jeudi 20 août 2015

Contre les partis politiques

Sur la très complexe question des partis politiques, la Note sur la suppression générale des partis politiques de Simone Weil offre des pistes de réflexion tout à fait intéressantes. Écrit en 1940, trois ans avant sa mort, et repris dans les Écrits de Londres, il a été rédigé en pensant à la reconstruction de la France après la Seconde Guerre mondiale, mais n’a rien perdu de sa pertinence.

Ce texte est certainement excessif par endroits : ainsi, son refus de reconnaître aux partis politiques le moindre élément positif pour en faire des entités à peu près exclusivement mauvaises (ils seraient « du mal à l’état pur ou presque ») est sans doute exagéré ; mais cela n’enlève rien à la qualité générale de ce très court opuscule (une cinquantaine de pages sur un petit livre écrit gros, on lit le tout en une heure).

Simone Weil commence par une analyse pertinente de la démocratie : « la démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien, estimés efficaces à tort ou à raison. Si la République de Weimar, au lieu de Hitler, avait décidé par les voies les plus rigoureusement parlementaires et légales de mettre les juifs dans des camps de concentration […], les tortures n’auraient pas eu un atome de légitimité de plus qu’elles n’ont maintenant. » Elle ne va pas, comme nous, jusqu’à la remettre en question, mais il faut resituer cela dans le contexte : en 1940, il fallait effectivement être démocrate, car la démocratie était l’outil le plus pertinent pour le plus grand bien, et ce même si, en 2015, elle a cessé depuis longtemps d’être un élément de solution pour devenir une partie du problème.

Elle analyse particulièrement bien les trois causes qui rendent les partis politiques si néfastes : « Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective. Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres. La première fin, et, en dernière analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite. »

Elle comprend particulièrement bien le troisième point, ce « retournement de la relation entre fin et moyen » qui est une caractéristique majeure de notre société – et probablement de toute société, découlant d’une caractéristique de la nature humaine : « La transition est facile. On pose en axiome que la condition nécessaire et suffisante pour que le parti serve efficacement la conception du bien public en vue duquel il existe est qu’il possède une large quantité de pouvoir. Mais aucune quantité finie de pouvoir ne peut jamais être en fait regardée comme suffisante, surtout une fois obtenue. Le parti se trouve en fait, par l’effet de l’absence de pensée, dans un état continuel d’impuissance qu’il attribue toujours à l’insuffisance du pouvoir dont il dispose. […] Exactement comme si le parti était un animal à l’engrais, et que l’univers eût été créé pour le faire engraisser. »

Elle mentionne également le fait qu’à partir du moment où les partis existent dans un pays, ils deviennent rapidement un passage obligé, si bien qu’on n’a plus aucune possibilité d’agir en politique pour le bien public sans passer sous leurs fourches caudines : « Quand il y a des partis dans un pays, il en résulte tôt ou tard un état de fait tel qu’il est impossible d’intervenir efficacement dans les affaires publiques sans entrer dans un parti, et jouer le jeu. Quiconque s’intéresse à la chose publique désire s’y intéresser efficacement. Ainsi ceux qui inclinent au souci du bien public, ou renoncent à y penser et se tournent vers autre chose, ou passent par le laminoir des partis. En ce cas aussi il leur vient des soucis qui excluent celui du bien public. »

Elle affirme, avec justice, que l’étouffement de la recherche de la vérité par l’esprit de parti vient entre autres de l’Église, qui a exigé une soumission totale des esprits à son autorité. Mais elle prend du recul, ce qui lui permet de dépasser ce lieu commun : « Que l’Église fondée par le Christ ait ainsi dans une si large mesure étouffé l’esprit de vérité – et si, malgré l’Inquisition, elle ne l’a pas fait totalement, c’est que la mystique offrait un refuge sûr – c’est une ironie tragique. On l’a souvent remarqué. Mais on a moins remarqué une autre ironie tragique. C’est que le  mouvement de révolte contre l’étouffement des esprits sous le régime inquisitorial a pris une orientation telle qu’il a poursuivi l’œuvre d’étouffement des esprits. » Là encore, la nature humaine abonde dans ce sens, car « c’est ne pas penser. Il n’y a rien de plus confortable que de ne pas penser. »

De tous ces points, sur lesquels on peut difficilement donner tort à Simone Weil, elle déduit que les partis politiques doivent être purement et simplement supprimés. Pour elle, les candidats doivent se présenter devant le peuple non pas en se définissant par l’étiquette d’un parti, mais en exprimant leurs idées sur telle ou telle question. Les alliances, par la suite, doivent se faire au cas par cas selon le jeu des affinités, puisque « je peux très bien en accord avec M. A. sur la colonisation  et en désaccord avec lui sur la propriété paysanne ; et inversement pour M. B. »

Si je suis mon sentiment, je dois dire que j’approuve : tout porte à croire – l’histoire, l’actualité, la réflexion – qu’on se porterait mieux sans les partis politiques qu’avec. Cependant, cette idée pose quelques problèmes que l’auteur n’examine pas. Dans l’ensemble, on peut faire à ce texte trois reproches majeurs.

Le premier est une lecture peu critique de Rousseau. Simone Weil affirme que « Rousseau partait de deux évidences. L’une, que la raison discerne et choisit la justice et l’utilité innocente, et que tout crime a pour mobile la passion. L’autre, que la raison est identique chez tous les hommes, au lieu que les passions, le plus souvent, diffèrent. Par suite si, sur un problème général, chacun réfléchit tout seul et exprime une opinion, et si ensuite les opinions sont comparées entre elles, probablement elles coïncideront par la partie juste et raisonnable de chacune et diffèreront par les injustices et les erreurs. C’est uniquement en vertu d’un raisonnement de ce genre qu’on admet que le consensus universel indique la vérité. »

Or, ces deux évidences sont tout à fait contestables. Que la raison tende vers le bien alors que le mal viendrait des passions, des affects, des sentiments, cela n’est pas toujours vrai : la raison peut parfaitement choisir le mal si elle n’est pas éclairée par la morale, qui lui échappe toujours en partie. Le totalitarisme nazi, pour reprendre l’exemple de Simone Weil, loin d’être une explosion de violence barbare, un retour en arrière, est au contraire un système parfaitement rationnel, qui n’aurait aucunement pu voir le jour en-dehors de la civilisation technicienne, industrielle et rationaliste.

De même, si la raison diffère moins que les sentiments d’un individu à l’autre, on peut difficilement croire pour autant qu’elle soit exactement la même chez tous. Face aux mêmes données et avec un but identique, deux personnes différentes peuvent raisonner de manière différente ; c’est ainsi que l’examen des mêmes données historiques, économiques et sociales, peut conduire certains à promouvoir le libéralisme et d’autres le dirigisme, alors qu’ils poursuivent le même but – le plus grand bonheur pour tous.

Pour ces deux raisons, le consensus universel n’est nullement un critère de vérité, et s’est d’ailleurs très souvent trompé – ce que Simone Weil ne relève pas. De la même manière, on aurait pu espérer une critique un peu poussée de la notion de « volonté générale » – mais peut-être cela aurait-il emmené l’auteur trop loin : sur des réflexions trop longues et trop critiques vis-à-vis de la démocratie.

Le second reproche que j’adresserais à Simone Weil est de ne pas examiner la question de la liberté d’association. Cela semble ne pas la gêner le moins du monde, comme si cette liberté, ce droit fondamental, était en réalité dénué de toute valeur. À mes yeux, il a au contraire une valeur extrême, et interdire purement et simplement les partis politiques me semble contradictoire avec cette liberté. Plutôt que de supprimer les partis politiques, dont il semble de toute manière impossible d’empêcher qu’ils renaissent sous forme de simples associations (qui pourraient se fédérer autour d’un ensemble d’idées, autour d’une revue, voire autour d’une personne, ce qu’on ne pourrait interdire sans sombrer dans une franche dictature), il serait donc préférable de limiter drastiquement leur intervention dans la vie politique.

Comment ? On peut penser à plusieurs moyens. Le principal serait d’interdire à un candidat de se revendiquer pour une élection d’un parti, d’une association etc., et surtout, inversement, d’interdire à tout parti ou association de l’investir, de financer sa campagne, de l’aider à accéder au pouvoir, ainsi que de leur interdire d’accorder quelque avantage matériel que ce soit à une personne exerçant des responsabilités politiques. Ainsi, sans nuire à la liberté d’association, on pourrait remédier aux principales nuisances liées aux partis politiques mais également au lobbying – une autre plaie assez proche.

On peut penser à d’autres moyens, bien sûr, compatibles avec cette première piste : je ne prétends pas à l’exhaustivité. L’essentiel est de garder en tête notre double but : préserver la liberté d’association, y compris autour d’idées politiques, tout en supprimant les effets pervers induits par les partis, c’est-à-dire en les empêchant d’intervenir concrètement dans la vie politique en tant que partis ou qu’associations.

Cela pose un autre problème – et ne pas l’examiner est le troisième reproche que j’adresserais à Simone Weil : si les partis politiques ou les associations ne peuvent plus investir de candidats et financer leurs campagnes, qui le fera ? S’ils on demande aux candidats de le faire eux-mêmes, ça ne peut mener qu’à la ploutocratie, le pouvoir des plus riches : eux seuls seront à même de débourser les sommes qu’implique une campagne électorale, et les élus se limiteront à peu près aux notables locaux et aux élites sociales ; ce qui est évidemment inacceptable.

Il faudrait donc que ce soit l’État qui finance les campagnes des candidats, non plus en les remboursant a posteriori comme c’est le cas actuellement, mais en accordant à chacun d’entre eux une somme d’argent identique préalablement aux élections. Cela signifie qu’on cesserait de rembourser les candidats en fonction de leurs résultats électoraux ; il faudrait donc être particulièrement attentif à éviter les candidatures fantaisistes ou ceux qui ne se présenteraient que pour toucher la somme d’argent. On pourrait exiger des candidats qu’ils dépensent effectivement la somme allouée pour leur campagne et qu’ils soient astreints à rembourser les sommes dont ils ne pourraient pas justifier la dépense.

Il serait également nécessaire de faire valider les candidatures afin d’éviter leur inutile multiplication, par exemple en exigeant pour qu’elles soient validées qu’elles recueillent un certain nombre de signatures de soutien ; le nombre et la qualité ou le statut des signataires dépendraient de l’élection considérée.

On pourrait évidemment aller encore plus loin et envisager d’autres systèmes que les élections. Pour Simone Weil, les campagnes électorales « sont de la prostitution ». Mais se passer des élections « suppose une vie sociale qui n’ait pas le caractère à la fois grégaire et désertique de celle d’aujourd’hui. Si les groupements de jeunesse, œuvres éducatives, etc., si la vie locale se développent, des hommes d’élite pourront être connus dans leur région sans être dégradés par la publicité. » (Simone Weil, Idées essentielles pour une nouvelle constitution)

L’idée n’est pas mauvaise, mais me semble un peu aléatoire. Si la Royauté participative que nous appelons de nos vœux doit effectivement, entre autres, servir à repérer et à faire émerger ces « hommes d’élite » afin de les appeler à exercer des responsabilités publiques, il me semble néanmoins que nous ne pouvons guère nous passer complètement des élections, au moins à petite échelle.

Encore une fois, ces mesures ne prétendent pas à l’exhaustivité ; elles constituent seulement des pistes de réflexion pour supprimer les pires conséquences de l’existence des partis politiques sans pour autant piétiner une liberté fondamentale, ce qui est toujours extrêmement dangereux. Elles ne peuvent évidemment pas être explorées dans le cadre de notre société : les partis, qui tiennent le pouvoir, ne s’en laisseront pas dépouiller. En revanche, elles peuvent être expérimentées dans le cadre d’une communauté alternative comme Tol Ardor ou Nildanirmë.

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