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lundi 25 mars 2019

Le totalitarisme, ce sera aussi pour les enfants


Sur la question de la natalité, mes positions sont très claires. Assumant mon malthusianisme, je trouve la Terre déjà trop peuplée eu égard aux ressources qu’elle contient. Je suis favorable à la limitation des naissances, à la décroissance démographique, donc évidemment à la contraception. Sur la question plus complexe de l’avortement, j’ai déjà eu l’occasion sur ce blog de rappeler que, considérant que la vie humaine commençait non pas au moment de la fécondation, mais bien après, je ne voyais rien d’immoral à l’IVG pratiquée dans les douze premières semaines de grossesse. Bref, on ne peut pas m’accuser de faire partie des tenants du « croissez et multipliez-vous », ni même de cultiver l’ambiguïté sur le sujet.

Je suis donc d’autant plus affligé quand je vois des gens qui, à partir des mêmes présupposés que moi, développent les idées les plus folles, les plus absurdes, les plus aberrantes et même les plus abjectes.

Ainsi, Antoine Bueno, de son état chargé de mission et secrétaire général du groupe centriste au Sénat, excusez-moi du peu, vient-il de publier un essai intitulé Permis de procréer et consacré à la question de la limitation des naissances. Et comme diraient les Dupondt, il n’y va pas de main morte avec le dos de la cuillère à pot. Constatant l’urgence écologique, il affirme d’abord qu’il faut accepter que le fait de procréer et de donner naissance à des enfants n’est pas seulement un acte individuel, mais engage le couple dans son rapport à la société.

 Jusque-là, franchement, rien de bien nouveau sous le soleil. Que faire des enfants soit un acte qui a une dimension collective, et qui par conséquent ne concerne pas seulement les parents, c’est une évidence. Évidence appliquée concrètement d’ailleurs, puisque tant que l’État a estimé devoir mener une politique nataliste, il l’a fait sans que personne n’y trouve à redire, par exemple en favorisant les familles nombreuses (par les allocations familiales, entre autres).

À l’heure de l’urgence écologique, il me semble à moi aussi clair comme de l’eau de roche qu’il faut renverser la vapeur. Oui, de nos jours, les couples doivent être incités, en particulier financièrement, à faire moins d’enfants. A minima, il faudrait taxer plus lourdement les couples à partir du troisième enfant ; mais pour être franc, vu l’urgence de la situation, il me semblerait bien préférable de taper au portefeuille dès le second. Par ailleurs, il faudrait mener, sur le long terme, une large politique éducative informant les couples du danger que représente pour la planète le poids démographique actuel de l’humanité.

Seulement, pour ma part, je m’arrête à ces mesures incitatives : impôts et éducation. Je ne conçois pas de politique coercitive en la matière, et ce pour deux raisons. La première, c’est qu’on ne peut pas empêcher les couples de faire autant d’enfants qu’ils le souhaitent. Le remède serait forcément pire que le mal ; car les empêcher comment ? On ne va pas les stériliser, ni leur retirer leurs enfants à la naissance, ni les tuer. Or, il ne faut pas interdire ce qu’on ne peut pas empêcher, c’est forcément contre-productif.

La seconde, c’est que quand bien même il serait possible d’empêcher les couples d’avoir plus de, mettons, un ou deux enfants, je ne crois pas que l’État devrait le faire : certes, la procréation a une dimension collective ; mais il est fondamental de comprendre qu’elle est un acte individuel avant que d’être un acte collectif ; que sa dimension personnelle prime, et de loin, sa dimension sociale. Je ne crois donc pas que l’État ait la moindre légitimité pour interdire aux familles de dépasser un certain nombre d’enfants. Inciter, oui, c’est non seulement nécessaire, mais même franchement urgent ; interdire, non, c’est une ligne rouge à ne pas franchir.

Antoine Bueno la franchit, lui, et allègrement. Pour lui, les futurs parents doivent signer un « contrat de parentalité », défini par la société (concrètement, par l’État) ; et en cas de refus, pas de problème : ils sont déchus de leur autorité parentale, on leur prend le bébé à la naissance, et on le place dans une famille plus docile.

Antoine Bueno nous explique par ailleurs que cette proposition est « humaniste », ce qui, selon lui, prouve qu’on peut concilier humanisme et écologie, et prétend que ça ne pose pas de problème, puisque de toute manière, des parents motivés par le fait d’avoir un enfant ne refuseront jamais de signer le contrat.

Pour ma part, j’hésite : cette proposition débile et abjecte est-elle surtout débile ou surtout abjecte ? Débile, elle l’est parce que notre joyeux conseiller au Sénat ne comprend pas qu’un contrat signé sous la menace de se voir retirer son enfant n’a aucune valeur. Platon avait déjà compris que les serments d’amour n’engageaient pas moralement ceux qui les faisaient ; c’est pareil pour n’importe quel serment ou contrat fait avec un tel pistolet sur la tempe.

Mais la proposition est à mon avis surtout abjecte, et incroyablement dangereuse par le seul fait qu’elle soit formulée. Et comme souvent, devant l’évidence, on est à court d’arguments. Pourquoi est-elle abjecte ? Parce que le lien du parent à son enfant est une des choses les plus fortes au monde ; parce que ce lien d’amour réciproque est une des composantes les plus essentielles de notre humanité. Une relation personnelle aussi puissante, aussi fondamentale, aussi première ne peut légitimement être cassée par la société que pour un motif des plus graves : si la vie, la santé ou le développement de l’enfant sont sérieusement compromis par le fait qu’il reste chez ses parents, alors oui, la société et l’État sont légitimes pour les déchoir de leur autorité parentale et placer les enfants ailleurs, en privilégiant des proches. Mais si un couple refuse de signer un papier, non, ça ne peut en aucun cas légitimer une sanction aussi extrême.

Comme très souvent, les hommes de notre temps, y compris nos dirigeants, prouvent qu’ils ont complètement perdu tout repère moral. Face à un problème réel, ils ne savent plus répondre que par des solutions démentielles. Il y a du racisme ? Piétinons la liberté d’expression. Les femmes sont harcelées par les hommes ? Balançons des noms sans preuve sur les réseaux sociaux. Des terroristes font sauter des bombes ? Mettons des gens en prison sans procès. Des manifestants pillent des magasins ? Laissons l’administration leur interdire de manifester sans passer devant un juge. Et je ne parle ici que de ce qui a été appliqué ! Si on s’engage dans la longue liste de ce qui se voit proposé, il y a de quoi glacer le sang. Quand on entend tant de responsables réclamer qu’on enferme sans procès des gens seulement parce qu’ils sont surveillés par les services secrets, peut-on vraiment être surpris par les délires d’Antoine Bueno ?

Et comme souvent, on assiste à une marche vers le totalitarisme, l’État trouvant de plus en plus normal de s’immiscer au cœur même de la vie privée des individus.

À chaque fois, le mal a les deux mêmes racines. La première, c’est qu’à l’heure des médias de masse, tout prend des proportions sociales dantesques : le fait divers devient insupportable, chacun fantasmant sur une société du risque zéro, et chacun pouvant réagir et ajouter sa voix à la vaste grogne. La seconde, c’est l’effondrement des valeurs morales : l’école a beaucoup perdu en autorité, et de toute manière elle échoue à transmettre le peu de valeurs qu’elle met encore en avant. Je ne sais pas si le peuple a jamais eu réellement conscience du rôle et de l’importance des libertés fondamentales, de la hiérarchie des vérités et des valeurs, de ne pas faire passer la fin avant les moyens, mais s’il l’a eue, il l’a perdue depuis longtemps. Et à présent, on trouve jusqu’au sommet de l’État des gens qui n’ont plus une once de culture ou d’humanité ; pour reprendre les termes de Heidegger, les gens qui nous dirigent n’ont plus aucune « pensée méditante », ils n’ont plus qu’une « pensée calculante ». Et qu’on ne s’y trompe pas : en cela, ils représentent bien ceux qui les ont portés au pouvoir.

Antoine Bueno voulait prouver qu’on pouvait concilier écologie et humanisme. Que ce soit possible, je le crois ! Tol Ardor et la Haute Haie en sont la preuve vivante – bien qu’inconnue. Mais ce triste personnage prouve surtout, à son corps défendant, qu’on peut très facilement concilier écologie et totalitarisme. Ça ne fera pas de moi autre chose que ce que je suis, et je reste évidemment un écologiste radical jusqu’à la moelle de mes os. Mais c’est un danger dont nous, écologistes radicaux, devons tenir compte. N’oublions pas que si la fin ne justifie pas les moyens, c’est parce qu’en réalité, il n’y a pas de fins, il n’y a que des moyens.

mardi 21 juillet 2015

Une notion complexe et ambiguë : le développement

La notion de développement est au cœur d’un grand nombre des principales préoccupations de notre temps. Elle touche aux deux principaux aspects de la Crise que nous traversons : les inégalités (que ce soit entre les individus ou entre les sociétés) et la destruction rapide de notre environnement. Portée aux nues par la majorité (il n’est besoin, pour s’en convaincre, que de constater la place prépondérante que prennent le développement et son complément, le développement durable, dans les programmes scolaires, ou encore leur récurrence dans les discours des élites politiques ou économiques, et même dans la publicité), elle est en revanche critiquée par la minorité que constitue l’écologie radicale au nom de son inefficacité : le développement ne serait qu’un cache-misère destiné à maquiller la croissance économique et l’occidentalisation du monde ; le développement durable ne serait qu’une chimère irréalisable.

Écologiste radical moi-même (et pas moins radical, je pense, que ceux dont je viens de parler), il me semble néanmoins que cette notion de « développement » n’a pas encore été suffisamment pensée et que certains s’en débarrassent un peu vite. Pour y remédier, il convient tout d’abord de définir ce qu’est le développement, ce qui implique avant toute autre chose de bien distinguer le développement comme état du développement comme processus.

En tant qu’état, le développement est l’état d’un espace dans lequel les besoins essentiels de l’ensemble de la population sont satisfaits. En ce sens, le développement est évidemment quelque chose qu’il faut rechercher : qui pourrait vouloir que les besoins essentiels de tous ne soient pas satisfaits ? Encore faut-il définir correctement ce que sont les « besoins essentiels » d’un individu. Manger en quantité adéquate une nourriture suffisamment saine et variée, boire une eau potable, se loger et se vêtir décemment, se soigner, tout le monde reconnaît que ce sont là des besoins essentiels. On doit y ajouter d’autres besoins tout aussi importants, car constitutifs de notre humanité même s’ils ne sont pas strictement nécessaires à notre survie : l’art, la science, la réflexion, ce qui implique l’éducation, mais aussi les loisirs, le repos etc. En revanche, posséder le dernier iPhone, nager dans sa piscine privée ou partir chaque année en vacances à l’autre bout du monde ne sont clairement pas des besoins essentiels de l’homme. Comme état, le développement est donc bien quelque chose qu’il faut rechercher, à condition de bien l’articuler à la notion de « besoins » et surtout de ne pas créer des besoins qui n’existent pas, en particulier par le biais de la publicité.

Toujours en ce sens, aucun État n’est complètement développé, puisqu’il y a des pauvres partout ; cependant, l’Europe, où seuls 10 à 15% de la population voient leurs besoins essentiels non satisfaits, est évidemment plus développée que l’Afrique, où c’est le cas de 75% de la population environ. D’où le second sens du concept de « développement » : conçu cette fois en tant que processus, le développement est le passage d’un état non développé (c’est-à-dire où les besoins de tous ne sont pas satisfaits) à un état développé (c’est-à-dire où ils le sont). Que nécessite ce passage ? D’une part de produire suffisamment de richesses, d’autre part de les répartir équitablement.

Là encore, il convient de bien définir la notion de « richesses », qu’il ne faut pas limiter aux seuls biens matériels, ni surtout confondre avec l’argent. Une richesse, c’est ce qui permet de répondre à un besoin. En ce sens, certains biens matériels sont effectivement des richesses : un sac de riz où une maison, par exemple. Un smartphone est moins une richesse qu’un sac de riz, puisqu’il répond à un besoin moins réel, plus artificiel. En revanche, une richesse peut, toujours en ce sens, n’être pas matérielle : une heure de cours d’histoire ou de méditation sont des richesses. Enfin, l’argent, dans sa forme actuelle, a complètement cessé d’être une richesse : il n’a qu’une valeur d’échange, mais plus aucune valeur d’usage depuis qu’il a cessé d’être fondé sur les métaux précieux. Quand on n’avait que des pièces d’or ou d’argent, elles valaient toujours, même en cas d’effondrement du système monétaire, ce qu’elles contenaient de métal ; alors qu’un billet de banque, s’il me permet d’acheter un sac de blé tant que le vendeur de blé a confiance dans sa valeur, ne me nourrira jamais directement. L’argent n’est donc clairement pas une richesse véritable, puisqu’il ne satisfait directement aucun besoin, même s’il permet d’acquérir les richesses qui permettront de le faire.

Autre précision fondamentale : le développement entendu comme processus n’a aucun besoin d’être infini ; une fois que les besoins de tous sont satisfaits, le développement comme état est atteint et le développement comme processus n’a plus de raison d’être. La seule chose qui pourrait le rendre nécessaire serait une croissance démographique continue : en effet, plus il y a d’êtres humains, plus il y a de besoins à satisfaire. Mais c’est justement pour cette raison, cumulée aux ressources finies de la Terre, que la croissance démographique ne saurait être infinie : nous devons viser une stabilité – si ce n’est une réduction – de la population mondiale.

Parce que le développement comme processus n’a pas de raison d’être infini, mais doit au contraire trouver un achèvement, il ne faut surtout pas le confondre avec la croissance. La croissance, dont le principal indicateur est le PIB, est l’augmentation de la quantité de richesses produites d’une année sur l’autre. Dans les pays du Nord, elle n’a aucune pertinence : nous produisons largement assez de richesses pour satisfaire les besoins essentiels de tous ; s’il y a encore des pauvres, c’est exclusivement – il faut insister là-dessus – parce que nous répartissons mal les richesses produites. Allons plus loin : dans les pays du Nord, il faut une décroissance économique, et même une décroissance radicale. Ce n’est même pas que nous produisons assez : nous produisons plus qu’assez, nous produisons trop. Inutile de le démontrer, maintes études l’ont déjà fait : notre mode de vie n’est pas généralisable à l’ensemble de la planète ; ses ressources n’y suffiraient pas.

C’est pour cela que le développement ne peut être durable que s’il prend en compte la limite des ressources de la planète, donc s’il accepte sa propre finitude. Le développement, comme processus ou comme état, peut très bien être réellement durable, c’est-à-dire se réaliser dans le respect et la préservation de la nature, mais pas s’il se confond avec une croissance économique infinie qui lui est, par essence, tout à fait étrangère. Dans les pays du Nord, mais aussi dans les pays émergents et même dans bon nombre de pays en développement, la quantité de richesses produites est déjà largement suffisante pour satisfaire les besoins de toutes les couches de la population, et le développement passe donc non plus par la croissance économique, mais bien par une meilleure répartition des richesses produites, le plus souvent accompagnée d’une décroissance économique. Ce n’est que dans les pays les plus pauvres du globe que le développement passe encore par une augmentation de la quantité de richesses produites, donc par une croissance économique.

Ces réflexions préalables doivent nous permettre d’articuler le concept de développement avec d’autres notions, celles de mode de vie, de niveau de vie et de qualité de vie. Le mode de vie est tout simplement la manière dont nous vivons : ce que nous mangeons, nos horaires de travail, la composition de nos loisirs etc. Tout mode de vie consomme des ressources, rejette des déchets, et entraîne un certain niveau de vie et une certaine qualité de vie. Actuellement, notre mode de vie consomme énormément de ressources et rejette énormément de déchets ; et c’est précisément pour cette raison que notre niveau de vie est extrêmement élevé. Nous pouvons aller très rapidement d’un point à un autre de notre région, de notre pays, du globe même ; nous mangeons plus qu’à notre faim ; Internet nous offre une mine permanente d’informations et de réflexions ; nous pouvons régler précisément la température de chacune des pièces de nos maisons ; je pourrais multiplier les exemples à l’infini. Et tout cela, nous le pouvons parce que notre mode de vie est destructeur de notre environnement : c’est parce que nous consommons beaucoup de pétrole et rejetons beaucoup de gaz à effet de serre que nous pouvons nous déplacer rapidement, par exemple.

On veut généralement nous faire admettre sans réflexion que ce très haut niveau de vie équivaut à une excellente qualité de vie. Or, c’est l’immense arnaque de notre siècle. Les machines n’ont jamais accompli autant de travail, mais le travail est devenu pour les humains une source incroyable de stress et de souffrance, et le libéralisme nous pousse à travailler sans cesse davantage. Les écrans qui nous entourent nous offrent un bonheur factice fait d’une accumulation de jeux sans intérêt, de relations sociales de façade et de mauvaise musique. Nos antibiotiques nous permettent de guérir de nombreuses maladies autrefois mortelles, mais rendent également les bactéries plus résistantes et préparent de nouvelles épidémies. Nous produisons assez pour nourrir toute la planète, mais notre nourriture est bourrée de produits cancérigènes et nous mangeons trop, ce qui entraîne obésité, problèmes cardiaques et diabète. La voiture nous permet de nous déplacer très vite, mais cause d’innombrables morts et blessés.

Il n’y a donc pas de lien mécanique entre niveau de vie et qualité de vie ; à l’heure actuelle, dans les pays du Nord, une hausse de la qualité de vie nécessiterait même une baisse du niveau de vie : perdre les iPhones pour retrouver les livres ou les veillées familiales au coin du feu représenterait une baisse du niveau de vie mais une hausse de la qualité de vie. Or, ceci est fondamentalement lié à la question de la croissance et du développement. En effet, c’est la croissance économique qui permet au niveau de vie de croître, alors que le développement, s’il est correctement compris, défini et analysé, correspond à la hausse de la qualité de vie.

On le voit : on peut parfaitement être partisan à la fois de la décroissance et du développement ; il suffit de définir correctement cette dernière notion. Nous n’avons pas à choisir entre développement – ou développement durable – et décroissance : nous avons à choisir entre croissance et décroissance. La confusion savamment entretenue par les partisans de la première entre « développement durable » et « croissance verte » fait partie de la guerre sémantique et idéologique qu’ils mènent contre l’écologie radicale. Assimiler la « croissance verte » au « développement durable », alors que les notions ne recouvrent en réalité pas du tout la même chose, leur permet une posture indignée et faussement généreuse : « Comment ? Vous êtes contre la croissance verte ? Mais alors vous êtes contre le développement et le développement durable ! Comment peut-on être contre le développement des pays pauvres ? » ; et voilà le piège refermé.

Nous, écologistes radicaux, avons donc tout intérêt, si nous voulons convaincre, à sortir de cette confusion. Cela implique d’une part de dénoncer sans faiblesse la chimère que représente, sur une planète aux ressources limitées, l’illusion d’une croissance économique ou démographique illimitée ; mais d’autre part de redonner au concept de développement tout son sens et donc sa noblesse. Si nous parvenons à montrer que le développement véritable et donc la qualité de vie passe non par la croissance économique, mais bien, dans la plupart des pays du monde, par la décroissance et donc la baisse du niveau de vie, nous aurons retourné contre eux une des principales armes de nos adversaires.

dimanche 17 février 2013

Réhabilitons Malthus

Thomas Robert Malthus
L’économiste Thomas Malthus fait partie de ces « penseurs maudits » au nom desquels colle, irrémédiablement semble-t-il, et sans qu’ils en soient véritablement responsables, une image détestable. De la même manière que beaucoup rattachent Nietzsche et Heidegger au nazisme sans jamais les avoir lus, on associe Malthus à la haine de l’humanité, au mépris des pauvres et à la castration forcée.

Pourtant, que dit-il ? Ses travaux portent sur le rapport entre la production économique et la croissance de la population ; pour faire vite, il affirme que la production alimentaire a tendance à croître moins vite que la population si celle-ci n’est pas contrôlée ou régulée. L’idée n’est d’ailleurs pas neuve à l’époque de Malthus, puisque des penseurs comme Platon, Aristote, Confucius ou Machiavel avaient déjà posé des principes similaires.

Certains ont intenté à Malthus un procès en simplisme : ils pointent un aspect marginal de son hypothèse, selon lequel la population croîtrait de manière exponentielle ou géométrique (1, 2, 4, 8, 16…) alors que la production alimentaire croîtrait de manière arithmétique (1, 2, 3, 4, 5…), et soulignent que rien ne vient étayer concrètement cette hypothèse, qui demeure donc allégorique. Mais cet argument élude la question véritable en se focalisant sur un détail sans importance. Déjà, John Stuart Mill l’avait remarqué : « tout lecteur honnête sait bien que M. Malthus ne met aucun accent sur cette tentative malheureuse de donner une précision numérique à des choses qui ne la supportent pas, et tous ceux qui sont capables de raisonner doivent bien voir que cette remarque est un ajout superflu à son argument » (John Stuart Mill, Principes d’économie politique, II, XI, 6).

Ce point étant éclairci, reste le fond de la théorie malthusienne, qu’on peut résumer par cette phrase : « le pouvoir de la population humaine est infiniment supérieur au pouvoir qu’a la terre de produire de quoi subvenir aux besoins de l’humanité » (Malthus, Essai sur le principe de population, 1798, chapitre 1). Autrement dit, les ressources de la Terre ne sont pas infinies ou illimitées, et elles ne peuvent croître infiniment ; par conséquent, la croissance de la population ne saurait, elle non plus, être infinie, sous peine d’aboutir à des situations de manque pouvant culminer dans des famines, des guerres et des épidémies.


En ce sens, Malthus apparaît comme un économiste éminemment moderne, précurseur même. Il ne s’agit pas, évidemment, de masquer ou de nier les faces d’ombre du personnage. Certaines solutions que propose Malthus sont aussi éloignées qu’il est possible de l’être de celles qu’envisage Tol Ardor. Ainsi, nous ne prônons nullement la réduction des aides étatiques aux plus pauvres ou la stricte abstinence sexuelle avant le mariage.

Mais il serait simpliste de réduire la pensée de Malthus à ses errements sur ce qu’il convient de faire, et on peut partager l’essentiel de ses constats sans forcément accepter toutes les solutions qu’il propose. C’est à ce titre qu’il est un des penseurs de référence pour Tol Ardor, et au vrai il devrait logiquement être un penseur de référence pour toute l’écologie radicale.

Au lieu de quoi le malthusianisme demeure largement tabou pour une large frange de l’écologie politique, y compris de l’écologie radicale et de l’objection de croissance. Beaucoup de décroissants n’évoquent la question de la surpopulation qu’en répétant en boucle que « le problème n’est pas qu’il y a trop d’êtres humains, le problème est qu’il y a trop d’automobilistes ».

Cette vision ne résiste pas à l’examen logique le plus sommaire. Les hommes ont des besoins (se nourrir, se vêtir, se loger, se soigner, mais aussi être éduqués, se divertir etc.) qu’ils ne peuvent satisfaire qu’en prélevant des ressources dans leur environnement. Par conséquent, deux facteurs influent sur la quantité de ressources prélevées dans la nature : d’une part le niveau de vie de l’humanité (à l’évidence, un homme qui a trois voitures, une piscine et autant d’appareils électriques que de paires de chaussettes prélève davantage pour satisfaire ses « besoins » qu’un autre qui vivrait en cultivant son jardin et ne sortirait jamais de chez lui) ; et d’autre part le nombre d’êtres humains sur Terre (à l’évidence, et toutes choses égales par ailleurs, 9 milliards d’hommes ont besoin de plus de ressources que 2 milliards).

Par conséquent, si on ne considère que les dommages commis sur la nature par le fait de prélever et de transformer des ressources, on peut choisir de jouer sur un de ces facteurs ou sur les deux. Naturellement, si les hommes vivaient comme au temps de Cro-Magnon, l’humanité pourrait être passablement plus nombreuse sans causer de dommage notable à son environnement. Inversement, s’il n’y avait que 500 000 hommes sur Terre, chacun pourrait avoir autant de piscines, de voitures ou même de jets privés qu’il le souhaiterait sans que le total puisse altérer sensiblement la planète[1]. Mais si l’on refuse ces deux extrêmes, il faut jouer sur les deux facteurs à la fois, et trouver un équilibre entre eux. Ce qui implique un contrôle de la population : on retombe, inéluctablement, sur les théories de Malthus.

Certains ont prétendu néanmoins qu’elles étaient démenties par les faits et par l’histoire ultérieure. Ils ont montré que, depuis l’époque de Malthus, la population mondiale a été multipliée par 7,5 sans que se réalisent ses prévisions de famines générales : les progrès techniques, les engrais, le machinisme agricole, les pesticides, aujourd’hui les OGM, ont permis une augmentation des rendements agricoles, donc des quantités alimentaires disponibles, dans des proportions que Malthus n’avait évidemment pas imaginées.

Est-ce à dire qu’il s’est trompé, ou l’accomplissement de ses prévisions n’a-t-il été que retardé ? À entendre les contempteurs de Malthus, on a l’impression que la hausse des rendements agricoles depuis 200 ans nous est tombée du ciel. À moi, Anaxagore et Lavoisier ! Ce qu’ils ne comprennent visiblement pas, c’est qu’en accroissant les rendements, nous n’avons rien créé du tout : nous avons seulement transféré de la matière d’un endroit à un autre. Sortir du métal et du pétrole de la terre, puis transformer ces matières premières, nous a permis de faire des tracteurs et des moissonneuses-batteuses qui ont accru les rendements : rien ne s’est créé, rien ne s’est perdu, tout s’est transformé. Ce qui entraîne trois remarques :

1/ D’une part, que le progrès des rendements ait été continu depuis 200 ans ne signifie pas qu’il sera éternel. Malthus prend l’image de la croissance des plantes et écrit : « Personne ne peut prétendre avoir vu le plus gros épi de blé possible […] ; mais on peut facilement, et sans aucun risque de se tromper, désigner une limite qu’il ne pourra jamais atteindre. […] Il faut opérer soigneusement la distinction entre un progrès sans limite et un progrès dont la limite n’est simplement pas définie. »

2/ D’autre part, les matières qui assurent les forts rendements agricoles ne sont elles-mêmes pas infinies. Ainsi, le pétrole, dont on voit mal comment l’agriculture contemporaine pourrait se passer, sera devenu inaccessible au commun des mortels d’ici à une cinquantaine d’années au plus. Quand il n’y en aura plus, les rendements diminueront, à moins de trouver une nouvelle ressource, mais elle aussi sera finie.

3/ Enfin, les déplacements et transformations en question n’ont pas pour seule conséquence l’augmentation des rendements agricoles : elles ont aussi des suites éminemment néfastes. Ainsi, l’utilisation de pétrole contribue au réchauffement climatique, les pesticides polluent l’eau et les sols, entraînent une réduction de la biodiversité etc., sans même parler des conséquences sur la santé humaine.

De ces deux remarques, on peut aisément déduire que le modèle de croissance des rendements agricoles qui a permis jusqu’à présent de mettre Malthus en échec est tout sauf durable et, pour tout dire, arrive à sa fin. Engels critiquait Malthus et affirmait que la science résoudrait le problème des besoins alimentaires. Dans une certaine mesure, il a eu raison, encore que plus d’un milliard de personnes – soit un septième de l’humanité – souffre encore de la faim aujourd’hui, et que 14 enfants meurent de malnutrition chaque minute. Mais cette « solution » scientifique n’en est en réalité pas une, car elle n’a pas trouvé les moyens de s’établir dans la durée.

Il reste évidemment à situer, plus ou moins précisément, le nombre maximum d’êtres humains que la Terre peut durablement nourrir, « durablement » signifiant principalement « de manière à n’affecter en mal ni la nature ni la santé humaine » ; c’est le travail des scientifiques. À toutes les échelles, des politiques devront ensuite être menées pour que ce nombre ne soit pas dépassé ; mais comme il est probable que nous l’ayons déjà dépassé, il faudra commencer par y revenir.

Vaste programme ; mais nécessaire programme.


[1] J’insiste au passage sur le fait qu’on ne considère ici que les dommages à l’encontre de l’environnement. Il se pourrait bien, et c’est la thèse de Tol Ardor et de la décroissance, que même si l’humanité pouvait sans dommage pour la planète continuer à vivre comme vivent les pays riches aujourd’hui, elle aurait malgré tout intérêt, pour des raisons que nous exposons ailleurs, à réduire son niveau technologique.

jeudi 27 septembre 2012

Pâté de scorpions vs. gigot d'agneau

Qui veut manger des larves de mouche ? A priori, pas grand-monde. Les insectes, et plus généralement la plupart des invertébrés (vers, arachnides, myriapodes etc., bref à peu près tous à part les mollusques et les crustacés) ne sont pas particulièrement ragoûtants.

Et pourtant, c’est l’avenir. Un avenir possible, du moins. C’est logique : la planète est de plus en plus peuplée ; les hommes ont besoin de protéines animales ; mais les sources traditionnelles (viandes, poissons, fruits de mer, œufs, produits laitiers etc.) coûtent cher à produire pour les espèces domestiques, et se raréfient pour les espèces sauvages. Vers quoi pouvons-nous nous tourner ? Vers des animaux dégueulasses (à manger, parce qu’à part ça ils ne sont pas plus dégueulasses que les autres, beaucoup sont même absolument splendides), mais riches en protéines et faciles à élever en masse.

Écologiquement, l’argument est imparable. Les invertébrés présentent un rendement bien supérieur à celui du bétail traditionnel : certaines usines de production chinoises livrent déjà 150 kg. de vers de mouche par jour et prévoient de passer à un rendement de 10 tonnes quotidiennes. En outre, leur élevage nécessite beaucoup moins d’eau. Selon Le Monde d’aujourd’hui, « 70 % environ des terres arables et 9 % de l’eau douce sont [actuellement] consacrés à l’élevage, responsable en outre de 18 % des émissions de gaz à effet de serre ».

Il reste bien quelques problèmes techniques à régler. Ainsi, les mouches nourries de déjections animales sont impropres à la consommation humaine ; mais nul doute que quelques manipulations génétiques les rendront parfaitement capables de se nourrir de son de riz. Il faudra aussi franchir l’obstacle que constitue le blocage psychologique que ressent à peu près tout le monde devant un plat de larves frites ; mais il est loin d’être insurmontable. On peut présenter les insectes sous forme de pâté ou de hachis ; une solide éducation et l’idée qu’on aide à sauver la planète feront le reste.

Évidemment, ça ne veut pas dire que les filets de porc ou les pavés de saumon disparaîtront. Ils se contenteront de devenir tellement chers qu’ils seront l’équivalent du caviar ou du homard aujourd’hui : réservés à une petite élite richissime pour une consommation quotidienne, les classes moyennes ne se les permettant qu’aux grandes occasions, et le bas peuple plus du tout.

Alors, c’est ça, l’avenir ? C’est assez probable. De toute manière, il n’y a pas trente-six solutions : soit l’humanité disparaît sous les coups de la crise écologique qu’elle a engendrée, soit elle s’adapte. Si elle s’adapte, elle ne peut le faire que de deux manières : soit par la solution décrite plus haut, avec des inégalités devenues tellement profondes qu’elles ne pourraient se maintenir que par l’instauration du pire des totalitarismes ; soit en acceptant de réduire à la fois son niveau de développement technologique, donc son niveau de vie, et le nombre d’êtres humains sur Terre. Il n’y a qu’une alternative.

Toute la question est donc de savoir dans quelle société et sur quelle planète nous voulons vivre : une Terre surpeuplée dans laquelle les bonnes choses et le confort matériel seraient réservés à une oligarchie richissime, tandis que le reste de la population se nourrirait de mille-pattes et de vers de bambous génétiquement modifiés ; ou bien une Terre où l’humanité aurait appris à s’autoréguler, tant en termes de niveau de vie que de population, et où chacun pourrait donc vivre décemment, non pas dans une débauche de biens matériels, mais en profitant néanmoins des bonnes choses que cette vie a à nous offrir. Comme les lasagnes au bœuf plutôt qu’à la pâte d’araignées.