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mardi 26 novembre 2019

La GPA : problème ou solution ?


Comme la PMA, la GPA est une pratique qui m’a longtemps posé question. En analysant les arguments des uns et des autres, je ne parvenais pas à savoir s’il s’agissait plutôt d’une pratique dangereuse, voire mauvaise et qu’il fallait donc bannir, ou bien si elle ne posait en réalité pas de problème moral ou politique sérieux. Mon intuition, mon instinct me portaient à m’y opposer ; mais en matière de morale sexuelle, familiale et procréative, j’ai appris à me méfier d’eux. Nous sommes pétris de tant d’a priori, de préjugés, de présupposés souvent peu fondés, qu’il faut essayer, plus encore que sur d’autres questions, de prendre du recul par rapport à ce que naturellement nous sommes portés à croire ou à juger.

Pour ce qui est de la PMA, ma réflexion m’a conduit à y être plutôt hostile, en tout cas à m’opposer à certaines pratiques de procréation médicalement assistée, comme je l’ai écrit dernièrement dans un autre billet. On aurait donc pu logiquement penser que j’allais aussi m’opposer à la GPA, qui est presque universellement considérée comme « pire », plus dangereuse, moralement moins défendable que la PMA.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette hiérarchisation quasi universelle n’est remise en question par pratiquement personne, aussi bien parmi les adversaires que parmi les partisans de ces évolutions sociales. En 2012, ceux qui étaient partis en guerre contre la loi Taubira affirmaient qu’elle allait inéluctablement mener à la PMA, puis à la GPA, sous-entendant par là qu’il y aurait une gradation dans l’horreur : mariage des pédés puis PMA puis GPA (là, la fin de la civilisation serait atteinte). Symétriquement, les thuriféraires de ces bouleversements adoptent, avec un objectif inverse, une hiérarchisation identique : ils ont fait passer le mariage des couples homosexuels, puis ils ont fait adopter la PMA pour les couples de femmes et les femmes seules, puis on peut supposer qu’ils légaliseront la GPA (la dernière loi bioéthique a été l’occasion de l’évoquer, il y a des chances que ça ne tarde plus). Mais de la même manière que la question de la PMA n’a pas mis en jeu les véritables arguments qui auraient dû nous faire renoncer à cette mutation sociale (les adversaires de la loi déroulant de forts mauvais argumentaires, et contre-productifs), on ne nous explique jamais pourquoi la GPA serait forcément « encore pire » (ou « l’étape suivante »). Cette hiérarchisation, cet ordre des choses semblent aller d’eux-mêmes, s’imposer comme des évidences, qu’on soit pour ou qu’on soit contre.

Or, les choses ne me semblent pas, à moi, si simples. Je reconnais, commençons par là, que certains arguments en faveur de la GPA me semblent mauvais. On nous dit (pour s’opposer à la PMA pour toutes ou au contraire pour promouvoir la GPA – et encore une fois, la similitude des arguments des pros et des antis me frappe) qu’il n’est pas normal que deux hommes ne puissent pas avoir d’enfant si deux femmes peuvent en avoir, et qu’au nom de l’égalité, nous avons le devoir (ou nous sommes contraints, selon le point de vue) d’accepter la GPA maintenant que la PMA pour les couples de femmes est légale. L’argument ne tient pas une seule seconde au niveau juridique : la loi n’a jamais vu aucune objection à ce que des situations différentes soient traitées de manière différente.

Ainsi, le mariage pour les couples homosexuels était un choix politique ; un bon choix à mon avis, mais un choix : ce n’était pas une obligation qui aurait découlé nécessairement de la seule possibilité pour les couples hétérosexuels de se marier. De la même manière, un mineur de quinze ans ne peut ni se marier, ni voter, quand un adulte de vingt ans peut le faire : la loi traite différemment des situations différentes. Un couple d’hommes n’étant biologiquement pas la même chose qu’un couple de femmes, il n’y aurait pas de problème légal à ce que deux femmes aient accès à la PMA, mais pas deux hommes à la GPA.

Un autre argument fréquemment avancé pour défendre la GPA est qu’elle ne différerait pas fondamentalement des autres formes d’emploi : si on autorise le patron de Peugeot à louer la force du bras d’un homme pour produire des voitures, pourquoi n’autoriserait-on pas un homme à louer la fertilité de l’utérus d’une femme pour produire un bébé ? L’argument, choquant en apparence, pourrait avoir une pertinence ; fort heureusement, je suis, pour ma part, dispensé de l’examiner. En bon Ardorien, je suis en effet opposé au salariat de manière générale : pour moi, tout travailleur doit être propriétaire de son outil de travail, et ne pas pouvoir louer ou employer la force de travail d’un autre. En ce sens, de mon point de vue, la GPA serait condamnable au même titre que le reste du salariat ; même en admettant qu’on n’achète pas le bébé, mais la fertilité de la femme, cela reste, à mon sens, de l’exploitation, et donc inacceptable.

Mais il faut bien insister sur un point : ce qui rend le salariat inacceptable, pour moi (ou pour nous, Ardoriens), ce n’est pas l’usage du travail d’autrui, c’est sa marchandisation. Nous sommes radicalement opposés à ce qu’un patron possède des machines qu’il fasse travailler par ses ouvriers salariés ; en revanche, nous n’avons évidemment rien contre le fait de donner un coup de main à son voisin pour l’aider à repeindre sa façade, ou même de faire entièrement pour lui un travail qu’il ne peut pas faire (réparer un meuble, élaguer un arbre, etc.).

Appliquons cela à la GPA : je suis formellement opposé à la marchandisation de la procréation ; je trouve absolument inacceptable, moralement, de payer une femme pour qu’elle ait un enfant qu’elle puisse nous donner ensuite : l’être humain ne peut pas être une marchandise, c’est aussi abominable pour l’enfant qui est acheté que pour la mère, qui ne peut à peu près que se sentir coupable d’avoir vendu son enfant – sans compter que cela donnerait immédiatement naissance à de nouvelles formes d’exploitation et d’inégalités, qui viendraient frapper les femmes les plus pauvres, déjà doublement pénalisées par nos sociétés.

Mais s’il n’y a pas de paiement ? Alors, on voit mal comment on pourrait parler de marchandisation. Si une femme veut permettre, gratuitement, à un homme seul, à un couple d’hommes, ou tout simplement à un couple hétérosexuel infertile d’avoir un enfant, sur quelle base le leur refuser ?

Notre société considère comme une évidence qu’il est préférable que l’enfant soit élevé par sa mère – ou par ses parents – biologique(s). Et sans doute, il faut faire en sorte que ce soit le cas à chaque fois que c’est souhaité par la mère ou par les parents. Mais s’ils ne désirent pas l’enfant ? Nous avons été façonnés par 1500 ans au moins d’obnubilation sur la parentalité biologique ; mais est-elle vraiment systématiquement la panacée ? Outre ses conséquences sur notre rapport aux femmes (car si elles ont été cantonnées à l’espace domestique et privées d’une liberté sexuelle que, malgré la morale chrétienne officielle, les hommes ne manquaient pas de s’arroger, c’est bien parce qu’ils estimaient essentiel de savoir de qui, biologiquement, étaient les enfants), il est difficile de nier que de très nombreux enfants sont tout aussi heureux en étant élevés par des parents d’adoption (qu’il s’agisse d’autres membres de leur famille, comme leur grands-parents, ou de parfaits inconnus). Et encore, si nos sociétés ne mettaient pas à ce point l’accent sur la filiation biologique et valorisaient davantage la parentalité sociale, on peut logiquement penser que les enfants adoptés seraient moins complexés et donc plus heureux.

Allons plus loin. Tout le monde connaît ma position sur l’avortement : avant une douzaine de semaines de grossesse, je le considère comme parfaitement légitime ; après ce terme, je pense qu’il doit être réservé aux seuls cas où la grossesse ou l’accouchement mettent en danger la vie de la mère. Cela étant, qu’on soit d’accord avec moi ou qu’on adopte une position plus laxiste (et a fortiori si on refuse l’IVG plus radicalement que moi), je crois que nous pouvons tous nous mettre d’accord sur un point : il serait préférable que nous parvenions à réduire le nombre d’avortements. Même s’ils peuvent être une solution, légitime je le répète, à une situation de crise, beaucoup de femmes préféreraient ne pas avoir besoin d’y recourir. Au moins depuis que j’ai vu le film Juno, je suis convaincu qu’il nous faut, pour aller dans ce sens, grandement faciliter la procédure d’adoption à la naissance.

Et là, on est bien forcé de retrouver la GPA. Bien sûr, on me dira qu’il y a une grande différence : l’adoption à la naissance pour éviter un avortement découle a priori d’un accident, d’une grossesse non désirée qui rencontre un désir d’enfant non satisfait, alors que la GPA résulte d’un accord préalable entre la mère biologique et le (ou les) parent(s) qui adopte(nt). Mais si, comme je le souhaite, on facilite l’adoption à la naissance, il sera bien difficile, pour ne pas dire impossible, d’empêcher de tels accords, même si la mère porteuse prétend ensuite qu’il s’agit d’un accident. Sauf à lui interdire d’avoir voix au chapitre pour le choix des parents qui adopteront son enfant – ce qui semble difficilement défendable –, les GPA existeront donc de fait. Comme il ne faut pas interdire ce qu’il est impossible d’empêcher, il est sans doute préférable d’autoriser la GPA.

Insistons encore : la GPA non marchande. Si je suis, autant pour cette raison essentielle que parce que je ne vois pas réellement d’arguments contraires, favorable à la GPA, je suis en revanche absolument opposé à toute idée de rétribution ou même de compensation financière. Mais justement, il sera beaucoup plus facile de contrôler que l’échange n’est pas marchand s’il se fait en France ou en Union européenne que si des gens vont à Madagascar ou au Cambodge pour faire la même chose.

Finalement, si la fécondation in vitro me semble être la conquête par la Technique d’un territoire qui lui échappait jusqu’à présent, et donc devoir être combattue, la GPA non marchande me semble être un acte d’amour et, au sens le plus noble de ces termes, de charité, de pitié, de partage.

mercredi 15 mai 2019

Le pape François refuse le diaconat féminin : pourquoi c’est une bonne nouvelle

Comme tous ceux chez qui l’espoir n’étouffe pas complètement la lucidité pouvaient s’y attendre, le pape François a fermé la porte à l’ordination des femmes à la fonction de diacre. Après sa confirmation du refus par l’Église de l’ordination de femmes prêtresses, c’est une nouvelle gifle pour tous ceux qui voudraient que l’Église progresse vers une meilleure compréhension des rapports entre les hommes et les femmes et, osons le dire, de la volonté de Dieu en la matière.

Soyons honnête : si François avait tranché la question dans l’autre sens, j’aurais su m’en réjouir. Il n’est pas impossible, néanmoins, que sur le long terme et à grande échelle, sa décision soit celle qui apportera le plus de bien à l’Église. Car depuis son élection, les catholiques réformateurs se sont peu à peu enferrés dans un piège.

Certes, son arrivée sur le trône de Pierre a été pour nous une « divine surprise » ; je ne vais pas dire le contraire, moi qu’elle a fait rester dans le catholicisme au moment où j’étais sur le point de le quitter. Mais dans le même temps, elle a fait retomber beaucoup de modernisateurs dans la papolâtrie qui est un des péchés capitaux du catholicisme romain : ils se disaient qu’il n’y avait plus qu’à attendre de François les réformes espérées depuis si longtemps.

Or, le moins qu’on puisse dire est qu’elles ont été timides. Je ne dis pas qu’il n’a rien fait, et en la matière la timidité est peut-être la bonne méthode ; mais enfin, la question des divorcés remariés, même s’il l’a tranchée dans le bon sens, aurait mérité plus qu’une note de bas de page. Les homosexuels pouvaient espérer être mieux revalorisés que par une petite phrase prononcée en conférence de presse dans un avion, d’ailleurs contredite par d’autres petites phrases prononcées dans les mêmes circonstances. Les femmes, enfin, sont pour le moment les grandes oubliées de ce pontificat, devant se contenter des habituelles tirades laudatrices sur leur rôle « essentiel » mais forcément « spécifique ». En Afrique du Sud aussi, un certain gouvernement avait cru savoir inventer le different but equal.

La question qui était posée au pape cette fois-ci était bien modeste : car enfin, il ne s’agissait pas de faire des prêtresses, seulement des diaconesses. Étant donné que même parmi les catholiques, y compris les pratiquants, beaucoup n’ont qu’une vague idée de ce qu’est un diacre, sans même parler du reste de la société, on ne peut pas dire qu’un changement de discipline en la matière aurait été de la dernière audace. Et pourtant, même à cette petite avancée, le pape a dit non.

Si c’est une bonne nouvelle, c’est parce qu’on peut espérer que cela force à ouvrir un peu les yeux tous ceux qui s’imaginent encore benoîtement que c’est du sommet de la hiérarchie que viendront les changements que nous espérons. Ceux qui, comme moi, veulent des femmes diaconesses, des femmes prêtresses, des prêtres mariés, des mariages d’homosexuels à l’église, et même un joyeux combo de tout cela (c’est-à-dire l’ordination épiscopale d’une femme qui en aurait épousé une autre à l’église), tous ceux-là doivent cesser d’attendre ces changements, ils doivent les faire.

Concrètement, cela signifie qu’il nous faut trouver des évêques qui accepteraient, même dans le secret, sans révéler leurs noms, s’ils ne veulent pas subir les sanctions, d’ordonner des femmes ou des hommes mariés ; il faut trouver des prêtres qui marient, même dans le secret, les couples homosexuels ; et si les clercs manquent du courage nécessaire pour agir, alors des communautés de fidèles doivent ordonner prêtres et évêques des gens qui l’auront. Les premiers chrétiens ne faisaient pas autrement ; et dans l’Église primitive, c’étaient les communautés, et non le pape, qui faisaient les évêques.

Ça vous semble radical ? Mais depuis combien de décennies attendez-vous un changement qui ne vient jamais ? Depuis 1968 et jusqu’à l’élection du pape François, l’Église n’a au contraire cessé de s’infléchir vers une position rigoriste et un éloignement toujours plus abyssal d’avec le monde à qui elle est censée parler. Pourquoi ? Parce que les traditionalistes, eux, ont eu le courage d’assumer le schisme, et de cette manière, de forcer la main au Saint-Siège. Il faut le dire : Marcel Lefebvre a bien plus fait pour la promotion de ses idées que Hans Küng pour les siennes.

Dans l’histoire de l’Église, les discours ont toujours renforcé l’existant, car ceux qui ne cadrent pas avec les dogmes ont commencé par être exterminés, et à présent que Rome n’a plus les moyens de la violence, elle se contente de les traiter par l’indifférence et le mépris, exactement comme s’ils étaient invisibles. Ce sont les actions qui ont été porteurs de changements. L’Église méprise ceux qui parlent de leurs idées, mais elle redoute ceux qui agissent pour elles.

Agissons. A-gis-sons.

jeudi 15 décembre 2016

Dracula a un coup de mou

La devise des politiciens devrait être : « Finalement, non. » François Fillon vient encore de l’illustrer à propos de ses projets de réforme de l’assurance maladie. Projet initial pour se faire élire lors de la primaire : réserver le remboursement automatique par la Sécu aux seules maladies « chroniques ou graves », laisser le reste aux seules mutuelles privées. Autant dire privatiser la Sécu pour une très large part, et bien sûr augmenter considérablement les inégalités de richesse face à la santé et aux soins.

Subséquemment, l’angle d’attaque pour ses adversaires est enfantin. Projet thatchérien, ultralibéral, évidemment mauvais, qui va taper sur les classes moyennes et populaires et sur les retraités : tout le monde, de Mélenchon au FN en passant par Valls, Macron et Bayrou, lui tombe dessus à bras raccourcis et s’en donne à cœur joie dans la dénonciation.

Fillon, bien sûr, sent venir le danger, et fuit courageusement. « Finalement, non » : nous y voilà déjà. Bon, en soi, la reculade n’est pas surprenante. On annonce une couleur, on est élu sur un programme, et puis on fait complètement autre chose : nihil novi sub sole. Mais ce qui m’amuse, c’est la candeur, l’honnête naïveté d’un membre de son entourage qui avoue sans fard : « On ne tient pas le même discours aux électeurs de droite et à l’ensemble des Français. »

Ah. Donc si je résume, on dit un truc aux électeurs de droite pour se faire élire par eux à une primaire, puis on dit un autre truc aux électeurs tout court pour se refaire élire par eux. Mais comme il s’avère que le premier truc est le contraire du second, et donc était une connerie, qu’est-ce qui nous prouve que le second truc n’est pas lui aussi une connerie ? On commence à comprendre (pour ceux qui n’avaient pas encore pigé, hein) le manque de confiance (je reste poli, notez) des Français pour la politique et les politiciens.

Évidemment, Fillon et ses potes s’en défendent. Non, ce n’est pas une reculade ! Non, ce n’est pas une contradiction ! Fillon « clarifie » et « fait de la pédagogie », disent ses proches. Fillon reste le candidat du « courage » et de la « vérité ». Qui en doute ?

Ce qu’on voit, c’est donc un homme sans réelles convictions, intéressé uniquement par le pouvoir, mais suffisamment intelligent, suffisamment stratège pour faire varier son discours en fonction de ceux à qui il s’adresse. Il illustre à merveille un autre grand principe de notre vie politique, et qui veut qu’une promesse n’engage que ceux qui y croient.

Il avait déjà fait à peu près la même chose à propos du mariage pour tous. Sachant qu’il ne pourrait pas l’abroger, il a promis de réécrire la loi Taubira pour réserver l’adoption plénière aux seuls couples hétérosexuels. Il sait très bien, évidemment, qu’il n’en sera rien. S’il se décide, une fois au pouvoir, à tenter la chose – et même ça est très loin d’être garanti –, il est parfaitement conscient que sa réécriture sera rejetée par le Conseil constitutionnel, car donner à certains couples mariés des droits qu’on refuserait à d’autres serait une discrimination évidente.

Mais c’est pas grave ! Le coup a marché, les gogos de Sens commun et de la Manif pour tous se sont mobilisés et ont mobilisé leurs réseaux pour lui, et il a été élu. Ce n’est que quand il sera au pouvoir, c’est-à-dire bien trop tard pour eux, qu’ils s’apercevront qu’ils n’auront rien, rien de rien, même pas la petite réécriture qui aurait pu leur servir de revanche et leur mettre un peu de baume au cœur. Ils pourront toujours crier à la trahison à ce moment-là ; mais il sera trop tard pour regretter d’avoir sacrifié le seul candidat qui pensait comme eux – Jean-Frédéric Poisson – au profit de petits calculs politiciens. La Realpolitik, c’est pas fait pour les cons.

Fillon fait donc, tout bêtement, une nouvelle fois preuve de son talent politique. C’est une assez bonne nouvelle, si on y réfléchit. Puisqu’il n’est pas un homme de convictions mais seulement d’ambitions, il est moins dangereux et fera moins de mal qu’on aurait pu le croire. En outre, les politiciens démontrent une fois de plus, avec une maestria qui décidément ne se dément pas, l’inanité complète de la démocratie représentative pour atteindre le bien commun. Donc merci, Dracula.

Finalement, ce n’est pas si passionnant. Cabrel aurait pu chanter : « On est tout simplement, simplement… en campagne électorale sur la Terre. » Ça méritait quand même d’être souligné, je crois.

lundi 21 novembre 2016

Présidentielles : Dracula en passe de l’emporter

Il y a une constance, non ? Dieu et les bons peuples ont dû, de concert, se décider à donner raison à ceux qui considèrent que la démocratie n’est, décidément, pas le meilleur régime possible, ni même le moins pire. Je ne suis pas démocrate, mais si je l’étais, je trouvais la séquence un peu dure à avaler. Orban en Hongrie, Droit et Justice en Pologne, le Brexit, Trump, et maintenant Fillon ! Ils prennent cher, les démocrates.

Ce qui est rigolo, outre le fait que les élections semblent de plus en plus pousser au pouvoir le plus débile ou le plus salaud possible (ou les deux, car ce n’est pas incompatible), c’est aussi la constance des surprises sondagières. Fillon, on le sentait monter depuis quelques jours, quelques semaines au mieux, mais enfin de là à passer pas si loin que ça d’une élection au premier tour, il y avait un pas ! Au pire, on se disait qu’il pouvait prendre la place de Sarko comme deuxième homme, donc dégager Sarko au passage, puis se faire tranquillement battre par Juppé au second tour, et tout serait allé comme prévu.

Et voilà qu’il nous fait plus de 40% et reçoit dans la foulée le soutien des revanchards (Sarko est forcément furax, et a décidé de punir celui dont il considère qu’il lui a volé sa place) et des vendus (Bruno Le Maire est particulièrement décevant : son soutien à Fillon, alors que les idées de Juppé sont bien plus proches des siennes sur beaucoup de points, sent le rat quittant le navire de la défaite). On voit donc assez mal comment il pourrait ne pas l’emporter dimanche prochain.

Or, c’est grave. Car au-delà de l’apparente ressemblance de ce que tous ces braves gens nous proposent comme recette-miracle pour assurer notre bonheur flexi-sécurisé, ni les programmes, ni les personnalités ne sont réellement les mêmes.

Du point de vue du programme, Fillon a probablement un des pires des candidats de droite. Il cumule l’extrême dureté du néolibéralisme le plus droitier avec un néo-conservatisme sociétal parfaitement anachronique. Parmi ceux qui avaient leur chance d’être élus, il est le seul à avoir constamment promis de revenir partiellement sur la loi Taubira. Il porte un programme de destruction des derniers restes de l’État social et souhaite supprimer 500 000 fonctionnaires en 5 ans – une pure folie qui rendrait l’État encore plus incapable d’assurer des missions pourtant aussi essentielles que l’éducation, la sécurité et l’éducation.

Du point de vue la personnalité, il faut se méfier de Fillon, homme dur, droit dans ses bottes et dans ses certitudes, qui représente la notabilité catholique de province dans ce qu’elle a de pire – et c’est moi qui le dis, alors que je suis moi-même, peu ou prou, un notable catholique de province. Il a tout à fait ce qu’il faut pour appliquer concrètement ses délires, d’autant que tout le poussera à gouverner par ordonnances et qu’il pourra peut-être même s’appuyer sur une très large majorité parlementaire.

Fillon est donc un homme dangereux porteur d’un projet politique dangereux. Or, s’il remporte la primaire à droite, il est quasiment certain d’emporter la présidentielle en mai prochain. Le rejet du PS est tel qu’il est impossible que la gauche passe la barre du premier tour ; mais les autres ne feront pas mieux. Bayrou ira au combat, bien sûr, mais il fera probablement moins de voix que Fillon au premier tour : Juppé, ayant participé à la primaire, ne pourra sans doute pas le rejoindre officiellement (même si ce n’est peut-être pas l’envie qui lui en manquera) ; et il pourrait aussi être gêné sur sa « gauche » par Macron. Bref, Fillon serait presque assuré de l’emporter au premier tour, et aurait à affronter Marine Le Pen au second ; comme elle ne dispose pas d’alliances suffisantes pour le battre, Fillon l’emporterait haut la main – quoique moins brillamment, sans doute, que Chirac en 2002.

Et quand je dis que Fillon est un homme dangereux, je pèse mes mots. Il ne faut pas se réfugier dans l’attitude confortable qui consiste à affirmer que tout ça, c’est bonnet blanc et blanc bonnet pour ne pas avoir à affronter ses responsabilités personnelles. Non, Juppé et Fillon, ce n’est pas la même chose. Je suis loin d’être un fanatique du maire de Bordeaux ; c’est un homme de droite, et de droite dure, pas de droite sociale – quelque chose qui a de toute façon à peu près disparu du paysage politique. Mais son programme n’est tout de même pas comparable à celui de Fillon. Sur le climat, sur la fonction publique, sur le mariage homosexuel et sur tant d’autres points, ils diffèrent vraiment.

Nous sommes donc dans une situation tout à fait comparable à celle de 2007. À ce moment, il était évident pour qui avait des yeux pour voir que Ségolène Royal ne pouvait pas l’emporter au second tour face à Nicolas Sarkozy ; et il était à peu près aussi évident que François Bayrou, s’il parvenait à passer la barre du premier tour, gagnerait le second face à Nicolas Sarkozy. La seule et unique manière d’éviter Sarkozy était donc de voter Bayrou au premier tour de la présidentielle. Ce que j’ai fait – en me bouchant le nez, car je n’apprécie Bayrou qu’à peine plus que Juppé, mais que j’ai fait quand même, et que je n’ai jamais regretté. Ma tactique de l’époque était la seule gagnante. Mes amis de gauche ont refusé de me suivre et ont contribué à faire élire Sarkozy, avec toutes les conséquences que l’on sait.

Les électeurs d’aujourd’hui sont face à la même responsabilité. Laisser Fillon gagner la primaire de la droite, c’est lui assurer une victoire quasi-certaine à la présidentielle de mai 2017, alors que nous avons encore la possibilité d’offrir cette même victoire à un homme peut-être pas meilleur, mais nettement moins pire.

On pourrait évidemment défendre le laisser courir et croire à un retournement de situation dimanche prochain. Mais un tel retournement n’arrivera pas tout seul. Le vote Fillon n’a pas été un vote de barrage : ceux qui voulaient bloquer le retour de Sarkozy ont voté Juppé dans leur immense majorité. Le vote Fillon est, je le crains, un vote de conviction : c’est celui de la droite traditionnaliste et conservatrice provinciale ou versaillaise, celle qui a fourni le gros des bataillons de la Manif Pour Tous, qui n’a jamais digéré les défaites idéologiques que le PS lui a imposées depuis 2012 et qui veut prendre sa revanche. Il y a peu de chances qu’elle désarme dans une semaine, surtout maintenant qu’elle a l’espoir de vaincre le « candidat des médias », qu’elle déteste par-dessus tout justement parce qu’il est, sur les sujets de société, un peu moins rétrograde que la moyenne de ses concurrents.

Ne nous faisons pas d’illusion : si un retournement advient dimanche prochain, il sera le fait des électeurs de gauche qui auront fait barrage à Fillon et au danger qu’il représente. Dimanche prochain, on peut aller voter à contrecœur, mais je crois qu’il faut aller voter.

mardi 18 octobre 2016

La nation française, une maison en guerre contre elle-même

« Si un royaume est divisé contre lui-même, ce royaume ne peut se maintenir », disait le Christ d’après Marc (3, 24). Toute nation est forcément le lieu de multiples désaccords et même de conflits qui se règlent par des rapports de force ; il n’y a rien d’inquiétant à cela, et vouloir les faire totalement disparaître est une chimère qui ne peut mener qu’au totalitarisme – c’était par exemple le projet de Mussolini, qui était obsédé par l’unité de la nation italienne. Mais comme toujours, les différences de degré finissent pas faire des différences de nature : il existe un seuil à partir duquel les désaccords et les conflits cessent d’être normaux et se transforment en de véritables lignes de fracture qui rendent le vivre-ensemble impossible.

Il me semble que la nation française offre plusieurs exemples de telles fractures : des sujets sur lesquels les visions de ce que doit être ou devenir le pays sont radicalement incompatibles. Il m’en vient au moins deux – et on pourrait sans doute en trouver d’autres. Le premier est la place de l’islam et des musulmans dans la société française. Le second est celui du mariage homosexuel et plus généralement de la politique familiale. Dans une certaine mesure, d’autres questions sont en train de devenir presque aussi polémiques : ainsi de l’équilibre à construire, en lien avec la montée du terrorisme, entre respect des libertés et meilleure sécurité ; ou encore de la manière de traiter les inégalités économiques, en accroissant ou au contraire en réduisant le contrôle de l’État sur l’économie.

Sur tous ces sujets, en particulier les deux premiers, qu’observe-t-on ? D’abord, que le dialogue est de plus en plus impossible. Ce qui ne signifie pas que les différents camps ne se parlent plus : bien au contraire, les partisans de chaque bord sont bien souvent avides de déverser la bonne parole sur leurs adversaires. Mais il ne suffit pas de parler à l’autre pour qu’il y ait dialogue : il faut aussi écouter ce qu’il a à dire. Si chacun se contente d’assener à l’autre ce qu’il considère comme la vérité, il n’y a pas de dialogue véritable : il n’y a qu’un dialogue de sourds.

Sur la place de l’islam en France ou sur la loi Taubira, il y a longtemps que c’est le cas : il n’y a plus de dialogue, de débat d’idées, il n’y a plus que des anathèmes. Un signe fort en est qu’au sein de chaque camp, on parle d’ailleurs de plus en plus pour ceux qui pensent comme nous, et pas pour les adversaires. Chacun crie des slogans simplistes destinés à souder les troupes et à renforcer leur moral, mais on produit bien peu d’argumentaires pour faire valoir son point de vue.

Ensuite, on constate une forte polarisation des opinions, avec peu de place laissée à l’entre-deux. Les avis s’articulent de plus en plus autour de camps nettement découpés et entre lesquels les compromis ne sont plus possibles. Sur la question de l’islam, on entend de plus en plus de gens dire soit que cette religion ne pose pas le moindre problème en France, soit qu’elle n’est pas compatible du tout avec nos valeurs fondamentales ; les opinions intermédiaires, nuancées, sont de plus en plus inaudibles. Il semble en fait que, sur ces questions, tout compromis soit devenu impossible.

Non pas que je sois systématiquement partisan d’un milieu qui serait toujours juste : autant je me situe dans cet espace intermédiaire sur la question de l’islam (ce qui se traduit par le fait que je me fais autant traiter d’islamophobe et de raciste que d’idiot utile de la conquête musulmane…), autant sur la question du mariage homo je serais incapable de me contenter d’une union civile, ni même d’un mariage sans possibilité d’adoption. Ce constat de la polarisation des opinions ne vaut donc pas jugement de valeur ; mais il n’en est pas moins valide pour autant.

Enfin, et c’est d’ailleurs ce qui explique les deux premiers points, on observe sur ces sujets un glissement de la logique militante vers la logique de guerre. Conséquence logique de la polarisation des idées et de la disparition des nuances, sur les sujets les plus polémiques, il y a aujourd’hui moins des opinions que des camps, et on trie les gens en fonction de leur appartenance ou non au même camp que soi. Si vous n’êtes pas d’accord avec tout le corpus idéologique du camp, plus la peine de discuter : vous n’êtes même pas un adversaire, mais un ennemi. Inversement, vous pouvez proférer les pires inepties, défendre vos idées de la pire manière qui soit, les gens de votre camp trouveront toujours le moyen de vous défendre corps et âme.

On ne cherche plus à convaincre des gens, ni même à faire triompher concrètement un point de vue dans la loi : il semblerait plutôt qu’on se prépare à… à quoi d’ailleurs ? Parfois, j’ai l’impression que c’est à la guerre civile. Car si le vivre-ensemble n’est plus possible, mais que la séparation ne l’est pas non plus, quelle autre issue ? On se demande ce qui se passerait si certaines personnes arrivaient au pouvoir. Que ce soit le PIR ou Robert Ménard, cela pourrait-il finir sans violence ?

Je ne sais pas si c’est exactement la même chose dans les autres pays. J’ai tendance à penser que des fractures similaires existent dans la plupart des pays développés, même si ce n’est pas forcément sur les mêmes sujets. Ailleurs, au Royaume-Uni, en Belgique, en Espagne, d’autres questions peuvent être leur servir de support : le maintien ou non du pays dans l’Union européenne, l’évolution du modèle fédéral etc. Ces fractures sont en réalité créées par la crise générale que nous commençons tout juste à traverser ; les questions dans lesquelles elles s’incarnent concrètement n’en sont probablement que des déclencheurs et des catalyseurs. Mais peut-être certaines nations sont-elles plus unies et moins cassées que la nôtre. Je ne sais pas si le Japon, par exemple, connaît de telles fractures.

Reste à dire ce qu’on pourrait faire pour les résorber – si tant est que ce soit possible. La volonté de vivre ensemble est un des deux piliers, avec la culture commune, qui fondent le concept de nation. Si nous voulons survivre comme nation, il faut donc retrouver cette volonté de vivre ensemble ; et pour cela, il faut impérativement retrouver le sens de la mesure, sortir de la logique guerrière et donc ne plus considérer l’autre comme un ennemi mais comme un adversaire politique.

Ce ne sont pas des mots vains ; ils ont une traduction concrète. Il s’agit en particulier de retrouver le chemin du dialogue, ce qui ne peut se faire qu’en bannissant ce qui le rend impossible. L’injure et l’anathème, bien sûr ; qualifier l’adversaire d’homophobe ou d’islamophobe, même quand on pense que c’est très justifié, ne fait pas avancer les choses et braque la personne qu’on a en face de soi. Mais le recours aux arguments d’autorité bloque tout autant la conversation : qu’il s’agisse de la Bible, du Magistère de l’Église ou d’une étude sociologique, si l’un des participants prétend détenir une vérité indiscutable, la discussion ne peut que s’arrêter. Il faut donc faire un usage exclusif de la raison sur ces sujets les plus polémiques. Autant dire que ce n’est pas gagné.

Enfin, puisque avec la volonté de vivre ensemble, un des deux piliers fondateurs de la nation s’érode, il serait bon de compenser cette faiblesse en renforçant parallèlement l’autre pilier : la culture commune. Ce qui ne peut passer que par un renforcement du rôle de l’école et un retour à son rôle de transmetteur de savoirs, de connaissances, d’œuvres d’art et de valeurs qui proviennent, en dernière analyse, du passé. Là encore, c’est loin d’être gagné.

jeudi 13 octobre 2016

Les Veilleuses à la cuisine, les Veilleurs au garage !

J’écoutais l’autre jour un épisode de l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut, intitulé « La nuit nous appartient » et qui mettait face à face un membre des Veilleurs et un de Nuit Debout. Pour ceux qui ne connaîtraient pas les deux mouvements, petite présentation. Le mouvement des Veilleurs est apparu en avril 2013 dans le sillage de la Manif Pour Tous et de l’opposition à la loi Taubira ; il rassemble des individus qui se réunissent la nuit pour protester, encore et toujours, contre ladite loi (ils « ne lâchent rien », souvenez-vous) de manière pacifique, chaque intervenant pouvant parler librement ou lire un texte littéraire, philosophique, historique etc. Nuit Debout, née en mars 2016 et qui n’a pas survécu à l’été de la même année, est un mouvement de protestation contre la loi El-Khomri qui s’est élargi en une protestation plus large portant sur le système politique et économique actuel.

Aucun des deux participants, à mon sens, n’a brillé par son intelligence ou sa pertinence. Mais le Veilleur, dans une tentative assez maladroite et ratée de justifier son opposition au mariage homosexuel, a eu une réflexion fort révélatrice. Pour lui, la loi Taubira violerait l’intérêt général au profit de celui d’une communauté restreinte en niant l’altérité hommes-femmes qui serait, selon lui, la forme d’altérité la plus profonde et la plus fondamentale de toutes celles qui constituent l’humanité.

Passons rapidement sur le fait qu’une analyse un tout petit peu fouillée révèle à l’évidence que ni le mariage pour tous, ni les études de genre (également mises en cause par ce brillant causeur) ne nient l’altérité hommes-femmes, ce qui, en soi, suffirait à invalider ce pseudo-raisonnement ; et arrêtons-nous plus précisément sur cette idée selon laquelle l’altérité – et donc la complémentarité – entre les sexes serait la plus essentielle de celles qui structurent l’humanité. Cette idée mérite examen, puisqu’elle est en effet une de celles qu’on a le plus entendues depuis 2013 parmi les opposants aux évolutions sociétales en cours.

Commençons par admettre que cette intuition d’une altérité hommes-femmes qui dépasserait et en quelque sorte transcenderait toutes les autres n’est pas a priori absurde ; elle est même soutenue par une réalité biologique, celle de la naissance. L’être humain qui naît est homme ou femme et cette répartition est binaire : on est l’un ou l’autre. En ce sens, la différence des sexes semble en effet primer celle des cultures ou des catégories sociales – puisqu’un bébé né dans les bidonvilles de New Dehli et placé immédiatement après sa naissance dans une riche famille de Neuilly en prendrait tous les traits culturels – ainsi que les différences de couleur de peau[1] – puisqu’on n’est pas « blanc », « noir » ou « jaune », mais que les possibilités de métissage sont infinies.

Mais une analyse plus poussée permet de montrer que cette intuition n’est en réalité qu’un préjugé infondé. D’abord parce que l’apparent caractère binaire du sexe à la naissance ne l’est pas absolument toujours : les cas d’intersexuation sont évidemment infiniment rares par rapport au métissage des couleurs de peau, mais ils existent ; à la question traditionnelle « alors, c’est un garçon ou une fille ? », il arrive que la réponse soit « les deux », ou « on ne sait pas bien ».

Ensuite, et surtout, parce que, même si on ne tient pas compte des cas très rares d’ambiguïté sexuelle, cette vision des choses repose sur un primat démesuré accordé au biologique sur le social, à l’inné sur l’acquis. Certes, à la naissance, on peut voir clairement – la plupart du temps – si un enfant est mâle ou femelle, alors qu’on ne voit pas, ou pas toujours bien, s’il est riche ou pauvre, noir ou blanc, de culture occidentale ou de culture orientale.

Mais l’humain ne se réduit pas à cet état premier, ni à cette apparence. Or, quand il grandit, que constate-t-on ? Que la différence des sexes est finalement la moindre des différences. Moi qui suis mâle, catholique, professeur et issu d’une famille aisée et cultivée de culture française, je suis infiniment plus proche, dans à peu près tous les aspects de ma vie, d’une prof catholique issue du même milieu social que moi mais femme que, mettons, d’un ouvrier métallurgiste musulman de Dunkerque ou que d’un cireur de chaussures bouddhiste de Djakarta, et ce même si tous les deux sont des hommes. Ma manière de penser, ma vision du monde, mes loisirs, mon mode de vie, et même, à bien des égards, ma sexualité, tout me rapprochera de la prof du même milieu que moi infiniment plus que des deux hommes que j’ai pris en exemple.

On peut aller plus loin et montrer que ça a toujours été plus ou moins le cas, même dans les sociétés les plus machistes que nous ayons connues. Ainsi, chez les Romains, les femmes étaient effectivement privées de tout droit politique ou presque, alors qu’un citoyen, même pauvre, pouvait s’exprimer et voter lors des comices ; il n’empêche que le mode de vie et la manière de penser d’une femme de sénateur était infiniment plus proches de ceux de son sénateur de mari que de ceux d’un petit paysan pauvre du Latium – et je ne parle même pas de ceux d’un esclave mâle. Finalement, l’humanité, si elle est bel et bien coupée en deux selon la frontière des sexes, est donc d’abord et avant tout découpée en grandes aires géoculturelles et, en leur sein, en classes socio-culturelles.

Et c’est ce qui met à mal le postulat des adversaires des études de genre ou du mariage homosexuel : finalement, dans tous les aspects de la vie ou presque, l’altérité d’origine entre hommes et femmes est écrasée, surtout dans nos sociétés devenues sur ce point moins inégalitaires, par toutes les altérités acquises et sociales, en particulier celles du milieu social, économique, professionnel et culturel. Si vraiment le mariage devait n’unir que des gens séparés par la plus fondamentale des barrières, ce ne sont pas des hommes et des femmes qu’il faudrait faire s’épouser, mais des chrétiens et des hindous, des bourgeois et des prolétaires, des lettrés et des analphabètes.




[1] J’emploie « couleur de peau » plutôt que « race » puisque ce terme a été complètement banni du langage courant pour ce qui concerne les hommes, et ce même si je ne suis pas tout à fait convaincu du bien-fondé de ce bannissement.

vendredi 22 janvier 2016

La Manif Pour Tous : chronique d’une défaite annoncée


Il ne faut pas que je boude mon plaisir : c’est rare que l’actualité m’en donne autant. C’est encore plus rare quand ça vient de Sarkozy. Et surtout, c’est rare que j’aie raison et que ça me plaise : en général, la réalité confirme mes pronostics, mais ça me désole. Tandis que là, mmmmm ! qu’est-ce que c’est bon. Qu’est-ce que j’ai aimé cette séquence ! J’ai nommé : « le grand reniement de Nicolas Sarkozy façon saint Pierre ». Ou « Sarko à contre-Sens commun ». Ou encore « attention, Sarko ne met plus de beurre ».

Mais que s’est-il donc passé pour mettre le sombre, le pessimiste Meneldil en joie ? Nicolas Sarkozy sort un livre intitulé La France pour la vie (il paraît qu’il voulait l’appeler Président pour la vie, mais que son conseiller en com’ a dit non). Jusque-là, pas de quoi sauter au plafond. Mais dans ce livre, que dit-il ? Que s’il récupère le pouvoir, il ne reviendra pas sur la loi Taubira.

Quoi ? Ô surprise ! Mais quel étonnement ! Oui, croyez-le ou non, il y a des gens qui ont l’air de vraiment tomber des nues. Allez, je ne résiste plus, je vous balance la première, ma préférée : Madeleine Bazin de Jessey ! Porte-parole de « Sens commun », association intégrée à l’UMP et dont la vocation est justement de pousser ce parti à abroger la loi Taubira, mais également secrétaire nationale dudit parti (nommée par Sarko, me semble-t-il) ; et on voit qu’elle n’est pas contente, mais alors là pas contente du tout. Regardez, je vous la fais en triptyque, façon Philippe de Champaigne :


Regardez-moi la gueule de six pieds de long qu’elle tire ! Aux dernières nouvelles, elle aurait été contactée pour doubler Dégoût dans Vice versa 2. Elle n’est d’ailleurs pas la seule à tirer la tronche. Hervé Mariton, dont le combat se résume à peu près à l’abrogation de la loi Taubira, mais qui trouve que c’était bien suffisant pour justifier sa participation à la primaire de l’UMP (6,3% des voix), dénonce le « parjure » de son patron. Jean-Frédéric Poisson, du Parti Chrétien-Démocrate (celui de Christine Boutin, au cas où son intense rayonnement médiatique vous aurait échappé), se demande « où est passée la droite ».

Et pourquoi ils sont si fâchés, ces braves gens ? Parce que Nico la leur avait promise, l’abrogation ! Mais si, souvenez-vous, à ce meeting de Sens commun, justement, pendant la primaire pour la présidence de l’UMP, en novembre 2014 :


C’était encore un grand moment, ce meeting. Qu’est-ce qu’il était mal, ce pauvre Sarkozy ! Qu’est-ce qu’ils le faisaient chier, ces militants de Sens commun, à vouloir le forcer à clarifier sa position ! Il n’est pas bête, et il avait parfaitement compris qu’il avait le cul entre deux chaises, pour ne pas dire la tête dans un étau. D’un côté, il savait pertinemment qu’il ne reviendrait pas, en fait, sur la loi Taubira, s’il était élu, ni pour l’abroger, ni pour la réécrire ; il savait bien que le mariage pour tous serait un non-sujet pour l’élection présidentielle de 2017, contrairement à ce dont LMPT essaye désespérément de se convaincre ; mais en même temps, il savait aussi qu’il avait réellement besoin des anti-Taubira pour gagner la présidence de l’UMP.

Aussi sortait-il des phrases alambiquées. « Avec le mariage pour tous tel qu’il est organisé, la séparation entre la filiation et le mariage est impossible, et à ce moment-là, si nous gardons les choses en état, cela voudra dire qu’on ne pourra pas faire la différence entre un mariage homosexuel et un mariage hétérosexuel dans ses conséquences sur la filiation, donc ça ne sert à rien de dire qu’on est contre la GPA ou contre la PMA si on n’abroge pas la loi Taubira puisque la loi Taubira justement conduira à ça. » La journaliste de BFM-TV, croyez-le ou non, estime qu’il a « clarifié sa position ».

Bon, il avait quand même dit des choses plus explicites : « la loi Taubira devra être réécrite de fond en comble ». Hurlements de la salle : « A-brogation ! A-brogation ! » Sarko fou de rage. Il le cache, mais ça se sent : « Parfait ! Parfait ! [Il est coupé par la foule] Parfait ! Quand on dit que la loi va être réécrite de fond en comble, si vous préférez qu’on dise qu’on doit l’abroger pour en faire une autre, en français ça veut dire la même chose, mais ça aboutit au même résultat ! Enfin, si ça vous fait plaisir, franchement ça coûte pas très cher. »

Ah ah, le piège ! Ça, ça s’appelle plier sous les huées : vox populi, vox dei. Sauf que bien sûr, dans la politique contemporaine, les promesses n’engagent que ceux qui y croient. Pas étonnant qu’après un tel discours, et même si on sentait bien qu’on lui avait un peu forcé la main, la frange homophobe de l’UMP ait la gueule de bois. LMPT, qui sait écrire, tweete lestement : « Allo Nicolas Sarkozy ? Pas d’abrogation, plus d’élection ! » Mais non, pauvre cruche : la seule élection où il avait besoin de vous, c’était celle de la présidence de l’UMP, et il l’a gagnée, en partie grâce au mensonge qu’il vous a fait avaler. Maintenant, il n’a plus besoin de vous ; pire : vous êtes en train de devenir un gros boulet.

Mais aussi, si vous lisiez un peu blog, les gens de la Manif pour Tous ! En novembre 2012, je vous le disais déjà, que la droite au pouvoir ne reviendrait pas sur la loi Taubira. Que non seulement les « démariages » proposés par Valérie Pécresse et d’autres étaient une absurdité totale, mais qu’il n’y aurait pas d’abrogation, et pas même de réécriture. Suivez, bon sang !

C’est d’autant plus vrai qu’à présent, tout le monde va se lâcher, à l’UMP – euh, pardon, chez les Républicains. Pécresse avait déjà bien retourné sa veste (indispensable si elle voulait gagner l’Île-de-France) ; maintenant que Sarko, donc le grand totem du parti, a fait de même, tout le reste va suivre. On va voir la différence, à droite, entre ceux qui étaient vraiment contre le mariage pour tous, par conviction, et ceux qui ne faisaient que suivre la rue : seuls les premiers vont continuer à se battre contre vents et marées, sans « rien lâcher », comme ils disent. Mais on va voir, pour ceux qui ne s’en étaient pas encore rendu compte, qu’ils sont bien peu nombreux, et que ce sont tous des gens qui n’ont aucune chance de l’emporter. Les seconds, eux, vont tous entonner le même couplet : « c’est vrai, là-dessus, j’ai changé… Ah oui, c’est vrai, j’ai réfléchi… C’est-un-sujet-sur-lequel-j’ai-évolué… On-a-bien-le-droit-de-changer-d’avis… »

Bref. Rien de surprenant dans tout ça, mais c’était quand même une bonne séquence. Comme disait Al Pacino dans L’avocat du diable : « Ah ah! Invigorating. »

lundi 21 décembre 2015

Pape François, je ne vous félicite pas (trop)

Père évêque,

Cette année, la Slovénie aurait pu devenir le premier pays de l’ex-bloc soviétique à légaliser le mariage des couples homosexuels. Elle était bien partie, puisque la loi avait été votée par le parlement. Mais un référendum d’initiative populaire en a décidé autrement : 63,12% des 35,65% de votants (autrement dit 22,5% des électeurs, moins d’un quart !) ont suffi à bloquer cette réforme.

Or, vous avez une part de responsabilité dans ce résultat, car vous avez personnellement appelé à voter « non » au référendum. Que la démocratie est un système peu efficace et que les masses populaires sont décidément peu propres à prendre de bonnes décisions n’est donc pas le seul enseignement de ce scrutin. J’en souligne un autre : vous n’êtes pas seulement le pape de progrès et d’ouverture qu’on retient souvent de vous.

À vrai dire, je le savais déjà. Dès votre élection, je savais que vous seriez le Barack Obama de l’Église : nettement moins pire que vos prédécesseurs, permettant de réels progrès sur certaines questions, mais conservateur sur l’essentiel. Je savais que beaucoup seraient déçus, et j’ai toujours essayé de modérer l’enthousiasme de certains de mes amis sur votre pontificat. Tant de gens ont cru qu’avec vous, tous les problèmes de l’Église allaient se résoudre, et que le Magistère allait enfin nettement évoluer sur certains sujets polémiques !

Et sur beaucoup de choses, vous avez en effet fait bouger les lignes, et je vous en remercie. Vous venez encore de le prouver, chacun de vos discours à la Curie est un grand moment de bonheur. Vous essayez de focaliser l’Église sur l’essentiel : l’attention aux pauvres, aux exclus, aux marginaux, aux migrants. Vous visitez les prisonniers. Je pourrais continuer la liste de vos bonnes œuvres, elle est longue.

Et pourtant, il vous arrive, à vous aussi, de faire des bêtises, comme avec ces pauvres Slovènes. C’est normal, après tout : vous n’êtes qu’un homme, et ce n’est peut-être pas plus mal que vous ne soyez pas trop parfait, histoire que certains d’entre nous ne l’oublient pas (la papolâtrie est un risque qui guette tous les catholiques, même les plus réformateurs). Mais moi, j’ai beau être lucide, pour ne pas dire pessimiste, j’ai beau m’attendre toujours au pire, je suis quand même déçu quand un leader que j’estime et que j’apprécie empêche le Plan de Dieu d’avancer – et perd une bonne occasion de se taire.

C’est pour ça qu’aujourd’hui, pour une fois, je ne vous félicite pas.

Je ne vous félicite pas d’avoir appelé à voter dans un sens précis, pour le « non », plutôt que d’appeler chacun à voter en son âme et conscience, sur une question dont vous savez la complexité.

Je ne vous félicite pas d’avoir donné encore une fois à l’Église catholique, mon Église, le visage d’un groupe attardé et homophobe, alors que vous avez déjà prouvé que vous étiez capable du contraire.

Je ne vous félicite pas de n’avoir même pas mentionné l’existence d’avis divergents au sein de cette Église, la faisant passer pour un bloc monolithique, uniforme, unanime sur ces questions de société, alors que vous savez très bien qu’un très grand nombre de catholiques, même pratiquants, sont favorables au mariage et à l’adoption pour les couples homosexuels, surtout en Europe.


Je sais qu’à l’avenir, comme par le passé, vous me redonnerez des moments de grande joie, de fierté et d’espérance. Je sais que vous ferez encore de bonnes choses. Par avance, j’en suis reconnaissant. Mais « sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur » ; quand vous ne me rendez pas fier d’être catholique, il est aussi de mon devoir de vous le faire savoir.

dimanche 25 octobre 2015

Le père Amar, le Synode et l’unité de l’Église


Mon père,

Le 20 octobre dernier, le quotidien La Croix consacrait un article à un couple d’homosexuels, Julien et Bruno, au sein d’une rubrique intitulée « portrait de familles catholiques ». Votre réaction, de votre propre aveu, « a été vive » : vous vous êtes dit « choqué », « scandalisé », et cela vous a semblé « une bonne raison de ne pas être abonné » à ce journal. Publiée sur un réseau social qui vous offre un très large écho médiatique, cette critique de votre part a suscité une polémique assez intense.

M. René Poujol, sur son blog, s’est exprimé, tant sur votre première réaction que sur votre tentative de justification dans La Croix elle-même – le moins qu’on puisse dire, au moins, est que ce journal pardonne à ceux qui lui font du mal. Je ne suis pas toujours d’accord avec les propos de mon ami René, mais pour une fois, je pourrais signer sa lettre sans presque y changer un mot. Elle exprime une saine et juste colère.

Avant d’aller plus loin, et pour éviter des malentendus, laissez-moi préciser que je ne parle pas en tant que simple citoyen qui se mêlerait de ce qui ne le regarde pas : je suis moi-même catholique et pratiquant. C’est donc de l’intérieur de cette Église que vous prétendez défendre, et qu’à mon avis vous blessez, que je m’adresse à vous.

Il y a un point, et un seul, sur lequel je ne suis pas d’accord avec René Poujol. Il pense défendre le quotidien en s’appuyant sur sa propre expérience à la direction d’un grand hebdomadaire catholique pour dire qu’il « imagine comment l’erreur de la non adaptation du “chapeau” a pu être commise ». Or, à mon sens, cette tentative de défense manque l’essentiel : La Croix n’a pas fait « d’erreur », car Julien et Bruno sont bel et bien « une famille catholique ».

Qu’ils soient catholiques est une évidence. Sont-ils une « famille » ? Selon La Croix, ils sont « en couple depuis quinze ans » et « mariés depuis cet été ». Ils sont donc, à l’évidence, une famille, et donc une famille catholique. Que vous désapprouviez ce qu’ils font ou ont fait, leur sexualité, leur comportement, leur mariage, c’est votre droit ; mais, sauf à être complètement ridicule, il faut bien appeler les choses par leur nom. Si, dans quelques années, ils décident d’adopter un ou des enfants, ne seront-ils toujours pas une « famille » à vos yeux ?

Il faut faire la différence entre « être une famille » et « être une famille conforme au modèle prôné par l’Église ». En refusant d’établir cette distinction, vous vous inscrivez dans un courant méprisant et méprisable qui tente de manipuler le langage pour mieux s’enfermer dans le déni d’une réalité qui ne lui plait pas : celui des Tony Anatrella, qui refuse même de parler de « couple » pour des homosexuels et préfère parler de « paire » ou de « duo ». Mais que cela vous plaise ou non, ce sont des couples, et ce sont des familles. Je suis, pour ma part, plutôt opposé à la procréation médicalement assistée (que ce soit pour les homosexuels ou les hétérosexuels, d’ailleurs) ; mais enfin, quand un enfant naît par PMA, ça ne m’empêche pas de parler d’une « naissance ». Je désapprouve le processus qui a mené à la naissance, mais je ne vais pas chercher un autre terme pour désigner ce qui, à l’évidence, en est une. Je peux militer pour l’abolition de la PMA, mais je ne vais pas chercher à changer le vocabulaire et à nommer différemment un enfant né par PMA et un enfant né autrement.

Pour désagréable et maladroite qu’elle soit, votre tentative de justification a au moins un point positif. Si elle essaye (vainement) de nier la réalité familiale de ceux qui ne sont pas comme vous, elle ouvre au moins les yeux sur une autre vérité douloureuse : la fracture qui traverse l’Église catholique. Vous écrivez en effet : « Il y a des désaccords de fond entre catholiques que nous n’osons plus nous avouer, de peur d’être encore moins nombreux et d’offrir au monde un spectacle désolant. »

Que nous n’osons plus nous avouer ? Alors là pardon, mais ces désaccords, il y a 50 ans que les réformateurs comme moi ne demandons qu’une chose : qu’ils soient enfin exposés en public et débattus par l’Église. Plus vigoureusement depuis le débat sur le mariage pour tous, certes ; mais enfin, cela fait quand même trois ans ! Trois ans que nous écrivons, publions, débattons, discutons pour faire entendre aux autorités ecclésiastiques cette vérité toute simple : que tous les fidèles ne sont pas d’accord avec les positions du Magistère, loin de là, qu’elles ne peuvent donc pas prétendre parler en leur nom, et qu’il faut en débattre. Vous faites mine de vous réveiller aujourd’hui et de découvrir cette fracture ; mais nous, il y a déjà longtemps que nous réclamons de mettre nos désaccords sur la table.

Cette subite prise de conscience de votre part est d’ailleurs bon signe pour les réformateurs de l’Église. On attribue souvent à Gandhi cette citation célèbre : « D’abord ils vous ignorent, ensuite ils vous raillent, puis ils vous combattent et enfin, vous gagnez. » En serions-nous déjà au troisième stade ? Après avoir longtemps fait comme si nous n’existions pas, les conservateurs de l’Église seraient-ils en train de daigner s’apercevoir de notre présence ?

Plus sérieusement, il faudrait quand même que vous mettiez un peu les points sur les i. Vous dites qu’il faut nous avouer les désaccords de fond qui fracturent l’Église, et je suis d’accord avec vous. Mais une fois qu’ils auront été actés publiquement, qu’allons-nous en faire ? Allez-vous nous demander de rentrer dans le rang et de nous taire, contre notre conscience ? Allez-vous nous proposer de nous faire protestants ? De créer un nouveau schisme ? Allez-vous demander contre nous des sentences d’excommunication ? Vous allez vite vous rendre compte, en tout cas, que les possibilités ne sont pas infinies. Si vous voulez que nous partions, dites-le au moins franchement ! Vous risquez d’être déçu, évidemment, car nous ne comptons ni partir, ni nous taire ; mais au moins, les choses auront été dites et les positions seront claires.

Vous dites qu’il y aura des déçus du Synode, comme il y a eu des déçus du Concile. Vous avez raison, même si je ne comprends pas bien pourquoi vous avez tant l’air de vous en réjouir. En effet, il ne sortira probablement pas grand-chose de ce Synode. Si je peux faire des paris, je dirais qu’il n’y aura rien de concret dans le document final, quelques ouvertures pour les divorcés-remariés dans l’exhortation apostolique que le pape publiera ensuite, et rien du tout pour les homosexuels. Pour la contraception et le concubinage hors-mariage, probablement rien non plus. C’est sûr que la récolte sera maigre et qu’on aura l’impression de beaucoup de bruit pour pas grand-chose.

Mais s’il n’en sort rien sur la famille, il faut qu’il en sorte quelque chose sur la décentralisation dans l’Église. Si le pape ne prend pas la décision d’imposer à toute l’Église d’autoriser l’accès aux sacrements pour les divorcés-remariés ou d’accepter la contraception, il faut qu’il laisse aux Églises nationales la possibilité de le choisir pour elles-mêmes à sa place. Ainsi, les Églises africaines seront libres de continuer à refuser tout cela si ça leur chante, mais nous, nous serons libres de faire autrement.

Faute d’une telle décentralisation, qu’est-ce qu’il nous reste ? Comme je vous l’ai dit, nous ne quitterons pas l’Église, ni pour rejoindre les protestants, ni pour créer un schisme, mais nous ne nous tairons plus non plus. Sauf à décentraliser et à accorder aux Églises locales ou nationales beaucoup plus de liberté qu’elles n’en ont actuellement, les autorités de l’Église n’ont donc plus que deux options : soit accepter l’étalage au grand jour et permanent de cette fracture qui nous divise, ce qui donnera aux non-catholiques l’impression définitive d’une maison en guerre contre elle-même, soit prendre l’initiative de nous chasser officiellement par l’excommunication. La décentralisation ne vous semble-t-elle pas, au moins, un moindre mal ?

dimanche 4 octobre 2015

L'objection de conscience ne saurait être un droit


Interrogé sur sa visite à une greffière américaine brièvement emprisonnée récemment pour avoir refusé d’enregistrer des mariages homosexuels, le pape François s’est défendu en affirmant que l’objection de conscience était un droit ; il a même été plus loin en affirmant qu’elle « entrait dans les droits de l’homme ». C’est factuellement faux : elle n’est pas mentionnée par les deux principales déclarations des droits de l’homme, celle de 1789 et celle de 1948. Mais après tout, on pourrait se poser la question : devrait-elle y faire son entrée ?

La réponse, cependant, s’impose : non. On le montre très facilement par un raisonnement par l’absurde. En effet, si vraiment l’objection de conscience était un droit qui devait être garanti, il devrait évidemment l’être à tous. Or, qui pourrait de bonne foi demander une société dans laquelle un raciste aurait le droit de se réfugier derrière l’objection de conscience pour refuser de marier un noir et une blanche ? Si un maire, athée convaincu, estime qu’une catholique représente un réel danger pour l’éducation des futurs enfants, peut-il refuser de la marier à un autre athée ? On ne peut même pas s’abriter, pour défendre une éventuelle spécificité de l’objection de conscience face aux couples homosexuels, derrière le fait que le racisme est un délit, puisque l’homophobie en est un autre.

On retrouve finalement ce que je disais sur l’avortement : à partir du moment où on estime que c’est légal, il faut en offrir la possibilité réelle, matérielle, concrète, aux citoyens, sans quoi il est hypocrite ou vide de sens de prétendre que c’est « légal ».

Non pas qu’il faille absolument contraindre des personnes bien précises à faire des choses qui vont à l’encontre de leur conscience ; après tout, un maire qui ne voudrait absolument pas marier un couple homosexuel ou interracial n’a pas à être contraint de le faire. Mais si « objection de conscience » il y a, elle n’est pas un dû à celui qui la pratique, et elle ne peut se faire qu’à condition de respecter certaines règles.

La première, c’est que personne ne doit en subir les conséquences. Si un médecin ne veut pas pratiquer un avortement, la femme qui désire avorter doit être immédiatement prise en charge par un autre médecin dans le même établissement ; de la même manière, si un maire ne veut pas célébrer lui-même le mariage de deux hommes, il faut que le mariage ait lieu au jour prévu et de manière conforme à la loi. Et en cas d’impossibilité de prise en charge par quelqu’un d’autre, il est fondamental de préciser que c’est le droit du demandeur qui prime, pas celui du médecin ou de l’officier d’état civil. Autrement dit, un médecin ne peut légitimement refuser de pratiquer un avortement que si la femme qui le demande a la possibilité matérielle d’être immédiatement prise en charge sur le même lieu par quelqu’un d’autre.

J’irai même plus loin : dans le cas d’un mariage, les mariés ne doivent pas pouvoir ressentir de discrimination, ce qui veut dire, concrètement, que le maire doit s’abstenir de célébrer d’autres mariages durant la demi-journée. Comment se sentiraient-ils s’ils s’apercevaient que le maire d’une grande ville célèbre, un samedi après-midi, tous les mariages, sauf le leur ? C’est évidemment inacceptable. De cela découle la seconde règle : le silence. Un maire qui ne veut pas marier deux hommes, ou un noir et une blanche, un médecin qui ne veut pas pratiquer un avortement peuvent s’abstenir de le faire, mais ils doivent également s’abstenir d’en faire étalage ; parce qu’en faire étalage, c’est déjà imposer l’objection de conscience à quelqu’un qui n’a fait que demander une chose conforme à la loi.

Tout cela, finalement, devrait être évident de par la nature même de l’objection de conscience. L’objection de conscience, c’est refuser de faire quelque chose que la loi impose, ou chercher à empêcher quelque chose que la loi permet. C’est donc, forcément, aller contre la loi ; comment pourrait-on demander à ce qu’elle soit reconnue par la loi ? Il n’y aurait aucun sens à faire des lois si c’était pour ajouter à la fin : « mais bon, si votre conscience vous dit autrement, vous avez le droit de ne pas respecter cette loi ».

L’objection de conscience est donc, par nature, illégale. Elle ne peut donc pas faire l’objet d’un droit ; elle est toujours de fait, parce que quelqu’un estime que la loi est sur un point contraire au Bien. Bien sûr, c’est toujours un risque, une possibilité : l’Histoire comme l’actualité nous offrent une multitude d’exemples de lois contraires au Bien. En pareil cas, bien sûr qu’il faut suivre sa conscience contre la loi ; mais il faut aussi en assumer le risque. Chacun doit suivre sa propre conscience, mais nul ne peut demander à l’État de se plier à la conscience de chacun.

samedi 29 août 2015

Commentaire de Tol Ardor sur l'Instrumentum laboris du Synode sur la famille de 2015


Confirmant les promesses de son élection, le pape François a posé un double geste visionnaire. D’une part, il a décidé de la tenue d’un Synode sur la famille, divisé en deux sessions, l’une qui a eu lieu en octobre 2014, l’autre qui se tiendra en octobre 2015. D’autre part, refusant de se cantonner aux seuls avis des autorités ecclésiastiques, il a, à deux reprises, demandé celui de l’ensemble des fidèles de l’Église.

Ces deux gestes étaient visionnaires en ce qu’ils répondaient à deux des grands défis de l’Église catholique aujourd’hui. D’une part, son traitement rigide des questions de morale sexuelle et familiale expliquent pour une part importante le divorce entre l’Église et le reste de la société, au moins en Occident, et le départ, bruyant ou silencieux, de très nombreux fidèles depuis 1968 et l’encyclique de Paul VI Humanæ vitæ ; tenir un Synode sur ce thème revenait donc à refuser de mettre la poussière sous le tapis et à affronter le problème à bras-le-corps. D’autre part, l’Église catholique concentre beaucoup trop le pouvoir décisionnel dans les mains des seuls évêques et, pour tout dire, de la seule Curie, et ne sait pas encore écouter suffisamment les laïcs et le sensus fidei ; demander l’avis des fidèles sur ces sujets représentait donc, là encore, un pas dans la bonne direction.

Malheureusement, ces gestes révolutionnaires du pape François n’ont pas trouvé l’écho mérité auprès de la majorité du reste des évêques. Les conférences épiscopales, à quelques exceptions près (notamment en Allemagne), ne se sont pas saisies des outils mis à leur disposition et ne les ont pas diffusés vers les fidèles, ce qui a fait que seuls les plus déterminés des individus ou des associations ont pu donner leur avis. Et surtout, ce qui est plus grave, quand il a été donné, cet avis semble n’avoir pas été écouté et pris en compte – on pourrait dire qu’il semble n’avoir même pas été entendu.

Le Synode extraordinaire de 2014 commençait pourtant bien : les débats y avaient été ouverts et francs ; les évêques participants n’étaient pas tous d’accord, loin de là, mais la nouveauté résidait justement dans ce que les désaccords pouvaient s’exprimer. Les évêques avaient pu, en toute conscience, défendre ouvertement et avec foi leurs convictions, que ce soit pour des réformes et des évolutions ou au contraire pour le maintien du statu quo. Le premier document issu du Synode, la Relatio post-disceptationem – document certes provisoire, mais néanmoins revêtu d’un caractère officiel –, avait fait état de ces débats et donné des signes encourageants d’ouverture.

La première déception était venue doucher l’espérance de nombreux fidèles avec la publication du compte-rendu définitif du Synode, la Relatio Synodi. Beaucoup moins ambitieux et courageux que le texte qui l’avait préparé, il se contentait, sur les questions les plus sensibles, de rappeler la doctrine actuelle de l’Église, sans plus faire état d’aucune possibilité de réelle évolution. Il nous restait cependant une lueur d’espoir, puisque, avant de servir de base de travail pour le Synode ordinaire de 2015, cette Relatio Synodi devait à nouveau être soumise aux fidèles, interrogés une fois de plus par la volonté du pape.

L’Instrumentum laboris, le texte définitif qui servira de fil directeur au Synode d’octobre prochain, est malheureusement venu tuer cette espérance. Basé sur la Relatio Synodi, il était pourtant censé avoir intégré les observations et contributions des fidèles et des différentes institutions et organisations catholiques ; mais il semble en fait n’avoir pris en compte que les contributions qui allaient dans le sens du Magistère et de la Relatio Synodi elle-même. Le texte définitif apparaît donc bien plus comme un simple développement de la Relatio Synodi que comme sa mise en dialogue, au risque de la contradiction, avec les fidèles.

Sur presque tous les sujets essentiels, les désaccords qui séparent les catholiques sont niés et passés sous silence. Sur la séparation entre sexualité et procréation, sur le contrôle des naissances, sur l’avortement, sur l’euthanasie, sur l’homosexualité, sur la place des femmes et des célibataires non consacrés dans l’Église, l’Instrumentum laboris se montre franchement insuffisant, naviguant entre idées simplistes et simple répétition de la doctrine actuelle de l’Église. Ce sont les sujets sur lesquels les voix divergentes des fidèles sont le plus étouffées, alors même que de nombreuses associations ont rendu publiques leurs contributions dans le sens d’une remise en question du Magistère. Les autorités ecclésiales, sur ces sujets, cherchent donc à nier l’évidence, et s’enferrent dans le déni.

D’autres thèmes, en particulier la communauté de vie avant le mariage, sont traités sans clarté, en termes flous et confus, et surtout sans aucune proposition concrète.

Le texte propose quelques ouvertures sur la question des divorcés remariés ; mais elles sont bien maigres et cèdent vite place aux vieilles lunes qui n’offriront pas à l’Église l’échappatoire qu’elle espère y trouver, en particulier la communion seulement spirituelle ou une facilitation des recours en nullité, qui ne sont pas ce qu’attend la majorité des fidèles concernés. Les propositions plus audacieuses sont conditionnées à des exigences parfaitement inacceptables, en particulier l’engagement à vivre dans la continence.

Comme d’habitude, l’Église reconnaît que la plupart des gens ne vivent pas selon ses préceptes, mais elle ferme complètement les yeux sur le fait que ces derniers sont également refusés, que ce soit seulement en acte ou également en paroles, de manière assumée, par une majorité (plus ou moins importante selon les sujets) de catholiques pratiquants. On avance encore et toujours l’idée que ce rejet des catholiques, même pratiquants, se résumerait à un simple problème de langage, qui ne serait plus compris et devrait être adapté. En mettant ainsi sur le compte de la forme un problème qui relève du fond, l’Église est dans le déni : on peut dire de n’importe quelle manière qu’il ne faut pas utiliser de moyens contraceptifs ou que l’homosexualité est objectivement un mal, une majorité des fidèles continuera à le refuser.

Le texte comprend pourtant des points très positifs, en particulier la reconnaissance des défauts intrinsèques du système capitaliste libéral actuel et des difficultés dans lesquelles il plonge de nombreuses familles (§14 et 15), la reconnaissance de la crise écologique (§16), l’insistance sur l’importance des personnes âgées (§17 et 18).

De même, l’Instrumentum laboris souligne avec raison l’importance de la famille comme Église domestique, premier lieu de vie et d’éducation, et la nécessité de la soutenir dans un monde souvent violent, surtout dans la sphère économique. Mais justement, cette insistance sur le rôle de la famille s’accorde mal avec le refus obstiné de reconnaître toutes les familles : ce rejet des familles homoparentales ou recomposées tend finalement à affaiblir la famille que l’Église prétend – et devrait – défendre de manière inconditionnelle.

Les quelques ouvertures et points positifs de ce texte ne suffisent donc pas à contrebalancer ses aspects inquiétants pour le déroulement du Synode d’octobre prochain. On a du mal à se départir de l’idée que les propositions d’ouverture et de réformes du pape François risquent fort d’être étouffées, tant par une Curie frileuse et conservatrice, assistée de la frange de l’épiscopat qui soutiendra un immobilisme pourtant mortifère, que par les initiatives de fidèles qu’on voit se multiplier pour réclamer ce même immobilisme.

Dans ce contexte, il nous semble urgent de demander une nouvelle fois à l’Église d’entendre les voix de tous ses enfants, et pas uniquement de ceux qui sont d’accord en tout avec ce qu’elle enseigne ; de demander, en d’autres termes, qu’elle se montre un peu plus Mater et un peu moins Magistra. Nous pensons, en pesant nos mots, que sa survie en dépend.

mardi 4 août 2015

Les monarchies traditionnelles ont failli

La monarchie espagnole ne donne pas franchement le bon exemple. Le roi Juan Carlos, menant grand train dans un pays en crise – on se souvient de l’épisode de la chasse à l’éléphant – et soupçonné de corruption, a démissionné en juin 2014. Le nouveau roi, son fils Felipe, a ensuite retiré à sa sœur, l’infante Cristina, son titre de duchesse, en raison des délits fiscaux dont elle est accusée et de l’affaire de corruption qui implique son mari.

On trouve des scandales similaires dans d’autres monarchies européennes. En 2007, le prince hollandais Willem-Alexander et sa femme ont été épinglés pour avoir, là encore en des temps de crise économique et d’austérité pour leur pays, acheté une luxueuse villa dans un parc du Mozambique. Forcés de présenter des excuses, ils ont finalement revendu leur domaine pour en acheter un autre… en Grèce. Et tout cela n’est évidemment pas nouveau : en 1959, le prince Bernhard de Hollande, mari de la reine Juliana et père de Beatrix, avait déjà été mêlé à un scandale financier.

En d’autres termes, les familles royales européennes peuvent s’analyser actuellement de deux manières complémentaires. D’une part, par leur fonction officielle : elles représentent l’unité nationale de leurs pays respectifs. Ce rôle leur donne une grande visibilité dans les médias, ce dont elles profitent avec diversement d’enthousiasme. La famille royale anglaise, en particulier la jeune génération, ou encore la famille royale monégasque, semblent avoir plutôt bien pris leur parti de faire régulièrement la une de la presse people de caniveau. D’autres – les familles royales belge ou suédoise, par exemple – font montre de davantage de discrétion et de pudeur.

Mais quoi qu’il en soit, il faut insister sur le fait qu’il ne s’agit jamais que de symbole et de représentation : derrière, il n’y a presque aucun pouvoir, et très peu d’engagement concret en faveur de l’amélioration du sort du monde. La reine d’Angleterre, sans doute la plus puissante et la plus importante en Europe, doit se contenter de rencontrer chaque semaine le premier ministre pour un entretien privé. C’est mieux que rien, mais ça reste bien peu. Et à côté de cette absence de pouvoir gouvernemental, on voit peu ces gens utiliser leur visibilité médiatique ou leur fortune, souvent immense, pour sauver la planète.

Ce qui est assez naturel, et recoupe le second axe d’analyse : les familles royales européennes, en plus d’avoir un rôle de figures d’unité nationale, sont avant tout composées de riches privilégiés qui cherchent à profiter de leur fortune pour s’amuser.

Historiquement, cela se comprend. La vague de bouleversements politiques qui a accompagné l’industrialisation de l’Europe, et qu’on peut analyser, sur le long terme, comme un tsunami démocrate contre les anciennes monarchies traditionnelles, a privé les familles royales de leur pouvoir – parfois violemment, comme en France ; parfois dans la douceur, comme au Royaume-Uni – sans les priver de leur fortune. Quand on est riche et qu’on n’a rien de mieux à faire, effectivement, autant s’amuser.

Mais dans ce cas-là, on voit mal à quoi servent ces monarchies traditionnelles : dans ce qu’accomplit un roi, qu’est-ce que n’accomplit pas tout aussi bien le Président de la République allemande ou italienne (le cas de la France est tout à fait particulier) ? En France, plusieurs familles se disputent non pas le trône, mais la prétention au trône : orléanistes, légitimistes, bonapartistes. Mais à quel titre devrions-nous les accepter ? Louis XX, prétendant des légitimistes, est un banquier – de ceux donc qui ont largement contribué à notre ruine actuelle – qui a passé sa vie entre l’Espagne et le Venezuela. Tout ce qu’il a trouvé à faire en matière de positionnement politique ou social, c’est de s’opposer à la loi Taubira, puis d’applaudir aux restrictions sur l’avortement que le gouvernement conservateur de Rajoy avait tenté d’imposer en Espagne. Jean-Christophe Napoléon, prétendant des bonapartistes, est lui aussi banquier ; ayant vécu à Londres puis à New-York, il ne vient plus en France que très exceptionnellement. Il est vrai que les Orléans s’en tirent un peu mieux ; mais Henri, le prétendant actuel, a plus de 80 ans, et son successeur est encore un sarkozyste opposé au mariage homosexuel – pas précisément un visionnaire, donc.

Il faut par conséquent admettre l’échec des monarchies traditionnelles européennes. Je suis moi-même royaliste, mais je n’ai pas oublié le principe fondamental de la royauté : l’hérédité est accessoire, c’est la compétence qui détermine tout. Le principe héréditaire n’est là que pour assurer cette compétence : le roi est compétent parce qu’il a été formé à sa fonction par ses parents et leur entourage. Mais s’il n’est pas compétent, il n’a pas à être roi, même s’il a l’hérédité pour lui.

Si je suis monarchiste, c’est principalement parce que je pense que la Crise que traversent nos sociétés impose des décisions impopulaires et des politiques de très longue durée, toutes choses que les démocraties sont absolument incapables de fournir. Mais les vieilles familles royales européennes ne le sont pas davantage. Loin de représenter une alternative au Système dans lequel nous sommes pour l’instant enfermés, elles ne sont qu’une lointaine survivance d’un autre système encore plus ancien et qui ne reviendra pas, survivance qui a d’ailleurs su profiter largement de la démocratie capitaliste, libérale et technicienne.

Amis royalistes, laissez donc sans regret à Stéphane Bern les guignols qui voudraient vous servir de recours, leurs couronne en toc et leur manque de vision pour l’avenir. Il nous faut des rois, mais des rois neufs pour construire une société neuve ; car dans de vieilles outres, on ne met pas du vin nouveau.


*** EDIT – 17/01/2017 ***

Je viens de passer presque une heure à écouter une interview du prétendu Louis XX sur KTO. Pour que ce ne soit pas tout à fait une heure perdue, autant en faire un bilan. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça confirme tout ce que j’avais écrit dans ce billet. Pas très aidé, il est vrai, par une journaliste – Emmanuelle Dancourt – pour le moins complaisante, évitant soigneusement les questions qui pourraient vraiment fâcher ou plus généralement toute forme d’approfondissement d’un sujet, le prétendant au trône de France démontre sa totale absence de légitimité pour monter dessus.

Passons sur les incohérences flagrantes : « non, je ne veux pas m’engager en politique, le Roi doit rester un arbitre au-dessus de la mêlée » ; immédiatement suivi de « oui, je me suis exprimé contre la loi Taubira, il faut savoir s’engager ». L’exemple est pourtant révélateur : les très rares prises de position sont autant de preuves d’un manque à peu près total de vision et de lucidité sur ce que sont vraiment les enjeux de notre temps. Plus généralement, on avoue n’avoir reçu aucune éducation pouvant préparer à la fonction, on aligne les platitudes, on ne revient surtout pas sur les aspects les plus discutables de la monarchie française traditionnelle – comme la place des femmes ou le droit d’aînesse –, les choses les plus intéressantes semblent être le sport, la vie de famille et la gestion de patrimoine – avec des perles du genre « les banquiers sont les nouveaux confesseurs »…

Franchement, comment peut-on imaginer confier le trône à quelqu’un qui est incapable de répondre à la question : « Comment voudriez-vous qu’on se souvienne de vous après votre mort ? Quelle trace aimeriez-vous laisser dans l’Histoire ? »