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jeudi 13 février 2020

Humanæ vitæ 2 : le retour


Dans les années 1960, le monde et l’Église sont en ébullition. En France, la pilule est autorisée en 1967 ; l’année suivante, mai 68 enclenche une révolution dans les mentalités qui balaye les représentations traditionnelles. Alors qu’Yvonne de Gaulle ne recevait pas les divorcés remariés à sa table, garçons et filles vont pouvoir partager les mêmes bancs à l’école, avant l’autorisation de l’IVG en 1975. Aux États-Unis, en 1969, le festival de Woodstock illustre la libération sexuelle. Derrière ces symboles, une véritable révolution des mœurs et des représentations est en cours : les femmes affirment leur égalité par rapport aux hommes, s’émancipent et gagnent davantage d’autonomie, sexuelle mais aussi politique ou sociale. L’homosexualité cesse peu à peu d’être considérée comme une maladie, puis est de mieux en mieux acceptée et normalisée socialement. La sexualité est progressivement détachée de la procréation, puis du mariage, enfin du sentiment amoureux lui-même.

Pour une fois, l’Église a une toute petite avance sur la société. Les grandes révolutions sociales, on l’a vu, commencent plutôt à la fin des années 1960. L’Église a entamé la sienne en 1958, lorsque Jean XXIII ouvre le Concile de Vatican II, qui fait naître un immense espoir chez de nombreux catholiques, et de grandes peurs chez d’autres – c’est peu après que Marcel Lefebvre fonde son mouvement schismatique traditionaliste, la FSSPX, qui existe toujours.

Mais en 1968, justement, la tendance s’inverse. Confronté à la question de la contraception, le pape Paul VI, qui a pourtant conclu le Concile, fulmine une encyclique restée célèbre, Humanæ vitæ. Contre toute attente, et contre l’avis de ses propres conseillers et experts, il y interdit tout moyen de contraception considéré comme « non naturel », c’est-à-dire notamment le préservatif, la pilule et le stérilet. Ce jour-là, l’Église a manqué une occasion historique de faire un pas dans la bonne direction ; et cela pour rien. Comprenons-nous bien : je ne suis pas en train de dire que l’Église aurait dû « écouter l’esprit du monde » ou « vivre avec son temps », ce qui n’est jamais un gage de bonne conduite (à l’époque de l’esclavage ou de la Shoah, fallait-il « vivre avec son temps » ?). Non, je dis qu’en l’occurrence, le monde avait raison et que l’Église avait tort. En témoigne le vide abyssal et la pauvreté intellectuelle des « arguments » (les guillemets s’imposent) déployés par l’encyclique. Car autant la question de l’avortement est effectivement complexe et n’a pas de réponse simpliste, autant rien, absolument rien, ne vient étayer un tant soit peu solidement l’idée que la sexualité doive forcément être liée à la procréation, ni la séparation complètement arbitraire entre régulation des naissances « naturelle » ou « non naturelle ».

Dans la pratique, ce document a d’ailleurs été très largement ignoré par les catholiques, donc rejeté par le sensus fidelium : une grande majorité continue à utiliser la contraception stigmatisée par l’encyclique. En revanche, il a contribué à décourager beaucoup d’entre eux, en leur faisant perdre l’espoir que l’Église pouvait évoluer vers une meilleure compréhension de la Vérité ; en ce sens, il porte une lourde responsabilité dans l’effondrement du nombre de fidèles précisément à partir des années 1970.

Si je rappelle cette vieille histoire, c’est parce que j’ai le sentiment que l’Église vient de connaître le même genre de moment. François a publié l’exhortation apostolique Querida Amazonia, qui fait suite au Synode sur l’Amazonie de 2019. Ce Synode a été porteur d’un immense espoir, car il a touché à trois questions cruciales pour l’Église d’aujourd’hui : d’une part la possibilité d’instaurer des « rites particuliers », c’est-à-dire différents de ceux de l’Église romaine, en communion avec elle, mais adaptés à la réalité d’un espace et d’une culture particuliers ; ensuite la possibilité d’ordonner prêtres des hommes mariés ; enfin la possibilité d’instaurer un ministère ordonné pour les femmes – ministère de diaconat, pas de sacerdoce, faut pas rêver, mais ça aurait été mieux que rien.

Or, rien, c’est à peu près ce qu’on a eu. Les rites particuliers : oui, mais en ne faisant que rappeler ce que disait déjà Vatican II ; les prêtres mariés : non ; le diaconat féminin : non. Pour François, la solution face au manque de prêtres en Amazonie, c’est de demander aux évêques d’inciter les prêtres à y aller. Voilà. Il a dû s’inspirer de la stratégie de l’État français pour envoyer plus de profs à Mayotte. Vu l’enjeu, c’est quand même bien pauvre, et fondamentalement, c’est du rêve. Le texte est largement une suite de vœux pieux, et apporte très peu de réponses concrètes à nos problèmes pourtant douloureusement concrets.

Pire encore, le texte pose des problèmes sérieux. Il vient en particulier confirmer l’inquiétante tendance de l’Église à dire que les hommes doivent se conformer au Christ, et les femmes à Marie. Cette idée est théologiquement doublement aberrante : d’une part elle radicalise et exagère à l’extrême la différence entre hommes et femmes, qui ne peut pas être niée, mais qu’il ne faut pas faire suivre de conséquences disproportionnées ; d’autre part, elle introduit une inquiétante symétrie entre le Christ et Sa mère, qui ne sont pourtant pas sur le même plan (ou alors, c’est qu’elle renforce l’idée d’une infériorité des femmes par rapport aux hommes – dans tous les cas, c’est absurde). Il faut au contraire rappeler que le Christ est venu comme être humain avant de venir comme homme ; et qu’Il est venu comme homme comme Il est venu comme Juif, parce qu’il n’y a pas d’homme qui soit hors des sexes ou hors des peuples.

Pour ne pas voir que les quatre cinquièmes vides du verre, qu’y a-t-il à sauver dans Querida Amazonia ? D’abord, ses ambiguïtés. La première se trouve dès le §3, dans lequel le pape « présente officiellement » le Document final du Synode sur l’Amazonie, celui qu’avaient rédigé les évêques pour conclure le Synode et qui devait servir de base de travail pour l’exhortation. Accrochez-vous, c’est technique. Il se trouve que ce Document final était beaucoup plus audacieux que ce que le pape a finalement accepté, ce qui donne l’impression que la montagne a accouché d’une souris. Mais ! il se trouve aussi qu’en 2018, le pape a publié la Constitution apostolique Episcopalis communio selon laquelle (art. 18) un document synodal final fait partie du Magistère si le pape le publie et l’approuve expressément. La publication sur le site du Saint-Siège et la « présentation officielle » du §3 valent-elles approbation ? Disons que la porte, sans être vraiment ouverte, n’est pas non plus complètement fermée. François ne tranche pas, mais laisse la possibilité à ses successeurs de s’appuyer sur cette ambiguïté.

Il y en a une autre au §87, qui affirme, pour faire simple, qu’un laïc ne peut pas faire la même chose qu’un prêtre. Bon, rien de bien neuf. À la première lecture, on se dit que c’est une manière pour le pape de refuser l’ordination des hommes mariés. Mais en réalité, le pape ne ferme jamais cette porte non plus. Il écrit même : « La manière de configurer la vie et l’exercice du ministère des prêtres n’est pas monolithique, et acquiert diverses nuances en différents lieux de la terre. » Une fois de plus, pas d’autorisation donnée, mais pas non plus explicitement refusée, et un successeur moins conservateur que lui pourrait prendre appui sur ce genre de phrase pour changer la discipline. François est ici fidèle à sa méthode : pas de coup d’éclat, pas de coup de tonnerre, pas de révolution, rien qui puisse immédiatement déclencher un gros schisme, mais la mise en place progressive de petites points de passage discrets qui pourront être élargis plus tard. Seulement, on se demande quand même s’il ne finit pas par se perdre dans cette méthode. Amoris lætitia autorisait la communion pour les divorcés remariés dans une note de bas de page, mais elle l’autorisait explicitement, sans l’ombre d’un doute. Querida Amazonia déverrouille peut-être encore quelques serrures, mais n’ouvre plus aucune porte.

J’ai aussi beaucoup aimé le §46, qui cite le poète et musicien Vinícius de Moraes : « Le monde souffre de la transformation des pieds en caoutchouc, des jambes en cuir, du corps en tissu et de la tête en acier […]. Le monde souffre de la transformation de la bêche en fusil, de la charrue en char de guerre, de l’image du semeur qui sème en celle de l’automate avec son lance-flammes, dont le semis germe en désert ». Le pape y appelle « à nous libérer du paradigme technocratique et consumériste qui détruit la nature et qui nous laisse sans existence véritablement digne » : Tol Ardor ne dirait pas autre chose, et je ne peux qu’applaudir à cette critique très tolkienienne, ou heideggérienne, de la société techno-industrielle qui s’inscrit dans la droite ligne de Laudato si’. Plus généralement, le pape cite des poètes à de très nombreuses reprises, et cela aussi est heideggérien : la fin de la citation de Vinícius (« Seule la poésie, grâce à l’humilité de sa voix, pourra sauver ce monde ») n’est pas sans rappeler le rôle que Heidegger attribuait à la poésie, et spécialement à celle de Hölderlin, dans un éventuel salut.

Chacun comprendra que ces points indéniablement positifs ne risquent pas de suffire à me consoler de la déception que j’ai à voir l’Église manquer une occasion pareille de s’améliorer. Finalement, que retiendrons-nous du pontificat de François ? Les avancées concrètes et réelles, il y en a pour l’instant eu deux : l’autorisation de l’accès aux sacrements pour les divorcés remariés, et surtout un discours presque entièrement juste sur la question écologique, avec en particulier l’appel explicite à la décroissance dont nous avons tant besoin. Ce n’est pas négligeable ; mais ce n’est pas suffisant pour un pontificat en période de crise aiguë, non seulement de l’Église, mais du monde.

À part ces avancées de fond, François semble être un pape d’avancées surtout symboliques : il fait accorder la communion au président argentin, qui vit en concubinage et promeut la dépénalisation de l’avortement dans son pays ; il fait exposer la Pachamama amazonienne au Vatican ; dans Querida Amazonia, la quasi-totalité du §44 est une citation de Pablo Neruda. Un quasi-paragraphe d’une exhortation apostolique post-synodale écrite par un poète membre du Parti communiste chilien, il fallait oser ! Tout cela est très bien, mais là encore, ce n’est pas à la hauteur de la Crise que nous commençons tout juste à traverser.


Quand, de 1545 à 1563, le Concile de Trente s’est attaqué à la question de la Réforme protestante, je suis très loin d’être sûr que ses décisions aient été majoritairement bonnes, d’un point de vue moral. Je suis même convaincu que beaucoup ont été très mauvaises. Mais elles étaient au moins adaptées, adaptées à la crise de ce temps-là, c’est-à-dire intelligentes. En 2020, nous n’en sommes même plus là : notre Église conserve des choix moralement mauvais et inadaptés à notre temps. Je ne sais pas combien de temps la hiérarchie de l’Église s’enferrera dans cette impasse ; mais tôt ou tard, les simples fidèles devront prendre des mesures fortes. For such if oft the course of deeds that move the wheels of the world: small hands do them because they must, while the eyes of the great are elsewhere.

samedi 1 octobre 2016

Avortement : la polémique de tous les dangers

Il est des polémiques qui témoignent de l’inefficacité complète du débat public et de l’absence totale d’élévation du niveau des idées : on cause, on cause, et rien n’avance ; chacun reste sur ses positions, souvent simplistes et réductrices, sans se demander aucunement quelle pourrait bien être la part de vérité dans ce que dit l’adversaire. La question de l’avortement en est l’archétype.

Elle refait en ce moment les choux gras des commentateurs, entre découverte de manuels chelous dans des lycées catholiques, proposition abolitionniste en Pologne et délires gouvernementaux français. Et, comme d’habitude, pas une position qui cherche un peu à s’étayer rationnellement.

Je l’ai dit, re-dit et re-re-dit, la position officielle de l’Église – je précise « position officielle » puisqu’elle n’est plus, et depuis longtemps, celle d’un grand nombre de fidèles – me semble bien difficile à tenir. En postulant qu’il y a un être humain dès lors qu’il y a fécondation, elle définit l’humanité, de fait, exclusivement par son génome. Or, considérer qu’il n’y a pas de différence de nature entre une cellule-œuf fraîchement fécondée, ou même un tas de cellules encore indifférenciées, et un être humain pleinement formé, heurte le sens commun. Bien sûr, on m’oppose généralement le fait que la cellule-œuf est un être humain en devenir ; mais justement, dire cela, c’est dire qu’elle n’est pas encore un être humain : on ne peut devenir que ce qu’on n’est pas encore.

Par conséquent, la proposition de loi polonaise, qui vise à interdire purement et simplement l’avortement, quels qu’en soient la date et le motif, me semble une aberration. Ce n’est pas tant qu’elle constitue un retour en arrière – même si, en effet, il serait inquiétant de constater qu’on peut si facilement revenir sur des avancées sociétales – ; c’est surtout qu’elle ne se justifie pas et va donc plonger de nombreux couples et de nombreuses femmes dans une galère noire pour rien du tout. Empêcher des gens de se débarrasser de ce qui n’est encore qu’un amas de cellules, et donc les forcer, quelques semaines plus tard, à accueillir un enfant qu’ils ne veulent ou ne peuvent pas accueillir, est foncièrement injuste – et probablement pas dans l’intérêt de l’enfant à naître.

Dans le même ordre d’idées, le manuel récemment pointé du doigt, édité par la fondation Jérôme Lejeune et distribué dans des lycées privés catholiques, accumule les simplismes et évite soigneusement toute réflexion sérieuse ou approfondie sur le sujet. Ainsi, quand Brunor, il est vrai peu connu pour son intelligence, représente un fœtus qui proteste de sa vie en rappelant qu’il entend tout ce qui se dit à l’extérieur du ventre de sa mère, il omet prudemment de rappeler que le petit amas de cellules qui se développe tranquillou-quillou dans l’utérus quelques heures après la fécondation n’entend, lui, pas le moindre son, et que cette différence objective entre les deux pourrait quand même mériter qu’on réfléchisse à une différence de traitement.

Mais à l’inverse, les pro-avortements font preuve de la même absence de pensée quand ils réduisent cette question au droit des femmes à disposer de leur corps. Comme le rappelaient récemment une série de caricatures espagnoles, le corps de la mère n’a pas deux têtes, quatre bras, quatre jambes et deux cœurs. C’est donc qu’à partir d’un certain stade, il n’y a pas seulement le corps de la mère, il y a deux corps, celui de la mère, et celui de l’enfant, que la mère abrite mais qui n’est pas le sien pour autant. Malgré sa dimension hautement symbolique, il est donc impossible en raison de tout réduire à la naissance ; un bébé quelques heures après sa naissance n’est que peu différent du fœtus quelques heures avant.

Il faut donc déterminer un stade à partir duquel on considère que l’amas de cellules devient un être humain. Je précise tout de suite que, même là-dessus, il faut de la nuance ; et je suis tout prêt à reconnaître – car c’est ce qu’indiquent toutes les données de la biologie – que l’embryon ne devient pas un humain tout soudain, pouf ! comme par un coup de baguette magique. Il s’agit très probablement d’un processus progressif, d’une transition entre ce qui n’encore qu’un amas de cellules et ce qui est un humain à part entière, quoi que pas encore né.

Seulement voilà, du point de vue de la loi, cette réalité biologique ne peut pas être prise en compte, puisqu’il faut bien fixer un seuil légal au-delà duquel l’avortement n’est plus possible, sauf risque pour la vie de la mère – puisque, rappelons-le, s’il est nécessaire de choisir entre la vie de la mère et celle de l’enfant, la première ne vaut pas moins que la seconde.

Pour ma part, il me semble que les avancées récentes de la neurobiologie indiquent que, s’il y a dans notre corps un organe qui peut être considéré comme le siège de notre âme, de notre humanité et de notre individualité, c’est le cerveau ; et donc je considère que l’embryon devient un être humain à mesure que son système nerveux central devient fonctionnel, c’est-à-dire à peu près autour de la douzième semaine de grossesse. Par conséquent, le seuil légal français (12 semaines de grossesse, soit 14 semaines d’aménorrhée) me semble raisonnable. Il présente un double avantage, théorique et pratique : théorique, parce qu’il est conforme à la position morale que j’essaye de défendre, et pratique, parce qu’il fait de l’IVG une possibilité réelle – la plupart des femmes étant au courant de leur grossesse bien avant sa douzième semaine.

Cette position semble prudente ; elle constitue cependant déjà une ligne de crête. Rien qu’en disant cela, je me fais taper dessus des deux côtés : les catholiques fidèles à la doctrine officielle de l’Église me traitent d’assassin et considèrent que j’appelle au meurtre des enfants, quand beaucoup de féministes ou de gauchistes me voient comme un affreux conservateur, pour ne pas dire un sale réac. Et pourtant, il faut aller plus loin encore dans la nuance et la précision.

Car si je considère qu’avant la douzième semaine de grossesse, l’utérus de la femme n’abrite pas un être humain, et qu’il n’est donc nullement immoral de pratiquer une IVG à ce stade, cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse d’un acte anodin. Un acte peut être tout à fait moral, et représenter malgré tout un traumatisme pour ceux qui le pratiquent. Je ne crois pas qu’une femme qui avorte dans le délai légal tue son enfant ; mais on ne peut pas nier qu’elle l’empêche de naître et d’exister. À mon sens, pratiquer une IVG avant la douzième semaine de grossesse n’est pas plus immoral que de pratiquer la contraception ; mais cela ne signifie pas que ce soit la même chose pour autant. D’un point de vue éthique, je crois que les deux choses se valent ; mais d’un point de vue psychologique, il n’en va pas du tout de même.

C’est pourquoi il me semble que la loi ne devrait pas sortir des grands équilibres qui avaient été mis en place en 1975. Or, ce sont ces grands équilibres qui sont aujourd’hui menacés. La suppression, en 2015, du délai de réflexion d’une semaine était une mauvaise chose, et je crois qu’il devrait être rétabli – plus généralement, l’État doit tout mettre en œuvre pour que l’avortement ne devienne jamais, et pour personne, un moyen de contraception.

Et, plus près de nous dans l’actualité, la proposition gouvernementale d’élargir le délit d’entrave à l’avortement à l’Internet en créant un « délit d’entrave numérique à l’avortement » me semble extrêmement dangereuse. Faut-il le rappeler ? La liberté d’expression, ça ne couvre pas que la vérité, ni surtout que la vérité officielle. La liberté d’expression, ça veut dire aussi qu’on est libre de mentir, de dire des conneries, ou des choses avec lesquelles ces messieurs du gouvernement ne sont pas d’accord. Tant qu’on n’appelle pas à la haine ou à la violence, tant qu’on n’injurie ou ne diffame pas, tant qu’on ne harcèle ni ne dévoile la vie privée d’autrui, on dit ce qu’on veut. Quand Saint-Just disait « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », la seule chose qu’il disait vraiment, c’était « Pas de liberté ».

Voilà pourquoi l’avortement est la polémique de tous les dangers : parce qu’elle est celle de tous les simplismes, de toutes les réductions, de tous les raccourcis ; parce qu’elle est celle du triomphe des idées toutes faites et des idéologies sur la pensée, et donc celle de l’absence de toute forme de pensée. La proposition de loi polonaise est une dangereuse aberration ; malheureusement, la proposition de loi française l’est tout autant.

jeudi 14 avril 2016

Exhortation apostolique Amoris laetitia : bâtir sur la déception


L’exhortation apostolique Amoris laetitia que le pape François vient de publier pour conclure le cycle ouvert avec les deux Synodes sur la famille de 2014 et 2015 est un texte long, riche et complexe ; il ne s’agit pas ici de le juger, surtout pas de manière binaire ou simpliste, ce qui ne serait pas lui rendre justice, mais plutôt de le situer dans le contexte de la lutte pour la réforme de l’Église.

Commençons par dire que cette grille de lecture (« S’agit-il d’un texte plutôt réformateur ou plutôt conservateur, et quelle peut être son utilité pour faire progresser l’Église vers davantage d’ouverture ? ») n’est qu’une grille de lecture possible, et n’épuise absolument pas la richesse du texte, loin s’en faut. Il faut lire cette exhortation apostolique pour ce qu’elle est : un texte sur la famille et, pour en reprendre le titre, « la joie de l’amour ». À cet égard, elle contient de nombreux passages d’une très grande intelligence et d’une très grande bonté sur, par exemple, le fonctionnement du couple, ou ce qui fait qu’un mariage peut réussir. Les questions les plus polémiques, celles sur lesquelles l’Église fait erreur et qui ont contribué à la formation d’un gouffre aujourd’hui béant entre elle et les sociétés occidentales (divorcés remariés, homosexualité, sexualité hors-mariage, contraception, avortement pour citer les principales) ont certes leur importance, mais ne sauraient constituer le tout d’un discours sur l’amour, la sexualité ou le mariage.

Ce préalable étant posé, assumons notre problématique et essayons de comprendre ce qu’Amoris laetitia va ou peut changer concrètement à la situation de l’Église, à ses pratiques et à ses rapports au reste du monde. De ce point de vue, les catholiques réformateurs ne peuvent qu’être déçus par un texte certes très intelligent sur bien des points, mais peu audacieux : la doctrine ne change pas, et les homosexuels sont particulièrement ignorés. On est assez loin de « la plus grande révolution depuis 1500 ans » annoncée par le cardinal Kasper. Cela étant, il fallait s’y attendre, car sur ces questions polémiques, François n’est pas réellement un réformateur : il est plutôt conservateur et centriste.

Mais il est également jésuite, et il incarne dans Amoris laetitia les clichés dont la Compagnie est victime. Et c’est ce qui nous sauve, car ce texte prudent, pour ne pas dire précautionneux, offre, de manière discrète, presque dissimulée, des ouvertures tout à fait réelles.

La première concerne les divorcés remariés. Le pape écrit au paragraphe n° 305, qui s’inscrit dans une réflexion sur ce sujet : « À cause des conditionnements ou des facteurs atténuants, il est possible que, dans une situation objective de péché […], l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église. » Quelle peut être cette « aide de l’Église » ? Une note de bas de page, la note n° 351, apporte justement la précision attendue : « Dans certains cas, il peut s’agir aussi de l’aide des sacrements. » Et pour que personne ne s’imagine qu’il s’agit seulement de la réconciliation, la même note précise : « Je souligne également que l’Eucharistie “n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles” ».

Tout est dit : « dans certains cas », les divorcés remariés peuvent communier. Quels cas, exactement ? Les maîtres mots de l’exhortation apostolique sont « conscience » et « discernement » : en d’autres termes, chaque personne qui se trouve dans une situation considérée comme « irrégulière » par l’Église (divorcés remariés mais aussi homosexuels mariés, puisque, dans le paragraphe n° 297, le pape précise bien qu’il ne se « réfère pas seulement aux divorcés engagés dans une nouvelle union, mais à tous, en quelque situation qu’ils se trouvent ») doit décider, en son for intérieur, et en accord avec le prêtre, quels sacrements elle peut recevoir.

De ce point de vue, une lecture honnête d’Amoris laetitia ne peut pas prétendre appliquer l’herméneutique de continuité : celle-ci est tout bonnement impossible, en contradiction flagrante avec le texte. L’exhortation apostolique Familiaris consortio, publiée par Jean-Paul II en 1981, écrivait, dans son paragraphe n° 84 : « L’Église […] réaffirme sa discipline […] selon laquelle elle ne peut admettre à la communion eucharistique les divorcés remariés. […] La réconciliation par le sacrement de pénitence […] ne peut être accordée qu’à ceux qui se sont repentis d’avoir violé le signe de l’Alliance et de la fidélité au Christ, et sont sincèrement disposés à une forme de vie qui ne soit plus en contradiction avec l’indissolubilité du mariage » – autrement dit, en s’abstenant de toute relation sexuelle.

Tout est clair. Familiaris consortio affirmait que, pour qu’un divorcé remarié accédât aux sacrements, il lui fallait s’engager à s’abstenir de tout rapport sexuel avec son nouveau conjoint ; Amoris laetitia lève cette contrainte et laisse au fidèle et au prêtre la libre appréciation de la possibilité ou non d’une participation aux sacrements.

À terme, cette logique du discernement au cas par cas peut même ouvrir la porte à la grande réforme dont l’Église a besoin, celle de la décentralisation. Le pape souligne cette problématique dès le paragraphe n° 3 : « dans l’Église une unité de doctrine et de praxis est nécessaire, mais cela n’empêche pas que subsistent différentes interprétations de certains aspects de la doctrine ou certaines conclusions qui en dérivent. […] En outre, dans chaque pays ou région, peuvent être cherchées des solutions plus inculturées, attentives aux traditions et aux défis locaux. Car “les cultures sont très diverses entre elles et chaque principe général […] a besoin d’être inculturé, s’il veut être observé et appliqué”. »

Les deux éléments sont importants : d’une part, des divergences d’interprétations peuvent légitimement exister dans l’Église selon le pape François, ce qui signifie que les catholiques n’ont pas à être d’accord sur tout ; d’autre part, ces divergences peuvent être plus importantes entre des cultures différentes. Ici, le pape encourage clairement le développement de pratiques différentes d’un continent ou d’une culture à l’autre ; ce qui est clairement la seule voie de salut possible pour préserver l’unité entre des catholiques qui, s’ils se retrouvent sur le Credo, sur la messe et sur le triple commandement d’amour du Christ, sont souvent en désaccord fondamental par ailleurs, surtout sur les questions de morale sexuelle et familiale.

Le pape François ouvre donc une porte qui était jusqu’à présent fermée, ou au moins il met un pied dans la porte pour nous permettre de l’ouvrir. Bien sûr, on ne peut que regretter l’incohérence que cela suppose quant au rapport entre doctrine et pastorale, entre croyance et pratique. Il serait évidemment préférable de reconnaître que l’Église, sur certains sujets, s’est trompée, et d’assumer une évolution réelle qui témoignerait d’une meilleure compréhension de la Volonté de Dieu.

Mais cela nécessiterait une révolution d’une ampleur immense, chose que François n’est probablement pas prêt à accomplir, d’autant plus que cela ne pourrait que déclencher un nouveau schisme. En outre, une petite ouverture fondée sur une incohérence vaut déjà mieux que pas d’ouverture du tout. Il s’agit donc à présent de nous engouffrer dans la brèche, donc d’agir autant que possible en profitant de cette ouverture. Selon le vieil adage qui affirme qu’un droit ou une liberté ne s’use que si on ne s’en sert pas, les divorcés remariés, les couples homosexuels mariés, et plus généralement tous ceux que l’Église considère comme en état de « péché obstiné » doivent engager partout la discussion avec les prêtres, en s’appuyant sur l’exhortation apostolique, en vue d’obtenir la participation aux sacrements. Ce n’est qu’en étant concrètement vécue et mise en application qu’Amoris laetitia changera effectivement la donne dans l’Église ; autrement, elle tombera dans l’oubli, et les tenants du conservatisme auront gagné.

Naturellement, tout cela ne peut qu’accentuer les clivages dans l’Église ; mais ce n’est pas une mauvaise chose. De toute manière, les clivages sont déjà là : sur les questions de morale sexuelle et familiale, mais aussi sur l’obéissance au Magistère et à la Tradition, sur la décentralisation dans l’Église etc., les fidèles, même pratiquants, sont d’ores et déjà en désaccord. Mettre la poussière sous le tapis ne la fera pas disparaître : plutôt que de nier ces divergences internes, entreprise forcément vouée à l’échec, à l’exacerbation du non-dit et au retour du refoulé, l’Église doit apprendre à les regarder en face et surtout à vivre avec, ce qui implique de les penser.

En attendant, Amoris laetitia va faire tomber bien des masques. Les traditionalistes ne peuvent que refuser ce nouveau texte, même s’ils hésiteront probablement sur les conséquences à en tirer (rejoindre les lefebvristes ? les sédévacantistes ? rester malgré tout dans l’Église en se battant contre la réforme de l’intérieur ?). Mais pour les conservateurs, l’affaire va s’avérer plus complexe. Que feront tous ceux qui, jusqu’à présent, sommaient les catholiques réformateurs d’accepter Humanæ vitæ ou Familiaris consortio au nom de l’obéissance au Magistère ? D’ores et déjà, trois attitudes se manifestent parmi eux.

Il y a, bien entendu, les vrais obéissants, les papolâtres à tous crins, ceux qui sont capables de suivre le pape et d’applaudir quoi qu’il dise, quitte à se contredire ; ceux qui, jusqu’au mois de mars dernier, nous expliquaient bravement qu’il était tout à fait normal que les divorcés remariés soient totalement exclus de la communion, et qui vont à présent nous expliquer tout aussi bravement qu’il est tout à fait normal qu’ils puissent la recevoir dans certains cas. De leur part, plutôt crever que de reconnaître que nous, réformateurs, avions raison avant eux dans les combats pour lesquels ils nous condamnaient et que le pape lui-même vient à présent de légitimer. Dans cette catégorie, on peut citer Padreblog ou la Communauté de l’Emmanuel.

Mais d’autres ne vont pas se laisser faire aussi facilement. Une première attitude de refus consiste à minimiser la portée du texte. Ainsi, le cardinal Burke, de sinistre mémoire, a publié une déclaration aussi sidérante que mensongère affirmant que le pape François aurait « été très clair, dès le début, pour dire que l’exhortation apostolique post-synodale n’était pas un acte du Magistère ». À l’appui de cette thèse pour le moins étonnante, il cite le paragraphe n° 3 d’Amoris laetitia ; or, tout un chacun peut, en s’y référant, s’apercevoir qu’il ne contient rien de tel. Il s’agit donc non seulement d’un mensonge, mais d’un mensonge stupide, car il sera vite éventé.

Cette tentative de faire sortir Amoris laetitia du champ du Magistère ordinaire ne peut que rappeler celles des traditionalistes pour faire croire que Vatican II aurait été un Concile non pas dogmatique, mais exclusivement pastoral. Là encore, cette aberration se faisait contre toute évidence (dès le titre, deux des quatre Constitutions de Vatican II sont qualifiées de « dogmatiques »), et pourtant le mensonge s’est répandu et est encore tenace, 50 ans après. Il nous faut donc faire preuve de vigilance pour que ne se répande pas de fausse rumeur sur le texte du pape François. Car si Amoris laetitia, qui est une exhortation apostolique, ne fait pas partie du Magistère, alors Familiaris consortio, qui en est une autre, n’en fait pas partie non plus.

Une seconde attitude de refus consiste à nier non pas le statut du texte, mais son contenu, soit en tentant d’en mener une (pourtant impossible) lecture « en continuité avec l’enseignement antérieur de l’Église », soit en appelant ouvertement à la désobéissance. On en a des exemples sur le blog de Jeanne Smits, sous la plume de l’association Voice of the family, ou encore sur le blog Benoît et moi. Ce dernier est particulièrement intéressant ; par exemple, le refus systématique d’appeler l’évêque de Rome par son nom de pape, pour n’utiliser que son nom de famille, « Bergoglio », est extrêmement révélateur : peut-être cette exhortation apostolique sera-t-elle le germe de schismes à venir.

Il se peut donc que la prudence du pape, son refus de passer en force face aux cardinaux les plus conservateurs, sa manière subtile d’indiquer des chemins à suivre, par des notes de bas de page et des formules plus ou moins sibyllines, ne lui épargnent pas l’aggravation des fractures internes de l’Église, qu’il a pourtant cherché à éviter. Quoi qu’il en soit, ce nouveau texte magistériel est à présent dans nos mains. Pour une fois, il représente un pas dans la bonne direction : à nous donc de le faire vivre.

jeudi 29 octobre 2015

Le grand perdant du Synode est-il l’Esprit Saint ?


Je n’ai pas encore lu la Relatio Synodi qui a été votée par les pères synodaux à l’issue de la grande sauterie catholique de l’année. À vrai dire, je ne l’ai même pas trouvée en intégralité, et je me demande comment tant de gens ont déjà tant de choses à en dire. Mais les extraits qui circulent, et qui sont probablement les plus intéressants, permettent déjà à chacun de se faire une idée.

Et du point de vue des réactions, il y a encore plus agaçant que le triomphalisme de certains conservateurs : ce sont ces hypocrites qui vous disent, l’air faussement étonnés : « Mais enfin, il n’y a ni gagnants ni perdants ; l’Église n’est pas un champ de bataille, ces catégories n’y sont pas pertinentes ; le seul gagnant, c’est l’Esprit Saint. » Les seuls qui peuvent légitimement dire cela, ce sont ceux qui auraient – sincèrement – approuvé tout ce que le Synode aurait dit ; ceux qui auraient applaudi à la fois une réaffirmation de l’exclusion des sacrements pour les divorcés-remariés et la bénédiction des couples homosexuels, ceux-là seuls peuvent croire ou faire semblant de croire qu’il n’y a pas de camp dans l’Église.

À l’évidence, il y a des camps dans l’Église : des conservateurs, des réformateurs et des traditionnalistes. Et il y avait des camps au Synode : les traditionnalistes n’étaient pas vraiment représentés – encore que quand on lit certains propos, on se demande s’ils ne relèvent pas davantage du traditionalisme que du conservatisme, suivez mon regard –, mais les conservateurs et les réformateurs étaient là, séparés – comme toujours – par un gros bloc d’attentistes. Ces camps s’affrontaient sur le terrain des idées, de la théologie, de la doctrine, des rites, de la morale ; ils y étaient d’ailleurs préparés en entrant au Synode. Et parce qu’il y avait des camps à l’entrée, il y a des gagnants et des perdants à la sortie. Toute la question est de savoir qui.

Le premier perdant, à l’évidence, est le pape. Il nous avait habitués à traiter durement les prélats de l’Église, mais lors de son discours final, il a battu son propre record. Les évêques et les cardinaux n’ont pas voté le texte qu’il aurait souhaité, il les a pour cela durement fustigés. Contre ceux qui ne voulaient pas entendre parler de changement, il a rappelé que « l’Évangile demeure pour l’Église la source vive d’éternelle nouveauté » et a critiqué ceux qui veulent « “l’endoctriner” en pierres mortes à lancer contre les autres. » Pan, dans les dents.

Plus loin, il reparle de la « Nouveauté chrétienne, quelquefois recouverte par la rouille d’un langage archaïque ou simplement incompréhensible ». Il affirme également que le Synode a « mis à nu les cœurs fermés qui souvent se cachent jusque derrière les enseignements de l’Église ou derrière les bonnes intentions pour s’asseoir sur la cathèdre de Moïse et juger, quelquefois avec supériorité et superficialité, les cas difficiles et les familles blessées. » On ne saurait imaginer des mots plus durs à l’encontre des conservateurs, dont il dénonce également les « méthodes pas du tout bienveillantes ».

On ne me fera pas croire que l’amertume et la colère qui transpirent dans ces propos témoignent d’un sentiment de victoire : bien au contraire, le pape a clairement le sentiment – justifié ou non, c’est une autre question – d’avoir été mis en échec. Comme la Relation Synodi est d’une extrême prudence, c’est donc qu’il souhaitait plus d’ouverture, plus d’audace réformatrice. François apparaît donc comme le principal perdant d’un Synode dont il sort très affaibli.

Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de mes mots : le pape est loin d’être uniquement un réformateur. Sur certains points, il reste au contraire d’un conservatisme certain, en particulier sur l’homosexualité ou l’avortement ; d’autres passages de son discours en témoignent. Il est enfin des sujets – la contraception, la cohabitation avant le mariage – sur lesquels sa pensée et sa volonté sont difficiles à cerner. Cela étant, il reste nettement plus réformateur que la majorité des évêques présents au Synode, et à qui il n’a pas réussi, en fin de compte, à imposer sa volonté.

Je serais assez tenté de dire que l’autre grand perdant du Synode, c’est l’Esprit Saint, au sens où la vérité dont Il est porteur n’a pas été entendue. La Vérité de Dieu, la Vérité de l’Esprit, c’est celle de l’Amour, car Dieu est Amour – je dirais même qu’Il n’est qu’Amour, et que les termes « Dieu », « Amour » et « Bien » sont absolument synonymes. Les pères synodaux ont refusé de s’ouvrir à cet Amour, d’en voir les manifestations dans des réalités dont on leur a toujours appris qu’elles étaient choquantes : les couples homosexuels qui s’aiment, les couples qui s’aiment sans être mariés, les couples qui s’aiment après l’échec d’un premier mariage ; mais également, au sein des couples qu’ils considèrent comme « réguliers », les manifestations de l’amour qu’ils désapprouvent – ainsi d’une sexualité non ouverte sur la vie. Toutes ces situations n’ont rien de mauvais ou de « désordonné », elles ne témoignent que de l’Amour, mais les pères synodaux n’ont pas été capables d’abandonner leurs préjugés pour s’en rendre compte. C’est en ce sens que l’Esprit Saint est le perdant du Synode.

Mais si Dieu perd sans cesse des batailles, Il ne saurait perdre la guerre. Et l’Esprit Saint, les réformateurs et le pape ont tout de même obtenu une petite victoire : ils ont réussi à entrouvrir une porte qui était auparavant fermée. Plusieurs portes, en fait.

Il y a une ouverture, d’abord, sur les divorcés remariés. Le Synode ne prévoit pas explicitement leur participation aux sacrements, mais il ne l’exclut pas non plus. L’article qui les concerne, celui pour lequel le vote a été le plus serré, est particulièrement vague et ambigu, cherchant manifestement à plaire à tout le monde, ou plutôt à ne déplaire à personne. En confiant le « cheminement personnel » de chaque couple au « discernement » du prêtre et de l’évêque, il propose déjà la décentralisation que le pape a en tête.

Bien sûr, cela aboutira à des inégalités : ce qui sera ouvert aux uns sera fermé aux autres ; ce qu’un prêtre autorisera, un autre, ailleurs, l’interdira. On peut le déplorer, mais pour ma part, je m’en satisfais comme d’un moindre mal. Je préférerais que les sacrements fussent accessibles à tous les divorcés remariés ; mais si c’est impossible, je préfère qu’ils le soient à quelques-uns plutôt qu’à personne.

Si les choses se passent bien, on peut même s’attendre à ce que la pratique se généralise. Dans cinq ou dix ans, il est tout à fait possible qu’en se basant sur ce Synode – et sur la probable exhortation apostolique papale qui suivra –, une immense majorité de prêtres des pays occidentaux laissent très facilement accéder les divorcés remariés aux sacrements. L’histoire ecclésiastique offre des exemples comparables de pratiques prévues à l’origine comme des exceptions, et qui se sont très vite généralisées ; ainsi de la communion dans la main ou de la messe en langue vernaculaire.

C’est, après tout, un des modes d’évolution privilégié de l’Église : ne rien changer officiellement, mais créer un écart entre la pratique (la « pastorale ») et la théorie (la « doctrine ») qui vide cette dernière de toute application et de tout sens concrets. Ainsi, on maintient la fiction du développement continu et jamais contradictoire du Magistère, mais on évolue tout de même. C’est une forme d’inversion de la célèbre phrase du Guépard de Lampedusa : pour l’Église, si l’on veut que tout change, il faut que d’abord tout reste pareil. C’est loin d’être idéal, mais là encore, c’est un moindre mal par rapport à une Église qui serait complètement immobile.

La porte est entrouverte (et donc ouverte) pour les divorcés remariés ; elle l’est aussi, quoique de manière moins nette (mais aussi, c’est plus surprenant), sur les homosexuels. En effet, il semblerait que la Relatio Synodi se contente de parler des familles qui comptent un homosexuel parmi leurs membres ; rien sur les relations homosexuelles elles-mêmes. Évidemment, pour un réformateur, c’est très timide et même décevant ; mais aucune mention des actes homosexuels, cela signifie aucune condamnation explicite de ces actes. On reste dans l’ambiguïté : on n’autorise pas encore, mais on ne rappelle plus que c’est interdit. Or, là encore, c’est une des méthodes de changement de l’Église : cesser de rappeler un interdit, c’est déjà commencer à l’oublier.

Ces minces filets de lumière qu’on entrevoit derrière des portes auparavant closes et qui s’entrouvrent, peuvent-ils s’élargir ? Cela dépendra du pape. Il faut rappeler que le Synode n’a rien décidé, pour la simple et bonne raison qu’il n’a qu’un pouvoir consultatif et aucunement décisionnel. La Relatio Synodi s’achève d’ailleurs sur une demande adressée au pape d’un texte magistériel sur les questions débattues. C’est l’avantage d’un système monarchique comme l’est l’Église : un pape décidé et courageux peut suffire pour de grandes réformes. Comme à la suite de Vatican II, qui a imposé à l’Église un reniement de sa doctrine passée autrement plus profond que celui dont nous parlons actuellement, la majorité des clercs et des fidèles suivra le pape où qu’il aille ; les conservateurs prêts à quitter le navire, comme Mgr. Lefebvre dans les années 1970 et 1980, seront toujours extrêmement minoritaires. Par habitude ou par conviction, l’immense majorité suivra toujours la personne du pape avant de suivre une Tradition ou un corpus doctrinal.

Le pape François peut donc choisir de pousser la porte (ou les portes) laissée entrouverte par les pères synodaux. Il peut décider d’autoriser, à l’échelle de l’Église universelle, l’accès aux sacrements pour les divorcés remariés au terme d’un chemin pénitentiel. S’il ne veut pas aller jusque-là, il peut laisser les Églises libres de régler elles-mêmes ces questions doctrinales et pastorales, que ce soit à l’échelle locale, nationale ou continentale. Une telle décentralisation serait, sans aucun doute, une encore plus grande victoire, car elle permettrait d’avancer non seulement sur les divorcés remariés mais, potentiellement, par la suite, sur de très nombreux autres sujets.

Ce n’est donc pas, malgré les apparences, « un Synode pour rien ». Des questions ont été posées qui étaient auparavant taboues. Des portes se sont entrouvertes, tant sur les problèmes de morale sexuelle et familiale que sur le gouvernement de l’Église. À présent, toutes les conséquences concrètes de ces débats dépendent du bon vouloir du pape. Autrement dit, c’est maintenant qu’on va voir ce qu’il a vraiment dans le ventre.

dimanche 25 octobre 2015

Le père Amar, le Synode et l’unité de l’Église


Mon père,

Le 20 octobre dernier, le quotidien La Croix consacrait un article à un couple d’homosexuels, Julien et Bruno, au sein d’une rubrique intitulée « portrait de familles catholiques ». Votre réaction, de votre propre aveu, « a été vive » : vous vous êtes dit « choqué », « scandalisé », et cela vous a semblé « une bonne raison de ne pas être abonné » à ce journal. Publiée sur un réseau social qui vous offre un très large écho médiatique, cette critique de votre part a suscité une polémique assez intense.

M. René Poujol, sur son blog, s’est exprimé, tant sur votre première réaction que sur votre tentative de justification dans La Croix elle-même – le moins qu’on puisse dire, au moins, est que ce journal pardonne à ceux qui lui font du mal. Je ne suis pas toujours d’accord avec les propos de mon ami René, mais pour une fois, je pourrais signer sa lettre sans presque y changer un mot. Elle exprime une saine et juste colère.

Avant d’aller plus loin, et pour éviter des malentendus, laissez-moi préciser que je ne parle pas en tant que simple citoyen qui se mêlerait de ce qui ne le regarde pas : je suis moi-même catholique et pratiquant. C’est donc de l’intérieur de cette Église que vous prétendez défendre, et qu’à mon avis vous blessez, que je m’adresse à vous.

Il y a un point, et un seul, sur lequel je ne suis pas d’accord avec René Poujol. Il pense défendre le quotidien en s’appuyant sur sa propre expérience à la direction d’un grand hebdomadaire catholique pour dire qu’il « imagine comment l’erreur de la non adaptation du “chapeau” a pu être commise ». Or, à mon sens, cette tentative de défense manque l’essentiel : La Croix n’a pas fait « d’erreur », car Julien et Bruno sont bel et bien « une famille catholique ».

Qu’ils soient catholiques est une évidence. Sont-ils une « famille » ? Selon La Croix, ils sont « en couple depuis quinze ans » et « mariés depuis cet été ». Ils sont donc, à l’évidence, une famille, et donc une famille catholique. Que vous désapprouviez ce qu’ils font ou ont fait, leur sexualité, leur comportement, leur mariage, c’est votre droit ; mais, sauf à être complètement ridicule, il faut bien appeler les choses par leur nom. Si, dans quelques années, ils décident d’adopter un ou des enfants, ne seront-ils toujours pas une « famille » à vos yeux ?

Il faut faire la différence entre « être une famille » et « être une famille conforme au modèle prôné par l’Église ». En refusant d’établir cette distinction, vous vous inscrivez dans un courant méprisant et méprisable qui tente de manipuler le langage pour mieux s’enfermer dans le déni d’une réalité qui ne lui plait pas : celui des Tony Anatrella, qui refuse même de parler de « couple » pour des homosexuels et préfère parler de « paire » ou de « duo ». Mais que cela vous plaise ou non, ce sont des couples, et ce sont des familles. Je suis, pour ma part, plutôt opposé à la procréation médicalement assistée (que ce soit pour les homosexuels ou les hétérosexuels, d’ailleurs) ; mais enfin, quand un enfant naît par PMA, ça ne m’empêche pas de parler d’une « naissance ». Je désapprouve le processus qui a mené à la naissance, mais je ne vais pas chercher un autre terme pour désigner ce qui, à l’évidence, en est une. Je peux militer pour l’abolition de la PMA, mais je ne vais pas chercher à changer le vocabulaire et à nommer différemment un enfant né par PMA et un enfant né autrement.

Pour désagréable et maladroite qu’elle soit, votre tentative de justification a au moins un point positif. Si elle essaye (vainement) de nier la réalité familiale de ceux qui ne sont pas comme vous, elle ouvre au moins les yeux sur une autre vérité douloureuse : la fracture qui traverse l’Église catholique. Vous écrivez en effet : « Il y a des désaccords de fond entre catholiques que nous n’osons plus nous avouer, de peur d’être encore moins nombreux et d’offrir au monde un spectacle désolant. »

Que nous n’osons plus nous avouer ? Alors là pardon, mais ces désaccords, il y a 50 ans que les réformateurs comme moi ne demandons qu’une chose : qu’ils soient enfin exposés en public et débattus par l’Église. Plus vigoureusement depuis le débat sur le mariage pour tous, certes ; mais enfin, cela fait quand même trois ans ! Trois ans que nous écrivons, publions, débattons, discutons pour faire entendre aux autorités ecclésiastiques cette vérité toute simple : que tous les fidèles ne sont pas d’accord avec les positions du Magistère, loin de là, qu’elles ne peuvent donc pas prétendre parler en leur nom, et qu’il faut en débattre. Vous faites mine de vous réveiller aujourd’hui et de découvrir cette fracture ; mais nous, il y a déjà longtemps que nous réclamons de mettre nos désaccords sur la table.

Cette subite prise de conscience de votre part est d’ailleurs bon signe pour les réformateurs de l’Église. On attribue souvent à Gandhi cette citation célèbre : « D’abord ils vous ignorent, ensuite ils vous raillent, puis ils vous combattent et enfin, vous gagnez. » En serions-nous déjà au troisième stade ? Après avoir longtemps fait comme si nous n’existions pas, les conservateurs de l’Église seraient-ils en train de daigner s’apercevoir de notre présence ?

Plus sérieusement, il faudrait quand même que vous mettiez un peu les points sur les i. Vous dites qu’il faut nous avouer les désaccords de fond qui fracturent l’Église, et je suis d’accord avec vous. Mais une fois qu’ils auront été actés publiquement, qu’allons-nous en faire ? Allez-vous nous demander de rentrer dans le rang et de nous taire, contre notre conscience ? Allez-vous nous proposer de nous faire protestants ? De créer un nouveau schisme ? Allez-vous demander contre nous des sentences d’excommunication ? Vous allez vite vous rendre compte, en tout cas, que les possibilités ne sont pas infinies. Si vous voulez que nous partions, dites-le au moins franchement ! Vous risquez d’être déçu, évidemment, car nous ne comptons ni partir, ni nous taire ; mais au moins, les choses auront été dites et les positions seront claires.

Vous dites qu’il y aura des déçus du Synode, comme il y a eu des déçus du Concile. Vous avez raison, même si je ne comprends pas bien pourquoi vous avez tant l’air de vous en réjouir. En effet, il ne sortira probablement pas grand-chose de ce Synode. Si je peux faire des paris, je dirais qu’il n’y aura rien de concret dans le document final, quelques ouvertures pour les divorcés-remariés dans l’exhortation apostolique que le pape publiera ensuite, et rien du tout pour les homosexuels. Pour la contraception et le concubinage hors-mariage, probablement rien non plus. C’est sûr que la récolte sera maigre et qu’on aura l’impression de beaucoup de bruit pour pas grand-chose.

Mais s’il n’en sort rien sur la famille, il faut qu’il en sorte quelque chose sur la décentralisation dans l’Église. Si le pape ne prend pas la décision d’imposer à toute l’Église d’autoriser l’accès aux sacrements pour les divorcés-remariés ou d’accepter la contraception, il faut qu’il laisse aux Églises nationales la possibilité de le choisir pour elles-mêmes à sa place. Ainsi, les Églises africaines seront libres de continuer à refuser tout cela si ça leur chante, mais nous, nous serons libres de faire autrement.

Faute d’une telle décentralisation, qu’est-ce qu’il nous reste ? Comme je vous l’ai dit, nous ne quitterons pas l’Église, ni pour rejoindre les protestants, ni pour créer un schisme, mais nous ne nous tairons plus non plus. Sauf à décentraliser et à accorder aux Églises locales ou nationales beaucoup plus de liberté qu’elles n’en ont actuellement, les autorités de l’Église n’ont donc plus que deux options : soit accepter l’étalage au grand jour et permanent de cette fracture qui nous divise, ce qui donnera aux non-catholiques l’impression définitive d’une maison en guerre contre elle-même, soit prendre l’initiative de nous chasser officiellement par l’excommunication. La décentralisation ne vous semble-t-elle pas, au moins, un moindre mal ?

samedi 29 août 2015

Commentaire de Tol Ardor sur l'Instrumentum laboris du Synode sur la famille de 2015


Confirmant les promesses de son élection, le pape François a posé un double geste visionnaire. D’une part, il a décidé de la tenue d’un Synode sur la famille, divisé en deux sessions, l’une qui a eu lieu en octobre 2014, l’autre qui se tiendra en octobre 2015. D’autre part, refusant de se cantonner aux seuls avis des autorités ecclésiastiques, il a, à deux reprises, demandé celui de l’ensemble des fidèles de l’Église.

Ces deux gestes étaient visionnaires en ce qu’ils répondaient à deux des grands défis de l’Église catholique aujourd’hui. D’une part, son traitement rigide des questions de morale sexuelle et familiale expliquent pour une part importante le divorce entre l’Église et le reste de la société, au moins en Occident, et le départ, bruyant ou silencieux, de très nombreux fidèles depuis 1968 et l’encyclique de Paul VI Humanæ vitæ ; tenir un Synode sur ce thème revenait donc à refuser de mettre la poussière sous le tapis et à affronter le problème à bras-le-corps. D’autre part, l’Église catholique concentre beaucoup trop le pouvoir décisionnel dans les mains des seuls évêques et, pour tout dire, de la seule Curie, et ne sait pas encore écouter suffisamment les laïcs et le sensus fidei ; demander l’avis des fidèles sur ces sujets représentait donc, là encore, un pas dans la bonne direction.

Malheureusement, ces gestes révolutionnaires du pape François n’ont pas trouvé l’écho mérité auprès de la majorité du reste des évêques. Les conférences épiscopales, à quelques exceptions près (notamment en Allemagne), ne se sont pas saisies des outils mis à leur disposition et ne les ont pas diffusés vers les fidèles, ce qui a fait que seuls les plus déterminés des individus ou des associations ont pu donner leur avis. Et surtout, ce qui est plus grave, quand il a été donné, cet avis semble n’avoir pas été écouté et pris en compte – on pourrait dire qu’il semble n’avoir même pas été entendu.

Le Synode extraordinaire de 2014 commençait pourtant bien : les débats y avaient été ouverts et francs ; les évêques participants n’étaient pas tous d’accord, loin de là, mais la nouveauté résidait justement dans ce que les désaccords pouvaient s’exprimer. Les évêques avaient pu, en toute conscience, défendre ouvertement et avec foi leurs convictions, que ce soit pour des réformes et des évolutions ou au contraire pour le maintien du statu quo. Le premier document issu du Synode, la Relatio post-disceptationem – document certes provisoire, mais néanmoins revêtu d’un caractère officiel –, avait fait état de ces débats et donné des signes encourageants d’ouverture.

La première déception était venue doucher l’espérance de nombreux fidèles avec la publication du compte-rendu définitif du Synode, la Relatio Synodi. Beaucoup moins ambitieux et courageux que le texte qui l’avait préparé, il se contentait, sur les questions les plus sensibles, de rappeler la doctrine actuelle de l’Église, sans plus faire état d’aucune possibilité de réelle évolution. Il nous restait cependant une lueur d’espoir, puisque, avant de servir de base de travail pour le Synode ordinaire de 2015, cette Relatio Synodi devait à nouveau être soumise aux fidèles, interrogés une fois de plus par la volonté du pape.

L’Instrumentum laboris, le texte définitif qui servira de fil directeur au Synode d’octobre prochain, est malheureusement venu tuer cette espérance. Basé sur la Relatio Synodi, il était pourtant censé avoir intégré les observations et contributions des fidèles et des différentes institutions et organisations catholiques ; mais il semble en fait n’avoir pris en compte que les contributions qui allaient dans le sens du Magistère et de la Relatio Synodi elle-même. Le texte définitif apparaît donc bien plus comme un simple développement de la Relatio Synodi que comme sa mise en dialogue, au risque de la contradiction, avec les fidèles.

Sur presque tous les sujets essentiels, les désaccords qui séparent les catholiques sont niés et passés sous silence. Sur la séparation entre sexualité et procréation, sur le contrôle des naissances, sur l’avortement, sur l’euthanasie, sur l’homosexualité, sur la place des femmes et des célibataires non consacrés dans l’Église, l’Instrumentum laboris se montre franchement insuffisant, naviguant entre idées simplistes et simple répétition de la doctrine actuelle de l’Église. Ce sont les sujets sur lesquels les voix divergentes des fidèles sont le plus étouffées, alors même que de nombreuses associations ont rendu publiques leurs contributions dans le sens d’une remise en question du Magistère. Les autorités ecclésiales, sur ces sujets, cherchent donc à nier l’évidence, et s’enferrent dans le déni.

D’autres thèmes, en particulier la communauté de vie avant le mariage, sont traités sans clarté, en termes flous et confus, et surtout sans aucune proposition concrète.

Le texte propose quelques ouvertures sur la question des divorcés remariés ; mais elles sont bien maigres et cèdent vite place aux vieilles lunes qui n’offriront pas à l’Église l’échappatoire qu’elle espère y trouver, en particulier la communion seulement spirituelle ou une facilitation des recours en nullité, qui ne sont pas ce qu’attend la majorité des fidèles concernés. Les propositions plus audacieuses sont conditionnées à des exigences parfaitement inacceptables, en particulier l’engagement à vivre dans la continence.

Comme d’habitude, l’Église reconnaît que la plupart des gens ne vivent pas selon ses préceptes, mais elle ferme complètement les yeux sur le fait que ces derniers sont également refusés, que ce soit seulement en acte ou également en paroles, de manière assumée, par une majorité (plus ou moins importante selon les sujets) de catholiques pratiquants. On avance encore et toujours l’idée que ce rejet des catholiques, même pratiquants, se résumerait à un simple problème de langage, qui ne serait plus compris et devrait être adapté. En mettant ainsi sur le compte de la forme un problème qui relève du fond, l’Église est dans le déni : on peut dire de n’importe quelle manière qu’il ne faut pas utiliser de moyens contraceptifs ou que l’homosexualité est objectivement un mal, une majorité des fidèles continuera à le refuser.

Le texte comprend pourtant des points très positifs, en particulier la reconnaissance des défauts intrinsèques du système capitaliste libéral actuel et des difficultés dans lesquelles il plonge de nombreuses familles (§14 et 15), la reconnaissance de la crise écologique (§16), l’insistance sur l’importance des personnes âgées (§17 et 18).

De même, l’Instrumentum laboris souligne avec raison l’importance de la famille comme Église domestique, premier lieu de vie et d’éducation, et la nécessité de la soutenir dans un monde souvent violent, surtout dans la sphère économique. Mais justement, cette insistance sur le rôle de la famille s’accorde mal avec le refus obstiné de reconnaître toutes les familles : ce rejet des familles homoparentales ou recomposées tend finalement à affaiblir la famille que l’Église prétend – et devrait – défendre de manière inconditionnelle.

Les quelques ouvertures et points positifs de ce texte ne suffisent donc pas à contrebalancer ses aspects inquiétants pour le déroulement du Synode d’octobre prochain. On a du mal à se départir de l’idée que les propositions d’ouverture et de réformes du pape François risquent fort d’être étouffées, tant par une Curie frileuse et conservatrice, assistée de la frange de l’épiscopat qui soutiendra un immobilisme pourtant mortifère, que par les initiatives de fidèles qu’on voit se multiplier pour réclamer ce même immobilisme.

Dans ce contexte, il nous semble urgent de demander une nouvelle fois à l’Église d’entendre les voix de tous ses enfants, et pas uniquement de ceux qui sont d’accord en tout avec ce qu’elle enseigne ; de demander, en d’autres termes, qu’elle se montre un peu plus Mater et un peu moins Magistra. Nous pensons, en pesant nos mots, que sa survie en dépend.

lundi 29 décembre 2014

Proposition de réponse de Tol Ardor au questionnaire préparatoire du Synode sur la famille de 2015

Avant la tenue du Synode d’octobre 2014 sur la famille, le pape François, dans un mouvement véritablement révolutionnaire, avait décidé d’interroger les catholiques du monde entier sur la doctrine officielle de l’Église quant aux questions de morale sexuelle et familiale et sur sa réception par les fidèles. Tol Ardor avait officiellement répondu à ce premier questionnaire.

Mais le Synode extraordinaire de 2014 n’était qu’une première étape, visant à préparer le Synode ordinaire de 2015, qui sera de loin le plus important puisque c’est là que seront prises les décisions qui devront in fine être approuvée – ou pas – par le pape. La Relatio synodi de 2014, c’est-à-dire le document final voté par les pères synodaux en octobre 2014, doit servir de document préparatoire (Lineamenta) au Synode ordinaire de 2015.

À cette occasion, le pape François a de nouveau décidé de consulter les laïcs catholiques : les Lineamenta sont soumis à leur examen et un nouveau questionnaire a été envoyé aux Conférences épiscopales. Le pape ne limite pas son appel aux seules institutions académiques mais à toutes les « organisations » et aux « associations de laïcs » (avant-propos des Lineamenta).

Nous exprimons tout d’abord notre déception devant le manque d’enthousiasme de la Conférence des évêques de France, qui ne manifeste pour l’instant aucun effort pour diffuser ce questionnaire auprès des fidèles catholiques français. Elle avait déjà fait preuve de la même frilosité l’année dernière, et il est extrêmement regrettable qu’elle semble faire aussi peu de cas de ce que les laïcs catholiques pensent mais également vivent. Cela nous semble aller à l’encontre de la claire volonté du pape, qui demande justement que les questions et perspectives posées par le Synode de 2014 puissent « mûrir et être précisées par la réflexion des Églises locales » (avant-propos).

Nous regrettons également que les réponses au premier questionnaire ne semblent pas avoir fait l’objet d’une étude un peu poussée de la part des pères synodaux. Nous attendions, sinon une réponse développée, au moins un commentaire, ou même ne serait-ce qu’un remerciement ; or, les Lineamenta ne les mentionnent même pas, ce qui donne un peu l’impression d’avoir été questionné, mais sans que la réponse à la question fasse réellement l’objet d’une attention approfondie.

Néanmoins, Tol Ardor se saisit une nouvelle fois de l’opportunité que lui offre le pape et propose ici sa réponse officielle au questionnaire préparatoire du Synode de 2015. Nous remarquons que le pape François nous invite à ne pas nous limiter aux « schémas et perspectives propres à une pastorale qui ne ferait qu’appliquer la doctrine » (avant-propos) et nous l’en remercions.

Question préalable se référant à toutes les sections de la Relatio Synodi

La Relatio Synodi présente une description assez juste et fidèle de la réalité de la famille dans l’Église et la société d’aujourd’hui. Comme d’habitude, le problème ne porte pas sur la description des faits mais sur leur interprétation et sur la conduite à tenir face à eux.

En revanche, le texte fait preuve d’un manque singulier de clairvoyance par son insistance totalement déplacée sur une prétendue « crise de la natalité », crise parfaitement fantaisiste au demeurant – nous y reviendrons.

Questions sur la Ie partie

Le contexte socio-culturel

Les Lineamenta soulignent le rejet, par une grande partie de nos sociétés – et nous pourrions ajouter par de très nombreux catholiques, même pratiquants – du modèle familial proposé par l’Église comme étant le seul valable, et accuse « l’expansion du relativisme culturel dans la société sécularisée » (question n°4).

Or, il nous semble important de noter que le relativisme est loin d’être seul en cause : on peut parfaitement rejeter ce modèle unique sans pour autant être relativiste. Toute tolérance n’est pas du relativisme : on peut croire que Dieu n’a pas souhaité un seul et unique modèle familial sans être relativiste pour autant.

Le défi pour la pastorale

En se demandant comment « susciter et mettre en valeur le “désir de famille” semé par le Créateur dans le cœur de toute personne », la question n°6 semble sous-entendre qu’on ne peut être appelé qu’à deux destins : la famille sur le modèle catholique ou le célibat consacré. Or, il nous semble important de rappeler qu’il y a d’autres voies possibles. De nombreux couples ne désirent pas d’enfants, de nombreuses personnes, sans s’engager dans la vie religieuse, ne fondent jamais de famille, et ne le vivent pas forcément comme un échec.

Il nous semble donc souhaitable que l’Église mette davantage en valeur les couples sans enfants et les célibataires : là encore, loin de se réduire à des accidents de parcours, ces situations sont une preuve de la diversité et de la variété de la vie et des expériences humaines voulues par Dieu.

Questions sur la IIe partie

La famille dans le dessein salvifique de Dieu

Le paragraphe 15 des Lineamenta ainsi que la question n°12 peuvent faire croire à une confusion entre mythe et histoire. À ce titre, il convient de rappeler qu’Adam et Ève sont des personnages mythologiques, qui n’ont pas historiquement existé, et que l’humanité n’avait donc, jusqu’à l’avènement du Christ, connu qu’une seule forme de mariage, celle qui est désignée comme « forme historique ».

Plus généralement, il nous semble souhaitable de considérer que Dieu n’a pas voulu que tous les hommes suivissent exactement le même chemin, et que par conséquent il est non seulement vain mais également mauvais de chercher à imposer un seul modèle familial comme norme unique. De ce point de vue, nous rappelons que la Sainte Famille, posée par les Lineamenta comme un « admirable modèle » (§23), n’a rien d’une famille traditionnelle : une fille-mère enceinte avant son mariage d’un père qui n’est pas son mari, mais qui pourtant adoptera cet enfant qui n’était pas le sien et l’élèvera comme son fils ; cela seul devrait faire réfléchir ceux qui pensent que l’amour humain ne peut suivre qu’une seule route.

La famille dans les documents de l’Église

Le questionnaire a bien entendu raison d’affirmer que « le magistère ecclésial […] doit être mieux connu du peuple du Dieu ». Néanmoins, il faut se méfier de la pente facile qui consiste à croire que le magistère est simplement mal connu ou mal compris : il faut ouvrir les yeux et reconnaître qu’il est parfois tout simplement rejeté, même par les catholiques, même pratiquants, qui le lisent et qui le comprennent. Bien des catholiques connaissent et comprennent le magistère ecclésial sur les questions de morale sexuelle et familiale, mais le refusent, que ce soit dans leurs discours ou, au quotidien, dans leurs actes.

De la même manière, il est urgent de comprendre qu’il est parfaitement vain de chercher à « développer et promouvoir des initiatives de catéchèse qui fassent connaître et qui aident à vivre l’enseignement de l’Église sur la famille » : rien ne parviendra à faire admettre à la majorité des couples chrétiens qu’ils ne peuvent pas utiliser les méthodes de contraception que l’Église considère comme contre-nature. C’est l’enseignement lui-même qui doit parfois être revu, pas la pédagogie avec laquelle on le délivre, car l’Église en tant qu’institution humaine peut errer.

Il est également nécessaire de comprendre que ces erreurs de l’Église sont doublement graves : d’une part parce qu’elles condamnent des comportements qui n’ont, en soi, rien de condamnable ; mais aussi, d’autre part, parce qu’elles rendent l’ensemble du message inaudible par la société d’aujourd’hui. Ce que l’Église dit de la contraception, de l’homosexualité, de la sexualité hors-mariage semble si improbable, si fantasque aux hommes de notre temps, que cela les empêche, littéralement, de lui accorder le moindre crédit, et donc d’entendre ce qu’elle a à dire sur d’autres sujets et, plus profondément, de recevoir la Bonne Nouvelle.

L’indissolubilité du mariage et la joie de vivre ensemble

Nous remercions le Synode d’avoir rappelé que « le Concile Vatican II a voulu exprimer son appréciation du mariage naturel et des éléments valables présents dans les autres religions et dans les cultures » (§22), ainsi que d’avoir proposé d’appliquer la même méthode « à la réalité du mariage et de la famille de nombreuses cultures et personnes non chrétiennes ».

Il nous semble néanmoins nécessaire d’aller plus loin : viser un idéal est une bonne chose, oublier la réalité en est une autre. Ainsi, les Lineamenta ont beau affirmer que « l’indissolubilité du mariage […] ne doit pas avant tout être comprise comme un “joug” imposé aux hommes, mais bien plutôt comme un “don” fait aux personnes unies par le mariage », cela n’empêche pas que parfois, elle devient, de fait, un joug.

Les Lineamenta et le questionnaire se demandent à de nombreuses reprises quelles solutions mettre en place pour restaurer le lien d’amour brisé entre les époux afin d’éviter un divorce. Ils insistent sur le dialogue et le pardon. Naturellement, c’est de bon sens, et bien entendu, il faut tout faire pour éviter un divorce, à la fois pour les époux eux-mêmes et pour leurs enfants.

Mais parfois, il faut également reconnaître que la grâce divine elle-même ne suffit plus à faire tenir un couple, et que le divorce peut alors apparaître comme la meilleure ou la moins mauvaise des solutions, sans que cela doive interdire une autre chance dans un autre amour ; nous ne voyons pas pourquoi Dieu refuserait Sa bénédiction à une seconde union d’amour, Lui qui n’est qu’Amour.

Vérité et beauté de la famille et miséricorde envers les familles blessées et fragiles

Pour « aider à comprendre que personne n’est exclu de la miséricorde de Dieu » (question n°20), il nous semble clair que la meilleure solution possible est de laisser les personnes divorcées et remariées accéder aux sacrements, en particulier à l’eucharistie et à la réconciliation.

Nous regrettons que les Lineamenta n’accordent pas plus de confiance aux fidèles. Ainsi, le paragraphe 26 condamne « la précipitation avec laquelle beaucoup de fidèles décident de mettre fin au lien assumé ». Il y a là quelque chose de presque insultant : bien au contraire, nous savons qu’un divorce est presque toujours un drame qui n’a lieu que parce que les concernés y ont, la plupart du temps, beaucoup réfléchi, et qu’il leur semble inéluctable. C’est d’autant plus grave qu’à l’inverse, les baptisés sont invités, dans le même paragraphe, à « ne pas hésiter devant la richesse que le sacrement du mariage procure à leurs projets d’amour » : comment prêcher la précipitation pour se marier, d’ailleurs contredite ensuite par l’insistance sur la préparation au mariage, alors qu’on condamne la supposée précipitation avec laquelle un couple divorce ?

La question n°21 demande « comment les fidèles peuvent […] montrer […] une attitude d’accueil et d’accompagnement », mais il est clair qu’ils ne le feront que si l’institution ecclésiale leur en donne l’exemple, ce qui ne peut se faire réellement qu’en laissant communier les divorcés remariés.

La question n°22 enfin se demande ce qu’il est possible de faire « pour que dans les diverses formes d’union […] l’homme et la femme ressentent le respect, la confiance et l’encouragement à grandir dans le bien de la part de l’Église ». Encore une fois, la seule réelle solution est d’admettre enfin que ces couples ne vivent pas de manière « désordonnée » mais suivent un chemin qui est probablement le meilleur pour eux. L’Église aidera mieux ces couples en ne les jugeant pas, mais en les laissant libres de choisir au mieux leur voie dans ce domaine qui est celui de la plus extrême intimité.

Questions sur la IIIe partie

La discussion : perspectives pastorales

Nous remarquons que le questionnaire inviter à « se laisser guider par le virage pastoral que le Synode extraordinaire a entrepris, en s’enracinant dans le concile Vatican II et dans le magistère du pape François », et nous remercions les auteurs de cette formulation. Nous insistons sur l’idée que c’est en effet d’un véritable « virage » que l’Église a besoin aujourd’hui, et nous demandons aux pères du Synode de 2015 de ne rien faire qui puisse freiner l’Église dans ce virage si nécessaire et si attendu par tant de fidèles.

Annoncer l’Évangile de la famille aujourd’hui, dans les différents contextes

Nous remercions les pères synodaux d’avoir « insisté sur une approche plus positive des richesses des diverses expériences religieuses » (§35) comme sur les « éléments positifs » présents dans les couples que l’Église ne reconnaît pas ou pas encore.

Nous les remercions également d’avoir dénoncé « avec franchise les conditionnements culturels, sociaux et économiques » et tout particulièrement « la place excessive donnée à la logique du marché, qui empêchent une vie familiale authentique, entrainant des discriminations, la pauvreté, des exclusions et la violence ». Dans un monde détruit progressivement par un capitalisme libéral de plus en plus agressif, arrogant et sûr de sa force, ce dont la politique française donne en ce moment un bon exemple (travail du dimanche etc.), l’Église doit porter le message que l’humain vient d’abord.

Guider les futurs époux sur le chemin de la préparation au mariage – Accompagner les premières années de vie conjugale

Nous approuvons la proposition des pères synodaux d’aider les couples qui se préparent au mariage en les faisant échanger avec des familles et des couples déjà mariés ; mais nous insistons sur la nécessité d’écouter toutes les familles, et pas uniquement celles qui correspondent au modèle actuellement promu par les autorités de l’Église.

Cela est également vrai pour l’accompagnement, en effet souhaitable, dans les premières années de vie conjugale.

La pastorale des personnes qui vivent en union civile ou en concubinage

Le questionnaire réaffirme, sans surprise, les « éléments constitutifs du mariage » que seraient « l’unité, l’indissolubilité et l’ouverture à la procréation ». À cet égard, il convient de rappeler que ces « éléments constitutifs » ne le sont, pour l’Église, que depuis un millier d’années. Cela peut paraître long, mais cela signifie surtout que, pendant la moitié de son histoire, le catholicisme n’a pas vu les choses de manière aussi stricte.

Cette mise en perspective devrait conduire l’Église à se remettre davantage en question et à considérer les arguments des couples qui souhaitent s’essayer à la vie à deux avant de s’engager dans le mariage. Là encore, comment peut-on d’une main dénoncer la précipitation supposée des couples à divorcer, tout en prétendant interdire de l’autre cette mesure de prudence et de précaution évidente que constitue la vie à deux avant le mariage ?

En revanche, il nous semble nécessaire de condamner vigoureusement les « formes traditionnelles de mariage […] arrangé par les familles » (question n°34) : comme l’affirment les Lineamenta, il faut toujours placer « l’amour au centre de la famille » (§17). Il convient donc de rappeler aux parents et aux familles qu’ils n’ont aucun pouvoir de contrainte sur un couple, que ce soit pour le faire ou pour le défaire.

Prendre soin des familles blessées (séparés, divorcés non remariés, divorcés remariés, familles monoparentales)

Il nous semble essentiel de rappeler que l’Église ne peut demander à ses fidèles de bien accueillir ces familles et ces personnes blessées que dans la mesure où elle le fait elle-même. À ce titre, le libre accès de tous les baptisés à la communion et plus généralement à tous les sacrements devrait devenir la règle de l’Église et sa nouvelle pastorale, et ce d’autant plus que, par ce biais, ils recevraient une grâce qui les aiderait à avancer. En tout état de cause, l’accès des baptisés aux sacrements devrait être laissé à leur appréciation : il s’agit, là encore, d’un point d’une extrême intimité, qui doit se régler d’abord entre Dieu et Ses enfants, de manière personnelle et individuelle.

Nous estimons également que les moyens envisagés par les pères synodaux pour faciliter et raccourcir les procédures d’annulation des mariages, s’ils sont probablement souhaitables et vont dans la bonne direction, ne sauraient être une réponse suffisante au problème des divorcés remariés : ils n’attendent pas qu’on leur dise que leur première union était nulle et non avenue, car elle ne l’était pas et cela reviendrait à nier leur histoire personnelle ; ils attendent qu’on leur dise ce qu’ils savent déjà au fond d’eux, à savoir que Dieu laisse toujours une deuxième chance, et qu’Il laisse toujours sa chance à l’amour.

Enfin, nous ajoutons que les divorcés remariés ne forment que la partie émergée de l’iceberg : si on leur interdit l’accès aux sacrements, pourquoi ne le fait-on pas également, par exemple, aux couples qui ont recours à des méthodes de contraception dites « non naturelles » ? Au regard de l’Église, ils sont, tout autant que les premiers, en état de « péché obstiné ».

L’attention pastorale envers les personnes ayant une tendance homosexuelle

Les paragraphes 55 et 56 des Lineamenta, qui traitent la question de l’homosexualité, sont parmi les plus décevants de l’ensemble. Alors que la Relatio post disceptationem était beaucoup plus audacieuse, la Relatio synodi se contente de répéter le Catéchisme de l’Église catholique. C’est très insuffisant et nous espérons que les pères du Synode ordinaire de 2015 sauront aller beaucoup plus loin. L’Église doit reconnaître enfin qu’il n’y a rien de désordonné dans le désir ou dans les relations homosexuelles, et accepter de bénir les unions de personnes du même sexe.

Le document estime « totalement inacceptable que les Pasteurs de l’Église subissent des pressions en ce domaine ». Ce rejet apparaît bien infondé : les autorités ecclésiastiques n’hésitent pas à faire entendre leur voix dans le débat public et à exercer des pressions pour influencer la politique des pays auxquels elles appartiennent. Ainsi, de très nombreux évêques français se sont mobilisés contre la loi Taubira. C’est leur droit le plus absolu, même si nous regrettons qu’ils se soient engagés dans ce sens ; mais en retour, ils doivent accepter que d’autres, qui ne partagent pas leur opinion, exercent également sur eux quelques pressions. On ne peut pas à la fois vouloir participer au débat public et en refuser les règles et la réciprocité.

La transmission de la vie et le défi de la dénatalité

Parler, comme le font les Lineamenta, d’une crise démographique ou d’une « forte baisse de la natalité » (§57) est une véritable stupidité et un déni de la réalité. S’il est vrai que, dans les pays les plus développés, la natalité a tendance à baisser, à l’échelle du monde – la seule qui importe – l’humanité continue au contraire à croître à un rythme inquiétant. La vérité est que, alors que l’humanité avait péniblement atteint 1 milliard d’individus en 200 000 ans d’existence, elle a brutalement gagné plus de 6 milliards d’individus en moins d’un siècle. Déjà, cela pose de nombreux problèmes, en particulier liés à la pression que, par nos besoins, les ressources que nous prélevons, les déchets que nous rejetons, nous exerçons sur la nature. Au rythme où vont les choses, ces problèmes ne pourront que s’amplifier dans l’avenir. Il y a quelque chose de criminel, dans ce contexte, à inciter les gens à faire toujours plus d’enfants.

Il est en revanche évidemment souhaitable de faciliter la vie des parents et de permettre à ceux qui veulent des enfants d’y parvenir. Pour cela, il convient, là encore, de lutter contre les forces aveugles du marché, exclusivement consacrés à la maximisation des profits et à l’accumulation des biens matériels, et de favoriser un meilleur partage des richesses.

Pour ce qui concerne l’encyclique de Paul VI Humanæ vitæ, il ne s’agit plus de chercher les moyens de la promouvoir mais bien de l’abolir. Elle a en effet été clairement rejetée par le sensus fidelium : une immense majorité de catholiques, même pratiquants, la refusent. Beaucoup l’affirment et n’hésitent pas à en démonter les argumentations fallacieuses ; mais même parmi ceux qui n’en parlent pas, nombreux sont ceux qui l’ont rejetée tout simplement dans leurs actes, au quotidien, en n’appliquant aucunement les obligations qu’elle porte et en se moquant bien de ses interdits.

En ce qui concerne l’avortement, il nous semble nécessaire de lancer un débat et une réflexion sur les commencements de la vie humaine : le dogme catholique qui affirme que la vie humaine commence dès la fécondation de l’ovule semble à tout le moins critiquable au regard des connaissances biologiques. Or, si la vie humaine commence, par exemple, avec le fonctionnement du système nerveux central, alors un avortement pratiqué à moins de dix semaines d’aménorrhées n’est pas un meurtre.

Les défis de l’éducation et le rôle de la famille dans l’évangélisation

Les pères synodaux ont raison de redouter « la grande influence des médias » : celle-ci, en effet, s’exerce souvent sur les enfants et les jeunes afin de mieux les insérer dans la société techno-industrielle, capitaliste et libérale, en faisant d’eux avant tout des consommateurs, non des citoyens, des croyants, des humains. Mais répondre à ce défi nécessiterait une réflexion bien plus poussée sur l’ensemble du Système qui gouverne l’humanité aujourd’hui. Tol Ardor propose une telle réflexion à ceux que la question intéresse.

Conclusion

Nous remercions les pères synodaux pour le travail accompli et nous reconnaissons que les Lineamenta du Synode de 2015 vont globalement dans la bonne direction. Mais nous redoutons encore un manque de courage de la part du Synode, manque qui s’est déjà concrétisé dans le passage de la Relatio post disceptationem à la Relatio synodi. Nous attendons donc bien davantage du Synode ordinaire, et nous terminerons en appliquant à l’Église les paroles que Danton avait adressées à la France le 2 septembre 1792 : « il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » et l’Église est sauvée.