Alors comme ça, on va devoir travailler plus après le
confinement, dixit le Medef, dixit le gouvernement, bref dixit la droite. Ah ben oui, ma bonne
dame ! Parce que la crise, voyez-vous, et parce que la croissance. Sinon,
récession ! 6%, 8% peut-être ! Baisse du PIB ! Alors les
grouillots, soyez gentils, serrez-vous la ceinture, et au turbin, cadence
Chaplin, s’il vous plait.
Pour ma part, que le PIB de la France baisse, je ne peux que
m’en réjouir : c’est une excellente nouvelle ! J’ai expliqué pourquoi
dans mon dernier billet : la baisse du PIB, c’est la baisse de la
production ; et la baisse de la production, c’est la seule et unique
manière de prélever moins de ressources et de rejeter moins de déchets, bref de
polluer moins et d’un peu moins bousiller la planète.
Face à cette évidence, les défenseurs de la Sainte
Croissance sont un peu gênés. D’ordinaire, ils se contentent de faire comme si
la croissance était une sorte de déesse à satisfaire. C’est d’ailleurs toute la
force de ce tour de passe-passe de communication : qu’ils soient
journalistes, éditorialistes, économistes, politiciens, ceux qui veulent la
croissance font très attention à ne jamais la justifier, précisément pour faire
croire que l’idée selon laquelle la croissance serait nécessaire est une
évidence que personne n’a besoin d’étayer.
Quand on les force à le faire, ils crient – car ils ne
manquent pas de souffle – à la haine des pauvres. Ben oui, croissance =
richesse et surtout richesse pour tous, c’est bien connu. Pour les riches
d’abord, bien sûr, mais après ça profite à tous (ça « ruisselle »,
qu’ils disent). Donc pour eux, décroissance = pauvreté. Pour enfoncer le clou,
ils se gardent d’ailleurs bien de parler de « décroissance », ils
utilisent des termes moins neutres : « récession » ou
« dépression » – termes parfaitement justes d’un point de vue
économique, mais affectés d’une charge émotionnelle autrement négative.
Alors qu’en fait, ben, non. Derrière toutes les complexités
de la question, il y a une équation très simple : vous prenez l’ensemble
des richesses produites par un pays, vous divisez par le nombre d’habitants, et
vous regardez ce que chacun peut avoir en moyenne. S’il y en assez, c’est bon,
pas besoin de croissance. À l’extrême rigueur, s’il y en a juste assez, il faut une croissance économique égale à la
croissance démographique.
Nous, en France, on en est où ? Prenez le PIB (toutes
les richesses produites par le pays), divisez par le nombre d’habitants :
vous verrez qu’on en a plus qu’assez. Si tout le monde n’a pas ce qu’il lui
faut, s’il y a des pauvres et des gens qui crèvent de froid dans la rue, c’est
pas qu’on ne produit pas assez de
richesses, c’est qu’on ne les répartit
pas bien.
On peut même aller plus loin : des richesses, c’est pas
qu’on en a plus qu’assez : on en
a trop ! Faites intervenir une
autre donnée, comme l’empreinte écologique, et vous verrez qu’étant donné la
population humaine, on prélève trop
de ressources, on rejette trop de déchets,
bref on produit trop et on consomme trop. Alors bien sûr, décroître, ça va
vouloir dire qu’on va devoir se passer de certaines choses. Ça aussi, je l’ai
rappelé dans mon dernier billet : on ne pourra pas garder une voiture par
famille, un téléphone par personne, etc. Mais ça, ça va nous tomber sur le
râble de toute manière : les
limites de résistance de la planète sont déjà en train de se rappeler à notre
bon souvenir, et la baisse de notre niveau va arriver, que ça nous plaise ou
non. On peut le choisir tout de suite ou le subir plus tard, c’est tout.
Voilà donc une première bonne raison de ne pas travailler
plus après la fin de cette crise : on n’en a pas besoin, et même ce serait
très mauvais. Mais il y en a une autre.
L’économie s’arrête et on entre en récession, soit.
Pourquoi ? Parce que qu’on est confiné. Mais pourquoi sommes-nous
confinés ? Pas pour ne pas attraper le virus : le covid-19, il sera
toujours là quand on sortira, et il faudra bien qu’une importante part de la population
finisse par l’attraper. Les médecins le serinent assez : en fin de compte,
il faudra bien qu’on développe une immunité collective. Si on est confiné,
c’est donc pour qu’on ne l’attrape pas
tous en même temps. Il s’agit d’aplanir la fameuse courbe, vous vous souvenez,
celle qu’Olivier Véran était si fier de montrer sur tous les plateaux
télé :
Seulement voilà, il y a quelque chose sur cette courbe qui
n’est pas fixé de toute éternité par la loi divine, ce sont les capacités
hospitalières. La hauteur de la barre sous laquelle il s’agit de maintenir la
courbe dépend de choses très concrètes : combien de médecins forme-t-on
dans le pays ? Combien de médecins embauche-t-on dans les hôpitaux ?
Quel part de notre budget consacrons-nous à l’hôpital et plus généralement à la
santé ? Et ici, plus particulièrement, combien de lits en réanimation
ouvre-t-on ?
Or, que constate-t-on (avec une surprise vraiment
intense) ? Qu’en vingt ans, les politiques néolibérales ont fait perdre
100 000 lits d’hôpital au pays. 100 000. Ce n’est pas moi qui le dis,
c’est la DREES, une direction du Ministère de la santé. Et ça, ça veut dire
deux choses.
La première, c’est que les gens qui nous gouvernent depuis
vingt ans ont du sang sur les mains. En France, 0,73 lit de réanimation pour 10 000
personnes : plus de 18 500 morts à ce jour. Allemagne, 1,25 : moins
de 4 200 morts. Italie, 0,53 : près de 23 000 morts. L’état du
système de santé de chaque pays, dont le nombre de lits de réanimation par
rapport à la population est un indicateur, est directement corrélé au nombre de
morts. Moralité : ceux qui ont cassé l’hôpital depuis 40 ans ne sont pas
seulement des crétins, ce sont aussi des criminels.
La seconde, c’est que mathématiquement, plus de lits en réa,
ça voudrait dire une meilleure capacité d’accueil hospitalière, ça voudrait
dire un besoin moins important d’aplatir la courbe, ça voudrait dire une nécessité
de confinement moins drastique et moins longue, ça voudrait dire moins de crise
économique. C’est comme une assurance : rouler sans assurance, ça coûte un
peu moins cher chaque année, mais l’année où il t’arrive un truc, ça coûte beaucoup,
beaucoup plus cher. Les crétins qui nous gouvernent depuis 40 ans ont fait le
pari qu’il n’arriverait rien, et que donc on pouvait, pour gagner trois sous,
réduire les capacités hospitalières au point où elles arriveraient à peine à
soutenir la situation ordinaire (parce que souvenons-nous, avant le
coronavirus, les soignants étaient déjà à bout).
Finalement l’accident est arrivé, et ceux qui ont choisi de
rouler sans assurance veulent faire payer les passagers. Bon appétit, messieurs !
Ô ministres intègres ! Eh bien non. Ce n’est pas à nous de travailler plus
pour payer un confinement qui doit durer si longtemps parce qu’eux cassent l’hôpital
depuis si longtemps.
D’autant que la solution est beaucoup plus simple : la
dette qu’on accumule aujourd’hui, il faut, enfin, plus encore qu’hier, la
dénoncer. De toute manière, on ne la paiera pas. Notre dette publique, ça va être
près de 120% du PIB. On aurait une micro-chance de la rembourser en très longtemps
si le budget était à l’équilibre. Comme il ne l’est pas, et que la dette se
creuse chaque année, on ne paiera pas, que ça plaise ou non à Christophe
Barbier. Cette crise sanitaire, c’est peut-être l’occasion d’enfin l’assumer.
Ah, le PIB... Il y a tellement de politique qui se cache sous ces trois lettres présentées comme objectives et neutres... Le choix de cet indicateur parmi d'autres de construction similaire par exemple : brut, et non pas net ou par habitant, intérieur et non pas national (idéal lorsque le tissu industriel et commercial national s'est décomposé). Sa construction elle-même, qui ne prend en compte que les biens et services marchands et les salaires (pour la fonction publique par exemple) : le gâteau que vous avez cuisiné vous-même pour l'anniversaire de votre enfant plutôt que de l'acheter, le masque que vous avez cousu vous-même parce que vous n'en trouvez nulle part, tout ça ne fait pas augmenter le PIB ; nettoyer les plages après une marée noire (du moment que ce ne sont pas des bénévoles qui le font), suremballer les paquets, si.
RépondreSupprimerIl y a ensuite le fait qu'en lui-même le PIB mesure déjà une croissance : il mesure le flux de marchandises qui est venu s'ajouter en un an au stock de richesses existant (ou, ce qui est possible en théorie, qui en a été extrait). La croissance est donc en fait la croissance de la croissance des richesses, soit la vitesse d'accumulation des richesses. Le PIB de la France n'est pas l'eau de la baignoire France mais le débit du robinet qui la remplit. Et c'est avec cette analogie qu'on s'aperçoit que rapporter une dette (un stock, et le stock d'un seul agent en plus) à un PIB (un flux, le flux créé par tous les agents sur le territoire) tient de l'escroquerie : une dette à 120% du PIB signifie qu'il faudrait, au débit actuel et si y on consacrait tout le débit, un peu plus de 14 mois pour emplir un baquet (ça fait combien de temps que le robinet remplit la baignoire, déjà ?). Un banquier ne va pas vraiment s'inquiéter de ce que le prêt que vous lui demandez pour acheter une maison se monte à 200% de votre revenu annuel (5 000€ par mois pour une maison à 120 000€) ; il va s'inquiéter de la régularité et du montant de votre revenu (après dépenses contraintes) pour faire face aux régularité et montant de l'échéancier : flux contre flux. [...]
D'ailleurs, les banquiers ne doivent pas s'inquiéter de grand-chose, vu le montant autrement plus catastrophique des dettes privées françaises (ménages et entreprises du secteur non-financier : 61,1 + 74,3 = 135,4% du PIB contre 100,4 pour les administrations publiques au T3 2019 selon la BdF). L’économie est un système fermé à somme nulle (au mieux) : les dépenses des uns sont les revenus autres et inversement. Lorsqu’un agent économique est bénéficiaire, tous les autres sont déficitaires par rapport à lui et inversement. Pour que ménages, entreprises et banques fassent des profits, le secteur public doit prendre les pertes sur lui. Exiger de l’État des comptes excédentaires revient à exiger de lui qu’il appauvrisse ménages, entreprises et banques. Ce que ces taux d’endettement montrent est qu’il n’y a pas assez d’argent en circulation et que tous les secteurs non-bancaires ont recours pour financer le manque à la création monétaire par les banques, qui sont en train d’appauvrir les secteurs non-bancaires.
SupprimerDernière petite remarque (fichue limite de caractères) sur l’obsession de nos dirigeants pour les flux et l’équilibre : elle est importée directement des dogmes économiques (et en dernière analyse du scpencérisme pour les flux et l’adaptation). Les économistes néoclassiques postulent que le capitalisme est un système sans solution de continuité et naturellement stable, où tous les échanges parviennent, laissés à eux-mêmes, à un équilibre par définition optimal : un système où il ne peut rien arriver, un système littéralement sans histoire. La situation idéale est celle où l’on dispose à tout moment exactement de ce qu’il faut, pas plus, pas moins, où l’on s’adapte en temps réel. Un stock est de l’argent immobilisé qui aurait dû être employé à autre chose et occasionne des frais ; un manque est une rentrée d’argent en moins. Vu qu’il est posé que le système est intrinsèquement à l’équilibre, tout dysfonctionnement est extrinsèque et imprévisible et ne saurait le remettre en cause : le modèle est parfait et universel mais que voulez-vous ma bonne dame il y a ce salaud de monde extérieur qui n’en supporte pas la beauté et le bousille c’est pas de notre faute.
A.
Merci à toi : je ne voulais pas alourdir le billet par un cours d'économie, mais tu as parfaitement donné de quoi en comprendre l'arrière-plan !
RépondreSupprimerUne toute petite remarque sur l'économie qui serait un système fermé à somme nulle où les dépenses des uns seraient les revenus des autres. Pour que ce soit rigoureusement juste, il faudrait préciser que la prédation des ressources planétaires rend apparemment l'idée fausse, puisque celui qui puise du pétrole en sous-sol, par exemple, fait entrer une richesse nouvelle dans le système économique, qui n'est pas au détriment des autres : il y a pour lui un revenu en nature qui ne correspond à aucune dépense pour personne.
En revanche, l'idée redevient juste si on considère l'économie non pas comme un système indépendant, mais justement intégré à la nature. Là, en effet, le revenu de celui qui puise le pétrole correspond à une "dépense" de la nature qui le donne (puis le récupère sous forme de gaz).
On voit, et je ne saurais t'en tenir rigueur, que tu ne penses pas en économiste classique ou néo-classique. La prédation des ressources planétaires ne rend pas l'idée d'un système fermé fausse. La nature est pleinement intégrée à ce système en tant que réservoir de matières premières. Il n'y a pas d'échange possible entre un système-nature et un système-économie humaine, la nature est dans l'économie humaine (magnifique inversion des rapports de hiérarchie). Celui qui puise du pétrole accomplit la même chose que celui qui fauche du blé : il se procure par son trav... oups, j'ai failli écrire un gros mot - par son activité une marchandise qu'il pourra échanger contre d'autres. Sa marchandise n'est pas issue d'un ajout/création, elle est issue d'une production/transformation qui a été sa dépense à lui dont il espère une compensation qui tienne compte de la plus-value de ses efforts ; elle n'est pas la matière, elle est l'obtention de la matière. La vision sous-jacente, qui fait partie de ces hypothèses simplificatrices des économistes, est, j'en conviens, fausse, et il est notoire que les modèles orthodoxes ignorent leurs conditions de possibilité (air, nourriture, énergie, matière...), mais le système qui repose dessus est bel et bien fermé.
SupprimerA.