Beaucoup reprochent aujourd’hui au Président de n’avoir pas écouté les scientifiques. « Ils vous l’avaient pourtant bien dit, qu’il fallait des mesures plus drastiques ! » Et de se gausser des bassesses et des flagorneries des uns et des autres, de l’admiration des ministres qui parlaient de son intelligence supérieure, des études qu’il connaissait mieux que les chercheurs, de ses compétences d’épidémiologiste, et de commenter son « pari perdu ».
Je n’ai guère de complaisance ni pour Emmanuel Macron, ni pour sa politique, ni pour le courant qu’il représente. Il me semble pourtant qu’on lui fait ici un mauvais procès, et qu’il n’a pas forcément eu tort de ne pas suivre les prescriptions de la Médecine.
Disant cela, j’ai bien conscience d’aller à contre-courant de tout ce qu’on entend, car la science tend à devenir l’alpha et l’oméga de tout discours politique. Quand Greta Thunberg veut faire agir les politiciens, elle leur demande : « Ne m’écoutez pas moi, écoutez les scientifiques. » C’est même une des choses qu’elle répète le plus, sous des formulations différentes. Et de plus en plus, la science est brandie pour justifier ou invalider un discours politique, à coup de références, d’études, de chiffres et de statistiques.
La science est une grande chose. Elle est, selon moi, un des buts de la vie humaine, une des formes qui en font la particularité et la valeur ; et naturellement, elle nous dit des choses vraies sur le monde. La meilleure preuve en réside dans son efficacité ; comme le dit Isaac Asimov dans Fondation, « la principale caractéristique de la religion de la science, c’est qu’elle fonctionne, et que [ses malédictions] sont vraiment mortelles ». Nous ne pourrions ni traiter le sida, ni faire sauter des bombes nucléaires, si nous n’avions pas une compréhension vraie da la manière dont fonctionnent un virus, le corps humain ou les atomes.
Mais pour grande qu’elle soit, la science n’en doit pas moins rester à sa place, et il est fort dangereux de l’en faire sortir. Les scientifiques eux-mêmes ont déjà une propension, bien compréhensible, à outrepasser leur champ de compétence ; il est un peu inquiétant de voir un nombre croissant de citoyens et de politiciens se décharger sur elle de la prise de décision politique, et ce pour trois raisons.
La première, c’est que – évidence trop oubliée – la science peut se tromper. Ce n’est pas parce qu’une idée est validée même par la majorité des scientifiques d’une époque qu’elle est forcément vraie. Au XIXe siècle, la biologie prétendait établir scientifiquement les inégalités entre les races humaines ; au XXIe, elle nous explique que les races humaines n’existent pas. Cela ne doit pas nous conduire au relativisme ; ce n’est pas parce que la science se trompe parfois que ce qu’elle dit est sans valeur. Cela doit en revanche nous conduire à faire preuve de prudence d’une part, de discernement d’autre part. Discernement, car une théorie physique partagée par tous les physiciens et éprouvée par ses applications techniques est forcément plus fiable qu’une théorie sociologique qui reste un objet de débat entre sociologues ; les sciences ne sont pas toutes les mêmes, elles ne fonctionnent pas toutes de la même manière ou selon les mêmes méthodes, et partant la preuve n’y a pas toujours la même force. Prudence, car même une théorie qui bénéficie d’un haut degré de fiabilité peut rarement être tenue comme une certitude complète et définitive – voyez la loi de l’attraction universelle et la relativité générale.
Ce sont précisément cette prudence et ce discernement qui font aujourd’hui défaut, et on vous jette toujours une étude à la figure pour vous prouver irréfutablement que l’hétérogénéité des classes est une bonne chose, que la tolérance religieuse est une des formes du colonialisme, ou que la dette est une catastrophe pour les États. Vous pouvez leur parler du racisme justifié par la biologie, ou du dogme, à présent battu en brèche, mais dominant pendant des décennies, selon lequel le cerveau ne générerait plus de nouveaux neurones à l’âge adulte, rien n’y fera ! Les scientifiques d’hier se trompaient, oui oui, mais ceux d’aujourd’hui ne se trompent pas, non non. Car l’illusion que dénonçait Nietzsche est toujours bien présente : on s’imagine facilement être arrivé au sommet et à la conclusion de l’Histoire.
La seconde raison, c’est que toute science, même quand elle dit vrai, n’a qu’une vision partielle des choses. Un épidémiologiste peut avoir une claire compréhension de la manière dont un virus va se diffuser dans la population, des conséquences de cette diffusion en termes d’occupation des lits d’hôpital ou de nombre de morts, mais ne rien savoir du coût économique du confinement d’un pays. Un économiste peut avoir une bonne vision de ce coût, mais ne rien savoir des conséquences d’un confinement sur la santé mentale des enfants. Or, la politique est précisément l’art de prendre des décisions en fonction de tous les paramètres.
La troisième, et la plus importante, c’est que la science est entièrement étrangère à la morale : elle peut vous expliquer comment fonctionne le noyau de l’atome et donc comment construire des centrales nucléaires et des bombes atomiques, mais elle n’a rien, absolument rien à dire sur le bien-fondé qu’il peut y avoir à construire des centrales ou des ogives (ou à les lancer). La science vous dira comment agir efficacement, mais elle ne vous dira pas comment bien agir. Or – Platon l’avait déjà fort bien compris et expliqué –, la politique n’est pas l’art d’agir efficacement, mais de bien agir – on peut agir très efficacement dans la pire direction possible, l’humanité a même montré un talent particulier pour ça. Le gouvernement des philosophes qu’imaginait l’élève de Socrate est tout sauf un gouvernement d’experts ou de techniciens : c’est le gouvernement de ceux qui ont compris ce qu’est le Bien.
Tout cela n’enlève évidemment rien à l’importance de la science, qui doit évidemment éclairer l’action politique. Mais éclairer ne signifie pas déterminer : il faut se garder de demander à la science et aux chercheurs de décider à la place des politiques. Chacun doit rester à sa place ; quand un journaliste sans aucune compétence en la matière affirme que le réchauffement climatique pourrait très bien n’être pas d’origine anthropique, il dit une fausseté et une idiotie. Mais une fois que la science a établi l’origine anthropique du réchauffement, ce qu’on fait de ce savoir n’est plus du domaine de la science, c’est un choix politique forcément déterminé par des principes moraux qui ne sauraient rien avoir de scientifique.
Il n’y a donc pas à reprocher à Emmanuel Macron de n’avoir pas écouté les scientifiques : il les a écoutés, et il n’avait pas à les suivre ou à leur obéir. Qu’on me comprenne bien, je ne suis pas en train de dire qu’il a fait les bons choix, et mon prochain billet sera même consacré à démontrer le contraire ; mais il faut lui reprocher sa politique pour de bonnes raisons.
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