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mercredi 2 novembre 2016

Le sens du politique

Au cœur de l’opposition entre royauté et démocratie se trouve, entre autres, la question de la compétence. Le démocrate ne peut qu’avoir foi en un postulat, la fameuse théorie de la « compétence des incompétents ». En résumé, le politique, échappant à une règle par ailleurs universelle, ne nécessiterait pas de compétence particulière et serait donc légitimement exercé par l’ensemble des citoyens. Seuls peuvent jouer de la harpe ceux qui ont appris à jouer de la harpe, seuls peuvent faire des chaussures ceux qui ont appris à faire des chaussures ; mais tous les citoyens seraient également aptes à décider de ce qui est bon pour la communauté ; et c’est de la multiplicité des prises de position et finalement de la décision majoritaire que viendrait le plus grand bien possible. Ce postulat est la seule justification possible de la souveraineté populaire et de son corollaire, le suffrage universel.

Évidemment, il est largement mis en échec par la réalité : les régimes démocratiques n’ont pas su régler le très ancien problème des inégalités – ils auraient même plutôt eu tendance à l’aggraver – ; et ils ont donné naissance à la crise écologique. On me dira qu’ils ne sont pas les seuls : la crise écologique vient de toutes les sociétés industrielles, qu’elles soient ou non organisées démocratiquement. C’est vrai ; mais il n’en reste pas moins que, dans la résolution de cette crise, les démocraties n’ont pas su avancer.

Face à cette réalité, les partisans de la démocratie ont deux réponses possibles. Les moins lucides affirment que si les choses vont mal, c’est justement parce que nos sociétés ne seraient pas assez démocratiques. Selon le vieux principe qui veut qu’on a les pieds mouillés tant qu’on est au milieu du gué, ils affirment que davantage de démocratie réglerait tous nos problèmes – et de proposer des évolutions institutionnelles comme le tirage au sort, la proportionnelle ou la démocratie directe. Mais il s’agit là d’un pur acte de foi : rien dans la réalité ne nous permet de croire que donner réellement le pouvoir à la majorité nous sortirait les couilles des ronces. Bien au contraire, les micros-trottoirs, les sondages d’opinion, les audiences de Cyril Hanouna, tout est là pour nous rappeler que donner un vrai pouvoir aux vraies gens serait sans doute une très mauvaise idée.

Arrive donc une seconde réponse, celle des démocrates les plus lucides : mais c’est que le peuple n’est pas assez éduqué ! On peut passer rapidement sur le côté amusant qu’il y a à considérer que le peuple n’est pas éduqué dans la mesure où il ne vote pas comme nous. Le vrai problème de cette réponse, c’est qu’on ne peut pas espérer éclairer les foules en moins de quelques décennies. Or, si la question des inégalités, qui patiente depuis des millénaires, peut bien attendre un siècle de plus, ce n’est pas le cas de la crise écologique, dont l’urgence impose des mesures rapides.

Cela, il me semble que de plus en plus de gens s’en rendent compte. Même si la démocratie reste évidemment défendue par une écrasante majorité de la population, surtout dans les pays développés, on observe tout de même une montée en puissance de l’idée que la Crise actuelle ne pourra être réglée que par des régimes plus ou moins autoritaires.

Au sein de cette mouvance, Tol Ardor défend plus particulièrement un système novateur, une royauté participative, constitutionnelle mais non parlementaire. Un de nos arguments est que, le peuple dans sa globalité étant incapable d’assumer le pouvoir, il doit être détenu par ceux qui en ont la compétence. Ce qui ne nous empêche pas, par ailleurs, de vouloir conserver les principaux acquis des démocraties : d’une part parce qu’à l’échelle locale, il nous semble que la démocratie reste un mode d’organisation pertinent ; d’autre part parce que le caractère participatif du système que nous prévoyons n’est pas un vain mot – nous reconnaissons parfaitement l’utilité de l’expression d’une pluralité d’opinions, nous ne critiquons que le mode de décision à la majorité des voix ; enfin et surtout par notre insistance sur les droits de l’homme.

Mais on nous fait souvent cette réponse : ceux qui détiennent aujourd’hui le pouvoir ne sont pas réellement le peuple, mais des technocrates formés à son exercice. Sortant des IEP, de l’ENA et consort, ils devraient bien l’être, compétents ! Pour beaucoup, c’est la preuve que le pouvoir ne s’apprend pas et n’a rien à voir avec aucune compétence.

Or, cette déduction apparemment logique vient d’une mauvaise compréhension de la compétence nécessaire à l’exercice du pouvoir et donc de la formation que requiert l’acquisition de cette compétence. Le pouvoir nécessite en effet deux types de compétences. La première est d’ordre technique : il s’agit de savoir comment on exerce le pouvoir, c’est-à-dire ce qui fonctionne ou pas, la manière dont les hommes réagissent à telle ou telle situation, les grandes lois de l’économie et de la politique, la situation du monde etc. Cet aspect du pouvoir politique est évidemment essentiel à son exercice.

Cependant, il n’est pas celui qui est le plus essentiel. Le plus essentiel, c’est l’aspect moral du pouvoir politique : il s’agit de savoir pourquoi et dans quel but on exerce le pouvoir politique, et ce qui peut mener à ce but. Ce qui implique de multiples exigences : une rigueur morale consistant à préférer l’intérêt général à son intérêt particulier, mais également une compréhension intellectuelle des raisons qui font que ce bien commun doit être recherché, ainsi que des moyens qui permettent de l’atteindre. Pour être apte à gouverner, il ne faut pas seulement avoir la passion du bien commun ; encore faut-il comprendre pourquoi la surveillance généralisée des citoyens ou la course à la croissance ne sauraient être des moyens pour l’accomplir.

Finalement, on voit que la formation nécessaire à une bonne action politique n’est pas d’abord d’ordre technique mais moral et donc philosophique, comme l’a très bien montré Platon dans La République. Et c’est précisément cela qui manque aux politiciens de nos jours : ils sont formés à la technique de la politique, mais pas à sa philosophie. Ce qui explique que, malgré leurs titres et leurs diplômes, ils soient totalement incompétents : n’ayant que le volet technique de la formation politique, et pas son volet philosophique, ils n’ont finalement pas véritablement de formation de décideurs, mais seulement d’exécutants. Ce sont donc des exécutants qu’on a mis aux manettes : un peu comme un pilote de navire qu’on aurait propulsé capitaine. Or, ce n’est pas du tout le même métier.

Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas seulement de faire appel à la vertu des hommes politiques. D’abord parce que dans ce domaine, la vertu est nécessaire, mais aussi dangereuse. Durant la Révolution française, le très-vertueux Robespierre, l’ascète, l’Incorruptible comme on le surnommait à l’époque, mit en place un régime qui, sans être totalitaire – il n’en avait pas les moyens technologiques – avait cependant une volonté totalitaire ; alors que dans le même temps, Danton, le viveur, le corrompu, l’homme qui maîtrisait à la perfection l’art de faire coïncider ses idéaux avec ses intérêts, condamna les excès de la Terreur et finalement donna sa vie pour ce combat.

Ce qui explique cela, c’est que le pouvoir comporte toujours un risque corrupteur, et que même la vertu peut être corrompue. La vertu corrompue, dévoyée de Robespierre s’est révélée plus dangereuse pour le pays que les calculs en partie égoïste de Danton. La vertu personnelle d’un individu n’est donc pas, à elle seule, le garant de ses qualités de décideur. C’est pourquoi il ne faut pas se reposer uniquement sur elle : comme l’ont très bien compris Montesquieu, puis d’autres philosophes comme Mirabeau ou Alain, ce n’est pas d’abord dans la vertu personnelle des dirigeants que se trouve le salut en politique, mais dans l’équilibre des pouvoirs.

Cette idée, complexe, est souvent mal comprise. En particulier, nombreux sont ceux qui confondent équilibre des pouvoirs et démocratie. Pour continuer sur la période révolutionnaire, on pourrait citer Camille Desmoulins, ami de Danton et de Robespierre, qui avait proposé de confier un pouvoir absolu à une Assemblée nationale élue. Mirabeau, au contraire (encore un homme assez vénal et corrompu, d’ailleurs), avait bien compris que, même élue, une Assemblée sans contre-pouvoir ne pourrait que devenir despotique. Comme Montesquieu, il promouvait non pas une véritable démocratie, mais une monarchie constitutionnelle qui, tout en donnant un véritable pouvoir politique au roi, ne le laisserait pas sans contre-pouvoirs.

Cela étant, même si la vertu ne saurait être le tout du politique, elle n’est pas non plus rien ; on ne peut pas s’en remettre à elle seule pour penser un système politique un peu moins mauvais que le nôtre, mais on ne peut pas non plus faire comme si elle n’avait aucune importance. Or, c’est précisément ce qui est en train de se passer : le triomphe des valeurs capitalistes et libérales en économie légitime tous les égoïsmes, alors même que les valeurs portées par les religions, qui auraient pu faire contrepoids, sont en chute libre. Les élites ont bien sûr toujours profité des systèmes politiques pour faire leur beurre ; mais il y a une soixantaine d’années, elles avaient conscience que c’était mal, ou du moins illégitime et donc répréhensible. Aujourd’hui, on a l’impression que la disparition de la vertu en politique est telle que ceux qui refusent de payer leurs impôts ou détournent l’argent public n’ont même plus conscience de mal faire.

On retombe, en fin de compte, sur la question de leur incompétence politique, c’est-à-dire de l’absence totale de formation et de pensée philosophique et morale chez eux. La vertu qu’il leur manque, ce n’est pas une qualité personnelle innée qu’on aurait ou pas, c’est une véritable formation de philosophes.

Est-il possible de remonter la pente de l’intérieur du système démocratique ? Cela me semble malheureusement improbable. Comme l’a montré Platon – encore lui –, la démocratie ne porte pas au pouvoir ceux qui ont les compétences philosophiques et morales qui leur permettraient de l’assumer, mais plutôt ceux qui ont les compétences techniques et la richesse personnelle qui leur permettent de subjuguer le peuple et de se faire élire. Le système politique proposé par Tol Ardor n’est pas parfait – il n’existe de toute manière rien de tel. Mais il est probablement plus adapté à la Crise contemporaine que les démocraties.

mercredi 28 octobre 2015

La démocratie contre les pauvres


Les siècles passent, et le Royaume-Uni continue de nous donner des leçons. Quels maîtres que les Anglais ! Dommage que nous soyons de si mauvais élèves – et dommage aussi, il faut le dire, qu’ils tendent à abandonner beaucoup de leurs propres principes.

Au XIIIe siècle, ils avaient déjà en quelque sorte inventé la monarchie constitutionnelle avec la Magna Carta qui limitait le pouvoir du Roi, tenu à respecter la loi. Ils avaient fait leur révolution près de 150 ans avant la nôtre, et mis fin à l’absolutisme monarchique avant même qu’il ait pu vraiment dresser la tête. Un siècle avant notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’Habeas Corpus et le Bill of Rights accordaient déjà des droits fondamentaux – certes moins ambitieux que les principes de 1789 – aux citoyens et résidents. Ils ont ordonné avant nous les femmes prêtres, puis évêques. Il n’y a guère que pour le mariage homosexuel que nous les avons doublés ­– et encore, de quelques mois seulement.

Le 26 octobre dernier, la Chambre des Lords a voté une motion contre une réforme budgétaire proposée par le gouvernement, au motif qu’elle serait trop dure pour les personnes les plus pauvres. Les conservateurs au pouvoir et les médias à leur botte s’insurgent, évidemment. The Telegraph accuse les lords de « miner la démocratie » et d’être « un obstacle considérable pour le gouvernement qui, lui, a été élu de manière démocratique ». The Times parle de la « rébellion des lords » et leur reproche d’avoir « défié la tradition, mais aussi la démocratie ».

Saurait-on être plus clair ? Même les médias le reconnaissent, sans s’en rendre compte ! Le gouvernement élu de manière démocratique, par le peuple et censé le représenter, cherche à imposer une réforme qui feraient perdre à plus de 3 millions de ménages, dont beaucoup des plus pauvres, en moyenne 1000 livres, soit l’équivalent de 1380 euros, par an ; et une assemblée non élue, composée de nobles héréditaires, d’évêques de l’Église d’Angleterre et de personnalités nommées par la reine, s’y oppose et protège les plus démunis.

Il ne s’agit évidemment que d’un exemple, mais il montre, à lui seul, qu’il ne suffit pas d’avoir été élu par le peuple pour agir conformément à ses intérêts, et qu’inversement on peut avoir reçu un pouvoir de manière héréditaire et se préoccuper sincèrement du bien des plus défavorisés. Or, cela contrevient à l’un des principes fondateurs de l’idéologie démocrate, à savoir que seuls les représentants du peuple peuvent travailler au mieux à ses intérêts. Il n’est même pas besoin de se demander comment représenter au mieux le peuple (ainsi de l’ancienne querelle entre élection et tirage au sort) : ce contre-exemple témoigne du fait que, pour le protéger, il vaut parfois mieux ne pas le représenter du tout.

Il n’est évidemment pas question de rejeter toute forme de représentation populaire dans le gouvernement ou, plus généralement, dans les affaires publiques ; la Royauté participative proposée par Tol Ardor est même fondée explicitement sur le contraire : l’implication des citoyens dans la vie politique, même s’ils n’ont pas le pouvoir exécutif ou législatif en dernier ressort à l’échelle nationale. Mais il est impératif aujourd’hui de comprendre que confier la totalité, ou même l’essentiel, de ce pouvoir au peuple ou à ses représentants, quel que soit leur mode de désignation, n’est plus adapté aux enjeux de notre époque.

La démocratie n’a jamais su répondre à l’urgence de la crise environnementale, et constitue un obstacle – des philosophes comme Heidegger ou Hans Jonas l’avaient pressenti – à sa résolution, dans la mesure où elle est encore possible. Mais jusqu’à présent, elle avait au moins su répondre à la crise, humanitaire et sociale, des inégalités : c’était certes par la démocratie que la bourgeoisie avait accédé au pouvoir suprême, mais c’était aussi par la démocratie qu’elle avait dû faire d’importantes concessions au prolétariat, puis aux classes moyennes.

Il semble qu’à présent, elle ait perdu même cet avantage : elle joue à la fois contre l’environnement et contre l’égalité, les deux grands défis auxquels nous sommes confrontés. Il fallait être démocrate en 1792, en 1848 ou en 1940 ; mais il est de plus en plus difficile de prétendre qu’il faille encore l’être aujourd’hui.

jeudi 20 août 2015

Contre les partis politiques

Sur la très complexe question des partis politiques, la Note sur la suppression générale des partis politiques de Simone Weil offre des pistes de réflexion tout à fait intéressantes. Écrit en 1940, trois ans avant sa mort, et repris dans les Écrits de Londres, il a été rédigé en pensant à la reconstruction de la France après la Seconde Guerre mondiale, mais n’a rien perdu de sa pertinence.

Ce texte est certainement excessif par endroits : ainsi, son refus de reconnaître aux partis politiques le moindre élément positif pour en faire des entités à peu près exclusivement mauvaises (ils seraient « du mal à l’état pur ou presque ») est sans doute exagéré ; mais cela n’enlève rien à la qualité générale de ce très court opuscule (une cinquantaine de pages sur un petit livre écrit gros, on lit le tout en une heure).

Simone Weil commence par une analyse pertinente de la démocratie : « la démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien, estimés efficaces à tort ou à raison. Si la République de Weimar, au lieu de Hitler, avait décidé par les voies les plus rigoureusement parlementaires et légales de mettre les juifs dans des camps de concentration […], les tortures n’auraient pas eu un atome de légitimité de plus qu’elles n’ont maintenant. » Elle ne va pas, comme nous, jusqu’à la remettre en question, mais il faut resituer cela dans le contexte : en 1940, il fallait effectivement être démocrate, car la démocratie était l’outil le plus pertinent pour le plus grand bien, et ce même si, en 2015, elle a cessé depuis longtemps d’être un élément de solution pour devenir une partie du problème.

Elle analyse particulièrement bien les trois causes qui rendent les partis politiques si néfastes : « Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective. Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres. La première fin, et, en dernière analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite. »

Elle comprend particulièrement bien le troisième point, ce « retournement de la relation entre fin et moyen » qui est une caractéristique majeure de notre société – et probablement de toute société, découlant d’une caractéristique de la nature humaine : « La transition est facile. On pose en axiome que la condition nécessaire et suffisante pour que le parti serve efficacement la conception du bien public en vue duquel il existe est qu’il possède une large quantité de pouvoir. Mais aucune quantité finie de pouvoir ne peut jamais être en fait regardée comme suffisante, surtout une fois obtenue. Le parti se trouve en fait, par l’effet de l’absence de pensée, dans un état continuel d’impuissance qu’il attribue toujours à l’insuffisance du pouvoir dont il dispose. […] Exactement comme si le parti était un animal à l’engrais, et que l’univers eût été créé pour le faire engraisser. »

Elle mentionne également le fait qu’à partir du moment où les partis existent dans un pays, ils deviennent rapidement un passage obligé, si bien qu’on n’a plus aucune possibilité d’agir en politique pour le bien public sans passer sous leurs fourches caudines : « Quand il y a des partis dans un pays, il en résulte tôt ou tard un état de fait tel qu’il est impossible d’intervenir efficacement dans les affaires publiques sans entrer dans un parti, et jouer le jeu. Quiconque s’intéresse à la chose publique désire s’y intéresser efficacement. Ainsi ceux qui inclinent au souci du bien public, ou renoncent à y penser et se tournent vers autre chose, ou passent par le laminoir des partis. En ce cas aussi il leur vient des soucis qui excluent celui du bien public. »

Elle affirme, avec justice, que l’étouffement de la recherche de la vérité par l’esprit de parti vient entre autres de l’Église, qui a exigé une soumission totale des esprits à son autorité. Mais elle prend du recul, ce qui lui permet de dépasser ce lieu commun : « Que l’Église fondée par le Christ ait ainsi dans une si large mesure étouffé l’esprit de vérité – et si, malgré l’Inquisition, elle ne l’a pas fait totalement, c’est que la mystique offrait un refuge sûr – c’est une ironie tragique. On l’a souvent remarqué. Mais on a moins remarqué une autre ironie tragique. C’est que le  mouvement de révolte contre l’étouffement des esprits sous le régime inquisitorial a pris une orientation telle qu’il a poursuivi l’œuvre d’étouffement des esprits. » Là encore, la nature humaine abonde dans ce sens, car « c’est ne pas penser. Il n’y a rien de plus confortable que de ne pas penser. »

De tous ces points, sur lesquels on peut difficilement donner tort à Simone Weil, elle déduit que les partis politiques doivent être purement et simplement supprimés. Pour elle, les candidats doivent se présenter devant le peuple non pas en se définissant par l’étiquette d’un parti, mais en exprimant leurs idées sur telle ou telle question. Les alliances, par la suite, doivent se faire au cas par cas selon le jeu des affinités, puisque « je peux très bien en accord avec M. A. sur la colonisation  et en désaccord avec lui sur la propriété paysanne ; et inversement pour M. B. »

Si je suis mon sentiment, je dois dire que j’approuve : tout porte à croire – l’histoire, l’actualité, la réflexion – qu’on se porterait mieux sans les partis politiques qu’avec. Cependant, cette idée pose quelques problèmes que l’auteur n’examine pas. Dans l’ensemble, on peut faire à ce texte trois reproches majeurs.

Le premier est une lecture peu critique de Rousseau. Simone Weil affirme que « Rousseau partait de deux évidences. L’une, que la raison discerne et choisit la justice et l’utilité innocente, et que tout crime a pour mobile la passion. L’autre, que la raison est identique chez tous les hommes, au lieu que les passions, le plus souvent, diffèrent. Par suite si, sur un problème général, chacun réfléchit tout seul et exprime une opinion, et si ensuite les opinions sont comparées entre elles, probablement elles coïncideront par la partie juste et raisonnable de chacune et diffèreront par les injustices et les erreurs. C’est uniquement en vertu d’un raisonnement de ce genre qu’on admet que le consensus universel indique la vérité. »

Or, ces deux évidences sont tout à fait contestables. Que la raison tende vers le bien alors que le mal viendrait des passions, des affects, des sentiments, cela n’est pas toujours vrai : la raison peut parfaitement choisir le mal si elle n’est pas éclairée par la morale, qui lui échappe toujours en partie. Le totalitarisme nazi, pour reprendre l’exemple de Simone Weil, loin d’être une explosion de violence barbare, un retour en arrière, est au contraire un système parfaitement rationnel, qui n’aurait aucunement pu voir le jour en-dehors de la civilisation technicienne, industrielle et rationaliste.

De même, si la raison diffère moins que les sentiments d’un individu à l’autre, on peut difficilement croire pour autant qu’elle soit exactement la même chez tous. Face aux mêmes données et avec un but identique, deux personnes différentes peuvent raisonner de manière différente ; c’est ainsi que l’examen des mêmes données historiques, économiques et sociales, peut conduire certains à promouvoir le libéralisme et d’autres le dirigisme, alors qu’ils poursuivent le même but – le plus grand bonheur pour tous.

Pour ces deux raisons, le consensus universel n’est nullement un critère de vérité, et s’est d’ailleurs très souvent trompé – ce que Simone Weil ne relève pas. De la même manière, on aurait pu espérer une critique un peu poussée de la notion de « volonté générale » – mais peut-être cela aurait-il emmené l’auteur trop loin : sur des réflexions trop longues et trop critiques vis-à-vis de la démocratie.

Le second reproche que j’adresserais à Simone Weil est de ne pas examiner la question de la liberté d’association. Cela semble ne pas la gêner le moins du monde, comme si cette liberté, ce droit fondamental, était en réalité dénué de toute valeur. À mes yeux, il a au contraire une valeur extrême, et interdire purement et simplement les partis politiques me semble contradictoire avec cette liberté. Plutôt que de supprimer les partis politiques, dont il semble de toute manière impossible d’empêcher qu’ils renaissent sous forme de simples associations (qui pourraient se fédérer autour d’un ensemble d’idées, autour d’une revue, voire autour d’une personne, ce qu’on ne pourrait interdire sans sombrer dans une franche dictature), il serait donc préférable de limiter drastiquement leur intervention dans la vie politique.

Comment ? On peut penser à plusieurs moyens. Le principal serait d’interdire à un candidat de se revendiquer pour une élection d’un parti, d’une association etc., et surtout, inversement, d’interdire à tout parti ou association de l’investir, de financer sa campagne, de l’aider à accéder au pouvoir, ainsi que de leur interdire d’accorder quelque avantage matériel que ce soit à une personne exerçant des responsabilités politiques. Ainsi, sans nuire à la liberté d’association, on pourrait remédier aux principales nuisances liées aux partis politiques mais également au lobbying – une autre plaie assez proche.

On peut penser à d’autres moyens, bien sûr, compatibles avec cette première piste : je ne prétends pas à l’exhaustivité. L’essentiel est de garder en tête notre double but : préserver la liberté d’association, y compris autour d’idées politiques, tout en supprimant les effets pervers induits par les partis, c’est-à-dire en les empêchant d’intervenir concrètement dans la vie politique en tant que partis ou qu’associations.

Cela pose un autre problème – et ne pas l’examiner est le troisième reproche que j’adresserais à Simone Weil : si les partis politiques ou les associations ne peuvent plus investir de candidats et financer leurs campagnes, qui le fera ? S’ils on demande aux candidats de le faire eux-mêmes, ça ne peut mener qu’à la ploutocratie, le pouvoir des plus riches : eux seuls seront à même de débourser les sommes qu’implique une campagne électorale, et les élus se limiteront à peu près aux notables locaux et aux élites sociales ; ce qui est évidemment inacceptable.

Il faudrait donc que ce soit l’État qui finance les campagnes des candidats, non plus en les remboursant a posteriori comme c’est le cas actuellement, mais en accordant à chacun d’entre eux une somme d’argent identique préalablement aux élections. Cela signifie qu’on cesserait de rembourser les candidats en fonction de leurs résultats électoraux ; il faudrait donc être particulièrement attentif à éviter les candidatures fantaisistes ou ceux qui ne se présenteraient que pour toucher la somme d’argent. On pourrait exiger des candidats qu’ils dépensent effectivement la somme allouée pour leur campagne et qu’ils soient astreints à rembourser les sommes dont ils ne pourraient pas justifier la dépense.

Il serait également nécessaire de faire valider les candidatures afin d’éviter leur inutile multiplication, par exemple en exigeant pour qu’elles soient validées qu’elles recueillent un certain nombre de signatures de soutien ; le nombre et la qualité ou le statut des signataires dépendraient de l’élection considérée.

On pourrait évidemment aller encore plus loin et envisager d’autres systèmes que les élections. Pour Simone Weil, les campagnes électorales « sont de la prostitution ». Mais se passer des élections « suppose une vie sociale qui n’ait pas le caractère à la fois grégaire et désertique de celle d’aujourd’hui. Si les groupements de jeunesse, œuvres éducatives, etc., si la vie locale se développent, des hommes d’élite pourront être connus dans leur région sans être dégradés par la publicité. » (Simone Weil, Idées essentielles pour une nouvelle constitution)

L’idée n’est pas mauvaise, mais me semble un peu aléatoire. Si la Royauté participative que nous appelons de nos vœux doit effectivement, entre autres, servir à repérer et à faire émerger ces « hommes d’élite » afin de les appeler à exercer des responsabilités publiques, il me semble néanmoins que nous ne pouvons guère nous passer complètement des élections, au moins à petite échelle.

Encore une fois, ces mesures ne prétendent pas à l’exhaustivité ; elles constituent seulement des pistes de réflexion pour supprimer les pires conséquences de l’existence des partis politiques sans pour autant piétiner une liberté fondamentale, ce qui est toujours extrêmement dangereux. Elles ne peuvent évidemment pas être explorées dans le cadre de notre société : les partis, qui tiennent le pouvoir, ne s’en laisseront pas dépouiller. En revanche, elles peuvent être expérimentées dans le cadre d’une communauté alternative comme Tol Ardor ou Nildanirmë.

mardi 15 juillet 2014

La dictature, oui, mais dé-mo-cra-ti-que-ment !

Une calme fin d’après-midi dans un beau jardin plein de roses, près d’un bassin harmonieux où les poissons rouges se coulent entre les iris d’eau, les menthes aquatiques et les nénuphars, ça n’incite pas franchement au pessimisme. Mais pour le redevenir, pessimiste, ou plutôt réaliste, lucide, il suffit d’ouvrir le journal. Alors dénonçons ! Et devenons la preuve qu’on peut être la voix qui crie depuis le jardin tout en étant celle qui crie dans le désert.

Le gouvernement espagnol s’apprête en ce moment même à faire passer sa loi « antimanifestations ». Juste après le projet de nos propres sinistres bouffons sur la sécurité et la prévention du terrorisme, c’est révélateur : y a comme un lien. Greenpeace a d’ailleurs surnommé le projet de loi espagnol « la loi bâillon ».

L’idée générale ? D’abord, comme chez nous, donner à l’administration le pouvoir de punir ceux qui auraient l’audace de s’opposer au pouvoir, sans avoir à passer par un juge évidemment. Mais oui, souvenez-vous, je vous le disais il y a quelque temps, un juge, ça fait chier ; l’administration est, comme on le sait tous très bien, beaucoup plus humaine, juste, attentive aux situations individuelles, aux circonstances, toussa-toussa. Donc voilà, hop, on transfère des pouvoirs de la justice sur l’administration, donc, in fine, sur l’exécutif. Vous avez dit séparation des pouvoirs ? Ah ah, vous êtes so has been.

Ensuite, tant qu’à confier à l’exécutif le soin de faire respecter la loi, autant lui donner les moyens de frapper fort. À nous, mânes de Saint-Just et de Fouquier-Tinville ! À nous, 1794 ! Il faut terroriser l’ennemi intérieur. Vous perturbez le déroulement d’une réunion ou d’une manifestation ? Vous risquerez maintenant, en Espagne, jusqu’à 30 000€ d’amende. Vous organisez une réunion ou une manifestation non déclarée dans des installations « qui offrent des services basiques pour la communauté » ? Vous pourrez avoir à payer jusqu’à 600 000€ d’amende. Non, je n’ai pas rajouté un zéro. C’est sûr que ça va faire réfléchir.

La convergence avec ce qu’il se passe en France est évidente, et terrifiante. On assiste à un mouvement continental et probablement planétaire : au nom de la lutte contre le terrorisme, ou de la lutte contre les manifestants, ou contre les perturbateurs, contre les squatteurs, contre les marginaux, contre les SDF, contre les chômeurs, contre les ONG, contre ceux qui sont différents, contre un peu tout le monde en fin de compte, mais toujours au nom de l’Ordre, nos sociétés sont en train de fouler au pied nos libertés fondamentales et tout ce qui permettait qu’elles fussent respectées.

Je suis moi-même un grand amoureux de l’Ordre ; mais il faut comprendre qu’on ne peut pas vouloir l’Ordre à tout prix. Je dirais, pour parodier le Christ, que l’Ordre a été créé pour l’homme et non pas l’homme pour l’Ordre ; que l’Ordre est une fin et non pas un moyen, et qu’il faut donc, en fait, un équilibre entre Ordre et Désordre. Nous sommes en train de détruire cet équilibre, sous la pression conjuguée des États, des grandes entreprises et de la frange la plus réactionnaire de toutes les religions.

Et tout cela se fait de manière parfaitement démocratique. J’entends déjà, évidemment, les cris d’orfraie de ceux qui vont hurler : comment ça ? Démocratique ? Tu oses dire ça, alors que pas du tout, ce n’est pas une démocratie, enfin pas une vraie, et puis d’abord Hollande est un fasciste, c’est évident, c’est prouvé !

Vous avez remarqué ? C’est toujours comme ça avec la démocratie : elle n’est jamais assez démocratique. La Russie, l’Iran, le Venezuela sont formellement des démocraties, et pourtant il y a pléthore de contempteurs de ces régimes qui vont clamant que pas du tout. Notez bien que ces gens font en général leur choix : ceux qui disent que le Venezuela n’est pas une démocratie du tout mais un totalitarisme rouge trouvent souvent qu’il n’y a rien à redire aux pratiques de Poutine ; inversement, ceux qui voient en la Russie une dictature déguisée peuvent être par ailleurs de grands admirateurs du régime chaviste. Et il y a ceux qui mettent tous ces pays dans le même sac pour dire qu’il n’y a vraiment qu’en Europe et aux États-Unis qu’on a une vraie démocratie. Et puis ceux qui disent que non, nos régimes n’ont rien de démocratique, faut tout changer.

Sincèrement, vous ne trouvez pas que c’est un signe ? Si demain on instaure la proportionnelle, vous pouvez être sûrs et certains que les partisans de la démocratie directe hurleront que ce n’est pas assez. Qu’on instaure la démocratie directe, et les partisans du tirage au sort crieront au fascisme… Ouvrez les yeux, putaneus ! Notre régime est démocratique. Mal fichu comme il est, c’est quand même le peuple qui élit les puissants. Il s’abstient massivement ? C’est son choix. Il est poussé à voter pour les partis gouvernementaux ? C’est son choix d’obéir, de ne pas voter pour les autres, de ne pas créer de nouveaux partis. Et quand il vote pour des extrêmes, c’est son choix de voter Front National et pas Front de Gauche. Il n’est pas éduqué ? Ben non, il n’est pas éduqué, je me tue à vous le dire !

La démocratie, ce ne sont pas la séparation des pouvoirs et les libertés fondamentales. Ça, ce sont des choses qui peuvent parfaitement exister indépendamment de la démocratie. La démocratie, c’est la souveraineté populaire, point barre. Et actuellement, c’est par la souveraineté populaire qu’on envoie chier la séparation des pouvoirs et qu’on piétine les libertés fondamentales. Preuve, s’il en était besoin, que la démocratie n’est pas une garantie que nous conserverons ces acquis.

C’est la démocratie qui nous mène, petit à petit, vers la dictature. Monarchie éclairée, Royauté participative, Constitution inchangeable : Tol Ardor ! Debout, les morts !


*** EDIT ***

Nouvelle sans surprise : le Royaume-Uni emboîte le pas aux propositions de Valls et propose tout simplement de saisir les passeports des personnes qui seront suspectées de préparer des actes terroristes. Et l’Australie, de son côté, a – tout simplement, là encore – interdit à ses médias de parler d’une affaire de pots-de-vin embarrassante pour la Banque centrale australienne et pour plusieurs chefs d’États et de gouvernements asiatiques.

Ce n’est donc, on s’en doutait, pas la France qui serait un cas isolée : les démocraties occidentales courent vers la dictature.

mardi 25 mars 2014

Pourquoi je n'aime (décidément) pas (trop) le tirage au sort en politique


On me dit dans l’oreillette que, dans ma précédente chronique, je n’ai pas bien répondu aux défenseurs du tirage au sort. Tous ne proposent pas que quelques dirigeants soient tirés au sort (échec assuré), certains veulent plutôt une assemblée de gens tirés au sort. Arguments à l’appui :

1/ Puisqu’il y aura toute une assemblée, donc des dizaines ou des centaines de personnes, il y en aura bien des compétentes et des intelligentes dans le lot, et la discussion entre tout ce beau monde sera le meilleur moyen de faire émerger de bonnes idées.

2/ Contrairement aux élus, les tirés au sort ne peuvent pas travailler à la réélection de leur camp, et se consacrent donc à l’intérêt général.

3/ Comme l’assemblée est tirée au sort, les citoyens se méfient instinctivement d’eux, mais cette méfiance est salutaire car elle justifie le contrôle de l’institution et l’obligation pour elle de rendre des comptes aux citoyens, pendant leur mandat ou à la fin de celui-ci.

4/ Parce qu’elle est donc étroitement contrôlée, encadrée, surveillée, elle ne se consacre pas à des intérêts particuliers, et (re)travaille donc à l’intérêt général.

C’est très séduisant sur le papier, mais je crains que ça ne méconnaisse deux choses.

a) Plus l’assemblée sera nombreuse, plus elle sera à même de faire émerger des idées, le nombre d’individus tendant a priori à compenser l’incompétence de la plupart. De nombreuses personnes, avec la diversité de leurs idées, de leurs histoires, de leurs expériences, de leurs croyances, pourrait être à même de faire émerger des idées. Mais, et c’est là le problème majeur, elle sera aussi moins à même de trancher : plus il y aura de personnes dans l’assemblée, plus il sera difficile de les mettre d’accord ou simplement de prendre une décision. La compétence et l’efficacité de l’assemblée tirée au sort seraient donc inversement proportionnelles. Un équilibre satisfaisant me semble difficile à trouver.

b) On croit souvent qu’un groupe sans hiérarchie officielle, affichée, fonctionne de manière horizontale, sans structures de pouvoir ou de domination. C’est faux, car c’est malheureusement contraire à la nature humaine. Quand les hiérarchies ne sont pas affichées, codifiées, données d’emblée, elles se récréent sous une forme officieuse qui n’est pas moins terrible. Dans une assemblée de gens tirés au sort, les rapports de pouvoir, de hiérarchie, de domination vont fatalement se recréer : il y aura ceux qui parleront plus fort, ceux qui seront de meilleurs orateurs, ceux qui seront plus sympathiques, ceux qui seront plus beaux, ceux qui seront plus cultivés, ceux qui seront plus charismatiques ; et il y aura les autres. Un fonctionnement prétendument horizontal recrée toujours de la verticalité, et parce que ces nouveaux rapports de pouvoir ne sont pas affichés, il est beaucoup plus difficile de les penser, de les dire, et donc de les contourner ou de les remettre en question. À ceux qui n’en seraient pas convaincus, je conseille la lecture des Dépossédés, d’Ursula Le Guin.

Bref, je préfère encore le système ardorien, qui est un système délibératif et participatif (à toutes les échelles, ce qui permet de faire émerger les idées) mais autoritaire (ce qui permet de trancher les débats et de prendre des décisions de manière efficace).

jeudi 11 avril 2013

Désespérer de l'humain

En perdant du temps sur Facebook, je tombe sur cette image, postée sur le mur d’une connaissance végane :
 

Consternation. Sidération. C’était tellement… tellement énorme, tellement impensable, que j’ai d’abord cru à de l’humour. Une forme d’humour douteuse, très noire et pas drôle à la fois (et c’est quelqu’un qui aime l’humour noir qui vous dit ça). Mais si le slogan pouvait passer pour une vilaine blague, le sous-titre avait l’air de se prendre au sérieux.

J’ai donc regardé le paratexte. La personne qui avait partagé ça avait simplement surtitré : « yeahhhhh si ça pouvait être vrai !!!!!! » Bon. Un peu flippant, mais je me suis dit qu’elle avait dû mettre ça sous le coup de l’émotion, ou en rentrant de boîte de nuit à 5h du mat’ chargée comme un âne, ou qu’un ami taquin lui avait piraté son compte (après tout, je ne compte plus le nombre de mes amis qui se sont retrouvés un beau matin avec un statut Facebook comme « miam les bites » ou « je suce des queues », alors pourquoi pas un truc qui promeut la torture des pédophiles ?).

Pour aller plus loin, j’ai lu un peu les commentaires des « amis » de cette personne. C’est là que j’ai commencé à sentir les gouttes froides me rouler sérieusement dans le dos. « C’est clair », « Oh yes », « Je ferais aussi le don des assassins », « les pédophiles, les violeurs, les tortionnaires, les assassins »…

Alors je me suis dit qu’il fallait que je participe. Je crois que je sentais que le combat était perdu d’avance, mais ce n’était pas la question : ce que je cherchais, c’était surtout une confirmation. Est-ce que, avec une petite discussion raisonnée, ils allaient reprendre leurs esprits et me dire que oui, ils étaient très en colère contre les pédophiles, mais que quand même, en effet, on ne pouvait pas les torturer ? Ou allaient-ils s’enferrer ?

Ils s’enferrèrent.

Ils s’enferrèrent même à un degré que je n’avais pas imaginé. Évidemment, on m’a sorti que je n’avais pas d’enfants et que je ne pouvais pas me mettre à la place d’un parent. Ah, manque de bol, j’en ai deux. Bon, mais alors, je suis un père indigne, forcément (forcément, puisqu’un père digne promeut la torture et la mort pour les pédophiles, rappelez-vous). Les droits de l’homme ? Des conneries, puisque ce qu’ont fait les pédophiles, ce n’est pas conforme aux droits de l’homme, et que donc (donc ?) ils n’y ont plus droit (gné ?). La différence entre justice et vengeance ? Mais pourquoi faire une différence, déjà ?

Ceux qui me suivent assidûment se souviennent peut-être que j’avais déjà parlé de mon désarroi devant la conception de la justice de mes élèves de 4e dans un billet intitulé « Difficulté de la miséricorde ». Je ne retire rien à ce billet, et je constate que mes élèves, devenus adultes, continuent de confondre justice et vengeance. Mais je crois qu’on peut tirer de tout cela quelques conclusions politiques.

Souvent, les gens s’imaginent que si je suis royaliste, c’est parce que je considère que le peuple n’a pas les compétences techniques pour gouverner. En effet, il ne les a pas : il ne connaît pas les grands principes politiques, il n’est informé de la situation présente ou de l’histoire passée que de manière très superficielle, il ne comprend qu’assez mal les enjeux des grandes questions qui se posent à nous ; mais au fond, tout cela est assez secondaire. Certes, ça obscurcit la vision de ce qu’il est possible de faire et des moyens à mettre en œuvre pour atteindre un but ; mais on peut toujours constituer une administration exécutive de techniciens de la politique qui rempliront cette fonction.

Si Tol Ardor promeut une Royauté, ce n’est donc pas parce que le peuple manque des compétences techniques pour gouverner, c’est parce qu’il manque des compétences morales. La première qualité du dirigeant, Platon le disait déjà, est d’être philosophe, c’est-à-dire d’avoir une vision aussi claire que possible de ce qui est bien et de ce qui est mal. De ce qui est juste et de ce qui est injuste. De ce qui est vrai et de ce qui est faux.

La page Facebook d’où provenait cette image a été ouverte le 28 novembre 2009. Elle affiche clairement la couleur et s’intitule « Pour que les pédophiles remplacent les animaux dans les labos. » Elle a 41 886 likes. Alors que Facebook censure sans pitié le moindre morceau de fesse, celle-ci, qui, en plus de faire des amalgames assez douteux entre prêtres et pédophiles, appelle quand même au meurtre et à la torture, n’a pas l’air plus inquiétée que ça. Le blog associé, du même nom, a quand même été suspendu par OverBlog « suite à un signalement d’abus ».

 



 












Alors moi, quand je vois qu’on offre le droit de vote, donc qu’on confie une participation – même infime (Dieu merci) – au processus d’élaboration des lois à des gens qui écrivent sans ciller que « moi, si je devais punir les pédophiles ce serait d’abord les couilles que je leur arrache et ensuite leur infliger les souffrances qu’ils infligent aux enfants », ou qui utilisent comme « argument » l’idée que « la justice ahahah… j’en resterai là !!! », ça me rend malade.

Franchement, les gens… Mais comment peut-on être démocrate ?

vendredi 15 mars 2013

Les fidèles catholiques : démocrates à contretemps, royalistes à contretemps

Tout à ma joie de l’élection de François au siège pontifical, et bien que n’ayant pas la télé, je n’ai pas résisté au plaisir innocent de voir. La magie d’Internet aidant, j’ai donc pu assister à l’annonce du nom du pape par le protodiacre, le cardinal Tauran, puis au premier discours, à la première bénédiction du nouveau pape François.

Davantage que les formules rituelles, qui plaisent toujours à mon âme d’amoureux de la pompe (« Annuntio vobis gaudium magnum : habemus papam ! », la classe), ce sont les réactions de la foule qui m’ont intéressé. Les hourras du peuple au fameux « Habemus papam ». On aurait presque dit qu’ils redoutaient le contraire (c’est vrai qu’on aurait eu l’air fins : « non habemus papam », ça ç’eût été une vraie surprise). Mais encore, on peut comprendre. On a un pape, on est contents. Bon.

Et puis arrive l’annonce du nom de l’élu : Bergolio – hourras –, puis de son nom de pape, François – re-hourras. Et là, je me demande : qu’en aurait-il été si le cardinal protodiacre avait annoncé un autre nom, et un autre nom de pape ? Scola, Ranjith, Scherer, Erdö, Ravasi, ou même Barbarin, tant qu’on y est ; avec comme noms possibles Paul VII, Pie XIII, Jean-Paul III, Jean XXIV, Benoît XVII, ou même, soyons fous, Romain II voire Pierre II. Quelle aurait été la réaction populaire ? La réponse s’impose : exactement la même. On aurait pu leur annoncer l’élection du pape le plus réactionnaire, le plus conservateur ou le plus réformateur du conclave, il aurait pu choisir le nom le plus terne ou le plus novateur, la réaction de la masse aurait été absolument identique, avec les mêmes bravos, les mêmes hourras, les mêmes hurlements.

Moi, ça me pose question, parce que je ne cache pas que je n’ai pas réagi comme ça. J’ai été très inquiet lors de l’élection de Benoît XVI en 2005, même si je voulais lui laisser sa chance, et, cette fois encore, je savais qui je voulais voir devenir pape et surtout qui je ne voulais pas voir devenir pape.

Évidemment, on pourrait me dire que je ne suis qu’un mauvais catholique, et que les fidèles massés place Saint-Pierre avaient simplement plus de respect que moi pour le dogme de l’Église selon lequel ce ne sont pas les cardinaux qui choisissent un pape, mais bien l’Esprit Saint qui les inspire et est l’électeur réel caché dans leurs petits bulletins. Si c’est forcément Dieu qui choisit le pape, en effet, le pape élu est effectivement le meilleur possible, et on n’a pas de raison de ne pas être réjoui.

Cette explication est sans doute partiellement juste, et en effet, l’Histoire me rend plus que sceptique sur l’idée que Dieu ait vraiment choisi tous les papes qui ont régné. Cependant, je crois que l’hystérie des fidèles traduit autre chose que leur simple adhésion à la foi professée par l’Église. Quelque chose de plus profond et de plus inquiétant.

Si l’on analyse l’histoire récente, on s’aperçoit que le pape est de moins en moins considéré par les catholiques comme un homme, le détenteur d’une fonction, d’une charge dans l’Église, et de plus en plus comme une rock-star, une idole, voire un demi-dieu auquel on devrait une vénération véritablement religieuse, un culte de la personnalité – l’expression est forte, mais je la pèse.

Si encore cela était limité aux fidèles de la place Saint-Pierre, on pourrait expliquer leur agitation par l’excitation et l’émotion du moment. Mais cela va beaucoup plus loin. La grande majorité de mes amis catholiques semblent parfaitement heureux, comme ils semblaient parfaitement heureux en 2005.

Le journal catholique en ligne ZENIT donne l’illustration parfaite de cette soumission, pour ne pas dire de cette servilité absolue, au pape en tant que figure, à la papauté en tant qu’institution, en déclarant le choix des cardinaux parfait sur toute la ligne : ils ont eu l’audace de choisir un cardinal du Sud, mais ils n’ont pas élu un cardinal trop « jeune » (comprenez : il a plus de 75 ans), car deux audaces coup sur coup, ça aurait fait trop. Bref : il est du Sud, c’est super, il est vieux, c’est super. Mais là encore, on peut sans risque de se tromper dire que, si le pape élu avait été un jeune cardinal du Sud, ou un vieil Européen, ou un jeune Européen, ZENIT aurait été aussi béat d’admiration et de contentement.

Je ne suis pas le seul à remarquer cette évolution. Dans Le Monde, Jean-François Bouthors notait :

« Les hommages rendus à Benoît XVI, le regard que les fidèles […] portent sur le pape “sortant” manifestent une forme d’adulation que l’on aurait pu croire réservée au pontife médiatique qu’était Jean Paul II. Il y a là plus qu’un effet de traîne qui aurait fait bénéficier le pape allemand, si peu charismatique, de l’aura de son prédécesseur polonais, véritable homme de scène et de dramaturgie.

Cette focalisation sur la personne du pape est très récente. On ne l’a pas observée du temps de Pie XII, de Jean XXIII ni de Paul VI. Sans doute s’explique-t-elle en partie par l’ambiance contemporaine de médiatisation à outrance, mais elle traduit parallèlement le sentiment de désarroi qui s’est emparé des catholiques […]. Dans un monde déroutant, la demande d’un père protecteur ne fait que croître. Du même coup, cette demande suscite des attentes immodérées à l’égard du successeur de Benoît XVI, qui se trouve mis en danger de les décevoir. »

Le catholicisme romain a donc évolué vers une situation dans laquelle les fidèles se moquent complètement des questions de fond (que croire ? quels rites pratiquer ? quelle morale promouvoir ? comment organiser l’Église en tant qu’institution ?), dont ils sont d’ailleurs très largement ignorants, pour ne s’intéresser qu’à une figure humaine, quelle qu’elle soit, et à laquelle ils se raccrochent comme à une bouée de sauvetage. La preuve, c’est que sur ces questions de fond, le pape peut dire à peu près ce qu’il veut, y compris des choses parfaitement incohérentes, la majorité sera toujours derrière lui.

Il m’est alors venu le parallèle avec les questions politiques. Parce qu’en général, les catholiques me disent : « eh bien toi qui es royaliste, tu devrais être content, l’Église est gouvernée de manière monarchique ! » Mais justement, c’est le monde à l’envers, et c’est pour cela que l’attitude des catholiques est inquiétante.

Parce que sitôt qu’ils auront quitté la Cité vaticane, ces dizaines de milliers de personnes redeviendront de fervents démocrates. Ils auront leurs idées bien arrêtées, ils iront voter pour leurs partis, leurs candidats, ils défendront leurs programmes, le plus souvent sans être forcément bien informés des questions sur lesquelles ils se prononcent avec tant de certitude. Demandez-leur si la politique de rachat de la dette et de baisse des taux d’intérêt initiée par Mario Draghi à la tête de la Banque centrale européenne depuis le départ de Jean-Claude Trichet va permettre de relancer la croissance économique, ou si au contraire les risques inflationnistes qu’elle contient vont à moyen terme ruiner les efforts entrepris, ils n’en auront, pour l’immense majorité d’entre eux, pas la moindre idée. Et encore, je prends un cas extrême, mais bien des gens ne savent tout simplement pas qui est le chef du gouvernement de leur pays. C’est grave. Et plus grave encore, beaucoup de gens vous diraient que les pédophiles ne devraient pas avoir droit à une défense en justice, ou que la torture est justifiée quand il s’agit de sauver des vies.

Alors que les questions religieuses, au contraire, sont justement de celles qui demandent le moins de compétence ou de spécialisation. Pour prétendre réfléchir intelligemment dessus, il faut bien sûr avoir lu et médité, mais de toute manière, les questions métaphysiques étant au-delà de toute possibilité de preuve, c’est par essence le domaine dans lequel la liberté de conscience individuelle devrait s’exprimer à plein. Le christianisme devrait être uni par quelques dogmes fondamentaux, ceux du Credo des apôtres, et, sur le plan moral, par le double commandement d’amour donné par le Christ – aime Dieu, aime ton prochain comme toi-même – ; mais au-delà de ce socle, les fidèles devraient être libres de croire ce qu’ils veulent. Ils le font d’ailleurs déjà ; l’institution n’a plus qu’à reconnaître la légitimité de cette primauté de la conscience individuelle. C’est d’ailleurs toujours Jean-François Bouthors qui remarquait le décalage entre les attentes des fidèles et la figure de Pierre :

« La figure de Pierre […] ne correspond en rien à ce dispositif, et ce n’est pas une question d’époque. Le premier chef de l’Église n’est pas un homme providentiel, mais tout le contraire. Il ne fait pour ainsi dire rien d’autre que de constater le mouvement de vie qui le précède dans le monde. Il observe et aide à voir que, comme dit Jésus de Nazareth, le Royaume de Dieu s’est approché. Pierre n’est pas celui qui organise ou décrète comment il faut “vivre l’Évangile” – au sens d’un guide de comportement ou d’une méthode de gouvernance –, mais celui qui témoigne que la vie est plus forte que la mort, et que cette vérité fondamentale s’est manifestée en la personne de Jésus de Nazareth, quand bien même il a été crucifié. Pierre n’a qu’une chose à faire : permettre aux disciples de Jésus d’en rendre compte, dans un rapport au monde fondamentalement bienveillant. Telle est la tâche fondamentale du pape et la foi de l’Église.

Tant que perdurera l’illusion d’optique qui consiste à attendre du nouveau pape un “miracle” salvateur […], l’Église catholique sera incapable de retrouver le dynamisme de sa mission. Tout simplement parce qu’en s’entretenant dans cette perspective elle risque de passer à côté de la foi qu’elle a la charge de célébrer. »

Les catholiques sont donc royalistes à contretemps, dans leur Église, en adulant comme un demi-dieu un homme qui ne devrait être qu’un primat d’honneur, une figure d’unité du christianisme et un arbitre entre les Églises nationales ; et ils sont démocrates à contretemps, dans la vie politique qui, particulièrement en ces temps de crise, requiert des compétences que la majorité des gens n’a pas. Cela nous mène à la double crise : crise dans l’Église, où une responsabilité inimaginable pèse sur les épaules d’un seul homme alors même qu’elle devrait être décentralisée et partagée entre les évêques, les prêtres et les laïcs ; et crise politique, puisque domine sans cesse la même caste d’oligarques qui, à l’image de ceux qui les ont désignés, n’ont pas la première idée de la manière dont on peut résoudre nos problèmes.