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mercredi 27 février 2019

Tous frères ; tous chrétiens ?


Le 4 février 2019, le pape François a signé, avec le cheikh Ahmed Mohamed el-Tayeb, imam de la mosquée Al Azhar, considéré comme la plus haute autorité de l’islam sunnite, une déclaration commune intitulée « Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune ». J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense de ce texte, malgré ses lacunes et les erreurs qu’à mon avis il comporte, puisque dans l’ensemble, il va clairement dans le sens de ce Tol Ardor et moi-même disons depuis longtemps.

Le document a toutefois engendré de très nombreuses critiques, en particulier dans les rangs des traditionalistes et des conservateurs catholiques. Une phrase en particulier a soulevé leur indignation : celle selon laquelle la diversité des religions serait voulue par Dieu. Nous avons déjà eu l’occasion de démonter un de leurs principaux arguments, celui selon lequel Dieu, étant Vérité, ne pourrait vouloir ni l’erreur, ni le mensonge.

Mais les traditionalistes s’appuient également sur plusieurs passages des Évangiles, que je vous propose à présent de commenter. Les deux principaux sont extraits de l’Évangile de Jean. Le premier est en Jean 10, 7-9 :

« Jésus reprit : “En vérité, en vérité, je vous le dis, je suis la porte des brebis. Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands, mais les brebis ne les ont pas écoutés. Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé, il ira et viendra et trouvera de quoi se nourrir.” »

Le second, encore plus connu, est en Jean 14, 6 :

« Jésus lui dit : “Je suis le chemin, la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi.” »

L’idée, à chaque fois, est la même : le Christ est le passage obligé pour aller vers Dieu et vers le salut. Le premier passage, il faut le noter, n’exclut pas la possibilité d’un salut hors du Christ. On peut se demander à qui le Christ fait référence quand Il parle de « ceux qui sont venus avant [Lui] » : certainement pas aux autres religions, à leurs prophètes ou à leurs textes sacrés, en tout cas, puisque ceux-là, les hommes les ont écoutés, et largement. Le second passage, en tout cas, exclut sans ambiguïté la possibilité du salut pour qui ne passe pas par le Christ.

De cela, les traditionalistes tirent les conclusions les plus délirantes. Et bien tristement, les paroles les plus choquantes ne viennent pas de la FSSPX, mais d’un évêque en pleine communion avec Rome, le père Athanasius Schneider. Pour lui, « les hommes deviennent fils de Dieu non par nature, mais par adoption. […] Celui qui est leur créateur devient aussi alors, par la grâce, leur Père ». Comment se fait cette adoption ? Pour le père Schneider, qui suit Athanase d’Alexandrie, « les hommes ne peuvent devenir fils de Dieu que par la foi et le baptême […]. Par conséquent, par nature, Dieu n’est pas au sens propre le Père de tous les êtres humains. C’est seulement si une personne accepte consciemment le Christ et est baptisée qu’elle pourra crier en vérité : Abba, Père ». Le même cite également Cyprien de Carthage : « Il ne peut pas avoir Dieu pour père, celui qui n’a pas l’Église pour mère ».

Est-il besoin d’argumenter contre une telle aberration, et même une telle ignominie ? N’est-on pas instinctivement révolté rien qu’à lire la phrase ? Que, dans les premiers siècles du christianisme, dans un contexte bien particulier où cette religion encore jeune était menacée dans son existence même, de grands penseurs aient pu écrire ces énormités, on le comprend. Mais comment des gens un tant soit peu éduqués peuvent-ils faire de même de nos jours, malgré les progrès spirituels et moraux censés avoir été faits entretemps ?

Un Dieu d’Amour ne peut qu’être le Père de ce qu’Il crée. J’ajouterais : le Père et la Mère, tant il est vrai que Dieu est également masculin et féminin[1]. Créer dans l’amour, par amour et pour l’amour, c’est très exactement la définition même de la paternité et de la maternité. Dieu est donc à l’évidence Père et Mère non seulement de tous les hommes, mais encore de tous les êtres vivants ; prétendre le contraire, c’est dire soit qu’Il n’est pas leur créateur, soit qu’Il n’est pas un Dieu d’Amour ; toute autre proposition serait illogique et incohérente[2].

Pour dire cela, faut-il renier l’Évangile de Jean ? À l’évidence non. Oui, Jésus est la Porte. Oui, Il est le Chemin. Mais comment peut-on avoir l’arrogance de s’imaginer que seuls ceux qui croient consciemment en Lui passent par ce Chemin ? Comment peut-on se dire chrétien et prétendre savoir où est le Christ et où Il n’est pas ? Ce que nous dit le Christ, ce n’est de toute évidence pas que les non-baptisés ne peuvent pas entrer dans le Royaume ; c’est que bien des gens passent par la Porte sans le savoir et sans la reconnaître.

« Bien des gens », ai-je dit ? Plus encore : chaque homme, chaque être vivant. Que ce soit avant sa mort ou après, chacun passe par le Christ et vient au Père, parce que la bonne nouvelle annoncée par le Christ, c’est justement l’amour absolu, infini et inconditionnel de Dieu, et donc le salut universel. Cette idée n’est pas de moi, c’est la théorie des « chrétiens anonymes ». Athanasius Schneider l’exprime bien, même si c’est pour la condamner : selon elle, « la mission de l’Église dans le monde consisterait […] à faire naître la conscience que tous les hommes doivent avoir de leur salut en Jésus-Christ, et par voie de conséquence, de leur adoption filiale en Jésus-Christ ». On est évidemment aux antipodes de la vision de Schneider, conception d’exclusion, fermée et finalement très humaine.

Une chose, et une seule, m’empêche finalement de dire que nous sommes tous chrétiens, même si nous n’en avons pas tous conscience, et c’est le respect que je voue aux convictions de chacun. Appelant « chrétiens » des gens qui ne se revendiquent pas comme tels, j’aurais l’impression de leur faire violence. Mais si nous ne sommes pas tous chrétiens, nous sommes tous frères. Ne pas le voir est, je le crains, tout à fait incompatible avec le christianisme.


[1] Puisque « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Genèse 1, 27).
[2] Exactement de la même manière que l’idée de l’enfer ou de la damnation éternelle est contradictoire avec le caractère absolu et infini de l’Amour divin.

samedi 12 janvier 2019

Condamne le gavage, aime le foie gras


En 2004, la Californie a voté une loi interdisant la vente des produits « issus du gavage d’une volaille en vue d’agrandir son foie ». Le mets particulièrement visé, vous l’aurez compris, c’est le foie gras. Ses producteurs, évidemment, ne sont pas laissé faire : ils se sont lancés dans une longue bataille judiciaire. Mais ils viennent de la perdre : le 7 janvier dernier, la Cour suprême des États-Unis vient de valider la loi, qui est donc entrée en vigueur. À partir de maintenant, vendre du foie gras en Californie devrait exposer à une amende de mille dollars.

En réalité, les choses sont un tout petit peu plus complexes. Les défenseurs du foie gras arguaient qu’un État ne pouvait pas interdire un produit autorisé à l’échelle fédérale. Le sujet étant sensible – les intérêts économiques des producteurs étatsuniens et canadiens étaient en jeu, mais aussi les relations avec la France, qui avait fait de l’affaire un petit cheval de bataille –, la Cour suprême avait demandé son avis au gouvernement. La réponse de l’exécutif avait été claire : la loi californienne pouvait rester en vigueur, car ce n’était pas un produit – le foie gras – qu’elle interdisait, mais une méthode de production – le gavage.

Sans connaître bien le sujet, on pourrait dire que c’est hypocrite : pour obtenir du foie gras, il faut gaver les volailles ; interdire le gavage reviendrait donc à interdire le foie gras. Sauf que ce n’est pas vrai : on peut tout à fait obtenir du foie gras sans gavage.

En effet, les canards et les oies, qui sont des migrateurs, se gavent naturellement avant d’entreprendre leur migration annuelle, afin de pouvoir voler longtemps sans se nourrir. Il est donc possible de les élever en plein air, de les laisser se préparer naturellement à la migration, et de les abattre juste avant qu’elles ne s’envolent. Vous avez alors un foie gras sans aucun gavage. Le procédé peut d’ailleurs être aidé, par exemple en donnant aux animaux des ferments lactiques naturellement présents dans leurs intestins.

Vous aurez compris, je pense, que cette découverte qui n’en est pas vraiment une ne va pas tout changer du jour au lendemain. Le procédé sans gavage est beaucoup plus long que la méthode conventionnelle ; par ailleurs, les foies obtenus sont aussi plus petits. Conséquence évidente : le produit est beaucoup plus cher (environ 6 fois plus, alors que le foie gras industriel est déjà un produit de luxe).

Mais cette question illustre parfaitement les débats actuels sur notre agriculture, eux-mêmes emblématiques de la réflexion écologiste sur notre mode de vie. Le constat, pour quiconque a les yeux ouverts et un iota d’honnêteté, est sans appel : notre mode de vie n’est pas soutenable. Il ne se passe pas une semaine sans qu’une étude scientifique vienne nous rappeler à quel point notre niveau de vie est prédateur, destructeur ; il ruine la possibilité même pour nos enfants de vivre une vie décente et pleinement humaine. De la même manière, d’un point de vue moral, infliger aux animaux de grandes souffrances pour notre simple plaisir gustatif n’est pas défendable.

Face à ce constat, il n’y a que trois attitudes possibles. La première, très majoritaire, consiste à ne rien faire, à mettre la tête dans le sable et la poussière sous le tapis, à se dire qu’après-moi-le-déluge et que ça-tiendra-bien-tant-que-je-vivrai. C’est une attitude irresponsable et moralement indéfendable. C’est, à mon sens, celle de tous ceux qui ne se réclament pas de l’écologie radicale – je pèse mes mots.

La seconde consiste à vouloir tout arrêter. C’est une position montante dans au sein de l’écologie radicale. Les animaux souffrent dans l’élevage industriel ? Supprimons toute forme d’élevage. C’est la position des vegans, par exemple, qui veulent interdire non seulement toute forme de consommation animale, mais également l’usage de tout produit dérivé des animaux ou fabriqué par eux – fromage, beurre, cuir, miel, cire d’abeille, etc.

Pour ma part, je crois qu’il est possible de construire une écologie authentiquement radicale, biocentriste et antispéciste, mais qui repose sur d’autres fondements ; et le foie gras sans gavage en est une illustration. Il montre qu’il est possible d’assumer sa nature d’animal omnivore et de préserver une part de notre culture tout en respectant les animaux aussi bien que la nature, à condition de changer de modèle. Car de la même manière que ce n’est pas le foie gras comme produit qui pose problème, mais le gavage comme méthode de production, ce ne sont pas l’élevage ou la consommation de viande qui posent problème, mais l’industrie comme méthode d’élevage, de transport et d’abattage.

Une agriculture écologique coûtera plus cher, nécessitera plus de bras, plus de temps, plus d’efforts. Du foie gras, nous en mangerons moins et moins souvent, mais nous pouvons en manger. Pour cela, il faut choisir une écologie radicale qui impose de changer de modèle, mais pas forcément de renoncer à tout. Ni immobilisme, ni jusqu’au-boutisme.

mardi 20 mars 2018

Évitons la guerre entre écologistes (par pitié)

On sait combien les riches aiment les combats de pauvres. Vous connaissez l’histoire du riche qui prend onze gâteaux sur la table, en laisse un seul pour le pauvre et l’immigré qui sont à côté de lui, et crie au pauvre : « Attention, l’immigré va te voler ton gâteau ! » Histoire exprimée autrement par cette image de Nawak :



Les écologistes sont en train de tomber exactement dans le même panneau. C’est particulièrement vrai des écologistes radicaux, ceux qui placent la vie comme première valeur et veulent par conséquent sortir du Système pour construire autre chose à la place. Comme je l’explique dans mon livre L’Écologie radicale expliquée à ma belle-mère (pardon pour le coup de pub, mais comme c’est à paraître bientôt, préparez-vous-à-acheter-les-gens), nous perdons une part considérable de notre énergie à nous lancer des anathèmes et des excommunications mutuelles. Le Système aime, il aime même beaucoup-beaucoup.

Ces derniers jours, une polémique partie du journal Libération vient à point nommé pour illustrer mon propos. Le 18 mars, trois personnalités signent une tribune intitulée « Pourquoi les vegans ont tout faux ». Le lendemain, l’association L214 répond : « Et si les vegans n’avaient pas tort ? » Très rapidement, la polémique enfle sur le Net, avec, comme souvent, beaucoup d’agressivité, parfois de violence.

En soi, rien de bien surprenant, et ça pourrait être un épisode banal de la lutte entre les écologistes et ceux qui n’ont pas compris l’urgence et l’importance de la crise écologique. Sauf que les trois signataires de la tribune qui attaquaient le veganisme n’étaient pas Claude Allègre, Luc Ferry ou Pascal Bruckner, mais Paul Ariès, Frédéric Denhez et Jocelyne Porcher. Autrement dit, trois écologistes, dont au moins un est radical. Paul Ariès, c’est quand même quelqu’un qui a longuement participé au journal La Décroissance. Comment en arrive-t-on là entre écologistes ?

Il est ici fondamental de distinguer la forme du fond. Sur le fond, les questions du végétarisme, du veganisme et de la protection animale sont de celles qui ne font pas consensus au sein de l’écologie radicale, ni a fortiori au sein de l’écologie politique. Il y a des désaccords qu’il faut constater, et un débat d’idées sain et dont on devrait se réjouir. Que nous ne soyons pas tous d’accord sur tout, c’est une évidence ; et dès lors que les idées en présence s’affrontent avec des arguments pertinents, où est le problème ?

En l’occurrence, les vegans comme ceux qui s’opposent à eux ont des arguments solides et intéressants. Personnellement, je suis plutôt d’accord avec Ariès, Denhez et Porcher. Je ne suis pas végétarien, a fortiori je ne suis pas vegan, pour des raisons que j’ai exposées ici ou sur ce blog. Dans la polémique actuelle, toujours sur le fond, je ne peux que constater une fois de plus que tous les arguments utilisés dans la réponse de L214, intégralement tous, ne sont valables que contre l’élevage et l’abattage industriels, que bien entendu je combats, comme ne peuvent que le faire tous les écologistes. Il me semble donc que Tol Ardor a raison quand elle écrit que « le problème n’est pas dans l’élevage, il est dans l’industrie ».

Quant à la possibilité d’élever les animaux en respectant leur équilibre biologique et en leur offrant une vie digne d’être vécue, L214 se contente d’écarter cette idée d’un revers de la main :

« Il est utopique d’imaginer qu’on puisse un jour arriver à offrir une vie décente et une mort sans souffrance aux animaux tués pour l’alimentation humaine. […] Des conditions garantissant une bonne vie et une bonne mort aux animaux mangés est une illusion. Ce mythe doit être détruit parce que cette fausse promesse permet de laisser perdurer les innombrables atrocités imputables à la viande […]. »

Utopie ? Illusion ? Mythe ? Fausse promesse ? Hé ! De la part de ceux qui veulent nous faire complètement arrêter de manger de la viande, du fromage, des œufs, du miel, de boire du lait, d’utiliser du cuir ou de la cire, l’accusation prête à sourire.

Ça, c’était pour le fond ; mais il reste la question de la forme. Et là, pour le coup, je ne suis plus, mais alors plus du tout, d’accord avec Ariès, Denhez et Porcher. Nous sommes engagés dans des débats d’idées, certes. Mais nous sommes aussi, tous, des militants engagés dans un combat pour la protection de la planète, de la nature, de la vie. Et dans ce combat, les écologistes, a fortiori les écologistes radicaux, sont du même bord. Ils doivent en avoir conscience et agir en conséquence.

Pour cela, quand nous discutons, il est impératif que nous le fassions comme entre amis. Des amis peuvent avoir des débats de fond, et même être fondamentalement en désaccord sur des questions pourtant essentielles à leurs yeux, mais ils s’interdisent mutuellement certaines formulations ou certains procédés. Bref, ils témoignent les uns envers les autres d’un respect qu’on ne montre pas avec de simples adversaires. Quand nous discutons avec Allègre, Ferry ou Bruckner, nous n’avons pas à retenir nos coups. Nous devons éviter de les traiter comme des ennemis, et nous devons leur conserver le respect dû à des frères en humanité ; mais rien de plus. Entre écologistes, surtout entre écologistes radicaux, il nous faut en user autrement.

Ainsi, accuser les vegans d’être « clairement les idiots utiles du capitalisme », dire que le veganisme est « dangereux », en faire « l’allié objectif [Dieu que cette formulation me déplaît et me rappelle de mauvais souvenirs…] d’une menace plus grande encore », celle du transhumanisme et de l’enfermement dans des villes coupées de la nature, sont autant de formulations plus que malheureuses. Je ne dénie pas aux trois auteurs le droit de parler ainsi ; mais, ce faisant, ils commettent à mon avis une faute politique majeure.

Porteur de cette faute, de ce péché originel en quelque sorte, leur texte devient une arme qui ne peut que diviser l’écologie et donc se retourner contre elle. Ce n’est pas ainsi que les non-vegans convaincront les vegans de quoi que ce soit. Ce n’est pas ainsi que se construira l’union des forces écologistes, union sans laquelle nous ne ferons rien. Je ne suis pas vegan ; pour autant, je ne crois pas que le veganisme soit l’allié du Système. Je sais bien, au contraire, qu’il est mon allié contre le Système. Je suis affligé de voir que trop d’écologistes non-vegans pensent encore le contraire – de même que je suis affligé quand certains vegans se comportent de la même manière et dénient aux omnivores toute légitimité dans le combat écologiste ou de la protection animale.

À cet égard, et même si je suis loin d’être entièrement d’accord avec eux sur le fond, il faut souligner la modération et la courtoisie de la réponse de L214. Imitons-les, et fixons-nous quelques règles de conduite. Réservons nos coups à ceux qui les méritent vraiment. Ne soyons pas trop prompts à considérer ceux des écologistes qui ne vivent pas comme nous, qui ne pensent pas comme nous sur tout, comme des adversaires. Laissons-leur systématiquement le bénéfice du doute. Même dans le désaccord, traitons les autres écologistes en amis, et interdisons-nous toujours les insultes, les propos méprisants et les coups bas. Nous n’avons rien à y perdre ; nous avons l’efficacité politique à y gagner.

samedi 10 mai 2014

Statut de l'animal : un changement toujours aussi nécessaire


Il y a quelques semaines, on a assisté à une certaine agitation autour d’une évolution supposée du droit français : enfin, le Code civil faisait passer les animaux du statut de « biens meubles » à celui « d’êtres vivants doués de sensibilité ». À l’heure où le tribunal de Versailles (ok, c’est Versailles, mais quand même, ça n’excuse pas tout) a condamné des opposants à la chasse à courre pour « violences en réunion » alors qu’ils avaient seulement perturbé une chasse sans la moindre violence (comme m’a dit un ami : « oui, mais il y avait réunion ! »), la première réaction est de se dire qu’il était temps.

Mais est-ce si sûr ? Sur son blog, Maître Eolas a publié un billet drôle et éclairant dans lequel il montrait qu’en réalité rien n’avait changé. Dans Le Monde, un entretien avec Jean-Marc Neumann, juriste, fondateur du blog Animal et Droit et vice-président de la Fondation Droit Animal, éthique et science, a souligné à peu près la même chose.

Que disaient ces éminents juristes ? Que le changement du Code civil était avant tout symbolique ; qu’en droit français, il n’existait que deux catégories, les personnes et les biens ; que n’étant pas des personnes, les animaux restaient considérés comme des biens ; que comme ils se peuvent transporter d’un lieu à un autre, ils restent des biens meubles ; que le Code civil change en effet pour leur reconnaître le statut d’êtres vivants sensibles, mais que cette caractéristique leur était déjà reconnue par d’autres textes depuis longtemps (ainsi, vous risquez la prison si vous blessez intentionnellement votre chat, alors que vous ne risquez rien si vous cassez intentionnellement votre chaise). Bref, que rien n’avait changé.

Est-ce à dire que rien n’aurait dû changer, que rien ne devrait changer ? Certainement pas. Le problème de la démarche juridique – et c’est particulièrement visible dans le billet de Maître Eolas –, c’est qu’elle se contente trop souvent de décrire et d’analyser le droit tel qu’il est, de réfléchir en fonction de l’état actuel du droit, comme si rien ne pouvait ou ne devait évoluer.

Maître Eolas nous dit ainsi qu’on est forcément soit une personne (physique ou morale), soit un bien, et que les animaux, n’étant pas des personnes, ne peuvent être que des biens. Or, c’est à mon avis précisément là que le bât blesse. C’est le statut même de l’animal qui doit changer, parce que ce n’est qu’ainsi que changera notre représentation du monde, la vision que nous avons des animaux et du rapport que nous devons entretenir avec eux.

Il convient d’abord de se demander à quelle vision des choses on veut parvenir, quelle idéologie on veut propager. Pour ma part, je suis biocentriste et antispéciste, c’est-à-dire que je considère que tous les êtres vivants (les hommes, les autres animaux, mais aussi les plantes) ont la même valeur morale intrinsèque et la même dignité. Ce qui ne signifie pas que tous aient exactement les mêmes droits : les hommes ont droit à la liberté d’expression ; une poule ne s’exprimant pas, il n’y aurait aucun sens à lui reconnaître ce droit (de la même manière qu’un enfant de quatre ans n’a pas le droit de voter, sans que cela change rien à sa dignité et à sa valeur morale intrinsèque). De même, pour des raisons exposées ailleurs (ici ou ), je considère aussi que nous avons le droit de tuer des êtres vivants pour nous nourrir, nous vêtir, nous loger, nous défendre.

Si donc je me demande comme promouvoir cette vision biocentriste des choses, il me semble clair que cela passe aussi par la loi. La loi procède toujours en partie d’une évolution des représentations déjà engagée et qu’elle valide a posteriori ; mais inversement, elle contribue toujours elle aussi à l’évolution des mentalités. De même que la loi Taubira va banaliser l’homosexualité et faire reculer l’homophobie, de même que la suppression de la peine de mort par Mitterrand a contribué à faire voir cette pratique comme barbare, il faut aujourd’hui changer le statut légal des êtres vivants non humains pour faire évoluer les mentalités.

Comment ? Il est illusoire de croire que nous allons accorder une dignité intrinsèque et des droits d’un coup à tous les êtres vivants. Les Occidentaux avaient déjà eu beaucoup de mal à accepter que les peuples qui habitaient le continent américain avant leur arrivée fussent pleinement humains ; après cette première étape, il leur a fallu des siècles pour accorder la même dignité aux natifs de l’Afrique noire. De même, il faut commencer par accorder des droits aux animaux avant d’aller plus loin et de reconnaître que les plantes ont une vie et donc des droits – même si le fait de ne probablement pas ressentir la souffrance implique qu’elles n’ont pas les mêmes droits que les animaux ; là encore, à capacités différentes, droits différents.

Concrètement, quel statut leur accorder ? Je ne pense pas qu’il faille en l’état leur accorder le statut de personnes ; cela poserait trop de problèmes juridiques. Deux pistes s’offrent donc à nous.

La première consisterait à diviser les choses en deux catégories, non plus les personnes et les biens, mais les organismes et les biens, les personnes (physiques, donc humaines, ou morales) devenant une subdivision de la première catégorie (celle des organismes, suivez un peu, bordel !). La seconde consisterait à conserver la division entre personnes et biens, mais en ajoutant une troisième catégorie entre les deux : les êtres vivants non humains.

Même si la première voie a clairement ma préférence, le résultat serait au fond assez proche. Le nouveau statut des animaux (et, à terme, des êtres vivants en général) pourrait se résumer en cinq points :

1/ Les êtres vivants non humains sont dotés d’une dignité et d’une valeur morale intrinsèques reconnues par le droit ;

2/ Les êtres vivants non humains sont à la fois objets de droit et sujets de droit ;

3/ Un être vivant non humain ne peut être possédé, ni être considéré comme un bien ou une propriété ;

4/ Il peut en revanche être placé sous la responsabilité d’une personne, cette dernière en retirant à la fois des devoirs et des droits (ainsi, le responsable d’une vache a le devoir de bien la traiter, et le droit de traire son lait ou de l’abattre pour sa viande) ;

5/ Tous les êtres vivants non humains ont des droits ; certains de ces droits sont communs à tous les êtres vivants, d’autres sont spécifiques à certaines espèces en fonction de leurs capacités et des leurs caractéristiques biologiques.

En arriver là sera difficile ; il faut donc procéder par étape. La proposition de loi du professeur Jean-Pierre Marguénaud, soutenue par Tol Ardor, va dans le bon sens, même si elle ne règle pas tout, loin s’en faut. La Déclaration ardorienne des droits des êtres vivants cherche aussi à aller dans cette direction. Mais un réel danger nous guette : les coups de bluff des parlementaires tels que celui que nous venons d’essuyer. Le monde de la protection animale doit se montrer particulièrement vigilant pour ne pas se satisfaire de ce genre de coup d’épée dans l’eau, sans quoi il risque fort de tomber dans l’inaction. Les divisions dont il est victime ne le poussent déjà que trop sur cette funeste pente.

mardi 11 février 2014

Militants de la cause animale de tous les pays, unissez-vous !

« Les arbres et les herbes et toutes les choses qui poussent
ou qui vivent sur la terre n’appartiennent qu’à elles-mêmes. »

J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux,
Livre I, Chapitre 7 : « Dans la maison de Tom Bombadil »


C’est assez rare pour être signalé : ces dernières semaines, les animaux ont un peu fait la une de l’actualité. Aucun événement majeur, aucune révolution, mais une succession de petits faits révélateurs d’évolutions et, bien sûr, de blocages.

À New York, on vient de démanteler un vaste réseau de combats de coqs. C’est une bonne nouvelle ; la mauvaise, c’est que ces combats sont toujours populaires : les policiers ont récupéré des centaines de coqs entassés dans des cages à Brooklyn, et plus de 3000 animaux dans un élevage du nord de l’État de New York. Les spectateurs paient 40$ pour assister à un combat, certains parient jusqu’à 10 000$ sur son issue.

En France, Farid Ghilas a été condamné à un an de prison ferme pour avoir torturé un chaton et posté sur Facebook la vidéo de son exploit. Là encore, bonne nouvelle – les actes de cruauté envers certains animaux sont de moins en moins tolérés par la justice – et mauvaise nouvelle – des gens sont encore capables de faire souffrir un animal par pur sadisme, et de le montrer au public, comme si c’était absolument normal, voire drôle. Même la bonne nouvelle doit être nuancée, d’abord parce que cette condamnation risque de rester un cas isolé (d’autant qu’elle peut encore être adoucie en appel), et surtout parce que ce que la justice condamne, c’est l’acte de barbarie envers un animal domestique ou apprivoisé – les autres, vous pouvez toujours leur faire à peu près ce que vous voulez, et en droit français, les animaux sont toujours considérés comme des biens.

Ces deux épiphénomènes ne sont qu’une miette de glace sur l’immense iceberg de la souffrance que nos sociétés imposent aux animaux. Cette montagne de tortures commence peu à peu à sortir du brouillard où l’avaient noyée les industriels qui l’ont mise en place et en vivent. Le grand public découvre, petit à petit, à quel point elle est sanglante. Des films comme Blackfish ou Océans dénoncent, pour le premier, les conditions de vie des épaulards en captivité, et pour le second, le traitement réservé aux requins pêchés pour leurs ailerons – la scène dans laquelle on voit un requin encore vivant couler à pic après qu’on lui a coupé son aileron est proprement insoutenable. Sur YouTube, on ne compte plus les films qui montrent, souvent crûment, les conditions de vie des animaux élevés à des fins alimentaires.

Les industries qui profitent de cette barbarie résistent, bien sûr. En juillet dernier, deux élevages de poules pondeuses en batterie ont fait condamner l’association L214 pour avoir filmé clandestinement, puis diffusé, des vidéos qui prouvaient qu’ils ne respectaient même pas la législation en vigueur, pourtant très insuffisante. Ce type de poursuites n’est pas rare, et leur but est très clair : empêcher que le public se rende compte, de visu, de l’horreur de l’élevage industriel et intensif.

C’est une évidence : les gens qui gagnent des millions sur la souffrance animale, tout comme ceux qui en ont fait leur loisir, vont se battre jusqu’au bout pour que les gens en sachent le moins possible et pour que les législations ne changent pas. Mais même le grand public peine parfois à percevoir l’importance de ce combat : ainsi, le président du tribunal pour enfants de Bobigny, Jean-Pierre Rosenczveig, s’étonne dans un billet de son blog que des intellectuels français n’aient, je cite, « rien d’autre à se mettre sous la dent » que la protection des animaux, et les accuse, en menant ce combat, d’être « au ras du sol » (sic !). D’où la nécessité impérieuse pour les défenseurs de la cause animale de contre-attaquer, et d’être efficaces dans la contre-attaque.

Je l’ai dit plusieurs fois, ici ou ailleurs : je ne suis pas végétarien, et je considère que toutes les espèces vivantes, y compris l’homme, ont le droit de tuer dans certains cas, et l’alimentation fait partie de ces cas. Véritablement biocentriste, et non pas « animalo-centriste », je ne considère pas que la vie des animaux vaille davantage que la vie des plantes, et je ne trouve donc pas l’argument éthique convaincant pour cesser de les tuer pour leur viande, leur cuir etc.

Pour autant, il est clair que nous devons absolument évoluer sur deux points. Le premier est quantitatif : il y a urgence à diminuer notre consommation de viande, tout simplement parce qu’élever des animaux est écologiquement bien plus coûteux que de faire pousser des végétaux.

Le second, de loin le plus important, est d’ordre qualitatif : je ne considère pas que tuer des animaux soit forcément immoral, en revanche, les faire souffrir inutilement l’est à l’évidence. Les conditions d’élevage, de transport et d’abattage actuelles ne sont pas « cruelles » : elles sont abominables, monstrueuses, épouvantables, innommables, glaçantes d’horreur. En fait, il m’est impossible de trouver les mots justes pour les décrire, tant elles dépassent les réalités que le langage transmet ordinairement. Le problème n’est pas dans le fait d’élever ou de tuer des animaux ; le problème, c’est de les élever et de les tuer de manière industrielle, donc dans un unique souci de rentabilité et d’efficacité, sans prendre en considération qu’il s’agit d’être vivants, conscients, sensibles et ayant des droits.

Comme Tol Ardor le dénonce depuis le début, c’est l’industrie et la technique sur laquelle elle repose qui est à la base du mal : la même industrie et la même technique qui, par ailleurs, détruisent les écosystèmes naturels, réchauffent la planète et donc condamnent à mort les animaux incapables de s’adapter ; les conditions d’élevage et de mise à mort des animaux destinés à l’alimentation d’une part, la destruction des écosystèmes et donc des animaux sauvages d’autre part, ne sont que deux aspects du même problème.

Face à cela, que faire ? D’abord, s’unir. Les défenseurs des animaux (associations et individus) sont faibles d’abord de leurs divisions, qui entraînent manque d’efficacité, de visibilité médiatique et de crédibilité. Les industriels du secteur agro-alimentaire, les chasseurs, les défenseurs du foie gras et de la corrida sont beaucoup plus unis que nous ; tant qu’il en sera ainsi, ils seront les plus fort.

L’obstacle à cette union, c’est que les militants de la cause animale ont souvent le plus grand mal à surmonter leurs divisions. Elles sont nombreuses, et lourdes, et il ne sert à rien de les nier ou de les minimiser. La plus importante et douloureuse sépare ceux qui sont végétariens, végétaliens ou vegans de ceux qui ne le sont pas. Les premiers ont souvent le plus grand mal à laisser aux « carnivores », aux « viandards », aux « mangeurs de cadavres » une place à leurs côtés. Presque toujours renvoyés à une incohérence mal démontrée ou à leur prétendu égoïsme, ils sont, au mieux, acceptés comme supplétifs, pour faire nombre, et tenus de se taire. Rares sont ceux qui acceptent de tendre la main, de laisser un espace de parole, bref qui tolèrent vraiment la différence. La seconde fracture (qui ne recoupe pas la première) sépare (grosso modo) les biocentristes, ou au moins les « animalo-centristes », de ceux qui considèrent que les animaux n’ont aucune valeur morale intrinsèque, mais qu’il ne faut pas les torturer car cette torture dégrade l’homme et la société qui la pratiquent.

Ces fractures ne sont plus de simples désaccords. Entre militants de la cause animale, elles ont donné lieu à des attaques souvent très violentes, à des rancœurs nombreuses, à de véritables haines parfois. Mais je continue à croire qu’il est possible de les dépasser, et que les défenseurs des animaux sauront prendre conscience de l’urgence de s’unir et donc, nécessairement, d’accepter entre eux certaines différences.

Comment ? L’idéal, bien sûr, serait de parvenir à mettre en œuvre une grande confédération des associations de protection des animaux, ouverte également aux simples particuliers. Cette confédération serait assise sur une charte la plus consensuelle possible, ce qui lui permettrait de réunir largement, en laissant à chaque partenaire sa pleine indépendance, et en traitant chacun à égalité. Mais ça a déjà été tenté, et pour l’instant, ça ne marche pas. Le Réseau Animavie, que Tol Ardor a rejoint (et nous continuerons à les soutenir), était un bel essai, qui a malheureusement explosé en plein envol justement sur cette question du végétarisme. La Fédération Française de Protection Animale ne semble pas non plus avoir beaucoup de succès.

En attendant cette confédération, pour laquelle nous continuerons à nous battre, sans doute est-il réaliste de se réunir, dans un premier temps, autour d’objectifs plus concrets, plus immédiatement et plus facilement réalisables. Une priorité devrait être de changer le droit français, afin que les animaux – tous les animaux – soient mieux protégés et qu’ils cessent d’être considérés comme des objets. Ainsi, Tol Ardor propose une Déclaration des Droits des Êtres Vivants (largement appuyée sur la Déclaration des Droits de l’Animal de 1978) que nous pensons consensuelle et largement acceptable.

Dans une optique légèrement différente, Jean-Pierre Marguénaud, professeur de droit à l’université de Limoges, a publié dans le dernier numéro de la Revue Semestrielle du Droit Animalier (p. 179) une proposition de réforme du statut de l’animal ; cette proposition est officiellement soutenue par seize associations, dont Tol Ardor. C’est évidemment insuffisant. Il est donc essentiel de diffuser ces textes et de les faire connaître le plus largement possible. Envoyez-les à vos carnets d’adresses, aux représentants des associations que vous connaissez, à vos représentants politiques, aux élus, partagez-les sur les réseaux sociaux. Ils représentent une opportunité précieuse pour les défenseurs de la cause animale de se réunir au-delà de leurs divergences et de leurs clivages, sur des propositions concrètes et ne nécessitant pas une lourde structure.

La formule peut sembler pompeuse ou usée, mais elle est plus jamais d’actualité : militants de la cause animale de tous les pays, unissez-vous !

mercredi 3 avril 2013

Soyez végans jusqu'au bout, soyez anti-industriels

Deux chroniques sur les végans en deux jours, on va croire que c’est de l’acharnement, et même pas thérapeutique. Mais c’est que j’ai eu un peu maille à partir avec eux ces derniers temps. On m’a expliqué successivement que j’étais con, que j’étais incohérent, que j’étais chiant, que j’étais méchant, que je ne pouvais pas prétendre protéger les animaux puisque je les tuais. Cette dernière théorie m’a particulièrement plu (ah ? alors personne au monde ne peut prétendre protéger les plantes ou militer pour la protection des plantes, puisque tout le monde tue des plantes pour se nourrir). Quand j’essayais d’apporter un argument dans le débat, en général on m’accusait de troller (ah ?), de pourrir (ah ?), et on renvoyait à l’un des « arguments » ci-dessus. Alors que voulez-vous, il faut bien que je me défende un peu.

Ma précédente chronique essayait d’expliquer un peu mon biocentrisme et dénonçait le végétarisme comme étant le dernier avatar du spécisme qui prétend établir des distinctions de valeur entre les différentes espèces vivantes. À présent, je voudrais revenir sur un autre point de l’argumentaire traditionnel végan qui me pose un peu question.

Pour les besoins de la discussion, on va mettre de côté la question des plantes et admettre l’évidence, à savoir que, pour un animal, il est préférable de continuer à vivre plutôt que d’être tué.

Que refusent les végans ? De manger de la viande, du poisson, normal, il faut tuer pour ça. Des œufs, bon, on comprend encore, après tout l’œuf est un poussin en devenir. Les végans refusent-ils systématiquement, sur le même principe, tout avortement ? Il est permis de se poser la question, puisque après tout un embryon est tout autant un être humain en devenir, et qu’il n’a rien demandé à personne non plus. Mais passons. Le lait et ses dérivés, oui, admettons encore, puisque pour avoir le lait, en général on en prive le bébé, et qu’on le mange souvent dans la foulée. La laine, le cuir, le miel, la cire d’abeille ? Là on comprend quand même de moins en moins.

Passe encore pour le cuir, encore qu’on pourrait le récupérer sur des animaux morts de leur belle mort, je suppose. Mais la laine ? le miel ? la cire ? On peut très bien en prendre aux animaux qui les produisent sans que ça ne leur coûte grand-chose. Le miel et la cire peuvent très bien être pris dans les ruches, à condition d’en prendre en quantité raisonnable (je ne parle évidemment pas de l’apiculture industrielle contemporaine) ; les abeilles refont le travail, mais comme l’apiculteur les protège en retour, c’est davantage un échange de bons procédés que de l’exploitation, je trouve. De même, le printemps arrivé, les moutons n’ont plus besoin de leur laine, et la tonte n’est pas forcément une torture, que je sache.

Là où le mode de vie végan (puisqu’il s’agit bien d’un mode de vie, pas seulement d’un régime alimentaire) commence à sembler franchement incohérent, c’est qu’à côté de cela, les végans ne militent pas particulièrement contre d’autres choses pourtant bien plus néfastes aux animaux. Prenons le plastique, par exemple. N’étant pas biodégradable, il finit largement dans la nature et dans la mer où il cause aux animaux des souffrances incalculables. Ou le pétrole : les modifications climatiques induites par son utilisation signeront dans les années et les décennies à venir la disparition d’écosystèmes entiers. Cela signifiera la mort non seulement de millions d’animaux, mais même de centaines d’espèces animales entières !

Si l’on pousse un peu l’analyse, on s’aperçoit que c’est en fait l’ensemble de la civilisation techno-industrielle qui est la source majeure de la souffrance animale à l’heure actuelle. Elle l’est bien sûr par l’enfer de l’élevage et de l’abattage industriels ; mais elle l’est aussi, et à une échelle bien supérieure, par la destruction du monde tel que nous le connaissons, qui représente son aboutissement nécessaire et inéluctable. En d’autres termes, alors qu’on pourrait parfaitement tondre les moutons et récolter le miel de façon pleinement respectueuse des animaux qui les produisent (laissons de côté la question plus complexe de la viande), il est fondamentalement impossible de prétendre utiliser le pétrole et le plastique d’une manière respectueuse de la vie animale.

Ce qui fausse les choses, c’est que je crois que beaucoup de végans ne sont pas vraiment intéressés par les animaux en général mais par certains animaux bien particuliers. En gros, j’ai l’impression (tant mieux si je me trompe) que beaucoup se préoccupent davantage du sort des animaux domestiques que des animaux sauvages, et que parmi les animaux sauvages, beaucoup s’intéressent, dans l’ordre de priorité, d’abord aux mammifères, puis aux oiseaux, puis aux autres vertébrés, le reste de la masse (qui constitue pourtant l’essentiel du règne animal) n’arrivant que très loin derrière.

De la même manière (là encore, comme j’aimerais me tromper !), j’ai l’impression que les végans se focalisent sur les souffrances les plus visibles (l’égorgement du pauvre agneau aux yeux mouillés, le vison pelé vivant…) au détriment de la lente agonie dans laquelle le système techno-industriel plonge, et de plus en plus, la grande majorité des animaux de cette planète.

Qu’on me comprenne bien : je ne minime pas les premières ; elles sont intolérables, et doivent être supprimées. Je l’ai dit ici même : l’élevage et l’abattage industriels ne peuvent pas être réformés et doivent disparaître. Mais à mon sens, cela ne signifie pas que toute forme d’élevage ou d’abattage soit condamnable. Bref, ce que semblent n’avoir pas compris les végans, c’est que l’élevage et l’abattage posent en soi, pour les animaux, infiniment moins de problèmes que le caractère techno-industriel de notre civilisation, dont l’élevage et l’abattage industriels ne sont qu’un volet parmi d’autres, et non moins destructeurs.

Ils me répondront sûrement que lutter contre la civilisation techno-industrielle est impossible et voué à l’échec. Je ne sais pas, mais c’est mon combat et celui de Tol Ardor, en tout cas. Et ce qui est certain, c’est qu’homo sapiens a vécu durant 99,99% de son histoire sans pétrole, sans plastique, sans électricité ; on ne peut pas en dire autant de la laine et de la viande. Alors qu’est-ce qui est le plus facile à supprimer, après tout ?

Amis végans, soyez cohérents, soyez végans jusqu’au bout. Repensez vos priorités, et demandez-vous, en toute franchise, en toute honnêteté, ce qui fait aujourd’hui le plus de mal aux animaux : le pétrole et le plastique, ou le lait et le miel ?

mardi 2 avril 2013

Le chêne et le végan

Il y a longtemps, j’ai failli devenir végétarien[1]. Je faisais le marché avec mes grands-parents et, sur l’étal d’un poissonnier, je suis tombé sur un panier de crabes. J’ai toujours adoré les crabes. À tous les sens du terme, d’ailleurs ; j’adore ces animaux, je les trouve beaux et fascinants ; et il se trouve que les crustacés sont aussi mon plat préféré. Dans ce panier, entassés les uns sur les autres, tentant de s’échapper sans y parvenir, loin de leur milieu naturel, leur souffrance était si palpable que je me suis dit : « non, ce n’est pas possible, on ne peut pas faire ça. »

Et cette souffrance devant la souffrance des animaux que nous mangeons, je continue, évidemment, à la ressentir. Je la ressens devant les animaux que je tue moi-même : devant le crabe, toujours lui, ou la langouste, qui souffrent devant moi, dans le même étalage et le même panier, puis qui souffrent encore quand je les plonge dans l’eau bouillante. J’ai beau le faire avec le plus de respect possible, en atténuant et en abrégeant autant que faire se peut leur douleur, je sais qu’elle demeure. Et j’en souffre aussi, bien sûr, pour les animaux que je ne tue pas moi-même, mais dont je sais comment ils ont été traités avant d’arriver dans mon assiette.

Si, en fin de compte, je ne suis pas devenu végétarien, ce n’est donc pas par manque de sensibilité pour les animaux ; c’est par amour des plantes. À l’époque, je n’avais pas lu le Quenta Silmarillion, mais sans le savoir, je vivais déjà selon certains de ses principes. Dans son deuxième chapitre, Tolkien raconte les inquiétudes de Yavanna, la déesse qui a fait les plantes et les animaux, devant la venue des Elfes, des Hommes et des Nains, qui menacent de les détruire. Lorsque Manwë, dieu du ciel, lui demande : « De tout ce tien royaume, qu’est-ce qui t’est le plus cher ? », elle refuse de choisir et lui fait cette réponse :

« Tous ont leur valeur, et chacun contribue à la valeur des autres. »

Tolkien avait un immense amour pour les plantes, particulièrement pour les arbres qui ont une grande importance dans son Légendaire. Je partage cet amour : les plantes m’ont toujours été chères. Je leur parle sans complexes. Je les trouve la plupart du temps très belles, souvent bien plus belles que beaucoup d’animaux. Leurs parfums, leurs formes, leurs couleurs, tout en elles est un enchantement, et ce n’est pas seulement vrai pour les plus grandes ou les plus élaborées. Je suis aussi fasciné par leur mode de fonctionnement. Alors que nous autres animaux ne savons renouveler notre vie qu’en tuant ce qui est vivant, les plantes, elles, ne font de mal à personne et ne se nourrissent que de ce qui ne vit pas[2]. « Puissiez-vous vivre du parfum de la terre, et comme une plante vous sustenter de lumière », écrivait Gibran. Puissions-nous, en effet. Même dans la dégradation, les plantes nous sont supérieures. Quand nous mourrons, nous devenons des charognes. Quand elles meurent, elles deviennent de l’humus. Les déchets des plantes, ce sont l’oxygène et le bois. Comparez aux nôtres…

Bref, j’aime les plantes, je les aime au point de les considérer comme les égales des animaux. J’ai quitté depuis longtemps l’anthropocentrisme dominant dans notre culture, mais je ne suis pas devenu « animalo-centriste » – pardon pour le néologisme – pour autant : je suis véritablement biocentriste. Pour vivre véritablement selon cette éthique, je n’avais donc que deux possibilités : soit me laisser mourir de faim, soit manger des plantes et des animaux. Je ne condamnerais pas quelqu’un qui choisirait la première option ; mais je pense qu’il est également légitime d’opter pour la seconde. En revanche, toujours selon ce paradigme, ne manger que des plantes, et pas des animaux, reviendrait à retomber dans l’animalo-centrisme des végétariens, que je dénonce comme le dernier avatar du spécisme.

Ici, une petite précision sémantique s’impose. Les végétariens, végétaliens et végans se considèrent en général comme « antispécistes ». Leur analyse de base, avec laquelle je suis d’accord, est que, de la même manière que les hommes se sont longtemps considérés comme supérieurs aux femmes et les Blancs comme supérieurs aux Noirs, les êtres humains se sont longtemps, et tout aussi à tort, considérés comme supérieurs aux autres espèces. Ils appellent ce préjugé le « spécisme », néologisme construit de la même manière que les mots « sexisme » ou « racisme », et promeuvent « l’antispécisme », de même qu’on peut être « antisexiste » ou « antiraciste ». Jusque-là, je les suis.

Mais ce qu’ils semblent ne pas voir, c’est qu’eux-mêmes, loin d’être véritablement antispécistes, sont en réalité l’avatar le plus récent du vieux spécisme : en refusant de manger les animaux, ils accordent clairement aux plantes une valeur morale intrinsèque qui, si elle n’est pas nulle, est néanmoins nettement inférieure à celle qu’ils prêtent aux animaux. Ils ont donc élargi le champ de l’égalité, en considérant tous les animaux, humains comme non humains, comme des égaux ; mais ce faisant, ils n’ont aboli aucune frontière, ils se sont contentés de les repousser. Est-on raciste si l’on considère les Blancs et les Jaunes comme des égaux, mais qu’on continue à voir en les Noirs des inférieurs ? De toute évidence, oui, même si on l’est peut-être moins que si l’on met les seuls Blancs au sommet de la pyramide. De la même manière, les végans sont peut-être moins spécistes que le commun des mortels, mais ils sont clairement spécistes tout de même, car les plantes composent bel et bien des espèces vivantes.

Tout leur argumentaire va d’ailleurs dans ce sens. Prenons par exemple le blog (fort intéressant par ailleurs, et que je recommande chaudement et sincèrement) Les questions composent. Dans un billet intitulé « Pour en finir avec le cri de la carotte », l’auteur[3] cherche à répondre à un argument récurrent contre les végans : « oui mais vous, vous tuez aussi, puisque vous tuez des plantes. » Et ce faisant, elle accumule pas mal de contradictions.

Le titre du billet, déjà, est en lui-même une réponse. L’expression « cri de la carotte » a été forgé par ceux, végétariens au premier rang, qui considèrent que tuer des plantes ne pose en soi aucun problème moral particulier. Et c’est ce qu’elle commence à rappeler : contrairement aux animaux, les carottes ne crient pas, ne fuient pas, ne se défendent pas. Ah. Mais tous les animaux ne font pas cela non plus. Mon crabe de tout à l’heure ne crie pas. Une moule ou un corail ne peuvent ni fuir, ni se défendre. Comme la carotte, une moule « se laisse cueillir puis découper sans la moindre protestation. »

À ce stade, le vegan sort l’argument de la souffrance. Je reconnais à l’auteur du billet en question de ne pas traiter le sujet à la légère : elle réfléchit de manière poussée sur ce qui fait d’un être vivant un sujet de droit, et insiste sur l’importance de la conscience et de la sensibilité, ce qui va dans le sens d’un traitement différencié des êtres vivants selon leurs caractéristiques.

Là-dessus, disons-le tout de suite : oui, de toute évidence, les caractéristiques des êtres vivants sont déterminantes dans l’établissement de leurs droits et de la manière dont nous devons les traiter. Même moi, qui suis biocentriste et considère que tous les êtres vivants ont la même valeur morale intrinsèque, je ne peux pas dire le contraire. Ainsi, les humains, qui ont des facultés dont ne dispose aucun autre être vivant connu, ont des droits particuliers : il serait parfaitement ridicule de prétendre que les poules ont droit à la liberté d’expression ou à la présomption d’innocence. De même, la capacité à souffrir ou la conscience donnent des droits particuliers à ceux qui en disposent. Mais plusieurs interrogations demeurent.

Je ne m’attarderai pas sur la question de savoir si les plantes souffrent. Des recherches scientifiques récentes semblent indiquer que leur sensibilité ne se réduit pas à la lumière. Est-ce qu’elles peuvent pour autant ressentir de la douleur ? Je crois sincèrement que personne n’en sait rien. Dans le même billet, notre auteur estime que les plantes n’ont pas de conscience et « ne ressentent pas » car il serait impossible de dire où se trouve le siège d’une telle conscience. À mon avis, elle va un peu vite en besogne. Les plantes ont été nettement moins étudiées que les animaux, et il est hasardeux de prétendre tirer des conclusions définitives de nos connaissances actuelles. À tout le moins, il ne serait pas idiot de leur laisser le bénéfice du doute. Mais admettons, pour la facilité du débat, que les plantes ne souffrent pas ; est-ce une raison suffisante pour les manger ?

Dire cela, ce serait prétendre baser notre comportement vis-à-vis des êtres vivants principalement sur la souffrance qu’ils éprouvent ou n’éprouvent pas. Or, c’est extrêmement discutable. Bien sûr, encore une fois, le fait de souffrir donne des droits particuliers. Quand il est prouvé ou même probable qu’une créature est capable de souffrance, nous avons l’obligation morale de la faire souffrir le moins possible. De là à en faire l’alpha et l’oméga de la morale, il y a un pas que je ne franchirais pas. Ainsi, si on élève une vache dans un joli pré fleuri, et qu’une fois adulte, on s’approche silencieusement d’elle dans son sommeil pour l’abattre d’une balle dans la tête, elle n’éprouvera pas la moindre souffrance. Si j’élève puis abats une vache de cette manière, et que j’invite un végan à venir déguster un steak ainsi produit, acceptera-t-il ou refusera-t-il ?

S’il accepte, la notion même de « véganisme » perd de sa pertinence, puisque le refus de la consommation de viande cesserait d’être un impératif catégorique. S’il refuse, c’est qu’il ne fonde pas son éthique sur la souffrance mais sur autre chose, cette autre chose ne pouvant alors être que le simple respect de la vie animale pour elle-même. Mais alors pourquoi de la seule vie animale ? En d’autres termes, si c’est la souffrance qui compte, pourquoi refuser de tuer des animaux pour autant qu’on leur épargne la souffrance ? Et si c’est la vie qui compte, pourquoi privilégier la vie animale sur la vie végétale ?

Contrairement à ce que voudraient faire croire les végans, mon biocentrisme n’est donc pas seulement le résultat d’une sensibilité personnelle et irrationnelle qui me porte à aimer les plantes autant que les animaux ; il est également le fruit d’une réflexion logique qui me pousse à considérer ladistinction entre ce qui vit et ce qui ne vit pas comme bien plus fondamentale, bien plus profonde que toutes les autres distinctions, y compris celles basées sur la raison, sur la conscience ou sur la capacité à ressentir la douleur, et ce même si ces distinctions, je le répète, existent aussi et doivent toutes être prises en compte.

Naturellement, mon biocentrisme théorique ainsi que l’ensemble des positions morales que j’en déduis sont, comme tout système philosophique ou métaphysique, au-delà du champ expérimental et donc du démontrable. Autrement dit, il est purement et simplement impossible de prouver que le biocentrisme est la meilleure position théorique possible ; mais c’est également vrai de tous les autres principes métaphysiques et de toutes les autres positions morales, du véganisme à l’anthropocentrisme. Et surtout, on peut en revanche se battre pour un usage rationnel des mots et des concepts. Ainsi, les végans devraient cesser de se prévaloir de l’antispécisme, sauf à nous expliquer en quoi la vie de la vache, ou la leur, vaut davantage que celle du chêne. Leur éthique fondée sur la souffrance plutôt que sur la vie a de bons arguments pour elle ; mais qu’au moins ils assument d’être une nouvelle variante du spécisme.


[1] Je ne faisais pas alors la distinction entre les végétariens (qui ne mangent ni viande ni poisson, mais s’autorisent les œufs et le lait), les végétaliens (qui refusent aussi ces produits) et les végans (qui, en plus de la viande, des œufs et du lait, rejettent aussi tous les produits issus d’animaux, comme le cuir, la cire d’abeille, la laine etc.).
[2] En général, à ce stade, le végétarien lambda parle des plantes carnivores. Oui, il y a des plantes carnivores. Mais d’une part, c’est très marginal dans le règne végétal ; et d’autre part, même les plantes dites carnivores se nourrissent essentiellement d’eau, de lumière et de sels minéraux. Les insectes n’entrent que pour une très petite proportion dans leur alimentation, et d’ailleurs elles en mangent très peu.
[3] Si elle lit ça, elle ne va pas aimer, elle semble tenir au -e pour « auteure ». Qu’elle me pardonne si je suis l’Académie (choix certes toujours discutable, mais mon choix néanmoins).