c’est qu’en juin dernier on nous promettait 10 000 lits de réanimation, et que fin octobre on nous promet 10 000 lits de réanimation. Je l’ai déjà dit sur ce blog, et toutes les études le confirment : le coronavirus tue dans les systèmes de santé faibles. En mars dernier, on entendait beaucoup l’excuse consistant à dire qu’effectivement, il aurait mieux valu ne pas casser l’hôpital public depuis 50 ans, mais qu’enfin, puisqu’il avait été cassé, l’urgence exigeait le confinement ; et je le répète, à ce moment, l’excuse était défendable. Mais si on continue à nous la sortir neuf mois après le début de la crise, c’est que l’État n’a pas fait ce qu’il aurait dû faire depuis ; et dans ces conditions, accepter sans broncher les confinements, les couvre-feux et les fermetures des commerces, c’est de facto, sinon accepter, du moins se résoudre à l’absence de toute mesure de fond. Le pragmatisme a ses limites.

Surtout, cette attitude apparemment raisonnable oublie un point essentiel : la force de l’habitude. Les humains sont capables de s’adapter à peu près à tout, et d’une manière extrêmement rapide. En d’autres termes, il ne faudrait que quelques années pour qu’une large majorité de la population considère comme parfaitement normal que le travail soit la seule chose autorisée dans nos vies. Ne nous voilons pas la face : les sociétés occidentales éduquées et développées ont, dans l’Histoire, accepté bien pire.

Enfin, n’oublions pas que nos dirigeants nous observent. Je ne crois absolument pas à un vaste plan machiavélique : la covid n’a pas été créée en laboratoire pour faire avaler la fin des libertés. En revanche, la manière dont les populations réagissent à chaque mesure est, vous pouvez me croire, dûment étudiée, analysée et notée. Les politiciens n’ont rien vu venir, ils n’ont pas eu de plan, mais ils ne sont pas plus bêtes que les autres : ils n’oublieront pas ce qui aura marché, ce qui sera passé, et comment ce sera passé. En ce moment, vous pouvez être sûrs d’une chose : ils vont regarder avec une extrême attention la manière dont on réagit à une politique qui (contrairement au confinement de mars) nous interdit de prendre un verre entre amis ou d’aller au cinéma, mais nous autorise à nous entasser dans le métro pour aller au taf et à envoyer nos gamins s’entasser dans les salles de classe.

Alors que fait-on ? Pour ma part, je trouve que le texte de Nicolas Bedos qui a déclenché une telle polémique est un programme à suivre. Quel dommage qu’il ait partiellement cédé à la pression médiatique et n’ait pas défendu son texte jusqu’au bout ! Il donne toutes les pistes à suivre. On autorise ceux qui sont fragiles (malades, âgés, immunodéprimés, etc.) à se confiner chez eux et à télétravailler quand ils le peuvent ; et on autorise les autres à vivre normalement. Même un confinement obligatoire des personnes âgées me semblerait inutilement liberticide : oui, certaines ont plus besoin de notre tendresse que de nos précautions. Personne n’obligera ceux qui veulent se protéger à recevoir leurs petits-enfants ; mais qui sommes-nous pour leur dicter une manière de vivre, et pour leur dire que quoi qu’ils en pensent, ils doivent vivre encore longtemps, mais sans voir leurs proches ?

Sur le long terme, nous l’avons toujours su, il n’y a pas d’autre voie de sortie que l’immunité collective. On ne peut pas éternellement accepter des mesures liberticides au motif que les politiciens n’acceptent pas de faire leur boulot.

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