Chacun y va de son étonnement, de sa surprise, de son
anecdote. L’un voit le Mont Blanc de sa fenêtre, alors qu’il était depuis des
années caché par le brouillard de la pollution ; ailleurs, c’est l’Himalaya.
On voit des ours, les requins s’approchent des côtes à Menton ; les
chevreuils, les renards et les hérissons envahissent nos villes, on entend les
merles dans les rues silencieuses de Paris, et c’est presque à croire que les
dauphins sont revenus nager dans les rues de Venise. Moins de déplacements,
moins de transports, moins de gaz d’échappement, moins de bruit : la
nature semble reprendre ses droits. Semble. Nous ne resterons pas bien longtemps
confinés : ça peut sembler long à certains, mais ça semblera bien court
aux ours (et à moi).
En attendant, ne boudons pas notre plaisir, et profitons de
cet instant : c’est peut-être la dernière fois que nous voyons ainsi le
monde ; à la prochaine épidémie, les ours ne seront peut-être plus là du
tout, et peut-être que les merles non plus ne seront plus là, eux dont on parle
moins. Ne boudons pas notre plaisir ! C’est l’écologie que j’aime, celle
du plaisir, justement, celle de l’émerveillement devant la beauté du monde ;
celle de l’amour du monde et de sa
beauté. Les tonnes de CO2 rejetées dans l’atmosphère, les hectares
de forêt brûlés, le pourcentage d’oiseaux qui disparaissent, les gigawatts
gaspillés en chauffage inutile sont des données importantes, essentielles même,
sans doute, pour comprendre la crise et pour y faire face ; mais justement
beaucoup trop d’écologistes, et d’écologistes sincères, oublient qu’ils ne sont
que cela, des données, des outils, et que nous ne luttons pas pour maintenir la
hausse des températures sous la barre des 2° : nous nous battons pour qu’il
y ait toujours des hêtres dans les forêts françaises ; pas pour faire baisser
la concentration des particules fines dans l’atmosphère, mais pour continuer à
voir les étoiles ; pas pour faire diminuer le pourcentage d’oiseaux qui disparaissent,
mais pour entendre toujours des merles dans nos jardins. Certains diront que c’est
la même chose ; peut-être passent-ils trop de temps à regarder des
courbes, et pas assez à écouter les merles. Aimons la nature avant de nous
battre pour elle : nous ne nous battrons que mieux si d’abord nous l’aimons
bien.
Il y a plusieurs leçons à tirer de ce confinement, mais la grande
leçon qui les réunit toutes, c’est que l’écologie radicale et la décroissance avaient
raison. Oui, croissance et destruction de la nature sont indissolublement liées,
et ceux qui affirment le contraire vous mentent. Chacun peut le voir à sa
porte, et les chiffres le confirment, si vous avez besoin des chiffres :
comme lors de la crise de 2007-2008, la baisse de l’activité économique et de
la croissance entraîne celle de la pollution. Quand, à l’inverse, on voit que dans
chaque période de croissance économique, on a aussi une hausse de la pollution
que rien ne parvient à enrayer, il faut ouvrir les yeux ! Il n’y a pas de
croissance verte, et il n’y a pas de développement durable ; la première
chose que nous aura prouvée le coronavirus, c’est qu’hors de la décroissance,
que ça nous plaise ou non, point de salut.
Certains s’appuient sur des exemples en Europe pour affirmer
le contraire : le Royaume-Uni, disent-ils, aurait fait baisser ses
émissions de gaz à effet de serre tout en maintenant sa croissance. Menteurs
aussi, qui utilisent une illusion d’optique qu’il devient urgent de dénoncer :
le Royaume-Uni a délocalisé une grande partie de sa production industrielle dans
des pays à faibles coûts de main-d’œuvre, comme la Pologne, la Chine ou la
Birmanie. Mais quand une firme britannique fait fabriquer dans des usines
chinoises les produits qui seront ensuite consommés par les Britanniques, il
est faux et mensonger de prétendre que le Royaume-Uni parvient à faire baisser
ses émissions de gaz à effet de serre ! Qu’elle nous convienne ou non,
nous sommes devant une alternative très simple. La première possibilité est de
moins produire et de moins consommer ; et il faut être honnête, ça
implique de nous priver de choses qui rendent notre vie confortable
actuellement, donc de faire diminuer notre niveau de vie. La seconde est de
détruire le monde tel que nous le connaissons.
Mais le coronavirus n’est pas seulement la preuve que l’écologie
radicale et la décroissance ont raison depuis le début : il est également un
avertissement et un signe d’espoir. La disparition des brumes qui cachaient le
Mont Blanc nous permet de contempler une autre évidence : si on arrête tout,
maintenant, on peut gagner la bataille. La nature se soigne ; nous n’avons
pas tué la Terre, pas encore, elle peut donc encore guérir. Il est trop tard
pour que rien ne change, bien sûr, et pour retrouver le climat et la
biodiversité de l’ère préindustrielle ; mais nous pouvons encore sauver quelque
chose, peut-être l’essentiel. Nous pouvons sauver une large part de la beauté
du monde, et préserver son habitabilité pour nous. Seulement, il ne faut pas de
demi-mesures : la Terre se soigne parce que les avions sont cloués au sol
et l’essentiel des voitures dans leurs garages. Avaient raison, depuis le
début, ceux qui disent que pour freiner la crise, il ne faut pas que chaque
famille évite d’acheter une deuxième voiture : il faut qu’il n’y ait plus
qu’une voiture par village ou par quartier, pour les urgences.
Tout arrêter, alors ? Qui n’aurait pas peur ? Mais
c’est encore une chose que le virus nous montre : on peut finalement se
passer de beaucoup. De qui avons-nous besoin ? Qui continue à travailler ?
Les agriculteurs, les soignants, les éboueurs, ceux qui fabriquent les produits
de première nécessité, les professeurs ; si la situation devait durer, il
faudrait bien sûr ajouter quelques professions à la liste. Mais les autres ?
Ceux qui conçoivent la prochaine version de Windows, ceux qui commencent à
réfléchir à la 6G, ceux qui font de l’audit dans les entreprises, les
démarcheurs, les gestionnaires de portefeuilles, les chargés de communication,
les consultants, les chefaillons, bref tous ceux dont David Graeber disait qu’ils
ont « bullshit job » : la société se passe très bien de votre
activité. Confinés chez vous, à faire un télétravail plus ou moins efficace, et
souvent pas efficace du tout, le monde continue de tourner. Et qu’est-ce que le
gouvernement lui-même vous propose de faire ? D’aller aider l’agriculture,
de distribuer de la nourriture à ceux qui en ont besoin, d’aider les soignants.
Sans jamais le dire bien sûr – quelle angoisse, si les gens le réalisaient ! –,
le gouvernement vous propose de remplacer votre activité par quelque chose d’utile.
Provisoirement, bien sûr ; dès que l’urgence sanitaire sera passée, on
vous réintimera l’ordre de revenir à vos activités rentables –inutiles,
mais rentables. Le coronavirus ne nous dit pas seulement qu’il faut tout
arrêter pour se sauver, il nous montre aussi que ce ne serait pas si dur qu’on
le craint généralement.
Cette pandémie est le coup de vent qui précède la tempête.
Elle n’est rien à côté de ce que nous endurerons dans vingt ans si, une fois
déconfinés, nous recommençons comme en janvier. Elle peut donc nous apporter le
pire comme le meilleur. Déjà, on fait plus clairement qu’avant encore le tri
entre les chefs d’État qui font au moins semblant d’essayer de sauver des vies,
et ceux qui ont jeté par-dessus bord ce vieux reste de morale et nous jettent,
droits dans leurs bottes : « l’économie d’abord ». Déjà le pire
se dessine, quand d’autres, au prétexte de sauver des vies, mettent en place
les outils totalitaires de surveillance de masse qu’ils s’empresseront ensuite
de faire passer dans le droit commun. Il n’appartient qu’à nous de conjurer ce
pire, et de faire advenir le meilleur. Le message doit passer : ou bien
nous ferons en sorte de réentendre les merles, ou bien ils se tairont pour toujours.
Remarques à la Cyrano (= en touffes, sans bouquet) :
RépondreSupprimer1) Oui, il n'y a pas que le travail qui se délocalise, la pollution aussi, et autres "externalités" qui n'apparaissent pas dans le prix et sont endossées par la communauté tant que leur prise en charge n'est pas assez rentable pour qu'un marché soit créé. Ben oui mes cocos, votre iPhone892 ne coûte pas 149,99€, il coûte x heures de votre vie + y mois de vie en moins pour chaque ouvrier dans la chaîne + z espèces en moins + µ tsunamis. Mais bon, maintenant il fiche et vibromasse, alors on ne va pas se plaindre.
2) Aucune théorie socio-économique ne devrait avoir droit de cité qui bafoue les lois de la thermodynamique. La seule vraie croissance est celle de l'entropie, le reste n'est que reconfiguration/transfert avec perte. A chaque individu ou société de définir ensuite ce qui vaut le coup/coût : les objets à compter ? les souffrances évitées ? les conséquences limitées ? Compter ce qui est là est plus facile, certes, mais le faire sans compter les pertes... Il n'y aura qu'un économiste orthodoxe pour relever le défi sans sourciller. Pour une ébauche de recherche économique tentant d'intégrer l'énergie, à défaut de la nature, je renverrais aux travaux récents de Steve Keen.
3) La question de l'(in)utilité sociale et environnementale d'une activité doit devenir la pierre de touche de toute organisation future de la production, pas au point de bannir telle ou telle occupation (un anarchiste l'est jusqu'au bout), mais de façon à reconnaître socialement ce sans quoi on ne saurait survivre, ce sans quoi on ne saurait vivre et ce sans quoi on peut vivre sans mal. A ceux qui objecteraient qu'il n'y a pas de sots métiers, je répondrais que c'est vrai, mais que la production actuelle est organisée non selon des métiers (qui présupposent un agent autonome) mais selon des postes (qui requièrent simplement un automate indifférent obéissant à des instructions). A ceux qui s'écrieraient que ce critère est subjectif, je répondrais que "les marchés" le sont tout autant : un ramassis d'intérêts subjectifs ne fait pas un tout objectif.
4) Enfin, pour les anthropocentristes à l'intérêt bien compris, je citerai George Carlin: "The planet is fine. The people are fucked. Difference. [...] The planet has been through a lot worse than us. [...] The planet isn't going anywhere; we are. We're going away." Certes, à l'instar de ces souverains antiques qui se faisaient enterrer avec leurs proches et leurs esclaves, l'espèce humaine disparaîtra en bonne et nombreuse compagnie. Certes, les chances sont encore de votre côté (quoique...) de ne pas mourir directement des conséquences des dérèglements engendrés par l'activité humaine. Certes, vous pouvez encore si vous le souhaitez vivre en toute légèreté vu que les membres de la génération qui subira notre incurie ne sont pas encore à même de nous la reprocher sciemment. Mais je pourrai alors en toute bonne conscience laisser cet ultime discours s'exhaler de mon linceul : bon débarras, sauf le respect que je leur dois.
A.
Je suis évidemment entièrement d'accord, à une nuance près, que tu indiques d'ailleurs : l'espèce humaine disparaîtra, si elle disparaît, en bonne et nombreuse compagnie. Or, pour moi, "la planète", ou même "la vie", sont des notions à manier avec prudence. Oui, la planète et la vie se portent bien et ne sont pas en danger, mais sous leur forme actuelle, elles le sont. Et même si les merles et les éléphants auraient évidemment fini par disparaître naturellement, je ne peux pas m'empêcher de trouver triste qu'une seule espèce en fasse disparaître tant d'autres avant leur temps. De ce point de vue, l'image de la mort de Sardanapale est très bien trouvée.
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