mercredi 28 avril 2021

Le piège du re-(re-)confinement

Il n’est sans doute pas absurde, à l’heure où la France commence à se déconfiner, de réfléchir aux problèmes posés par le confinement ; d’une part pour essayer de penser ce que nous avons vécu ; d’autre part parce qu’entre la multiplication des variants et l’efficacité toute relative des vaccins, nous ne sommes peut-être pas tout à fait sortis du cycle énième vague / énième reconfinement.

Répétons-le, avant que les moutons de l’intelligentsia ne hurlent au complotisme : la covid n’est pas sans danger. Elle est dangereuse à l’échelle individuelle : outre son danger évident pour les personnes à risque (personnes âgées, obèses, souffrant de comorbidité, etc.), les nouveaux variants seront peut-être un peu plus violents contre les autres que les anciens (on n’arrête pas le progrès). Elle est surtout dangereuse à l’échelle collective : le risque de saturation de l’hôpital, en particulier des services de réanimation, est réel, et peut mener à un effondrement du système de santé, comme le montre le cas de l’Inde. De ce point de vue, il faut évidemment rappeler, comme je l’avais fait dès mars 2020, que si notre système de santé risque l’effondrement, ce n’est pas tant à cause de la covid que parce que les politiques néo-libérales l’affaiblissent sans répit depuis un demi-siècle. On nous a bassinés avec la fameuse courbe :

 

 

Il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que si les capacités du système de santé étaient deux fois plus hautes, on aurait eu besoin d’une moindre intervention ; et que si elles étaient trois fois plus hautes, on n’aurait pas eu besoin d’intervention du tout, notre système de santé aurait pu encaisser le choc sans broncher sans aucune limitation de nos libertés. Ne l’oublions donc pas : ceux qui ont chouiné qu’il fallait « sauver l’hôpital, ouin » sont ceux qui l’ont démoli au préalable. L’histoire aurait pu être toute différente : si nous avions fait le choix, choix politique, de nous donner les moyens de conserver un système de santé capable d’absorber plus que les situations ordinaires (sachant que même pour elles, ça commençait à craquer), bref un système de santé digne de notre puissance économique et politique internationale (choix qui aurait évidemment nécessité de taxer les riches pour payer ledit système de santé), on n’en serait pas là.

Mais bon, on va me répondre que ce choix n’ayant pas été fait, on en est là, justement, et qu’il faut bien faire avec le monde tel qu’il est. Certes, à condition de ne pas oublier ce qu’il aurait pu être, ni à cause de qui il est comme ça.

Faisons donc avec le monde tel qu’il est : notre système de santé ayant été fragilisé par les politiques néo-libérales, il ne peut pas encaisser le choc de la pandémie ; et pour la ralentir, le confinement s’est avéré une mesure efficace. Il faut s’arrêter sur ce mot : « efficace », qui est devenu une sorte de nouveau totem pour notre société. On ne jure plus que par ça, l’efficacité ; et cela entraîne une grave confusion entre « efficace » et « bon ». Pour beaucoup, si c’est efficace, ça plie la question : c’est à faire. Pour reprendre un exemple tiré du Cœur a ses raisons, dans un épisode où la ville de Saint-Andrews est elle aussi confrontée à une terrible épidémie, si quelqu’un a des poux, vous pouvez le frapper à coups de pelle et le jeter dans un puits : ça va effectivement tuer les poux ; et pourtant, à l’évidence, ce n’est pas la chose à faire. Il ne faut donc pas seulement se demander si une mesure est efficace ; il faut également se demander si elle est proportionnée.

Les mesures prises pour freiner la pandémie sont, tout le monde en convient, très gravement liberticides. Elles foulent au pied nombre de nos libertés et droits les plus fondamentaux : liberté de déplacement, de réunion, de manifestation, avec tout ce que ça implique de conséquences très concrètes quant à notre vie quotidienne et au bonheur que nous en retirons. En soi, de telles mesures ne sont pas inacceptables : je reconnais parfaitement que dans des cas d’urgence où la survie de nombreux individus est menacée (pandémie, guerre, etc.), l’État ait le droit de restreindre ces libertés. Mais pour respecter la proportionnalité dont je parle, et pour rendre de telles mesures acceptables, trois conditions doivent impérativement être respectées : d’une part, il ne faut restreindre que les libertés qui doivent impérativement l’être ; d’autre part, il faut que les restrictions soient clairement limitées dans le temps, ce qui implique qu’elles ne soient pas reconductibles sans fin ; enfin, le gouvernement doit tout faire pour éviter d’avoir à les renouveler.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Je n’ai pas l’impression qu’on ne restreigne que les libertés qui doivent l’être ; tout au long de la crise, le gouvernement a plutôt frappé par le nombre de mesures manifestement ineptes : port du masque en extérieur dans des espaces peu densément occupés, interdiction de se promener dans des espaces pourtant vides, fermeture de lieux de culture où les contaminations auraient été limitées, alors même que les grands magasins et parfois les restaurants restaient ouverts… La limitation dans le temps n’est pas respectée non plus, le gouvernement remettant sans cesse à plus tard le retour à une vie normale. Enfin, et surtout, il ne fait rien, strictement rien pour mettre fin à cette situation : la casse de l’hôpital public n’a même pas marqué de pause pendant la crise, elle continue ; Macron annonce tous les quatre mois la même augmentation du nombre de lits de réanimation, avec les mêmes chiffres, et toujours le même aplomb ; mais évidemment on ne voit jamais le bout de son nez, à l’augmentation.

Alors posons les choses clairement : si on dit que « A » est acceptable à condition que « B », et si on constate que la condition « B » n’est pas remplie, alors la seule conclusion logique, c’est que « A » n’est pas acceptable. Les conditions pour rendre le confinement acceptable n’étant pas remplies, le confinement n’est pas acceptable. Et c’est là que le gouvernement nous tend un piège, en nous enfermant dans un dilemme cornélien : accepter le confinement, c’est accepter l’inacceptable ; le refuser, c’est faire augmenter le nombre de morts.

Ce piège est encore accru par une autre grave forme de réductionnisme : celui qui consiste à ne prendre en considération que les conséquences immédiatement quantifiables du confinement, en mettant en balance son coût économique et le nombre de vies qu’il permet de sauver (voire, comble de l’ignoble, en rapportant les vies sauvées à ce qu’elles rapportent économiquement, pour comparer le coût et le bénéfice du confinement et déterminer s’il est rentable). Cette vision est gravement réductrice, car les confinements ont posé des problèmes qui ne sont pas forcément quantifiables : outre le fait pour le peuple de s’habituer à un régime de privation de liberté, dont j’ai déjà parlé, il faudrait ajouter la hausse des violences domestiques sur les enfants et les femmes, les lois qui continuent de passer sans le moindre débat public, les vieux qui meurent seuls ou qui ont été enfermés en EHPAD, la grave crise du monde de la culture, et j’en passe. Comment ne pas se dire qu’on n’a plus le sens des priorités quand on réalise que, pour prolonger de quelques mois sinistres la vie de personnes très âgées emmurées de force dans une solitude absolue, on a privé leurs descendants de la possibilité de leur rendre visite ? Le gouvernement a ôté tout choix aux individus, en prétendant décréter arbitrairement ce qui était le meilleur pour tous.

Nous sommes donc, et c’est le point essentiel dont il faut prendre conscience, devant un choix éminemment politique, qu’aucune analyse scientifique ne peut prétendre trancher, entre les inconvénients et les avantages des confinements. La science peut (avec de la chance) nous dire combien de personnes vont mourir si on confine ou si on ne confine pas ; elle est muette, en revanche, sur la question de savoir s’il vaut mieux laisser mourir ces personnes et limiter la violence sur les enfants, ou l’inverse : c’est un choix moral qu’il appartient à chacun de faire.

Tout en reconnaissant qu’aucune de ces souffrances n’est quantifiable – ni celles de ceux qui mourraient de la covid ou de leurs proches, ni celles des gosses battus et des vieux qui meurent seuls –, il faut donc faire ce choix. Pour ma part, un argument fait pencher la balance en faveur du refus des confinements : c’est que l’immédiat et le visible font davantage réagir que le long terme et l’invisible. Un demi-million de morts du coronavirus en France du fait de la saturation du système de santé, ce serait de l’immédiat et du visible ; on pourrait espérer que ça fasse réagir le peuple pour qu’il fasse pression sur le pouvoir afin de restaurer un système de santé digne de ce nom. La perte progressive des libertés et les gamins battus dans le secret des maisons de leurs parents, ça ne remuera personne ou presque. D’un point de vue pragmatique, le refus de nouveaux confinements me semble, à l’heure actuelle, moins risqué sur le long terme que leur acceptation.

jeudi 1 avril 2021

L’erreur que Macron n’a pas faite

Beaucoup reprochent aujourd’hui au Président de n’avoir pas écouté les scientifiques. « Ils vous l’avaient pourtant bien dit, qu’il fallait des mesures plus drastiques ! » Et de se gausser des bassesses et des flagorneries des uns et des autres, de l’admiration des ministres qui parlaient de son intelligence supérieure, des études qu’il connaissait mieux que les chercheurs, de ses compétences d’épidémiologiste, et de commenter son « pari perdu ».

Je n’ai guère de complaisance ni pour Emmanuel Macron, ni pour sa politique, ni pour le courant qu’il représente. Il me semble pourtant qu’on lui fait ici un mauvais procès, et qu’il n’a pas forcément eu tort de ne pas suivre les prescriptions de la Médecine.

Disant cela, j’ai bien conscience d’aller à contre-courant de tout ce qu’on entend, car la science tend à devenir l’alpha et l’oméga de tout discours politique. Quand Greta Thunberg veut faire agir les politiciens, elle leur demande : « Ne m’écoutez pas moi, écoutez les scientifiques. » C’est même une des choses qu’elle répète le plus, sous des formulations différentes. Et de plus en plus, la science est brandie pour justifier ou invalider un discours politique, à coup de références, d’études, de chiffres et de statistiques.

La science est une grande chose. Elle est, selon moi, un des buts de la vie humaine, une des formes qui en font la particularité et la valeur ; et naturellement, elle nous dit des choses vraies sur le monde. La meilleure preuve en réside dans son efficacité ; comme le dit Isaac Asimov dans Fondation, « la principale caractéristique de la religion de la science, c’est qu’elle fonctionne, et que [ses malédictions] sont vraiment mortelles ». Nous ne pourrions ni traiter le sida, ni faire sauter des bombes nucléaires, si nous n’avions pas une compréhension vraie da la manière dont fonctionnent un virus, le corps humain ou les atomes.

Mais pour grande qu’elle soit, la science n’en doit pas moins rester à sa place, et il est fort dangereux de l’en faire sortir. Les scientifiques eux-mêmes ont déjà une propension, bien compréhensible, à outrepasser leur champ de compétence ; il est un peu inquiétant de voir un nombre croissant de citoyens et de politiciens se décharger sur elle de la prise de décision politique, et ce pour trois raisons.

La première, c’est que – évidence trop oubliée – la science peut se tromper.  Ce n’est pas parce qu’une idée est validée même par la majorité des scientifiques d’une époque qu’elle est forcément vraie. Au XIXe siècle, la biologie prétendait établir scientifiquement les inégalités entre les races humaines ; au XXIe, elle nous explique que les races humaines n’existent pas. Cela ne doit pas nous conduire au relativisme ; ce n’est pas parce que la science se trompe parfois que ce qu’elle dit est sans valeur. Cela doit en revanche nous conduire à faire preuve de prudence d’une part, de discernement d’autre part. Discernement, car une théorie physique partagée par tous les physiciens et éprouvée par ses applications techniques est forcément plus fiable qu’une théorie sociologique qui reste un objet de débat entre sociologues ; les sciences ne sont pas toutes les mêmes, elles ne fonctionnent pas toutes de la même manière ou selon les mêmes méthodes, et partant la preuve n’y a pas toujours la même force. Prudence, car même une théorie qui bénéficie d’un haut degré de fiabilité peut rarement être tenue comme une certitude complète et définitive – voyez la loi de l’attraction universelle et la relativité générale.

Ce sont précisément cette prudence et ce discernement qui font aujourd’hui défaut, et on vous jette toujours une étude à la figure pour vous prouver irréfutablement que l’hétérogénéité des classes est une bonne chose, que la tolérance religieuse est une des formes du colonialisme, ou que la dette est une catastrophe pour les États. Vous pouvez leur parler du racisme justifié par la biologie, ou du dogme, à présent battu en brèche, mais dominant pendant des décennies, selon lequel le cerveau ne générerait plus de nouveaux neurones à l’âge adulte, rien n’y fera ! Les scientifiques d’hier se trompaient, oui oui, mais ceux d’aujourd’hui ne se trompent pas, non non. Car l’illusion que dénonçait Nietzsche est toujours bien présente : on s’imagine facilement être arrivé au sommet et à la conclusion de l’Histoire.

La seconde raison, c’est que toute science, même quand elle dit vrai, n’a qu’une vision partielle des choses. Un épidémiologiste peut avoir une claire compréhension de la manière dont un virus va se diffuser dans la population, des conséquences de cette diffusion en termes d’occupation des lits d’hôpital ou de nombre de morts, mais ne rien savoir du coût économique du confinement d’un pays. Un économiste peut avoir une bonne vision de ce coût, mais ne rien savoir des conséquences d’un confinement sur la santé mentale des enfants. Or, la politique est précisément l’art de prendre des décisions en fonction de tous les paramètres.

La troisième, et la plus importante, c’est que la science est entièrement étrangère à la morale : elle peut vous expliquer comment fonctionne le noyau de l’atome et donc comment construire des centrales nucléaires et des bombes atomiques, mais elle n’a rien, absolument rien à dire sur le bien-fondé qu’il peut y avoir à construire des centrales ou des ogives (ou à les lancer). La science vous dira comment agir efficacement, mais elle ne vous dira pas comment bien agir. Or – Platon l’avait déjà fort bien compris et expliqué –, la politique n’est pas l’art d’agir efficacement, mais de bien agir – on peut agir très efficacement dans la pire direction possible, l’humanité a même montré un talent particulier pour ça. Le gouvernement des philosophes qu’imaginait l’élève de Socrate est tout sauf un gouvernement d’experts ou de techniciens : c’est le gouvernement de ceux qui ont compris ce qu’est le Bien.

Tout cela n’enlève évidemment rien à l’importance de la science, qui doit évidemment éclairer l’action politique. Mais éclairer ne signifie pas déterminer : il faut se garder de demander à la science et aux chercheurs de décider à la place des politiques. Chacun doit rester à sa place ; quand un journaliste sans aucune compétence en la matière affirme que le réchauffement climatique pourrait très bien n’être pas d’origine anthropique, il dit une fausseté et une idiotie. Mais une fois que la science a établi l’origine anthropique du réchauffement, ce qu’on fait de ce savoir n’est plus du domaine de la science, c’est un choix politique forcément déterminé par des principes moraux qui ne sauraient rien avoir de scientifique.

Il n’y a donc pas à reprocher à Emmanuel Macron de n’avoir pas écouté les scientifiques : il les a écoutés, et il n’avait pas à les suivre ou à leur obéir. Qu’on me comprenne bien, je ne suis pas en train de dire qu’il a fait les bons choix, et mon prochain billet sera même consacré à démontrer le contraire ; mais il faut lui reprocher sa politique pour de bonnes raisons.