Telle une infatigable araignée, je parcours la Toile, et ce
que j’y trouve en ce moment me fait peur. À présent que la loi Taubira a été
votée, validée, promulguée, certaines langues se délient, et je prends la
mesure de la souffrance qui déchire l’Église catholique.
Pour qu’on ne m’accuse pas de partialité, je veux bien dire
un mot de celle, que je ne nie pas, de mes adversaires et pourtant frères en
Christ (ou est-ce le contraire ? je ne sais plus) : les opposants au
mariage et à l’adoption pour les couples homosexuels. Ils se sont sentis
méprisés par le gouvernement, pas écoutés, pas pris en compte. On les aurait
même gazés (euuuh…). D’accord, ils souffrent, ça leur fait mal de penser que
des enfants vont se retrouver la proie de couples homosexuels. Admettons.
Mais leur souffrance, au moins, n’est que vis-à-vis du
gouvernement, de l’État, de la société, de l’air du temps, de tout ce qu’ils
veulent, mais pas de leur Église. Leur Église les a soutenus, encouragés,
excités à la protestation, à l’action, aujourd’hui peut-être à la désobéissance
civile. Ils ne peuvent que se sentir en pleine communion avec les autorités
catholiques, tant ces autorités ont fait leur le combat contre la loi Taubira.
Et nous, pendant ce temps ? Nous, catholiques
pleinement favorables à cette évolution sociale, nous avons dû endurer la
double souffrance, le double mépris. Mépris des non chrétiens d’une part, qui
ne nous voyaient plus que comme les suppôts d’une Église rétrograde,
intolérante, dangereuse, qui ne comprenaient pas que nous restions, et qui
comprenaient notre refus de la quitter comme une acceptation muette de son
homophobie ; et mépris de la majorité des catholiques d’autre part, qui
nous considéraient selon les cas comme des traîtres, des débiles, des
irresponsables ou des pervers, et surtout ne nous considéraient plus comme des catholiques.
À moi, on m’a très explicitement signifié qu’il aurait été préférable que je ne
me convertisse jamais au catholicisme si c’était pour changer l’Église, et que
si je n’étais pas content et ne voulais pas obéir au pape, je n’avais qu’à
aller chez les protestants.
J’en ai souffert, et pourtant je suis habitué à ce que mes
opinions politiques me fassent mal voir de tous les camps, et donc à prendre
des coups de tous les côtés à la fois. Cette fois-ci, c’était différent :
la violence verbale, l’agressivité ne venaient pas seulement d’individus, elle
venait de l’institution même qui m’avait accueilli et dont je me reconnaissais.
On considère en général comme normal d’être rejeté par les autres ; mais
il est toujours difficile d’être exclu par les siens.
D’autant que l’exclusion dont nous avons eu à souffrir de la
part de l’Église a pris une forme bien particulière. De tous temps, l’Église a
su imposer le silence à ceux qui s’écartaient de la ligne. D’abord elle l’a
fait par la mise à mort des déviants, puis par leur bannissement de l’institution.
Aujourd’hui, elle a compris que la devise des dictatures (« ferme ta
gueule ») est infiniment moins efficace que celle des démocraties (« cause
toujours ») ; aussi traite-t-elle ses hérétiques par l’indifférence.
Or, il n’est rien de pire. « Tout mais pas l’indifférence », chantait
Goldman. Ô si juste phrase. Quand on vous combat, quand on vous insulte, quand on
se moque de vous, on reconnaît que vous existez. L’Église a fait tout le
contraire : elle a combattu la loi Taubira et ses partisans, mais elle a
agi exactement comme si, en son sein, l’opposition à cette loi faisait l’unanimité.
Il n’y a rien de plus insupportable que de se voir ainsi nié dans son existence
même.
Car nous existons. Un sondage IFOP réalisé en août dernier
montrait que 45% des catholiques pratiquants soutenaient le droit pour les
couples homosexuels de se marier, et que nous étions encore 36% à être
favorables à l’adoption pour ces mêmes couples. Même en tenant compte de la
marge d’erreur (estimée au maximum à 3,1% sur cette étude), et même en
admettant que ces chiffres aient un peu baissé depuis, cela prouve que nous
sommes, à tout le moins, une forte minorité au sein de l’Église catholique.
Comment, dans ces conditions, avons-nous pu être aussi peu
reconnus et entendus ? S’il faut chercher à comprendre le début de la
crise, je crois qu’il faut remonter à la prière du 15 août demandée par le cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris et alors président de la Conférence
des Évêques de France. Quelque chose a commencé à se casser dans l’Église à ce
moment-là, et la fracture a été ensuite élargie, la plaie empêchée de
cicatriser, par l’autisme de l’Église envers nous. Là encore, André Vingt-Trois
a joué un rôle important dans ce mutisme à notre égard, car il n’ignorait pas,
il ne pouvait pas ignorer, qu’il récupérait de force toute une frange des catholiques
français, pour les enrôler contre leur volonté dans son combat rétrograde. A ce
double titre, sa responsabilité sera lourde devant l’Histoire. Mais bien d’autres
évêques en portent aussi leur part. J’ai écrit à l’évêque de Toulouse, à l’évêque
de Tarbes, à l’évêque de Lyon en plus de celui de Paris ; aucun ne m’a jamais
répondu.
Il y a donc eu rupture de la communion ecclésiale, et cette
cassure est toujours entre nous. Elle me préoccupe bien davantage que les
divisions de la société française dans son ensemble qui se sont révélées à la
faveur de cette loi, car la société française, malgré un affaiblissement
progressif, me semble infiniment plus à même de résister à ces tensions et de
reconstruire une unité réelle que ne l’est l’Église. L’Église en Europe est
fragile, pire : elle est malade, mourante peut-être. Un mort qui parle, un
mort debout, me soufflent certains de mes amis, catholiques pratiquants eux
aussi.
La question est donc de savoir comment réparer cette coupure,
si tant est qu’elle soit encore réparable.
En parcourant le Net, en discutant avec mes amis, j’ai un
double sentiment. D’une part, je crois que beaucoup ont ressenti la même souffrance,
la même douleur que moi, souvent même de manière bien plus violente (le manque
de pratique, sans doute). Je ne compte plus les témoignages de catholiques pratiquants, souvent homosexuels, mais pas toujours, qui n’en peuvent plus, qui
ne se reconnaissent plus dans cette Église et qui sont déchirés entre la
volonté de rester et le désir de partir. Rien que cela devrait poser question :
l’Église se veut une mère pour les baptisés ; eh bien je ne crois pas qu’une
mère devrait traiter ainsi certains de ses enfants.
Mais d’autre part, et c’est peut-être le pire, j’ai aussi l’impression
qu’une bonne partie des catholiques, hiérarchie incluse, n’ont pas encore pris
la mesure de cette souffrance. Pour beaucoup, on a l’impression que le combat
contre la loi Taubira, même s’il a été perdu, a été positif, parce qu’il aurait
permis aux catholiques de se décomplexer, d’apparaître dans l’espace public, de
clamer leurs valeurs au nom de leur foi, et surtout de présenter un visage
jeune, dynamique, combatif, innovant sur la forme à défaut de l’être sur le
fond. Cette vision des choses est une illusion dangereuse qui ignore le long
terme : non seulement elle ne peut qu’aggraver l’isolement de l’Église par
rapport au reste du Monde, et donc empêcher l’annonce de la Bonne Nouvelle (qui
devrait tout de même rester notre mission première) ; mais surtout, elle
ne peut que pousser encore plus dans l’ombre, dans le silence, dans l’inexistence,
donc vers la sortie, tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans ce combat.
Pour ma part, je crois que si l’on veut espérer reconstruire
quelque chose, deux conditions sont nécessaires :
1/ La première, c’est que les catholiques opposés à la loi
Taubira, même s’ils sont majoritaires, acceptent leur défaite et baissent les
armes. Car tant qu’ils garderont leurs glaives dressés, nous ne pourrons pas
baisser la garde. Tant qu’ils réclameront le retrait de la loi, ou même sa
réécriture pour revenir à une union civile sans adoption, et tant qu’ils seront
soutenus dans cette demande par une partie de la droite, soucieuse de récupérer
quelques voix, nous sentiront une épée de Damoclès au-dessus de ces droits nouveaux
pour lesquels nous nous sommes battus. Et la méfiance, l’hostilité demeureront au
sein de l’Église.
2/ La seconde, c’est que les autorités catholiques reconnaissent
publiquement, sans ambiguïté, que la question ne fait pas consensus parmi les
fidèles, et cessent en conséquence de soutenir un camp contre l’autre. Car tant
que nous nous sentirons niés ou rejetés par notre Église, il nous sera
difficile de nous débarrasser de la rancœur qui nous habite.
Ces deux conditions peuvent-elles être réunies ? Comme
je l’indiquais dans un de mes derniers billets, cela dépendra largement des évêques.
Qu’ils remplissent la seconde, et ils pourraient bien faire enfin passer à
autre chose ceux des opposants à la réforme qui ne sont pas trop fanatiques, entraînant
de facto la réalisation de la
première. Qu’ils ne le fassent pas, et les tensions peuvent se maintenir pendant
des années aussi bien qu’elles peuvent se tasser doucement. Mais il se pourrait
bien, comme le pensent certains de mes amis, que plus rien ne soit comme avant.
Jusqu’à présent, l’Église n’a presque jamais changé toute
seule, de l’intérieur. Elle a eu besoin des hérésies antiques pour fixer son
dogme, puis du protestantisme pour faire les réformes du Concile de Trente,
puis de la pression de la société civile pour faire celles de Vatican II. En
ira-t-il autrement dans cette crise, ou faudra-t-il encore des schismes, des
hérésies, des départs pour faire prendre un virage à ce trop lourd paquebot ?
À ce jour, je n’exclus rien ; ce serait insulter l’avenir.