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vendredi 17 avril 2020

Est-ce à nous de bosser plus pour payer leurs conneries ?


Alors comme ça, on va devoir travailler plus après le confinement, dixit le Medef, dixit le gouvernement, bref dixit la droite. Ah ben oui, ma bonne dame ! Parce que la crise, voyez-vous, et parce que la croissance. Sinon, récession ! 6%, 8% peut-être ! Baisse du PIB ! Alors les grouillots, soyez gentils, serrez-vous la ceinture, et au turbin, cadence Chaplin, s’il vous plait.

Pour ma part, que le PIB de la France baisse, je ne peux que m’en réjouir : c’est une excellente nouvelle ! J’ai expliqué pourquoi dans mon dernier billet : la baisse du PIB, c’est la baisse de la production ; et la baisse de la production, c’est la seule et unique manière de prélever moins de ressources et de rejeter moins de déchets, bref de polluer moins et d’un peu moins bousiller la planète.

Face à cette évidence, les défenseurs de la Sainte Croissance sont un peu gênés. D’ordinaire, ils se contentent de faire comme si la croissance était une sorte de déesse à satisfaire. C’est d’ailleurs toute la force de ce tour de passe-passe de communication : qu’ils soient journalistes, éditorialistes, économistes, politiciens, ceux qui veulent la croissance font très attention à ne jamais la justifier, précisément pour faire croire que l’idée selon laquelle la croissance serait nécessaire est une évidence que personne n’a besoin d’étayer.

Quand on les force à le faire, ils crient – car ils ne manquent pas de souffle – à la haine des pauvres. Ben oui, croissance = richesse et surtout richesse pour tous, c’est bien connu. Pour les riches d’abord, bien sûr, mais après ça profite à tous (ça « ruisselle », qu’ils disent). Donc pour eux, décroissance = pauvreté. Pour enfoncer le clou, ils se gardent d’ailleurs bien de parler de « décroissance », ils utilisent des termes moins neutres : « récession » ou « dépression » – termes parfaitement justes d’un point de vue économique, mais affectés d’une charge émotionnelle autrement négative.

Alors qu’en fait, ben, non. Derrière toutes les complexités de la question, il y a une équation très simple : vous prenez l’ensemble des richesses produites par un pays, vous divisez par le nombre d’habitants, et vous regardez ce que chacun peut avoir en moyenne. S’il y en assez, c’est bon, pas besoin de croissance. À l’extrême rigueur, s’il y en a juste assez, il faut une croissance économique égale à la croissance démographique.

Nous, en France, on en est où ? Prenez le PIB (toutes les richesses produites par le pays), divisez par le nombre d’habitants : vous verrez qu’on en a plus qu’assez. Si tout le monde n’a pas ce qu’il lui faut, s’il y a des pauvres et des gens qui crèvent de froid dans la rue, c’est pas qu’on ne produit pas assez de richesses, c’est qu’on ne les répartit pas bien.

On peut même aller plus loin : des richesses, c’est pas qu’on en a plus qu’assez : on en a trop ! Faites intervenir une autre donnée, comme l’empreinte écologique, et vous verrez qu’étant donné la population humaine, on prélève trop de ressources, on rejette trop de déchets, bref on produit trop et on consomme trop. Alors bien sûr, décroître, ça va vouloir dire qu’on va devoir se passer de certaines choses. Ça aussi, je l’ai rappelé dans mon dernier billet : on ne pourra pas garder une voiture par famille, un téléphone par personne, etc. Mais ça, ça va nous tomber sur le râble de toute manière : les limites de résistance de la planète sont déjà en train de se rappeler à notre bon souvenir, et la baisse de notre niveau va arriver, que ça nous plaise ou non. On peut le choisir tout de suite ou le subir plus tard, c’est tout.

Voilà donc une première bonne raison de ne pas travailler plus après la fin de cette crise : on n’en a pas besoin, et même ce serait très mauvais. Mais il y en a une autre.

L’économie s’arrête et on entre en récession, soit. Pourquoi ? Parce que qu’on est confiné. Mais pourquoi sommes-nous confinés ? Pas pour ne pas attraper le virus : le covid-19, il sera toujours là quand on sortira, et il faudra bien qu’une importante part de la population finisse par l’attraper. Les médecins le serinent assez : en fin de compte, il faudra bien qu’on développe une immunité collective. Si on est confiné, c’est donc pour qu’on ne l’attrape pas tous en même temps. Il s’agit d’aplanir la fameuse courbe, vous vous souvenez, celle qu’Olivier Véran était si fier de montrer sur tous les plateaux télé :




Seulement voilà, il y a quelque chose sur cette courbe qui n’est pas fixé de toute éternité par la loi divine, ce sont les capacités hospitalières. La hauteur de la barre sous laquelle il s’agit de maintenir la courbe dépend de choses très concrètes : combien de médecins forme-t-on dans le pays ? Combien de médecins embauche-t-on dans les hôpitaux ? Quel part de notre budget consacrons-nous à l’hôpital et plus généralement à la santé ? Et ici, plus particulièrement, combien de lits en réanimation ouvre-t-on ?

Or, que constate-t-on (avec une surprise vraiment intense) ? Qu’en vingt ans, les politiques néolibérales ont fait perdre 100 000 lits d’hôpital au pays. 100 000. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est la DREES, une direction du Ministère de la santé. Et ça, ça veut dire deux choses.

La première, c’est que les gens qui nous gouvernent depuis vingt ans ont du sang sur les mains. En France, 0,73 lit de réanimation pour 10 000 personnes : plus de 18 500 morts à ce jour. Allemagne, 1,25 : moins de 4 200 morts. Italie, 0,53 : près de 23 000 morts. L’état du système de santé de chaque pays, dont le nombre de lits de réanimation par rapport à la population est un indicateur, est directement corrélé au nombre de morts. Moralité : ceux qui ont cassé l’hôpital depuis 40 ans ne sont pas seulement des crétins, ce sont aussi des criminels.

La seconde, c’est que mathématiquement, plus de lits en réa, ça voudrait dire une meilleure capacité d’accueil hospitalière, ça voudrait dire un besoin moins important d’aplatir la courbe, ça voudrait dire une nécessité de confinement moins drastique et moins longue, ça voudrait dire moins de crise économique. C’est comme une assurance : rouler sans assurance, ça coûte un peu moins cher chaque année, mais l’année où il t’arrive un truc, ça coûte beaucoup, beaucoup plus cher. Les crétins qui nous gouvernent depuis 40 ans ont fait le pari qu’il n’arriverait rien, et que donc on pouvait, pour gagner trois sous, réduire les capacités hospitalières au point où elles arriveraient à peine à soutenir la situation ordinaire (parce que souvenons-nous, avant le coronavirus, les soignants étaient déjà à bout).

Finalement l’accident est arrivé, et ceux qui ont choisi de rouler sans assurance veulent faire payer les passagers. Bon appétit, messieurs ! Ô ministres intègres ! Eh bien non. Ce n’est pas à nous de travailler plus pour payer un confinement qui doit durer si longtemps parce qu’eux cassent l’hôpital depuis si longtemps.

D’autant que la solution est beaucoup plus simple : la dette qu’on accumule aujourd’hui, il faut, enfin, plus encore qu’hier, la dénoncer. De toute manière, on ne la paiera pas. Notre dette publique, ça va être près de 120% du PIB. On aurait une micro-chance de la rembourser en très longtemps si le budget était à l’équilibre. Comme il ne l’est pas, et que la dette se creuse chaque année, on ne paiera pas, que ça plaise ou non à Christophe Barbier. Cette crise sanitaire, c’est peut-être l’occasion d’enfin l’assumer.

jeudi 26 mars 2020

Ce dont nous mourrons


Avons-nous des raisons d’avoir peur ? Est-ce qu’on va tous mourir ? Est-ce que le gouvernement en fait trop ou pas assez ? Finalement ces questions ne sont pas très intéressantes. Au risque d’être accusé de polémiquer, je préfère m’en poser d’autres. Par exemple, de quoi vont mourir ceux qui vont mourir.

Pour ça, il faut savoir ce qu’est le covid-19. Gaël Giraud, jésuite et directeur de recherches au CNRS, l’a rappelé dans un très bon article publié sur Reporterre : « une pandémie un peu plus virale et létale que la grippe saisonnière, dont les effets sont bénins sur une vaste majorité de la population mais très graves sur une petite fraction. » Tout est là. Pour beaucoup de gens, ce coronavirus est visiblement moins grave que la grippe saisonnière ; chez certains, il ne provoque qu’un rhume, souvent accompagné de fièvres. En revanche, chez d’autres, heureusement beaucoup moins nombreux, les difficultés respiratoires aiguës nécessitent l’intubation, la respiration artificielle et la réanimation. L’un dans l’autre, le covid-19 est nettement plus mortel que la grippe saisonnière : dans l’état actuel de nos (maigres) connaissances, autour de 4% des personnes affectées meurent, contre moins de 1% pour la grippe.

L’écart de mortalité entre les deux maladies (de 1 à 5 ou de 1 à 10, encore une fois, les données sont pour le moment lacunaires et imprécises) ne reflète à l’évidence pas l’écart entre ce que nous vivons en ce moment et pendant une grippe saisonnière. Par ailleurs, certains pays s’en sortent mieux que d’autres. L’Allemagne ou le Japon ont moins de morts que la France ou l’Italie : il y a trois jours, quand la France enregistrait près de 200 nouveaux décès (sans compter ceux des EHPAD…), il y en avait moins de 30 en Allemagne, qui compte pourtant 16 millions d’habitants de plus.

Pourquoi ? Sans prétendre que ce soit lié à un facteur unique, il y en a un qui est prépondérant : l’Allemagne a bien plus de places en réanimation que la France par habitant. Gaël Giraud donne les chiffres : en France, 0,73 lit de réanimation pour 10 000 personnes ; en Italie, 0,53 ; en Allemagne, 1,25. Qu’on compare aux nombre de morts par personne infectée dans chacun des droits pays, c’est sans appel. C’est encore Giraud qui en parle le mieux : « nous n’avons plus de système de santé publique digne de ce nom mais une industrie médicale en voie de privatisation ». Il n’est pas rentable de maintenir des centaines de lits de réanimation qui, en temps normal, ne servent pas ; du coup on les supprime, et quand frappe une épidémie exceptionnelle, on ne les a plus.

Alors bien sûr, certains seraient morts même sans ça. Beaucoup de personnes à risques, particulièrement sensibles au covid-19, auraient succombé même en réanimation et avec un respirateur artificiel. Mais les médecins sont déjà en train de trier les patients, c’est-à-dire de décider qui doit aller en réanimation et qui n’y a pas droit, et cela ne va faire que s’accroître jusqu’au pic de la vague. Ce qui signifie que beaucoup seront tués non par le virus, mais par le fait de ne pas avoir de place en réanimation ; en d’autres termes, beaucoup de ceux qui vont mourir mourront non pas du covid-19, mais de la politique néo-libérale menée en France depuis au moins quarante ans. Et mourir quand on a, mettons, 45 ans et qu’on est père de trois enfants, parce que votre pays a fait le choix de supprimer des lits d’hôpital alors qu’il avait les moyens techniques et financiers de les maintenir, c’est vraiment une des morts les plus con qui soient.

La question du nombre de places dans les hôpitaux n’est d’ailleurs qu’un aspect de la question. On peut aussi l’illustrer, comme je l’ai dit dans mon précédent billet, par la confiance aveugle accordée par nos dirigeants à la mondialisation, censée pourvoir ad vitam à tous nos besoins via les délocalisations et la « nouvelle division internationale du travail ». Les Chinois devaient nous fournir en masques ; à présent, le gouvernement est obligé d’appeler à l’aide les entreprises et les particuliers pour couvrir son incurie et son imprévoyance !

Même « appel à l’aide » de la part de Martin Hirsch, directeur général de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris. On appelle les soignants au secours en leur demandant de venir prêter main-forte ; les particuliers sont appelés à donner de l’argent. Eh ! Si les budgets des hôpitaux n’avaient pas été amputés depuis si longtemps, si le nombre de nos médecins n’étaient pas en chute libre, nous aurions tout ce dont nous avons besoin ! Un système pour financer la santé publique, on en avait un, ça s’appelait la Sécurité sociale. On la démantèle à un point où même en temps normal, elle a du mal à assurer sa mission ; forcément qu’en période de crise, ça craque !

Bref, depuis 40 ans, on refuse de prendre l’argent là où il se trouve (dans les poches des plus riches, les dividendes des actionnaires et les paradis fiscaux), puis on nous dit qu’on n’a pas d’argent, enfin on coupe dans les budgets essentiels ; ceux qui vont mourir ne payent même pas le prix de ces politiques ; leur mort est le prix payé par nos politiciens pour avoir le droit de lécher le cul des plus riches, en toute connaissance de cause !

Les différents gouvernements français depuis 40 ans, et l’actuel au premier chef, auront donc sur la conscience une bonne partie des morts de l’épidémie. C’est ce qu’a souligné à sa manière Frédéric Lordon dans un article intitulé « Les connards qui nous gouvernent », qui reste, à l’heure actuelle, le meilleur de ceux que j’ai lus sur la situation présente. Alors je ne dis pas que les gouvernements allemands ont la conscience tranquille : eux aussi ont supprimé des lits d’hôpital, et l’Allemagne pourrait faire mieux qu’elle fait ; mais moins, en proportion de la population.

Sur le fond, rien de bien neuf. Nous avons ici la preuve et l’illustration de ce que bien des gens, moi compris, disent depuis des années ou des décennies : le capitalisme libéral tue. Il ne se contente pas de générer des injustices, des souffrances et des inégalités immenses, il tue. Je ne suis pas le premier à le voir.

En revanche, un point m’inquiète : c’est que même parmi les critiques de ces politiques gouvernementales, il s’en trouve (et Gaël Giraud en fait partie, je suis au regret de le dire) pour citer la Corée du Sud et Taïwan en exemple, y compris dans le traçage des malades. Or, il faut dire exactement de quoi il s’agit : accéder sans leur accord aux données des téléphones portables des personnes infectées, afin de pouvoir savoir avec qui ils ont eu des contacts, puis suivre leurs déplacements en temps réel et avertir la population du passage d’un malade dans un endroit précis qu’il s’agit d’éviter.

Ceux qui reprochent le confinement au gouvernement et promeuvent ce genre de moyens sont soit aveugles, soit complètement idiots (à moins qu’ils ne souhaitent la marche forcée vers le totalitarisme). De plus en plus de gens dénoncent, et c’est tant mieux, le fait que les attaques gouvernementales menées contre le Code du travail à l’occasion de la crise sanitaire vont être pérennisées. Et les attaques contre la vie privée, vous ne croyez pas qu’elles vont l’être ? Préférer le traçage des malades au confinement généralisé de la population, c’est tout simplement faire primer l’économie sur la défense des libertés fondamentales. Ça aussi, surtout de nos jours, c’est criminel.


jeudi 25 juillet 2019

Une droite vraiment de droite


J’ai déjà dit ici et qu’à mon sens la gauche, la droite et l’extrême-droite étaient principalement séparés[1] par la valeur qu’elles mettaient au cœur de leur action politique : la gauche défend avant tout l’égalité, la droite défend avant tout la liberté, l’extrême-droite défend avant tout l’identité[2]. Les évolutions politiques récentes, aussi bien en France qu’en Angleterre, me semblent confirmer cette hypothèse.

En France, c’est peu de dire que l’arrivée de Macron au pouvoir a clarifié les choses et épuré la droite. Le Président est en effet, selon ma définition, et si on retire le rideau de fumée des prises de position purement électoralistes pour s’intéresser à ce qu’on peut connaître ou deviner de ses convictions personnelles, une incarnation presque chimiquement pure de la droite. Macron n’est pas seulement pour les libertés économiques – du patron de virer ses employés comme bon lui semble, de l’entreprise d’accorder des salaires himalayens et des parachutes en platine massif, etc. –, il est également pour les libertés sociales : le mariage homo, la PMA, la GPA, il est au fond très pour. Il est probablement pour le clonage humain, au fond de lui, même s’il sait qu’il ne peut pas trop le dire.

On m’objectera que Macron fait bien peu de cas de nombreuses libertés, en particulier des libertés les plus fondamentales et des libertés politiques, et qu’il fait preuve d’un autoritarisme en apparence bien peu compatible avec une mise au pinacle de la notion de liberté. Mais c’est ne pas comprendre qu’en réalité, l’autorité n’est nullement l’apanage d’un pan ou d’un autre de l’échiquier politique et idéologique. Elle n’est pas plus une valeur réellement portée par un camp ou l’autre, même si elle peut être affichée comme telle pour des raisons électoralistes : elle est un mode d’action politique que n’importe qui peut utiliser. Historiquement, elle a été l’arme et le moyen aussi bien de la gauche (qu’on pense, si on refuse à Staline le qualificatif de « gauche », à la Terreur révolutionnaire) que de la droite et de l’extrême-droite. En ce sens, l’autoritarisme de Macron n’est pas très éloigné de celui de Saint-Just : « pas de liberté pour les ennemis de la liberté », même si chez lui il faut comprendre : pas de liberté pour ceux qui combattent la liberté du patron de ne pas payer d’impôt ou celle du promoteur de construire un nouvel aéroport.

Inversement, la droite représentée par Wauquiez et Bellamy, c’est-à-dire celle qui s’est fait laminer aux élections présidentielles puis européennes, ce n’est, contrairement à ce que ses leaders voudraient faire croire, pas du tout une « vraie droite », une « droite forte », une droite qui s’assumerait plus que celle de LREM ; bien au contraire, c’est une mélange bâtard entre la droite par essence libérale et l’extrême-droite par essence identitaire ; c’est une droite non épurée des scories de l’extrême-droite qu’elle a ramassées en deux siècles d’existence. C’est en cela qu’on peut dire que nous vivons une époque de clarification politique et idéologique : aux présidentielles comme aux européennes, ceux qui étaient au fond pour la liberté ont voté Macron, et ceux qui étaient au fond pour l’identité ont voté Le Pen. Et ils ne sont plus qu’une poignée à essayer laborieusement – et sans grand succès – de faire vivre un mélange forcément difficile à doser, mais toujours sur le mode « je veux pouvoir virer mes ouvriers mais je ne veux pas que les pédés adoptent ». La Manif Pour Tous et les Veilleurs, pour impressionnants qu’ils aient été, n’ont pas représenté, contrairement à ce qu’espéraient leurs leaders, « l’émergence d’un nouveau peuple conservateur », mais bien les derniers feux de cette droite abâtardie. Leurs seules survie et renaissance possible – bien réelles, celles-ci, et dangereuses – se trouvent à l’extrême-droite, pas chez Sens commun.

Un peu partout en Europe, on observe des évolutions similaires. En Hongrie, en Pologne, en Italie, ce sont de véritables extrêmes-droites qui ont pris le pouvoir, c’est-à-dire des gens obsédés par la question et la défense d’une identité : refus de l’immigration, des sexualités et des modes de vie non conformes à ce qui était historiquement accepté, mise en avant des racines chrétiennes, etc.

On me dira que tous ces braves gens sont aussi très libéraux économiquement. Mais cela vient du fait que, à l’évidence, personne n’est jamais parfaitement pur d’un point de vue politique et idéologique : personne n’est uniquement pour l’identité ou uniquement pour l’égalité. Ce qui permet d’étiqueter les individus et les partis, c’est la valeur qu’ils font passer en premier, mais à l’évidence ces valeurs ne sont pas incompatibles en tout, et ce qui différencie les gens et les mouvements, c’est la hiérarchie qu’ils construisent entre elles. Jean-Marie Le Pen et sa fille sont tous les deux d’extrême-droite, alors même que le père était économiquement libéral à l’extrême, quand Marine est largement étatiste ; tous les deux placent l’identité au cœur de leur réacteur idéologique, mais pour la fille, qui vit le temps de l’intensification de la Crise, l’égalité a remplacé la liberté comme deuxième valeur. C’est d’ailleurs précisément ce qui la sépare de tout un pan de l’extrême-droite européenne.

Boris Johnson est la dernière illustration de mon propos. Très libéral économiquement, il l’est aussi, et c’est ce qu’on sait moins, sur bien d’autres sujets : favorable au mariage homo, mais aussi à l’immigration et au cosmopolitisme, il est ce qu’on appelle aux États-Unis un libertarien, c’est-à-dire, selon ma définition, l’incarnation de l’homme de droite. Dommage qu’il ne veuille pas rester dans l’Union européenne, il s’entendrait bien avec Macron.

Tout cela doit enfin nous faire réfléchir sur la notion de « conservatisme ». Pendant longtemps, ce terme a été revendiqué par la droite (Boris Johnson est d’ailleurs au Royaume-Uni le chef du parti « conservateur »), et s’opposait au « progressisme », revendiqué par la gauche. Les impasses de la notion de « progrès » l’ont progressivement vidée de son sens et de sa substance ; parallèlement, il y a longtemps que le changement et l’évolution par la casse (casse des services publics, casse du droit du travail, casse de la protection sociale et de l’État-providence, etc.) sont plutôt l’apanage de la droite, alors que ceux qui se revendiquent de la gauche cherchent plutôt à conserver des acquis existants. Ceux qui, d’après ma définition, sont presque purement de droite, comme Macron ou Johnson, ne sont certainement pas des conservateurs au sens traditionnel du terme, puisqu’ils cassent toutes les protections existantes en faveur d’un libéralisme économique le plus débridé possible, et que parallèlement ils veulent accorder de nouvelles libertés et de nouveaux droits comme la PMA. Le conservatisme, en ce sens traditionnel, était en fait cette droite pleine de scories de l’extrême-droite identitaire, cette droite qui est en train de disparaître (le retournement de veste de Guillaume Peltier en étant l’illustration la plus lumineuse).


En revanche, si le « conservatisme » n’a plus de sens en tant qu’il s’opposerait à une gauche « progressiste », il garde toute sa pertinence dans la nouvelle division et le nouveau combat qui se font jour, c’est-à-dire celui entre ceux qui veulent conserver les bases du Système actuel (qu’on peut à bon droit appeler « conservateurs ») et ceux qui veulent en sortir (et qu’on peut appeler « radicaux »). En ce sens, et au-delà d’un paradoxe qui n’est qu’apparent, les partisans du clonage humain, des OGM et de l’intelligence artificielle sont bien des conservateurs en ce qu’ils ne font que pousser à bout la logique du Système actuel, technicien avant tout, mais aussi capitaliste. C’est contre ces conservateurs, de droite comme de gauche, que nous, radicaux, et plus particulièrement écologistes radicaux, devons être prêts à mener la bataille.





[1] J’insiste sur le « principalement », parce qu’il s’agit évidemment d’une question d’une grande complexité, que j’avais un peu approfondie dans ce texte, pour ceux qui veulent lire quelque chose de plus long.
[2] Là encore, j’insiste sur le « avant tout » : la gauche n’est nullement ennemie de la liberté, mais quand les deux valeurs entrent en compétition, elle choisit l’égalité. Par exemple, restreindre la liberté du patron de licencier ses ouvriers ou de s’attribuer le salaire qu’il veut, au nom de l’égalité, sont des mesures de gauche. La droite, qui n’est pas par principe hostile à l’égalité, fait cependant des choix inverses, justement parce que la liberté lui semble plus importante.

lundi 10 juin 2019

Nous sommes en guerre


Pour nos sociétés, la crise écologique est une guerre. Je ne suis pas le premier à le dire : Nicolas Hulot ou Delphine Batho ont tous les deux tracé ce parallèle. Ce n’est bien sûr pas une guerre conventionnelle ; nous ne nous battons pas contre un peuple ennemi, contre une nation étrangère, mais contre un adversaire autrement plus redoutable : nous sommes en guerre contre nous-mêmes, contre notre mode de vie lui-même, et contre les lois de la nature et de la physique – autant dire que c’est pas gagné.

Ce que les gens ne comprennent généralement pas, c’est que quand nous disons qu’en matière d’écologie, nous sommes en guerre, il ne s’agit pas d’une image ou d’une métaphore : non, nous sommes vraiment en guerre, et nous devons en tirer toutes les conséquences ; comme pour toutes les guerres, ce n’est ni plus ni moins qu’une question de survie.

La première conséquence concerne évidemment l’économie. Un pays en guerre ne peut plus se préoccuper de rigueur budgétaire ou d’équilibre économique ou financier : il met toutes ses ressources dans la balance pour gagner la guerre, et laisse à l’après-guerre le soin de redresser la barre. C’est parfaitement justifié, puisque si on ne gagne pas la guerre, il n’y aura tout simplement plus de barre à redresser ! Concrètement, pour nous, ça signifie que nous devons immédiatement abandonner toute prétention à l’orthodoxie économique et budgétaire :

1. Nous devons dénoncer nos dettes, assumer que nous ne les rembourserons plus ;

2. L’État doit s’impliquer fortement dans l’économie, et ce par trois biais :
a. Il doit prendre le contrôle direct d’une partie de l’économie (grandes banques et grandes entreprises stratégiques en particulier) ;
b. Sur les secteurs et entreprises dont il ne doit pas prendre le contrôle direct, il doit adopter un rôle de force d’impulsion (il ne s’agirait pas de communisme, mais de dirigisme et de planification, ce qui se faisait déjà en France dans les années 1950 et 1960, sans même parler des périodes de guerre) ;
c. Si l’annulation des intérêts de la dette cumulée aux points 2a et 2b ne suffisent pas, il doit procéder à des réquisitions de capitaux.

3. Enfin, il doit évidemment produire de la monnaie, donc faire tourner la planche à billets (nous le faisons très largement depuis 2007 pour sauver les banques, c’est bien la preuve qu’il est possible de le faire pour sauver la planète).

Là encore, je ne suis pas le seul à tenir ce discours. Mais il faut aller plus loin : si nous sommes en guerre, il ne faut pas seulement mettre en place une économie de guerre, mais aussi une culture de guerre. C’est peut-être même le plus important : il faut gagner la bataille des esprits, des mentalités, des représentations, car c’est la mère de toutes les autres. De manière intéressante, c’est aussi la seule sur laquelle nous avons eu un peu de succès : l’écologie fait à présent réellement partie des préoccupations d’une part importante de la population des pays riches, surtout chez les plus jeunes.

Mais il reste encore beaucoup à faire : sans même parler des pays moins développés ou de ceux qui, même chez les plus riches, continuent de croire qu’il n’y a pas de problème, la victoire est loin d’être complète. Les jeunes sont plus sensibilisés à l’écologie, certes, mais beaucoup s’imaginent que tous les problèmes peuvent être résolus en pissant sous la douche ou en achetant bio ; alors qu’en réalité, une solution réaliste ne pourrait passer que par « du sang, du labeur, des larmes et de la sueur » – et tant pis pour ceux qui appellent ça de l’écologie punitive : la question n’est pas de savoir si c’est punitif ou impopulaire, mais de savoir si c’est vrai.

Intensifier la bataille culturelle va donc nécessiter de nouveaux outils. Tout d’abord, il faut que l’écologie radicale, celle qui voit qu’il n’y aura pas de sortie de la crise sans changement radical de notre modèle de société et de notre mode de vie, s’unisse politiquement. Pour l’instant, ce courant politique existe, mais sous la forme d’une nébuleuse comprenant de nombreux groupuscules, communautés, micro-partis, associations, sans parler d’individus isolés. Cette division empêche toute forme de représentativité médiatique, donc de visibilité et de crédibilité. Il faut y remédier en créant une plate-forme commune de l’écologie radicale, qui n’aura pas pour but de faire disparaître ces groupes en les fusionnant, mais de les rassembler autour de revendications communes, et qui ne pourra se faire qu’autour de ce qui, dans ce courant, fait consensus – en d’autres termes, les vegans peuvent et doivent continuer à se battre pour leurs idées au sein de chacun de leurs groupes, mais ne peuvent pas attendre de cette plate-forme commune qu’elle adopte le veganisme comme objectif.

Par ailleurs, toujours dans l’optique de la bataille culturelle, l’écologie radicale doit se doter de ses propres médias. Être plus visible dans les médias de masse est une nécessité, mais ne suffira pas : il faut par ailleurs que nous disposions de médias, forcément moins puissants, mais exclusivement consacrés aux thématiques de l’écologie profonde. Il existe bien le journal La Décroissance, mais il est trop tranché pour être représentatif de l’ensemble du courant. Par ailleurs, la perte de vitesse de la presse écrite rend nécessaire d’utiliser d’autres outils, en particulier les vidéos sur Internet.

Enfin, la dernière conséquence de l’idée que la crise écologique est une guerre, c’est qu’en plus de nous adapter économiquement et culturellement, nous devons également nous adapter politiquement. Avant toute autre chose, comme dans toute guerre, l’État doit donner des moyens à ses soldats. Et ses soldats, en l’occurrence, ce sont justement les écologistes de terrain, ceux qui, dans des associations, dans des communautés, se battent pour la préservation des écosystèmes, des espèces, des espaces, pour des modes de culture plus respectueux de la nature, etc. Il faut aider celles qui existent, et il faut favoriser la naissance et l’expansion de nouveaux groupes du même ordre : ça peut passer par la fiscalité, par les subventions, mais rien ne réussira sans une telle aide.

Mais ce ne sera pas suffisant pour autant. Et le grand tabou, pour le moment, est là : la démocratie est-elle le meilleur système possible pour mener le combat ? Rien n’est moins sûr, car ce régime n’est pas toujours le mieux armé pour résister aux grandes crises. Il n’y succombe pas toujours : pendant la Seconde Guerre mondiale, ce sont des démocraties (entre autres) qui ont gagné face à des dictatures totalitaires. Mais si les Britanniques pouvaient accepter les mesures drastiques de Churchill (« le sang, le labeur, les larmes et la sueur », justement), c’est parce que les bombes pleuvaient sur Londres, que c’était ça ou la capitulation, et que tout le monde pouvait faire le lien entre le Blitz et la politique de Chamberlain.

De nos jours, au contraire, la crise écologique ne nous apporte pour l’instant qu’une infime partie des malheurs, des souffrances et des catastrophes qu’elle nous réserve pour l’avenir ; et même quand nous sommes frappés, nous ne faisons pas directement le lien avec ce contre quoi nous sommes en guerre. La multiplication des sécheresses, des incendies, la désertification de nombreux pays, les réfugiés climatiques dont le nombre s’accroît chaque année, autant de choses qui sont déjà là, mais que la plupart des gens ne relient que vaguement à notre mode de vie.

Pendant la Première Guerre mondiale, sans renoncer à la démocratie, la France avait utilisé l’état de siège pour réduire considérablement la voilure des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Je ne crois pas que, dans la crise présente, ce soit souhaitable ou nécessaire. En revanche, il nous faudra faire accepter des choix largement impopulaires et qui ne produiront leurs effets qu’à très long terme ; et il nous faudra sortir du capitalisme libéral. Les premières décisions mécontenteront les pauvres, les secondes mécontenteront les riches. Il est peu probable qu’elles soient prises par des gens qui se demanderont s’ils seront réélus dans cinq ans.

jeudi 11 octobre 2018

Faire respecter la loi à Mayotte ? Chiche !


Très (très) souvent, les mahorais se plaignent d’être traités comme des sous-Français. L’État considérerait leur île comme un territoire sans importance ni intérêt et ne se préoccuperait de ses habitants qu’en période électorale. Paris et la métropole seraient coupables de racisme et de néo-colonialisme.

Que Mayotte souffre de problèmes spécifiques, personne n’en disconvient. Département le plus pauvre de France, il subit une criminalité importante ; les médecins n’y sont pas assez nombreux, tout comme les professeurs bien formés. Les niveaux de chômage, de mal-logement, d’analphabétisme y battent des records. Reste à comprendre l’origine de cette situation.

J’ai souvent essayé – sans grand succès, il faut le dire – d’expliquer aux mahorais que le problème n’était pas un prétendu racisme d’État, mais le capitalisme néolibéral. Que s’ils regardent ce qui se passe en métropole, ils s’apercevront que c’est partout que les maternités ferment et que les services de l’État s’éloignent du public. Que ce n’est pas Mayotte que l’État n’aime pas, mais les pauvres et les fonctionnaires, où qu’ils se trouvent.

Mais visiblement, je pisse dans un violoncelle. Les mahorais apportent leurs voix à la droite, voire à l’extrême-droite, avec la fidélité d’un labrador, et après ils s’étonnent que les services publics disparaissent. Hé ! réveillez-vous ! Le programme de la droite, c’est la disparition des services publics pour faire baisser les dépenses de l’État, ça se résume même à peu près à ça. Si vous votez pour des gens qui vous expliquent que l’État emploie trop de personnel, pourquoi vous plaignez-vous de ne pas avoir assez d’infirmières ?

Il se trouve qu’actuellement, nous avons une autre belle illustration de cette incohérence locale. Les mahorais se plaignent bien souvent que la police ne fait pas son travail – sous-entendu, qu’ils devraient renvoyer à la mer encore plus de clandestins. Qu’importe si Mayotte fait déjà, à elle toute seule, autant de reconduites à la frontière que tout le territoire métropolitain : il faut aller toujours plus loin. Et puisqu’ils estiment que l’État distribue trop généreusement les titres de séjours, certains ont trouvé la solution : bloquer les services de la préfecture.

Et avec des slogans évocateurs...

C’est comme ça que, depuis plusieurs mois, le service des titres de séjour est purement et simplement bloqué. Des femmes en colère campent devant la préfecture, qui ne peut ouvrir de manière normale que sur de brefs intervalles. Le reste du temps, ses employés n’accueillent plus les étrangers qu’au cas par cas, en leur téléphonant avant et en les faisant passer par une porte dérobée.

Les associations humanitaires et caritatives sont explicitement assimilées
par les manifestants à des trafiquants d'êtres humains...

Et pourtant, travaillant comme bénévole dans une association qui aide les immigrés à obtenir des papiers, je peux témoigner que la préfecture n’est pas généreuse – loin de là. Depuis six ans que je fais ce travail, les conditions n’ont fait que se durcir et se dégrader. On demande toujours plus aux sans-papiers, on leur accorde toujours moins. Même ceux qui ont légalement droit à un titre de séjour, ceux à qui on ne peut pas le refuser légalement, ont de plus en plus de mal à l’obtenir. Comment dire que la préfecture accorde trop généreusement les titres de séjour quand j’ai vu un courrier affirmant que deux personnes mariées civilement en France n’apportaient pas la preuve de leur communauté de vie ? Que leur faut-il de plus ? Leurs sextapes ?

N’y a-t-il donc pas là une belle occasion de montrer aux habitants de l’île qu’ils sont traités comme les autres ? Car enfin, dans quel autre département laisserait-on des citoyens lambda décider qui entre et qui n’entre pas dans une préfecture, et ce pendant des mois, sans qu’il y ait de sanction ?

Les mahorais ne régleront aucun de leurs graves problèmes tant qu’ils se tromperont sur le diagnostic ; c’est-à-dire tant qu’ils ne comprendront pas que les coupables ne sont pas les gens qui sont encore plus pauvres qu’eux et qui tentent désespérément, au péril de leur vie, de ramasser quelques miettes de leur chance et de leur richesse. Que les vrais coupables sont au contraire les puissants, les riches, les oligarques, bref ceux qui organisent et aggravent les inégalités en France et dans le monde dans le seul but de s’en mettre plein les fouilles.

jeudi 5 juillet 2018

En 2018, que sont Maïté et Micheline devenues ?


Quand j’allais, enfant, en vacances chez mes grands-parents, je regardais La Cuisine des mousquetaires. C’était mon émission de 11h. – mes journées, là-bas, étant largement rythmées par les émissions de télé auxquelles je n’avais pas accès le reste de l’année. J’y prenais des recettes et des idées de cuisine, bien sûr ­– j’ai toujours adoré cuisiner ; et puis, ça me mettait agréablement en appétit pour le repas de midi.

Pour ceux de mes lecteurs qui sont nés après la présidence de Mitterrand, tout ça risque de ne pas évoquer grand-chose. L’émission était animée par la cuisinière Maïté, assistée de Micheline. Ces deux dames semblaient deux bonnes grand-mères ; elles souffraient d’un surpoids notable, ce qui n’avait rien d’étonnant quand on voyait ce qu’elles préparaient – et mangeaient. Elles officiaient dans une cuisine qui sentait bon la tradition et aurait pu être celle de n’importe quelle femme au foyer bien équipée ; et Maïté parlait avec un accent des Landes qui rajoutait à sa bonhomie.


Je ne regarde plus ce qui tient lieu aujourd’hui d’émissions culinaires. Mais j’en ai un petit aperçu grâce à ce que je regarde d’émissions comme Quotidien, et je suis atterré par ce que je vois.

Je ne veux pas verser sans nuances dans le « C’était mieux avant ». Maïté et Micheline préparaient une cuisine qui, consommée sans modération, ne peut mener qu’à des problèmes cardio-vasculaires ou de diabète préjudiciables aussi bien à leurs convives qu’à la Sécu. Elles ne se préoccupaient guère du bien-être des animaux qu’elles avaient sur leur table dans leurs derniers instants. Et pour laisser mijoter un plat pendant deux heures comme elles ne rechignaient pas à le faire, mieux vaut être (femme) au foyer. Bon.

Mais à côté de ça, aujourd’hui, on a quoi ? Non plus des cuisiniers, mais des candidats à quelque chose. Il ne s’agit plus de faire de la cuisine, il s’agit de gagner, gagner une course, gagner une compétition ; non plus de faire un bon plat, mais d’être le meilleur. Il s’agit de décrocher un prix, de l’argent, la notoriété. Les postulants, pressés, stressés, se font gueuler dessus et harceler par des chefs pleins de morgue qui tiennent bien davantage du flic ou du kapo que du grand-père-gâteaux. Tout ce beau monde utilise un vocabulaire technicien, hypersophistiqué, et évolue dans des cuisines nues, blanches et aseptisées qui ne peuvent être que celles d’un restaurant, forcément aux normes, où les chefs traquent la moindre trace de crasse.

Les noms des émissions eux-mêmes révèlent le naufrage. La Cuisine des mousquetaires n’avait pas peur de parler de « cuisine » : on savait où on allait. Quant aux mousquetaires, ils renvoyaient à une figure traditionnelle, un homme du passé à la fois brave et bon vivant, incarnant un certain art de vivre, une certaine idée de la France, avec un clin d’œil spécial au Sud-ouest – on pense à D’Artagnan. De nos jours, Top Chef résume en deux mots toute l’émission et, en fait, toute notre époque : « top », parce qu’il faut être le premier dans la grande compétition de la vie et de la société, faire partie des gagnants de la start-up nation, pas des losers attachés aux forces du passé ; et « chef » parce que nous remplaçons avec acharnement toute autorité légitime non par une liberté nouvelle mais par un caporalisme au fond bien plus dur. Et ne parlons même pas de Cauchemar en cuisine : là, carrément, on assume de chercher la douleur.

Les émissions culinaires sont donc à l’image du temps. Il ne s’agit plus de préparer des plats, de donner des idées aux gens ou de leur apprendre des recettes de cuisine. Le vocabulaire technique est là pour démontrer que la cuisine, ce n’est pas notre affaire, c’est celle de professionnels. On avance ainsi dans l’hyperspécialisation des tâches qui veut que chacun, dans la société, soit à son poste, rentable et efficace : les winners du macronisme n’ont pas besoin de faire des courses, la cuisine ou la vaisselle, et encore moins de faire pousser leur nourriture. Pour qu’ils quittent le moins possible le poste où ils travaillent à l’augmentation du PIB en faisant la course à la croissance, on va faire à manger pour eux.

Et comme ces grands gagnants du néo-libéralisme ont droit au meilleur, on va leur sélectionner leurs cuisiniers par les mêmes méthodes qui les ont sélectionnés, eux, et qui ont fait leurs preuves : la compétition, la lutte pour la première place qui est la seule au soleil, la mise en concurrence de gens qui vont souffrir, en baver, pour mériter le droit de se hisser sur le dernier dixième de l’échelle et d’en faire voir à leur tour à ceux qui sont restés en-dessous.

En fin de compte, dans les émissions culinaires d’aujourd’hui, la cuisine n’est plus rien d’autre qu’un prétexte : on est en réalité entre la compétition sportive et la téléréalité. Il ne s’agit plus de manger, mais de faire gagner quelqu’un et perdre tous les autres.

Finalement, vous êtes sûrs que certaines choses n’étaient pas mieux avant ? Maïté et Micheline, revenez, ils sont devenus fous.

jeudi 15 décembre 2016

Dracula a un coup de mou

La devise des politiciens devrait être : « Finalement, non. » François Fillon vient encore de l’illustrer à propos de ses projets de réforme de l’assurance maladie. Projet initial pour se faire élire lors de la primaire : réserver le remboursement automatique par la Sécu aux seules maladies « chroniques ou graves », laisser le reste aux seules mutuelles privées. Autant dire privatiser la Sécu pour une très large part, et bien sûr augmenter considérablement les inégalités de richesse face à la santé et aux soins.

Subséquemment, l’angle d’attaque pour ses adversaires est enfantin. Projet thatchérien, ultralibéral, évidemment mauvais, qui va taper sur les classes moyennes et populaires et sur les retraités : tout le monde, de Mélenchon au FN en passant par Valls, Macron et Bayrou, lui tombe dessus à bras raccourcis et s’en donne à cœur joie dans la dénonciation.

Fillon, bien sûr, sent venir le danger, et fuit courageusement. « Finalement, non » : nous y voilà déjà. Bon, en soi, la reculade n’est pas surprenante. On annonce une couleur, on est élu sur un programme, et puis on fait complètement autre chose : nihil novi sub sole. Mais ce qui m’amuse, c’est la candeur, l’honnête naïveté d’un membre de son entourage qui avoue sans fard : « On ne tient pas le même discours aux électeurs de droite et à l’ensemble des Français. »

Ah. Donc si je résume, on dit un truc aux électeurs de droite pour se faire élire par eux à une primaire, puis on dit un autre truc aux électeurs tout court pour se refaire élire par eux. Mais comme il s’avère que le premier truc est le contraire du second, et donc était une connerie, qu’est-ce qui nous prouve que le second truc n’est pas lui aussi une connerie ? On commence à comprendre (pour ceux qui n’avaient pas encore pigé, hein) le manque de confiance (je reste poli, notez) des Français pour la politique et les politiciens.

Évidemment, Fillon et ses potes s’en défendent. Non, ce n’est pas une reculade ! Non, ce n’est pas une contradiction ! Fillon « clarifie » et « fait de la pédagogie », disent ses proches. Fillon reste le candidat du « courage » et de la « vérité ». Qui en doute ?

Ce qu’on voit, c’est donc un homme sans réelles convictions, intéressé uniquement par le pouvoir, mais suffisamment intelligent, suffisamment stratège pour faire varier son discours en fonction de ceux à qui il s’adresse. Il illustre à merveille un autre grand principe de notre vie politique, et qui veut qu’une promesse n’engage que ceux qui y croient.

Il avait déjà fait à peu près la même chose à propos du mariage pour tous. Sachant qu’il ne pourrait pas l’abroger, il a promis de réécrire la loi Taubira pour réserver l’adoption plénière aux seuls couples hétérosexuels. Il sait très bien, évidemment, qu’il n’en sera rien. S’il se décide, une fois au pouvoir, à tenter la chose – et même ça est très loin d’être garanti –, il est parfaitement conscient que sa réécriture sera rejetée par le Conseil constitutionnel, car donner à certains couples mariés des droits qu’on refuserait à d’autres serait une discrimination évidente.

Mais c’est pas grave ! Le coup a marché, les gogos de Sens commun et de la Manif pour tous se sont mobilisés et ont mobilisé leurs réseaux pour lui, et il a été élu. Ce n’est que quand il sera au pouvoir, c’est-à-dire bien trop tard pour eux, qu’ils s’apercevront qu’ils n’auront rien, rien de rien, même pas la petite réécriture qui aurait pu leur servir de revanche et leur mettre un peu de baume au cœur. Ils pourront toujours crier à la trahison à ce moment-là ; mais il sera trop tard pour regretter d’avoir sacrifié le seul candidat qui pensait comme eux – Jean-Frédéric Poisson – au profit de petits calculs politiciens. La Realpolitik, c’est pas fait pour les cons.

Fillon fait donc, tout bêtement, une nouvelle fois preuve de son talent politique. C’est une assez bonne nouvelle, si on y réfléchit. Puisqu’il n’est pas un homme de convictions mais seulement d’ambitions, il est moins dangereux et fera moins de mal qu’on aurait pu le croire. En outre, les politiciens démontrent une fois de plus, avec une maestria qui décidément ne se dément pas, l’inanité complète de la démocratie représentative pour atteindre le bien commun. Donc merci, Dracula.

Finalement, ce n’est pas si passionnant. Cabrel aurait pu chanter : « On est tout simplement, simplement… en campagne électorale sur la Terre. » Ça méritait quand même d’être souligné, je crois.

lundi 21 novembre 2016

Présidentielles : Dracula en passe de l’emporter

Il y a une constance, non ? Dieu et les bons peuples ont dû, de concert, se décider à donner raison à ceux qui considèrent que la démocratie n’est, décidément, pas le meilleur régime possible, ni même le moins pire. Je ne suis pas démocrate, mais si je l’étais, je trouvais la séquence un peu dure à avaler. Orban en Hongrie, Droit et Justice en Pologne, le Brexit, Trump, et maintenant Fillon ! Ils prennent cher, les démocrates.

Ce qui est rigolo, outre le fait que les élections semblent de plus en plus pousser au pouvoir le plus débile ou le plus salaud possible (ou les deux, car ce n’est pas incompatible), c’est aussi la constance des surprises sondagières. Fillon, on le sentait monter depuis quelques jours, quelques semaines au mieux, mais enfin de là à passer pas si loin que ça d’une élection au premier tour, il y avait un pas ! Au pire, on se disait qu’il pouvait prendre la place de Sarko comme deuxième homme, donc dégager Sarko au passage, puis se faire tranquillement battre par Juppé au second tour, et tout serait allé comme prévu.

Et voilà qu’il nous fait plus de 40% et reçoit dans la foulée le soutien des revanchards (Sarko est forcément furax, et a décidé de punir celui dont il considère qu’il lui a volé sa place) et des vendus (Bruno Le Maire est particulièrement décevant : son soutien à Fillon, alors que les idées de Juppé sont bien plus proches des siennes sur beaucoup de points, sent le rat quittant le navire de la défaite). On voit donc assez mal comment il pourrait ne pas l’emporter dimanche prochain.

Or, c’est grave. Car au-delà de l’apparente ressemblance de ce que tous ces braves gens nous proposent comme recette-miracle pour assurer notre bonheur flexi-sécurisé, ni les programmes, ni les personnalités ne sont réellement les mêmes.

Du point de vue du programme, Fillon a probablement un des pires des candidats de droite. Il cumule l’extrême dureté du néolibéralisme le plus droitier avec un néo-conservatisme sociétal parfaitement anachronique. Parmi ceux qui avaient leur chance d’être élus, il est le seul à avoir constamment promis de revenir partiellement sur la loi Taubira. Il porte un programme de destruction des derniers restes de l’État social et souhaite supprimer 500 000 fonctionnaires en 5 ans – une pure folie qui rendrait l’État encore plus incapable d’assurer des missions pourtant aussi essentielles que l’éducation, la sécurité et l’éducation.

Du point de vue la personnalité, il faut se méfier de Fillon, homme dur, droit dans ses bottes et dans ses certitudes, qui représente la notabilité catholique de province dans ce qu’elle a de pire – et c’est moi qui le dis, alors que je suis moi-même, peu ou prou, un notable catholique de province. Il a tout à fait ce qu’il faut pour appliquer concrètement ses délires, d’autant que tout le poussera à gouverner par ordonnances et qu’il pourra peut-être même s’appuyer sur une très large majorité parlementaire.

Fillon est donc un homme dangereux porteur d’un projet politique dangereux. Or, s’il remporte la primaire à droite, il est quasiment certain d’emporter la présidentielle en mai prochain. Le rejet du PS est tel qu’il est impossible que la gauche passe la barre du premier tour ; mais les autres ne feront pas mieux. Bayrou ira au combat, bien sûr, mais il fera probablement moins de voix que Fillon au premier tour : Juppé, ayant participé à la primaire, ne pourra sans doute pas le rejoindre officiellement (même si ce n’est peut-être pas l’envie qui lui en manquera) ; et il pourrait aussi être gêné sur sa « gauche » par Macron. Bref, Fillon serait presque assuré de l’emporter au premier tour, et aurait à affronter Marine Le Pen au second ; comme elle ne dispose pas d’alliances suffisantes pour le battre, Fillon l’emporterait haut la main – quoique moins brillamment, sans doute, que Chirac en 2002.

Et quand je dis que Fillon est un homme dangereux, je pèse mes mots. Il ne faut pas se réfugier dans l’attitude confortable qui consiste à affirmer que tout ça, c’est bonnet blanc et blanc bonnet pour ne pas avoir à affronter ses responsabilités personnelles. Non, Juppé et Fillon, ce n’est pas la même chose. Je suis loin d’être un fanatique du maire de Bordeaux ; c’est un homme de droite, et de droite dure, pas de droite sociale – quelque chose qui a de toute façon à peu près disparu du paysage politique. Mais son programme n’est tout de même pas comparable à celui de Fillon. Sur le climat, sur la fonction publique, sur le mariage homosexuel et sur tant d’autres points, ils diffèrent vraiment.

Nous sommes donc dans une situation tout à fait comparable à celle de 2007. À ce moment, il était évident pour qui avait des yeux pour voir que Ségolène Royal ne pouvait pas l’emporter au second tour face à Nicolas Sarkozy ; et il était à peu près aussi évident que François Bayrou, s’il parvenait à passer la barre du premier tour, gagnerait le second face à Nicolas Sarkozy. La seule et unique manière d’éviter Sarkozy était donc de voter Bayrou au premier tour de la présidentielle. Ce que j’ai fait – en me bouchant le nez, car je n’apprécie Bayrou qu’à peine plus que Juppé, mais que j’ai fait quand même, et que je n’ai jamais regretté. Ma tactique de l’époque était la seule gagnante. Mes amis de gauche ont refusé de me suivre et ont contribué à faire élire Sarkozy, avec toutes les conséquences que l’on sait.

Les électeurs d’aujourd’hui sont face à la même responsabilité. Laisser Fillon gagner la primaire de la droite, c’est lui assurer une victoire quasi-certaine à la présidentielle de mai 2017, alors que nous avons encore la possibilité d’offrir cette même victoire à un homme peut-être pas meilleur, mais nettement moins pire.

On pourrait évidemment défendre le laisser courir et croire à un retournement de situation dimanche prochain. Mais un tel retournement n’arrivera pas tout seul. Le vote Fillon n’a pas été un vote de barrage : ceux qui voulaient bloquer le retour de Sarkozy ont voté Juppé dans leur immense majorité. Le vote Fillon est, je le crains, un vote de conviction : c’est celui de la droite traditionnaliste et conservatrice provinciale ou versaillaise, celle qui a fourni le gros des bataillons de la Manif Pour Tous, qui n’a jamais digéré les défaites idéologiques que le PS lui a imposées depuis 2012 et qui veut prendre sa revanche. Il y a peu de chances qu’elle désarme dans une semaine, surtout maintenant qu’elle a l’espoir de vaincre le « candidat des médias », qu’elle déteste par-dessus tout justement parce qu’il est, sur les sujets de société, un peu moins rétrograde que la moyenne de ses concurrents.

Ne nous faisons pas d’illusion : si un retournement advient dimanche prochain, il sera le fait des électeurs de gauche qui auront fait barrage à Fillon et au danger qu’il représente. Dimanche prochain, on peut aller voter à contrecœur, mais je crois qu’il faut aller voter.

mercredi 2 novembre 2016

Le sens du politique

Au cœur de l’opposition entre royauté et démocratie se trouve, entre autres, la question de la compétence. Le démocrate ne peut qu’avoir foi en un postulat, la fameuse théorie de la « compétence des incompétents ». En résumé, le politique, échappant à une règle par ailleurs universelle, ne nécessiterait pas de compétence particulière et serait donc légitimement exercé par l’ensemble des citoyens. Seuls peuvent jouer de la harpe ceux qui ont appris à jouer de la harpe, seuls peuvent faire des chaussures ceux qui ont appris à faire des chaussures ; mais tous les citoyens seraient également aptes à décider de ce qui est bon pour la communauté ; et c’est de la multiplicité des prises de position et finalement de la décision majoritaire que viendrait le plus grand bien possible. Ce postulat est la seule justification possible de la souveraineté populaire et de son corollaire, le suffrage universel.

Évidemment, il est largement mis en échec par la réalité : les régimes démocratiques n’ont pas su régler le très ancien problème des inégalités – ils auraient même plutôt eu tendance à l’aggraver – ; et ils ont donné naissance à la crise écologique. On me dira qu’ils ne sont pas les seuls : la crise écologique vient de toutes les sociétés industrielles, qu’elles soient ou non organisées démocratiquement. C’est vrai ; mais il n’en reste pas moins que, dans la résolution de cette crise, les démocraties n’ont pas su avancer.

Face à cette réalité, les partisans de la démocratie ont deux réponses possibles. Les moins lucides affirment que si les choses vont mal, c’est justement parce que nos sociétés ne seraient pas assez démocratiques. Selon le vieux principe qui veut qu’on a les pieds mouillés tant qu’on est au milieu du gué, ils affirment que davantage de démocratie réglerait tous nos problèmes – et de proposer des évolutions institutionnelles comme le tirage au sort, la proportionnelle ou la démocratie directe. Mais il s’agit là d’un pur acte de foi : rien dans la réalité ne nous permet de croire que donner réellement le pouvoir à la majorité nous sortirait les couilles des ronces. Bien au contraire, les micros-trottoirs, les sondages d’opinion, les audiences de Cyril Hanouna, tout est là pour nous rappeler que donner un vrai pouvoir aux vraies gens serait sans doute une très mauvaise idée.

Arrive donc une seconde réponse, celle des démocrates les plus lucides : mais c’est que le peuple n’est pas assez éduqué ! On peut passer rapidement sur le côté amusant qu’il y a à considérer que le peuple n’est pas éduqué dans la mesure où il ne vote pas comme nous. Le vrai problème de cette réponse, c’est qu’on ne peut pas espérer éclairer les foules en moins de quelques décennies. Or, si la question des inégalités, qui patiente depuis des millénaires, peut bien attendre un siècle de plus, ce n’est pas le cas de la crise écologique, dont l’urgence impose des mesures rapides.

Cela, il me semble que de plus en plus de gens s’en rendent compte. Même si la démocratie reste évidemment défendue par une écrasante majorité de la population, surtout dans les pays développés, on observe tout de même une montée en puissance de l’idée que la Crise actuelle ne pourra être réglée que par des régimes plus ou moins autoritaires.

Au sein de cette mouvance, Tol Ardor défend plus particulièrement un système novateur, une royauté participative, constitutionnelle mais non parlementaire. Un de nos arguments est que, le peuple dans sa globalité étant incapable d’assumer le pouvoir, il doit être détenu par ceux qui en ont la compétence. Ce qui ne nous empêche pas, par ailleurs, de vouloir conserver les principaux acquis des démocraties : d’une part parce qu’à l’échelle locale, il nous semble que la démocratie reste un mode d’organisation pertinent ; d’autre part parce que le caractère participatif du système que nous prévoyons n’est pas un vain mot – nous reconnaissons parfaitement l’utilité de l’expression d’une pluralité d’opinions, nous ne critiquons que le mode de décision à la majorité des voix ; enfin et surtout par notre insistance sur les droits de l’homme.

Mais on nous fait souvent cette réponse : ceux qui détiennent aujourd’hui le pouvoir ne sont pas réellement le peuple, mais des technocrates formés à son exercice. Sortant des IEP, de l’ENA et consort, ils devraient bien l’être, compétents ! Pour beaucoup, c’est la preuve que le pouvoir ne s’apprend pas et n’a rien à voir avec aucune compétence.

Or, cette déduction apparemment logique vient d’une mauvaise compréhension de la compétence nécessaire à l’exercice du pouvoir et donc de la formation que requiert l’acquisition de cette compétence. Le pouvoir nécessite en effet deux types de compétences. La première est d’ordre technique : il s’agit de savoir comment on exerce le pouvoir, c’est-à-dire ce qui fonctionne ou pas, la manière dont les hommes réagissent à telle ou telle situation, les grandes lois de l’économie et de la politique, la situation du monde etc. Cet aspect du pouvoir politique est évidemment essentiel à son exercice.

Cependant, il n’est pas celui qui est le plus essentiel. Le plus essentiel, c’est l’aspect moral du pouvoir politique : il s’agit de savoir pourquoi et dans quel but on exerce le pouvoir politique, et ce qui peut mener à ce but. Ce qui implique de multiples exigences : une rigueur morale consistant à préférer l’intérêt général à son intérêt particulier, mais également une compréhension intellectuelle des raisons qui font que ce bien commun doit être recherché, ainsi que des moyens qui permettent de l’atteindre. Pour être apte à gouverner, il ne faut pas seulement avoir la passion du bien commun ; encore faut-il comprendre pourquoi la surveillance généralisée des citoyens ou la course à la croissance ne sauraient être des moyens pour l’accomplir.

Finalement, on voit que la formation nécessaire à une bonne action politique n’est pas d’abord d’ordre technique mais moral et donc philosophique, comme l’a très bien montré Platon dans La République. Et c’est précisément cela qui manque aux politiciens de nos jours : ils sont formés à la technique de la politique, mais pas à sa philosophie. Ce qui explique que, malgré leurs titres et leurs diplômes, ils soient totalement incompétents : n’ayant que le volet technique de la formation politique, et pas son volet philosophique, ils n’ont finalement pas véritablement de formation de décideurs, mais seulement d’exécutants. Ce sont donc des exécutants qu’on a mis aux manettes : un peu comme un pilote de navire qu’on aurait propulsé capitaine. Or, ce n’est pas du tout le même métier.

Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas seulement de faire appel à la vertu des hommes politiques. D’abord parce que dans ce domaine, la vertu est nécessaire, mais aussi dangereuse. Durant la Révolution française, le très-vertueux Robespierre, l’ascète, l’Incorruptible comme on le surnommait à l’époque, mit en place un régime qui, sans être totalitaire – il n’en avait pas les moyens technologiques – avait cependant une volonté totalitaire ; alors que dans le même temps, Danton, le viveur, le corrompu, l’homme qui maîtrisait à la perfection l’art de faire coïncider ses idéaux avec ses intérêts, condamna les excès de la Terreur et finalement donna sa vie pour ce combat.

Ce qui explique cela, c’est que le pouvoir comporte toujours un risque corrupteur, et que même la vertu peut être corrompue. La vertu corrompue, dévoyée de Robespierre s’est révélée plus dangereuse pour le pays que les calculs en partie égoïste de Danton. La vertu personnelle d’un individu n’est donc pas, à elle seule, le garant de ses qualités de décideur. C’est pourquoi il ne faut pas se reposer uniquement sur elle : comme l’ont très bien compris Montesquieu, puis d’autres philosophes comme Mirabeau ou Alain, ce n’est pas d’abord dans la vertu personnelle des dirigeants que se trouve le salut en politique, mais dans l’équilibre des pouvoirs.

Cette idée, complexe, est souvent mal comprise. En particulier, nombreux sont ceux qui confondent équilibre des pouvoirs et démocratie. Pour continuer sur la période révolutionnaire, on pourrait citer Camille Desmoulins, ami de Danton et de Robespierre, qui avait proposé de confier un pouvoir absolu à une Assemblée nationale élue. Mirabeau, au contraire (encore un homme assez vénal et corrompu, d’ailleurs), avait bien compris que, même élue, une Assemblée sans contre-pouvoir ne pourrait que devenir despotique. Comme Montesquieu, il promouvait non pas une véritable démocratie, mais une monarchie constitutionnelle qui, tout en donnant un véritable pouvoir politique au roi, ne le laisserait pas sans contre-pouvoirs.

Cela étant, même si la vertu ne saurait être le tout du politique, elle n’est pas non plus rien ; on ne peut pas s’en remettre à elle seule pour penser un système politique un peu moins mauvais que le nôtre, mais on ne peut pas non plus faire comme si elle n’avait aucune importance. Or, c’est précisément ce qui est en train de se passer : le triomphe des valeurs capitalistes et libérales en économie légitime tous les égoïsmes, alors même que les valeurs portées par les religions, qui auraient pu faire contrepoids, sont en chute libre. Les élites ont bien sûr toujours profité des systèmes politiques pour faire leur beurre ; mais il y a une soixantaine d’années, elles avaient conscience que c’était mal, ou du moins illégitime et donc répréhensible. Aujourd’hui, on a l’impression que la disparition de la vertu en politique est telle que ceux qui refusent de payer leurs impôts ou détournent l’argent public n’ont même plus conscience de mal faire.

On retombe, en fin de compte, sur la question de leur incompétence politique, c’est-à-dire de l’absence totale de formation et de pensée philosophique et morale chez eux. La vertu qu’il leur manque, ce n’est pas une qualité personnelle innée qu’on aurait ou pas, c’est une véritable formation de philosophes.

Est-il possible de remonter la pente de l’intérieur du système démocratique ? Cela me semble malheureusement improbable. Comme l’a montré Platon – encore lui –, la démocratie ne porte pas au pouvoir ceux qui ont les compétences philosophiques et morales qui leur permettraient de l’assumer, mais plutôt ceux qui ont les compétences techniques et la richesse personnelle qui leur permettent de subjuguer le peuple et de se faire élire. Le système politique proposé par Tol Ardor n’est pas parfait – il n’existe de toute manière rien de tel. Mais il est probablement plus adapté à la Crise contemporaine que les démocraties.

dimanche 18 septembre 2016

Feu nourri biblique contre les riches – Homélie pour ce dimanche (Amos 8, 4-7 et Luc 16, 1-13)

Ce dimanche, dans la liturgie de la Parole, les riches en prennent plein la gueule – ou plutôt, puisque j’en fais partie, devrais-je dire que nous en prenons plein la gueule – à travers deux textes qui, pour avoir respectivement plus de 2700 ans et près de 2000 ans, n’en sont pas moins d’une brûlante actualité.

La fin du texte évangélique est d’une clarté limpide : « vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent. » Il ne nous est pas dit qu’on peut servir les deux à condition de mettre Dieu au-dessus ; non, il nous est bien dit qu’on ne peut pas servir l’argent si on prétend servir Dieu. Impossible de transiger en aucune manière avec cette exigence sans trahir le texte.

Est-ce à dire qu’on ne puisse pas se servir de l’argent, l’utiliser ? Si : le texte le précise explicitement. Jésus affirme : « c’est pourquoi je vous dis ceci : utilisez l’argent, bien qu’il soit souillé, pour vous faire des amis, afin d’être sûrs que, quand l’argent viendra à vous manquer, ils vous accueilleront dans les tentes d’éternité. » Un autre passage de l’Évangile (« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ») allait d’ailleurs dans le même sens : utiliser l’argent n’est pas en soi immoral.

L’usage de l’argent est donc considéré comme licite par le Christ ; mais il faut s’en servir, non pas le servir. Autrement dit, l’argent doit dans nos vies rester un simple moyen, et ne jamais devenir une finalité. Ce que condamne ici tout particulièrement Jésus, c’est ce qu’Aristote avait déjà condamné un peu plus de trois siècles auparavant : la chrématistique, c’est-à-dire l’accumulation d’argent pour elle-même, sans finalité particulière. Il n’est pas illégitime de chercher à avoir de l’argent, dans les limites raisonnables d’une utilisation conforme à nos besoins – étant bien entendu que nos loisirs font partie de nos besoins. Mais il est illégitime de chercher à l’accumuler pour le seul plaisir de sa possession ou de sa quantité.

Pour le dire autrement, toute activité économique doit correspondre à la logique de vendre pour acheter : vendre ce qu’on sait faire pour acheter ce qu’on ne sait pas faire. Je produis quelque chose (je fais du pain, j’élève des brebis, je fabrique des objets en métal, je donne des cours d’histoire, je rends la justice…) ; et je vends ce que je sais et peux faire pour acheter ce que je ne peux pas faire moi-même. Je vends des cours d’histoire, et avec l’argent gagné, j’achète ce que je ne sais pas faire moi-même : mon pain, la protection que m’assure la police, mes livres etc. Ça, c’est la logique du « vendre pour acheter », celle qui est justifiée pour Aristote – et pour le Christ.

La logique inverse, « acheter pour vendre », est celle de la chrématistique, de l’accumulation sans fin, qui est condamnée par Jésus : j’achète quelque chose le moins cher possible pour le revendre ensuite le plus cher possible. Je n’ai rien produit, mais je profite du simple fait d’être un intermédiaire sur le circuit d’une marchandise. Si on n’apporte rien, si on ne sert à rien, mais qu’on est simplement sur le chemin d’une marchandise, d’un bien, d’un service, et qu’on profite de cette position pour s’enrichir sur le dos du producteur et de l’acheteur, on est un parasite, ni plus ni moins.

Or, c’est le cas pour une bonne partie de notre économie ; et de ce point de vue, le texte du prophète Amos n’a pas pris une ride. Il s’adresse à ceux « qui piétinent les nécessiteux pour anéantir les pauvres du pays » et leur reproche leur comportement, « faussant les balances afin de pouvoir acheter le pauvre pour de l’argent, et le nécessiteux pour une paire de sandales, et d’obtenir un prix même des déchets du blé ».

Ne nous y trompons pas : les techniques ont changé, mais les bourreaux sont les mêmes. On a affiné la méthode, on l’a surtout cruellement complexifiée, mais la finalité reste identique : pressurer les plus pauvres, leur vendre ce dont ils ont absolument besoin à des prix suffisamment élevés pour être sûr qu’ils ne sortiront jamais de leur pauvreté, mais pas trop non plus pour qu’ils ne se révoltent pas. Trouver toutes les méthodes possibles pour échapper à l’impôt, qui profite à tous. Faire travailler les salariés le plus possible et pour le salaire le plus bas possible. Les rendre taillables et corvéables à merci. Leur faire contracter par des méthodes mensongères des emprunts à des taux prohibitifs et les plonger dans le surendettement. Ah, ils n’ont plus besoin de fausses mesures à grain : ils ont forgé à leur image tout un système économique, le capitalisme libéral et financier ; une machine à faire perdurer les inégalités, et toutes les souffrances qui vont avec.

Dans ces deux textes, Dieu affirme qu’Il n’est pas de leur côté. Ils s’en moquent, me direz-vous. Peut-être. Mais il est tout de même bon de le rappeler. « Jamais je n’oublierai une seule des choses que vous avez faites », leur lance-t-Il par la bouche d’Amos. Jésus, de Son côté, les prend avec plus de subtilité, avec moins de brutalité, mais pas moins de franchise ; en témoigne sa parabole du mauvais intendant.

Un homme riche a un intendant qui gère mal ses biens. Il le convoque donc, lui demande compte de sa gestion, et lui annonce qu’il va le renvoyer. Paniqué, l’intendant se demande comment se tirer de ce mauvais pas : il est incapable de travailler la terre mais ne veut pas avoir à mendier.

Transposons la parabole dans le monde moderne, et demandons-nous ce que ferait un cadre à qui son patron, ou le conseil d’administration de son entreprise, tiendrait un tel discours. « Le chiffre d’affaires est en baisse ! Les actionnaires ne peuvent plus s’en mettre autant plein les poches ! Vous êtes nul, si ça continue vous êtes viré ! » Que ferait n’importe quel cadre aujourd’hui ? Il resserrerait les vis, annoncerait des licenciements, un plan social, une augmentation du temps de travail sans compensation financière, bref tout pour plaire à ses maîtres, leur permettre de s’enrichir autant que l’exige leur appétit, et espérer ainsi rester dans la place.

L’intendant de la parabole, lui, fait tout le contraire. Au lieu de chercher à plaire à son maître, il convoque tous ses débiteurs et réduit leur dette. À celui qui doit cent mesures d’huile à son maître, il remplace son reçu par un autre qui n’en mentionne que cinquante ; à celui qui doit cent mesures de blé, il réduit sa dette à quatre-vingts. Il espère ainsi qu’après son licenciement, il pourra trouver refuge chez ces gens qu’il aura aidés. Et que fait le maître ? Loin de le punir, de porter plainte contre son intendant, il le félicite de son astuce. Voilà bien ce que ne ferait aucun patron. Normal : le maître de la parabole, c’est Dieu. Son comportement est assurément très éloigné de celui de nos PDG.

Il faut bien prendre la mesure de cette parabole. Car l’intendant, félicité par le maître (donc par Dieu) vole l’argent qu’il utilise. Ce n’est pas avec son propre argent qu’il achète l’amitié de ceux chez qui il compte se réfugier, c’est avec celui de son maître. Il vole le maître qui s’apprête à le renvoyer pour se faire héberger plus tard chez ses anciens débiteurs, donc chez des gens plus pauvres. C’est donc dans ce sens, et dans ce sens seulement, que Jésus justifie ce geste : à l’encontre du cadre d’aujourd’hui, qui volerait au pauvre – l’employé, le client, l’usager – pour donner au riche – le patron, l’actionnaire –, l’intendant de la parabole vole au riche pour donner au pauvre ; et ce vol est justifié par le Christ, et récompensé par le maître volé lui-même.

Pourquoi le maître loue-t-il celui qui le vole ? Parce qu’il condamne la structure sociale qui, en structurant et en pérennisant l’inégalité, rend le vol inévitable. C’est ce que l’Église appelle les « structures de péché » : le péché n’est pas seulement individuel et personnel ; il existe des structures sociales qui le font nécessairement advenir. Et ces structures, autant que possible, doivent être détruites ; quand on ne peut le détruire, il est licite de les contourner. Le pape François, avec une infinie raison, a fait de cette question de la justice sociale une priorité de son pontificat, délaissant les problèmes de morale sexuelle et familiale – problèmes dont il sait bien qu’ils sont secondaires et sur lesquels, à mon avis, l’Église se fourvoie d’ailleurs largement.

C’est le sens, ou un sens, de la parole par laquelle le Christ conclut la parabole : l’argent est de toute manière souillé, il n’en existe pas de propre. Il est souillé parce qu’il est nécessairement l’outil, l’instrument des inégalités et de l’oppression. Il faut l’utiliser en connaissance de cause, comme un moyen et jamais comme une fin, et en gardant à l’esprit la nécessaire redistribution sociale vers les plus pauvres. Ce n’est qu’à ce prix que nous, riches, passerons, avec bien de la difficulté, par le chas de l’aiguille.