mardi 17 décembre 2019

La fausse bonne idée par excellence : la paille en bambou

Elle fait fureur, ces temps-ci, la paille en bambou. On la trouve un peu partout, et ses thuriféraires ne manquent jamais une occasion de vanter ses mérites : pas en plastique, biodégradable… Bien sûr, elle n’est pas tout à fait aussi agréable en bouche que la paille en plastique, mais ça fait au fond partie du plaisir : on est bien content de faire ce petit sacrifice pour la planète, on se dit qu’on accepte de renoncer à quelque chose pour la nature et le bien commun, et on boit son mojito la conscience bien tranquille. Par chez nous, à Mayotte, on en voit même qui prennent l’avion à chaque vacances pour aller découvrir l’Inde, la Thaïlande ou Madagascar, mais qui ne manquent pas de s’offusquer quand un patron de bar leur sert leur planteur avec une paille conventionnelle.

En soi, la contradiction peut me faire sourire, mais ne me gêne pas outre mesure ; je suis moi-même un homme à paradoxes, et mon mode de vie ne me permet pas de m’ériger en donneur de leçons écologiques. Je suis le premier à trahir quotidiennement mes idéaux, mes principes et mes valeurs pour préserver très largement mes habitudes et mon mode de vie.

Je me pique en revanche de lucidité, et j’essaye de ne pas tomber dans les attrape-nigauds de la croissance verte et du capitalisme greenwashé. Or, de ce point de vue, la paille en bambou est-elle la panacée qu’on essaye de nous vendre ? Il faut d’abord remarquer qu’en toute logique, elle doit nécessiter du bambou pour sa fabrication. Il faut donc qu’on consacre de nouveaux espaces à la production de ce bambou, ou qu’on coupe des bambous existant : dans les deux cas, c’est très peu écologique. Ensuite, il faut transformer ces bambous en pailles, ce qui nécessite forcément des usines, de l’énergie, des ressources humaines, etc. Enfin il faut transporter les pailles vers les lieux de consommation, puis les recycler. La paille en bambou n’est donc pas écologiquement neutre : elle consomme d’autres ressources et rejette d’autres déchets que les pailles traditionnelles, moins nocifs peut-être, mais tout de même considérables.

Et tout ça pour quoi ? Tout ça pour un objet – et c’est là le point fondamental – absolument, entièrement, complètement inutile, dont on peut se passer sans la moindre difficulté. Même le plus radical des écologistes peut reconnaître qu’il nous serait difficile de nous passer des dispositifs qui nous permettent d’écouter de la musique ou de regarder des films, sans parler des scanners médicaux. Mais inversement, même le pire des consommateurs technophiles peut reconnaître que la paille, en plastique ou en bambou, est un objet non seulement non indispensable, mais qui n’ajoute qu’une dose infinitésimale de plaisir à celui de la boisson qu’elle sert à aspirer. Le plaisir, c’est de boire son sex on the beach, pas d’avoir une paille en bouche pour le faire ! À part quelques vieillards édentés et ne supportant pas les dentiers, qui pourrait bien affirmer que la paille sert à quoi que ce soit ? Si encore elle apportait le plaisir d’autres objets non directement utiles, comme les bijoux par leur beauté, ce qui faisait dire à Voltaire que le superflu était « chose très nécessaire » ; mais même pas !

La conclusion est simple : la paille est l’exemple parfait, archétypique, de l’objet dont nous pourrions parfaitement nous passer, sans en souffrir le moins du monde. La solution écologique, ce n’est pas de transformer les pailles pour qu’elles polluent moins (en essayant de nous faire croire au passage qu’elles ne polluent plus) : ce serait de dire clairement aux gens que la paille ne servant à rien, on cesse d’en fabriquer.

À l’inverse, le passage du plastique au bambou pour la fabrication des pailles est l’exemple parfait, archétypique, du refus catégorique de nos sociétés de changer quoi que ce soit à leur mode et à leur niveau de vie. Ce nouveau produit illustre à merveille la vaste chimère, le rêve de singe consistant à faire croire que nous pourrons sauver la planète et continuer à vivre exactement comme avant, y compris dans les détails les plus insignifiants. Il est urgent de dégonfler cette baudruche.


lundi 2 décembre 2019

To cancel culture, press 1


Certains diront que je suis obsédé par la question de la liberté d’expression. D’autres comprendront que, si je suis obligé de consacrer tant de billets à ce sujet, c’est justement qu’il y a un problème. Actuellement, c’est souvent l’art qui est attaqué.

En soi, rien de nouveau : les artistes ont toujours été en butte aux tentatives d’intimidation de ceux qui voulaient les faire taire. Pendant longtemps, ce fut le cas des puissants, des autorités civiles ou religieuses, au nom de leurs intérêts bien sûr, mais aussi de la défense d’une morale traditionnelle. Le procureur Ernest Pinard est passé à la postérité pour ses réquisitions contre Madame Bovary de Flaubert, Les Fleurs du mal de Baudelaire, mais aussi Les Mystères du peuple, d’Eugène Sue. Avec succès : sur ces trois auteurs, seul Flaubert, défendu par Sénard, s’en est pleinement tiré. Pinard a obtenu la condamnation des deux autres (y compris Sue, pourtant mort).

À gauche, Ernest Pinard, procureur contre Flaubert ; à droite, Jules Antoine Sénard, qui la défendu.

Les censeurs d’aujourd’hui pousseraient des hurlements s’ils se voyaient comparés à ce triste sire, qui représente tout ce qu’ils détestent. Ils sont pourtant ses héritiers en ligne directe. Ce qui les empêche de le voir, c’est qu’ils n’ont pas la même morale, donc ni les mêmes cibles, ni les mêmes protégés. Et bien sûr, de ce point de vue, ils sont meilleurs que Pinard : lui défendait la morale hypocrite et sclérosée des puissants et de l’ordre établi, eux défendent les femmes, les noirs, les enfants, les arabes, les pauvres, les homosexuels, qui sont effectivement victimes de discriminations, d’injustices, et doivent donc être défendus.

Leur logique est en revanche la même : dire ce qui est Bien et ce qui est Mal, étant entendu que le second n’a pas droit à la parole, que dis-je ? à l’existence ! et que les artistes qui manifesteraient de la complaisance pour lui devraient être forcés de se taire (en attendant qu’on puisse à nouveau les guillotiner).

Ai-je dit que leur logique était la même que celle de Pinard ? En réalité, elle est pire. Les censeurs modernes sont plus justes que ceux d’hier dans les causes qu’ils défendent, mais plus injustes dans leurs méthodes.

D’abord parce qu’il n’y a pas que ce que les artistes disent qui les gêne, il y a ce que les artistes font et à vrai dire ce que les artistes sont. Personne ne reproche à J’accuse de défendre la pédophilie ; mais le fait que Polanski ait commis des actes pédophile leur suffit à vouloir tuer son œuvre. De même, c’est parce que Dana Schutz est blanche qu’on a cherché à lui interdire de parler de la souffrance des noirs.

Ensuite parce que les censeurs du XXIe siècle ne se contentent plus, comme Pinard le faisait, de condamner les artistes de leur temps : il leur faut aussi faire disparaître ceux du passé, un passé dont il faudrait faire table rase puisqu’il ne croyait pas les mêmes choses que nous. C’est ainsi que certains réécrivent la fin de Carmen, cherchent à faire interdire Tintin au Congo, à empêcher la réédition d’œuvres de Céline. En ce moment, une exposition consacrée à Gauguin à Londres fait polémique : eh oui, lui aussi a couché avec une gamine de 13 ans, et puis bon, c’était un colon. Estimons-nous encore heureux : l’exposition a quand même pu avoir lieu ! Mais aux États-Unis, un mouvement appelle carrément à boycotter l’œuvre de Gauguin. Là-bas, ils sont tellement en avance qu’ils ont même une expression pour parler de ça : cancel culture. Ça dit bien ce que ça veut dire : il s’agit « d’annuler », d’annihiler, de faire disparaître l’œuvre d’un artiste qui, par ce qu’il était, par ce qu’il a fait, nous choque, nous déplaît.

D’ordinaire, je suis assez critique sur l’utilisation de ce mot à tort et à travers, mais chercher à détruire les gens et les œuvres pour ce qu’ils sont et vouloir effacer le passé pour le faire correspondre à notre grille de lecture, à nos valeurs morales, sont deux caractéristiques du totalitarisme. Je ne dis pas, évidemment, que nous soyons déjà dans une société totalitaire ; mais cette flambée liberticide fait partie de la dérive de nos sociétés vers le totalitarisme. C’est le propre de toutes les idéologies, en particulier les idéologies totalitaires, que de refuser le monde réel et de chercher à le faire se conformer à l’idéologie. Et c’est d’autant plus inquiétant que ces ardeurs de censure ne viennent pas d’abord d’illettrés ou d’incultes, mais au contraire d’intellectuels. Et loin de déclencher le tollé qu’elles devraient, non, elles sont discutées, pesées, y compris par des gens très intelligents, à qui l’idée de ces boycotts culturels ne s’impose pas encore – Dieu merci –, mais pour qui elle est néanmoins acceptable, envisageable.

C’est surtout très stupide. Admirer une œuvre d’art n’a jamais été la même chose que de cautionner tout ce qu’est ou fait son auteur : c’est simplement écouter ce qu’il a à nous dire et se réjouir de la beauté de ce qu’il nous dit. Car c’est une des évidences et des complexités de ce monde que même quelqu’un de très laid peut avoir de très belles choses à nous dire, même si ça dérange ceux qui préféreraient que les méchants soient tout noirs – si j’ose dire. La Flûte enchantée est passablement raciste et sexiste, mais reste un des sommets de la musique. Voltaire et Céline étaient – différemment – antisémites, mais ils ont apporté à la littérature et à la philosophie quelque chose d’unique et d’essentiel. Apprécier le génie littéraire de Céline ne doit pas faire oublier son antisémitisme criminel ; mais inversement, la condamnation qui frappe l’homme ne peut rien contre l’œuvre : ils ne sont pas sur le même plan.

Le rapport à l’art tient donc de l’écoute, qui n’est pas sans lien avec le dialogue. Et c’est peut-être cette clef qui peut nous permettre de comprendre l’attitude des nouveaux censeurs. Car enfin, elle est tellement imbécile, surtout pour les artistes du passé, mais même pour ceux du présent, qu’elle en serait littéralement inintelligible pour qui ne comprendrait pas cela : les censeurs d’aujourd’hui sont des gens qui ne veulent plus écouter et qui ne veulent plus parler. Ils ont, mentalement, fait sécession d’avec ceux qu’ils condamnent : ils ne se pensent plus comme faisant partie du même monde, de la même société, de la même espèce qu’eux. Ils ne veulent plus rien avoir à faire avec eux. Ils ne veulent plus vivre dans le même monde qu’eux : c’est pourquoi ils cherchent d’abord à les faire taire, et si possible à les faire disparaître.

Et quand on a compris ça, on n’est pas moins inquiet, on l’est plus ; car ça témoigne d’un degré de haine rarement atteint entre les factions, les partis, les communautés, des idéologies. Qu’il y ait des désaccords, c’est normal dans toute société ; mais il faut justement qu’ils puissent s’exprimer. Quand ce n’est plus le cas, soit parce que la puissance publique ne permet pas cette expression, soit parce qu’une des parties ne veut plus parler à l’autre, c’est que la société est très, très gravement malade.

Il faut rapprocher cela des polémiques comme la tentative de faire débaptiser les lycées Colbert : tout comme elles, la censure actuelle révèle une société qui n’assume pas son passé et qui enrage, littéralement, contre son présent. On me dira qu’il y a de bonnes raisons d’enrager : les violences faites aux femmes, l’impunité de nombreux pédophiles, ou tout simplement celle des puissants, d’où que vienne leur puissance, les discriminations à l’embauche sur le faciès ou le prénom, oui, il y a de quoi. Mais c’est se tromper de voie que de prétendre abattre l’adversaire aujourd’hui en piétinant les libertés de tous en s’imaginant qu’on les consolidera demain : l’Histoire montre que ceux qui commencent à restreindre les libertés, pour la meilleure cause du monde, sont rarement ceux qui les rendent ensuite. C’est donc le contraire qu’il faut faire : réapprendre à laisser parler l’autre, malgré la colère que légitimement il nous inspire, pour lutter plus efficacement car plus calmement, de manière moins hystérique et moins jusqu’au-boutiste.

Ceux qui refusent cet appel au calme, que je ne suis malgré tout pas le seul à leur adresser, révèlent le peu de valeur qu’au fond ils accordent à l’art et à la culture. Alors qu’ils sont, à mon sens, une des plus hautes fonctions de la vie humaine, un des buts de notre existence, ils voudraient qu’ils ne soient qu’un porteur de message, et si possible du leur, merci. Et si l’art se refuse à servir obséquieusement leur cause, si juste soit-elle, eh bien ils font comme d’autres avant eux : quand ils entendent le mot « culture », ils sortent leur revolver.

Leurs indignations sont d’ailleurs sélectives et à géométrie (très) variable. Car enfin, la Chine et les États-Unis font plus de mal à la planète par leurs rejets de CO2, ou aux Ouïgours, pour la première, que Polanski aux adolescentes, et plus encore que le pauvre cadavre de Gauguin. Et la France vend les bombes qui vont s’écraser sur les civils au Yémen, et combien de pays sont cause que meurent des milliers de migrants chaque année ? Les voit-on boycotter tous les produits issus de tous ces pays ? Faut-il croire que les censeurs de notre temps sont moins attachés à l’art et à la culture qu’à leur mode de vie et à la facilité de leur consommation matérielle ? Il me semble en tout cas que, comme à l’époque où la femme devait être absolument fidèle et chaste quand l’homme pouvait faire à peu près ce qu’il voulait de sa queue, les prétendus défenseurs de la Vertus sont toujours aussi sots et aussi hypocrites.

mardi 26 novembre 2019

La GPA : problème ou solution ?


Comme la PMA, la GPA est une pratique qui m’a longtemps posé question. En analysant les arguments des uns et des autres, je ne parvenais pas à savoir s’il s’agissait plutôt d’une pratique dangereuse, voire mauvaise et qu’il fallait donc bannir, ou bien si elle ne posait en réalité pas de problème moral ou politique sérieux. Mon intuition, mon instinct me portaient à m’y opposer ; mais en matière de morale sexuelle, familiale et procréative, j’ai appris à me méfier d’eux. Nous sommes pétris de tant d’a priori, de préjugés, de présupposés souvent peu fondés, qu’il faut essayer, plus encore que sur d’autres questions, de prendre du recul par rapport à ce que naturellement nous sommes portés à croire ou à juger.

Pour ce qui est de la PMA, ma réflexion m’a conduit à y être plutôt hostile, en tout cas à m’opposer à certaines pratiques de procréation médicalement assistée, comme je l’ai écrit dernièrement dans un autre billet. On aurait donc pu logiquement penser que j’allais aussi m’opposer à la GPA, qui est presque universellement considérée comme « pire », plus dangereuse, moralement moins défendable que la PMA.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette hiérarchisation quasi universelle n’est remise en question par pratiquement personne, aussi bien parmi les adversaires que parmi les partisans de ces évolutions sociales. En 2012, ceux qui étaient partis en guerre contre la loi Taubira affirmaient qu’elle allait inéluctablement mener à la PMA, puis à la GPA, sous-entendant par là qu’il y aurait une gradation dans l’horreur : mariage des pédés puis PMA puis GPA (là, la fin de la civilisation serait atteinte). Symétriquement, les thuriféraires de ces bouleversements adoptent, avec un objectif inverse, une hiérarchisation identique : ils ont fait passer le mariage des couples homosexuels, puis ils ont fait adopter la PMA pour les couples de femmes et les femmes seules, puis on peut supposer qu’ils légaliseront la GPA (la dernière loi bioéthique a été l’occasion de l’évoquer, il y a des chances que ça ne tarde plus). Mais de la même manière que la question de la PMA n’a pas mis en jeu les véritables arguments qui auraient dû nous faire renoncer à cette mutation sociale (les adversaires de la loi déroulant de forts mauvais argumentaires, et contre-productifs), on ne nous explique jamais pourquoi la GPA serait forcément « encore pire » (ou « l’étape suivante »). Cette hiérarchisation, cet ordre des choses semblent aller d’eux-mêmes, s’imposer comme des évidences, qu’on soit pour ou qu’on soit contre.

Or, les choses ne me semblent pas, à moi, si simples. Je reconnais, commençons par là, que certains arguments en faveur de la GPA me semblent mauvais. On nous dit (pour s’opposer à la PMA pour toutes ou au contraire pour promouvoir la GPA – et encore une fois, la similitude des arguments des pros et des antis me frappe) qu’il n’est pas normal que deux hommes ne puissent pas avoir d’enfant si deux femmes peuvent en avoir, et qu’au nom de l’égalité, nous avons le devoir (ou nous sommes contraints, selon le point de vue) d’accepter la GPA maintenant que la PMA pour les couples de femmes est légale. L’argument ne tient pas une seule seconde au niveau juridique : la loi n’a jamais vu aucune objection à ce que des situations différentes soient traitées de manière différente.

Ainsi, le mariage pour les couples homosexuels était un choix politique ; un bon choix à mon avis, mais un choix : ce n’était pas une obligation qui aurait découlé nécessairement de la seule possibilité pour les couples hétérosexuels de se marier. De la même manière, un mineur de quinze ans ne peut ni se marier, ni voter, quand un adulte de vingt ans peut le faire : la loi traite différemment des situations différentes. Un couple d’hommes n’étant biologiquement pas la même chose qu’un couple de femmes, il n’y aurait pas de problème légal à ce que deux femmes aient accès à la PMA, mais pas deux hommes à la GPA.

Un autre argument fréquemment avancé pour défendre la GPA est qu’elle ne différerait pas fondamentalement des autres formes d’emploi : si on autorise le patron de Peugeot à louer la force du bras d’un homme pour produire des voitures, pourquoi n’autoriserait-on pas un homme à louer la fertilité de l’utérus d’une femme pour produire un bébé ? L’argument, choquant en apparence, pourrait avoir une pertinence ; fort heureusement, je suis, pour ma part, dispensé de l’examiner. En bon Ardorien, je suis en effet opposé au salariat de manière générale : pour moi, tout travailleur doit être propriétaire de son outil de travail, et ne pas pouvoir louer ou employer la force de travail d’un autre. En ce sens, de mon point de vue, la GPA serait condamnable au même titre que le reste du salariat ; même en admettant qu’on n’achète pas le bébé, mais la fertilité de la femme, cela reste, à mon sens, de l’exploitation, et donc inacceptable.

Mais il faut bien insister sur un point : ce qui rend le salariat inacceptable, pour moi (ou pour nous, Ardoriens), ce n’est pas l’usage du travail d’autrui, c’est sa marchandisation. Nous sommes radicalement opposés à ce qu’un patron possède des machines qu’il fasse travailler par ses ouvriers salariés ; en revanche, nous n’avons évidemment rien contre le fait de donner un coup de main à son voisin pour l’aider à repeindre sa façade, ou même de faire entièrement pour lui un travail qu’il ne peut pas faire (réparer un meuble, élaguer un arbre, etc.).

Appliquons cela à la GPA : je suis formellement opposé à la marchandisation de la procréation ; je trouve absolument inacceptable, moralement, de payer une femme pour qu’elle ait un enfant qu’elle puisse nous donner ensuite : l’être humain ne peut pas être une marchandise, c’est aussi abominable pour l’enfant qui est acheté que pour la mère, qui ne peut à peu près que se sentir coupable d’avoir vendu son enfant – sans compter que cela donnerait immédiatement naissance à de nouvelles formes d’exploitation et d’inégalités, qui viendraient frapper les femmes les plus pauvres, déjà doublement pénalisées par nos sociétés.

Mais s’il n’y a pas de paiement ? Alors, on voit mal comment on pourrait parler de marchandisation. Si une femme veut permettre, gratuitement, à un homme seul, à un couple d’hommes, ou tout simplement à un couple hétérosexuel infertile d’avoir un enfant, sur quelle base le leur refuser ?

Notre société considère comme une évidence qu’il est préférable que l’enfant soit élevé par sa mère – ou par ses parents – biologique(s). Et sans doute, il faut faire en sorte que ce soit le cas à chaque fois que c’est souhaité par la mère ou par les parents. Mais s’ils ne désirent pas l’enfant ? Nous avons été façonnés par 1500 ans au moins d’obnubilation sur la parentalité biologique ; mais est-elle vraiment systématiquement la panacée ? Outre ses conséquences sur notre rapport aux femmes (car si elles ont été cantonnées à l’espace domestique et privées d’une liberté sexuelle que, malgré la morale chrétienne officielle, les hommes ne manquaient pas de s’arroger, c’est bien parce qu’ils estimaient essentiel de savoir de qui, biologiquement, étaient les enfants), il est difficile de nier que de très nombreux enfants sont tout aussi heureux en étant élevés par des parents d’adoption (qu’il s’agisse d’autres membres de leur famille, comme leur grands-parents, ou de parfaits inconnus). Et encore, si nos sociétés ne mettaient pas à ce point l’accent sur la filiation biologique et valorisaient davantage la parentalité sociale, on peut logiquement penser que les enfants adoptés seraient moins complexés et donc plus heureux.

Allons plus loin. Tout le monde connaît ma position sur l’avortement : avant une douzaine de semaines de grossesse, je le considère comme parfaitement légitime ; après ce terme, je pense qu’il doit être réservé aux seuls cas où la grossesse ou l’accouchement mettent en danger la vie de la mère. Cela étant, qu’on soit d’accord avec moi ou qu’on adopte une position plus laxiste (et a fortiori si on refuse l’IVG plus radicalement que moi), je crois que nous pouvons tous nous mettre d’accord sur un point : il serait préférable que nous parvenions à réduire le nombre d’avortements. Même s’ils peuvent être une solution, légitime je le répète, à une situation de crise, beaucoup de femmes préféreraient ne pas avoir besoin d’y recourir. Au moins depuis que j’ai vu le film Juno, je suis convaincu qu’il nous faut, pour aller dans ce sens, grandement faciliter la procédure d’adoption à la naissance.

Et là, on est bien forcé de retrouver la GPA. Bien sûr, on me dira qu’il y a une grande différence : l’adoption à la naissance pour éviter un avortement découle a priori d’un accident, d’une grossesse non désirée qui rencontre un désir d’enfant non satisfait, alors que la GPA résulte d’un accord préalable entre la mère biologique et le (ou les) parent(s) qui adopte(nt). Mais si, comme je le souhaite, on facilite l’adoption à la naissance, il sera bien difficile, pour ne pas dire impossible, d’empêcher de tels accords, même si la mère porteuse prétend ensuite qu’il s’agit d’un accident. Sauf à lui interdire d’avoir voix au chapitre pour le choix des parents qui adopteront son enfant – ce qui semble difficilement défendable –, les GPA existeront donc de fait. Comme il ne faut pas interdire ce qu’il est impossible d’empêcher, il est sans doute préférable d’autoriser la GPA.

Insistons encore : la GPA non marchande. Si je suis, autant pour cette raison essentielle que parce que je ne vois pas réellement d’arguments contraires, favorable à la GPA, je suis en revanche absolument opposé à toute idée de rétribution ou même de compensation financière. Mais justement, il sera beaucoup plus facile de contrôler que l’échange n’est pas marchand s’il se fait en France ou en Union européenne que si des gens vont à Madagascar ou au Cambodge pour faire la même chose.

Finalement, si la fécondation in vitro me semble être la conquête par la Technique d’un territoire qui lui échappait jusqu’à présent, et donc devoir être combattue, la GPA non marchande me semble être un acte d’amour et, au sens le plus noble de ces termes, de charité, de pitié, de partage.

vendredi 22 novembre 2019

Bon anniversaire aux Gilets jaunes

Dieu sait que je n’ai jamais été un grand allié des Gilets jaunes. J’avais écrit un premier article, au tout début du mouvement, pour dire tout le mal que j’en pensais. Un mois plus tard, j’avais apporté quelques nuances, mais qui n’altéraient pas le fond de mon hostilité.

De ce point de vue, d’ailleurs, rien n’a vraiment changé. J’avais dit dès le départ que ce mouvement tombait à un moment où le rapport de forces était favorable au gouvernement, qu’il ne pouvait pas le faire reculer, ni a fortiori le détruire. Les soi, les violences contre des biens matériels, des vitrines et des distributeurs automatiques ne me gênent pas – celles contre des œuvres d’art, des statues et des monuments historiques si, en revanche – ; mais j’avais prévu dès le départ que le pouvoir en profiterait pour serrer les vis. La suite m’a donné raison : la seule fois où les manifestants ont cassé la porte d’un ministère, ils n’ont rien su en tirer, alors que ça a été le seul moment du mouvement qui aurait pu déboucher sur quelque chose ; et à côté de ça, on s’est retrouvé avec des capacités accrues pour l’administration d’enfermer les gens ou de leur interdire de manifester sans passer par la justice.

De même, sur le fond des revendications, je n’ai pas changé d’avis avec le lever et le coucher de quelques soleils. Le Référendum d’Initiative Citoyenne me semble toujours la même bêtise pour toujours les mêmes raisons – et ne parlons même pas de la revendication initiale d’une essence à bas prix.

Et pourtant, chaque mois qui passe depuis un an, je me sens plus proche des Gilets jaunes, pas dans ma tête, mais dans mon cœur. Il y a d’abord eu le mouvement des « Foulards rouges », qui prétendait s’opposer aux dérives des Gilets jaunes, et qui m’a fait dire que si je n’étais pas du côté des seconds, j’étais encore bien moins de celui des premiers : en fait, les Foulards rouges m’ont donné une vraie sympathie pour les Gilets jaunes. Et depuis, le gouvernement semble s’acharner à vouloir faire de même.

Je ne les rejoindrai pas sur les ronds-points, mais je vois de moins en moins des gens qui revendiquent des trucs idiots avec des méthodes contre-productives ; à présent, je vois des pauvres gens qu’on empêche de manifester par des lois et des méthodes répressives qui suent de plus en plus la marche vers le totalitarisme (un autre truc que j’annonce depuis très longtemps, et qui se confirme, décidément). Sans parler d’une arrogance bien déplacée de la part des élites économiques et politiques qui nous gouvernent et qui se montrent incapable d’affronter la Crise que nous traversons, ou même de la comprendre, arrogance qui me porte sur les nerfs.

Bref, ce que propose le peuple, ça craint. Mais ce que font les élites, ça pue. On est mal barrés.

mercredi 9 octobre 2019

PMA : il fallait se réveiller il y a 25 ans


Le débat sur la PMA nous offre, une nouvelle fois, une belle illustration du simplisme qui règne aujourd’hui en politique : d’un côté, des députés macronistes – et leurs soutiens – qui réduisent à peu près leur argumentaire à « la défense du progressisme contre l’arriération », à « l’égalité » et à « la liberté de faire ce qu’on veut de son corps » ; de l’autre, des opposants à peu près réduits au périmètre de la Manif pour tous, qui vont bêlant que l’enfant a droit à un père.

Commençons par écouter le troupeau : on s’aperçoit que tous leurs arguments pour s’opposer à l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules sont invalides. L’enfant a-t-il droit à un père ? Non, je l’ai déjà expliqué, sinon il faudrait retirer leurs enfants aux femmes qui perdent leur mari. On nous dit alors que les enfants qui perdent leur père, c’est bien triste, et que la loi ne devrait pas fabriquer de telles situations. Mais la loi, de ce point de vue, n’autorise rien de nouveau : une femme seule a parfaitement le droit d’aller coucher avec un homme dont elle ignore jusqu’au prénom, de tomber enceinte, de ne jamais en avertir ledit coup d’un soir, d’avoir son enfant et d’être une mère célibataire. Si la loi autorise cette situation, c’est bien qu’elle reconnaît l’évidence : un enfant n’a « droit » à rien en termes de parents.

Contrairement à ce que prétendent ses adversaires, la nouvelle loi n’établit donc aucune « inégalité sociale » entre les enfants qui seront nés sans père et les autres : cette inégalité a toujours existé. La loi n’interdit pas aux mères de mourir en couches, ni aux pères de se suicider ; elle n’interdit ni aux seconds, ni aux premières, d’abandonner leurs enfants deux semaines après leur naissance pour aller faire leur vie ailleurs. Or, c’est un principe fondamental : tout ce que la loi n’interdit pas, elle l’autorise.

De ce point de vue, la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, souvent citée par la Manif pour Tous et ses acolytes, ne dit rien, et aurait mieux fait de se taire. L’enfant aurait droit « dans la mesure du possible » de connaître ses parents et d’être élevé par eux. Mais que signifie un droit « dans la mesure du possible » ? Absolument rien. Imaginons-nous un instant que nous ayons droit à la liberté d’expression ou d’opinion « dans la mesure du possible » ? Ça n’aurait aucun sens.

Ce dont a besoin un enfant, c’est d’un environnement familial stable dans lequel il soit aimé. L’expérience aussi bien que les études menées sur le sujet montrent qu’un enfant peut être aussi heureux s’il est élevé par une femme seule, par deux femmes, ou par un homme et une femme ; un divorce, en réalité, est bien plus destructeur pour le bonheur d’un enfant que le fait d’être élevé par deux hommes – et pourtant, le divorce est autorisé.

La formule-choc des adversaires de la loi, qui prétendent s’opposer à un « droit à l’enfant » dont personne ne parle pour défendre un « droit de l’enfant » que personne ne nie, est donc inepte autant que creuse (même si elle est efficace d’un point de vue rhétorique).

Enfin, l’argument selon lequel la PMA est légale pour soigner l’infertilité des couples, mais pas celle des personnes, ne tient pas davantage : car c’est toujours un couple qui est infertile. Quand, dans un couple hétérosexuel, l’une des deux personnes est stérile, on ne va pas dire à l’autre qu’elle n’a qu’à se trouver un conjoint fertile ! Si, dans un couple hétérosexuel, on ne s’occupe pas de savoir si l’un des deux est fertile pour autoriser une PMA, il n’y a pas non plus de raison pour s’en occuper pour les couples homosexuels. Ou alors quoi ? Comme pour les couples hétéros, on autoriserait la PMA à deux femmes si et seulement si l’une d’entre elles est médicalement stérile ? On voit bien que ça ne tient pas debout.

Une chose est donc absolument certaine : si la PMA est autorisée pour les couples hétérosexuels, alors elle doit être autorisée pour les femmes seules et pour les couples de femmes. De ce point de vue, je soutiens la loi proposée par le gouvernement : le statu quo était la position la plus inacceptable, la plus injuste.

Mais alors, tout est là : la PMA doit-elle être autorisée pour les couples hétérosexuels ? Soulignons avant tout que la « procréation médicalement assistée » recouvre beaucoup de choses extrêmement différentes. L’insémination artificielle n’est pas de la même nature que la fécondation in vitro ; encore ces deux appellations recouvrent-elles à leur tour des réalités passablement diverses.

Sur cette question, foncièrement, qui n’a pas compris que l’essentiel était là n’a rien compris. Car il ne s’agit pas en réalité de savoir si la PMA doit être autorisée ou non, mais bien plutôt quelle PMA doit l’être, et laquelle ne doit pas l’être.

Intervient ici un autre grand principe de la loi : il ne faut pas interdire ce qu’on ne peut pas empêcher. Or, on ne pourra jamais empêcher la « PMA maison » : la femme, même lesbienne, même en couple avec une autre femme, qui couche une fois avec un homme, ou qui s’insémine à la pipette pour avoir un enfant ; partant, on ne doit pas non plus l’interdire.

Qui plus est, il ne faut pas le regretter. Car dans l’insémination artificielle, même si ce n’est pas « naturel » (mais bon, faire des dissertations d’histoire non plus n’est pas « naturel », et on ne cherche pas à l’interdire), les conditions techniques de réalisation de l’acte ne sont pas de nature à arracher l’homme à son être, à le déraciner. Surtout, elles ne permettent rien d’autre que ce pour quoi il est conçu : faire un enfant. L’insémination artificielle ne peut en aucune manière aboutir au tri des embryons ou à l’eugénisme.

Mais il n’en va pas de même de la fécondation in vitro. Ici, le niveau de technicité est poussé bien plus haut ; et c’est pourquoi l’acte change de nature. Que le sperme soit déposé par une cuillère ou par une bite ne change pas grand-chose à ce qui se passe ; mais qu’un ovule soit fécondé en éprouvette et implanté ensuite dans l’utérus, et l’acte change de nature. Même s’il est, au début, implanté avant de pouvoir être considéré comme un être humain, parce que la fécondation aura eu lieu hors du corps de la femme, il n’y aura plus de raison, ensuite, d’empêcher de l’implanter beaucoup plus tard, puis de ne plus l’implanter du tout. Même si, au début, nous refusons l’eugénisme, nous détruisons déjà les embryons surnuméraires : il n’y aura pas d’obstacle significatif à faire ce tri en fonction de critères de qualité génétique ; nous le ferons parce que nous pourrons le faire, comme nous faisons déjà les choses parce que nous pouvons les faire.

Une fois de plus, le simplisme et la pauvreté du débat de société masquent l’essentiel, à savoir le fait que, pour reprendre les mots de Heidegger, nous vivons de plus en plus dans des conditions « purement techniques » : « C’est bien ça l’inquiétant, que ça fonctionne, et que ce fonctionnement entraîne toujours un nouveau fonctionnement, et que la technique arrache toujours davantage l’homme à la terre, l’en déracine.[1] » Le problème n’est pas de savoir qui a recours à la fécondation in vitro ; le problème, c’est que l’autorisation de cette innovation fait passer sous l’empire de la Technique, qui dévore de plus en plus l’intégralité de nos vies individuelles et de nos sociétés, quelque chose qui jusqu’à présent lui échappait : le commencement de la vie humaine. Ne voyant pas ceci, les gens ne voient pas que ce n’est pas la PMA pour les couples de femmes qu’il faut interdire, c’est uniquement la fécondation in vitro, mais pour tous les couples.

Seulement voilà : tout cela, ce n’est pas aujourd’hui qu’il faut le crier, c’était quand la PMA a été autorisée pour les couples hétérosexuels, c’est-à-dire il y a un quart de siècle. C’est à ce moment qu’il aurait fallu refuser de faire ce que la technique nous autorisait à faire. En montrant d’abord que, sur une planète surpeuplée, faire à tout prix des enfants n’était pas forcément une bonne idée ; ensuite que, lorsque des parents veulent un enfant (et je serais mal placé pour leur jeter la pierre), la société pouvait mettre en place d’autres solutions pour leur permettre d’en adopter – mais j’y reviendrai dans un prochain billet[2].

Parce que ça n’a pas été fait, nous sommes aujourd’hui face à ce dilemme moral insoluble qui nous force à être à la fois pour et contre la proposition de loi des macronistes : pour parce que le statu quo était insupportable, contre parce que c’est la fécondation in vitro tout court qui devrait être interdite.

Il n’y a donc pas lieu, comme j’entends certains de mes amis le faire, de regretter la loi Taubira ou le mariage pour les couples homosexuels, qui n’ont strictement rien à voir avec cette question. En revanche, il y a lieu de continuer à regretter que nos sociétés, encore et toujours, fassent tout ce qu’il est possible de faire uniquement parce que c’est possible. La position que je défends est, j’en ai bien peur, la seule qui concilie l’égalité des droits et le refus d’une vie qui ne soit pas purement technique. Dommage que nous soyons si peu à la défendre.




*** EDIT DU 13/10/2019 ***

Une précision que je n’ai pas faite mais je crois utile : il est évident que, par cet article, je ne prétends pas juger les personnes qui font le choix de pratiquer une fécondation in vitro. Je désapprouve l’acte, mais je comprends que, face à une situation personnelle très douloureusement vécue, on fasse des choses sans se demander si elles sont morales, si elles posent un problème collectif à la société, ou en apportant à ces questions d’autres réponses que moi.



[1] Martin Heidegger interrogé par Der Spiegel, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, 1966 (publié en 1976).
[2] Et ceux que j’entends hurler « GPA ! », c’est pareil, attendez le prochain billet.

samedi 5 octobre 2019

Vers une école moins inégalitaire


Dans mon dernier billet, j’essayais de dégager les racines profondes du mal dont souffre l’école française, et je vous annonçais quelques pistes pour essayer de sortir de la crise éducative majeure que nous traversons. Là encore, je passe rapidement sur les évidences coûteuses (diminution en moyenne du nombre d’élèves par classe, revalorisation du salaire des professeurs, marginalisation du recours aux contractuels et retour à l’emploi des lauréats des concours comme norme, etc.), essentielles mais qui n’ont aucune chance d’être mises en œuvre, pour me concentrer sur des propositions purement pédagogiques et qui ne coûteraient pas un pognon de dingue à Macron.

Je passe également sur les propositions démagogiques car en l’air : rétablir l’autorité du professeur, oui, bien sûr, tout le monde est pour, mais enfin, comment s’y prend-on, concrètement ? Je préférerai donc ici m’attacher à penser une potentielle réorganisation à grande échelle de l’école française.

Premier étage de la fusée : par souci d’égalité des chances, on ne renonce ni à l’obligation de scolarisation jusqu’à 16 ans, ni au collège unique, dont de nombreuses études semblent indiquer qu’il est plutôt un facteur de réduction des inégalités. Mais dès l’entrée en 6e, on établit des classes de niveau sur la base, selon les années, soit des résultats de l’année antérieure, soit d’un examen de passage en classe supérieure. De tels examens seraient organisés à la fin du CM2 et de la 3; d’une part le succès à l’examen conditionnerait le passage en classe supérieure, d’autre part le classement à l’examen serait la base des classes de niveau.

Les classes de niveau auraient un programme à géométrie variable. Pour chaque niveau scolaire, une « filière alpha » se concentrerait sur un socle commun indispensable pour les élèves fragiles, tandis qu’une, voire deux autres filières (« bêta » et « gamma ») permettraient des approfondissements dans chaque discipline pour ceux qui en seraient capables. À la fin de chaque année, les élèves seraient évidemment repositionnés : un élève qui aurait très bien réussi en 5e alpha pourrait passer en 4e bêta, et inversement un élève qui se serait montré plus fragile qu’attendu en 5e bêta rétrograderait en 4e alpha. Les redoublements resteraient exceptionnels, mais les élèves seraient motivés à travailler, au lieu de voir leur passage en classe supérieur validé indifféremment, qu’ils aient travaillé ou non. Et surtout, on proposerait à chaque classe un cours adapté à son niveau, sans pour autant enfermer les élèves trop tôt dans des filières dont ils ne pourraient plus sortir ensuite.

Deuxième étage de la fusée : un retour au disciplinaire. Arrêtons de multiplier les heures passées à faire des « recherches » ou de « l’interdisciplinarité » : pour construire un mur, il faut d’abord avoir les briques ! Revenons donc aux fondamentaux qui constituent le tronc commun dont nous avons tous besoin pour nous construire :
§  Français / lettres modernes (aussi bien la maîtrise de la langue que l’étude des œuvres littéraires)
§  Mathématiques
§  Philosophie (à commencer dès la 6e, de manière adaptée)
§  Histoire et géographie (la question de la séparation de ces deux matières pourrait être posée)
§  Physique et chimie (même question que pour l’histoire et la géographie)
§  Biologie et géologie (ce qu’on appelle « SVT » ; à noter que là encore, une refonte serait envisageable : on pourrait imaginer enseigner d’une part la biologie, d’autre part des « sciences de la matière et de l’univers » qui regrouperaient physique, chimie et géologie)
§  Une, puis deux langues vivantes étrangères
§  Droit
§  Musique
§  Arts plastiques
§  Éducation physique et sportive

Notez que j’ajoute le droit, le grand absent de notre système. Parallèlement, je supprime ce qu’on appelle « Enseignement moral et civique » (l’ancienne « ECJS », pour ceux qui ont connu ça) ainsi que la technologie, bref ce qui ne relève ni d’une science, ni d’un art, ni d’une formation de la pensée et de la réflexion, ni de la maîtrise d’une langue. Je ne dis pas que ces deux disciplines n’apportent rien aux élèves, bien au contraire, mais il me semble que d’autres pourraient s’en charger. Ainsi, l’histoire et le droit pourraient parfaitement prendre en charge, chacun de son côté, ce qu’apporte actuellement l’EMC.

Ce tronc commun serait maintenu dans tout l’enseignement général secondaire, parce que même un élève « pas matheux » a besoin de maîtriser un certain nombre de bases mathématiques, et qu’un élève « pas littéraire » a quand même besoin d’avoir lu un certain nombre de textes. En revanche, à partir de la première, voire de la seconde, les élèves pourraient moduler ces enseignements en leur attribuant un poids plus ou moins important. On éviterait ainsi de recréer les filières trop rigides de l’ancien système – la possibilité de se spécialiser à la fois en philo et en maths est un des rares mérites qu’on peut reconnaître à la réforme Macron-Blanquer –, mais on garderait une structure disciplinaire, au lieu de partir dans les joyeux mélanges du style « Histoire-géographie, géopolitiques et sciences politiques », qui ne font que rarement sens pour des élèves si jeunes.

Cela n’empêcherait évidemment pas les professeurs de mettre en place des projets transdisciplinaires, mais à la condition de conserver la priorité à l’enseignement disciplinaire de base.

Enfin, dans le cadre des classes de niveau, les élèves des filières « bêta » et « gamma » pourraient choisir une ou plusieurs options : langues anciennes, langue vivante supplémentaire, langues régionales, sans parler des options qui existent déjà ou que nous pourrions créer – théâtre, cinéma, arts du cirque, histoire de l’art, histoire des religions, culture générale, informatique, la liste est longue.

Troisième étage de la fusée : la modulation du nombre d’élèves par classe en fonction de l’âge et du niveau. Elle se ferait selon deux principes : plus les élèves sont jeunes, plus la classe doit être petite ; plus les élèves sont solides, plus la classe peut être grosse. Ainsi, il ne faudrait jamais dépasser 20 élèves par classe en primaire (et 15 serait préférable), puis, dans les filières alpha, 25 au collège et 30 au lycée. En revanche, les filières bêta et gamma pourraient être plus chargées : 30, voire 35 élèves en collège, et 35, voire 40 en lycée. J’en ai fait personnellement l’expérience dans un dispositif que j’ai mis en place à Mayotte : quand les élèves sont solides et motivés par ce qu’ils font, on peut sans aucun problème enseigner à 40 lycéens en même temps.

Quatrième et dernier étage de la fusée : la mise en place de structures pour les élèves dont j’ai parlé dans mon billet précédent, ceux qui ne sont pas faits pour cet enseignement, qui s’y ennuient et qui y souffrent d’un échec chronique. Pour eux, le tronc commun donné plus haut serait valable uniquement jusqu’à la fin de la 3e, dans le cadre du collège unique. Ensuite, le système actuel serait réorganisé : actuellement, le lycée technique et le lycée général forment un bloc très séparé du lycée professionnel et agricole, le choix entre un bloc et l’autre se faisant à la fin de la 3e. Dans le nouveau régime, la filière générale commencerait dès la seconde, et serait réservée à ceux qui sont vraiment faits pour ces enseignements, qui s’y intéressent et qui y réussissent[1].

Les autres – et assumons-le, ils constituent la majorité – auraient déjà reçu les connaissances et les méthodes indispensables à la culture commune et à l’épanouissement personnel dans le cadre du socle commun jusqu’en 3e. Ils se verraient proposer des formations plus pratiques, concrètes, qui les intéresseraient davantage, où ils auraient la possibilité de réussir, et qui leur offriraient des perspectives d’emploi, dans le cadre de lycées qui regrouperaient ce qu’aujourd’hui on appelle lycée technique, lycée professionnel et lycée agricole.

On va me dire qu’il n’y aura pas de travail d’artisan, d’agriculteur ou de technicien pour une majorité de nos élèves. Je pourrais rétorquer que ceux qu’on envoie actuellement au casse-pipe au lycée, puis dans le supérieur – parce que nos scores soviétiques au baccalauréat masquent quand même nos plus de 50% d’échec en première année de post-bac – n’en trouvent pas davantage.

Mais ce n’est pas l’essentiel. Le plus important, c’est que notre société, extraordinairement prédatrice pour la nature, gagnerait justement à faire moins travailler les machines et davantage les bras. C’est particulièrement vrai dans l’agriculture : bien sûr, de nos jours, un paysan peut, seul, cultiver des dizaines, voire des centaines d’hectares ; mais il le fait au prix d’une dépendance aux machines, au pétrole, à la chimie, à l’irrigation, qui tous épuisent la planète. Le retour à une agriculture plus respectueuse de la nature – et c’est également vrai de l’artisanat face à l’industrie – permettrait, sans doute pas de résoudre, mais du moins d’avancer vers des solutions, à la fois pour trois crises : la crise environnementale, la crise éducative, et le chômage de masse.

Ces propositions ne sont pas seulement les miennes : ce sont celles qui avaient déjà été collectivement formulées par Tol Ardor il y a des années. Elles sont, me semble-t-il, toujours d’une brûlante actualité.





[1] Il va de soi qu’il faudrait changer radicalement les pratiques du collège : quand on voit qu’un élève peut avoir en 3e 12,5 de moyenne en maths, puis avoir son brevet avec mention bien, et ce alors même qu’il ne sait pas faire une règle de trois, on comprend que quelque chose ne tourne pas rond. Mon système est évidemment dépendant d’une évaluation réaliste. Mais la manière d’évaluer est un problème politique, j’en avais déjà parlé.

vendredi 4 octobre 2019

L’école des inégalités


Elle est en forme, en ce moment, l’école de la confiance, vous ne trouvez pas ? L’année dernière s’est achevée en balançant des notes de bac qui ne voulaient rien dire, attribuées au petit bonheur la chance ; les élèves n’ont pas tous été traités de la même manière, la loi a été piétinée par un arbitraire généralisé à tous les étages, bref on se dit que le ministre ne pouvait pas trouver plus rigolo comme appellation.

Je ne vais pas me fatiguer à dresser un constat déjà fait par tout le monde : l’éducation oscille entre cirque et garderie, le niveau des élèves est en chute libre, ils apprennent de moins en moins à l’école[1] ; partant, les inégalités se creusent dramatiquement entre ceux qui apprennent quand même quelque chose à la maison et ceux qui n’apprennent rien du tout ; conséquence, la place de la France dans tous les classements internationaux s’effondre. En trois mots, la maison brûle.

Comment en est-on arrivé là ? Je passe sur un certain nombre de facteurs à mon avis très réels de la baisse du niveau, mais qui ne sont pas spécifiques à notre pays : l’addiction aux écrans, en particulier, devant lesquels les jeunes passent de plus en plus de temps, avec tout ce que ça implique. Non que ce ne soit pas important – à mon avis, c’est même primordial –, mais concentrons-nous ici sur ce qui fait que chez nous, c’est encore pire qu’ailleurs.

À la racine du problème français, il y a deux erreurs.

Erreur numéro 1 : « Seuls les métiers à forte composante intellectuelle, ayant nécessité des études longues, sont intéressants et représentent un succès pour ceux qui les atteignent. »

Erreur numéro 2 : « Tous les hommes étant égaux, ils méritent tous d’accéder au meilleur possible, et ils en sont tous capables. »

Faites de ces deux erreurs un joli syllogisme, et vous arriverez forcément à cette conclusion : « Donc tous les élèves doivent être amenés à faire des études les plus longues possibles.[2] »

Que la première idée est une erreur, faut-il le démontrer ? À l’évidence, le métier de menuisier est aussi noble et aussi épanouissant que celui de professeur. Bien sûr, lire Baudelaire est infiniment utile à l’épanouissement de tout être humain ; mais bon, on peut le lire, ou ne pas le lire, aussi bien en étant forgeron qu’en étant médecin. Bien sûr aussi, il y a des métiers qui sont plus pénibles que d’autres, et quand on aborde le sujet, on pense plutôt à des métiers manuels : l’ouvrier à la chaîne dans son usine, le déménageur qui n’a plus de dos à 30 ans, etc. Mais c’est confondre les problèmes. Ce qui est en jeu ici, c’est le rapport au travail dans notre économie et notre société, pas le type de travail en question. Le cadre commercial qui bosse à peu près H24 et ne voit pas grandir ses gosses a une vie moins enviable que bien des artisans.

La seconde erreur est malheureusement plus répandue, et plus assumée. Que tous les hommes soient égaux en dignité et en droits, je n’en disconviens pas. Mais ça ne signifie pas qu’ils aient pour autant les mêmes capacités : ils ne les ont pas. Certains sont doués pour certaines choses, d’autres pas, ou moins.  De fait – et c’est ça, la dure réalité que l’administration de l’Éducation Nationale a tant de mal à accepter – tout le monde n’est pas constitué pour calculer des dérivées de fonctions, étudier l’histoire de l’Empire romain ou rédiger de longues analyses de Stendhal.

On peut discuter pendant des heures de l’origine de ces inégalités. Innées ou acquises ? Sociales ou biologiques ? Pour ma part, je pense qu’elles proviennent essentiellement des structures et des inégalités sociales – toute la littérature scientifique sur le sujet l’indique. Pour autant, je crois aussi – par expérience – qu’elles n’expliquent pas tout, et que même dans une société aussi égalitaire que possible, tous ne pourraient pas accéder aux études supérieures.

Mais au fond, on s’en moque. Qu’on soit d’accord avec moi ou pas, qu’on accorde plus ou moins d’importance que moi au biologique et à l’inné, pour la question qui me préoccupe ici, à savoir comment permettre à l’école de mieux remplir sa mission, ça ne change strictement rien : la société étant ce qu’elle est, les inégalités sont là.

Mon inspecteur me rétorquerait certainement : « Mais justement, notre mission consiste à les réduire, ces inégalités ! D’où l’idée de proposer la même chose à tous, de pousser tous les élèves à aller le plus haut possible. »

Que notre mission soit de réduire les inégalités, c’est une évidence. Mais à trois conditions.

La première, c’est de tenir compte du réel, et en particulier de ce que je viens de souligner : certaines inégalités, qu’elles soient innées ou acquises, ne sont pas rattrapables. La première conséquence de l’idéologie égalitariste, il est très important de le comprendre, c’est d’abord la souffrance infinie d’un très grand nombre d’élèves. Tous ceux qui, foncièrement, ne sont pas à leur place, souffrent une première fois parce qu’ils se font profondément chier dans nos cours, et une seconde fois, bien plus encore, parce qu’ils sont placés dans une spirale d’échec de près de quinze ans qui lamine leur joie de vivre et leur confiance en eux.

La seconde, c’est donc de prévoir les structures pour ceux-là, ceux qui n’y arrivent pas et qui, même avec la meilleure école du monde, même avec beaucoup de moyens, même si par ailleurs nous parvenions à réduire les inégalités sociales, n’y arriveront pas. Si on veut les sortir de la spirale d’échec et donc de malheur dont je parlais plus haut, il faut prévoir quelque chose qui leur soit adapté.

La troisième, enfin, c’est de ne pas non plus oublier ou sacrifier les bons élèves, ceux qui sont à leur place dans l’enseignement secondaire, justement. Depuis 30 ans au moins, bien consciente, au fond, du premier problème, l’Éducation Nationale répond par l’orchestration de la baisse du niveau : « Puisqu’on voit bien que, au fur et à mesure que l’enseignement se démocratise, on a de plus en plus d’élèves qui échouent, et que par ailleurs on ne veut pas renoncer à envoyer 80% des élèves dans le supérieur, il n’y a qu’à baisser le niveau du secondaire et du bac ! » Logique imparable.

Sauf que ça ne marche pas. On baisse en effet le niveau scolaire, on exige de moins en moins de choses, on balance l’orthographe par-dessus bord, on oublie l’électricité en physique au lycée, la chronologie en histoire, on fait des programmes et des manuels « cool », on parle aux élèves de sport, de télé, de sexe, de santé ; et ce faisant, on sacrifie les bons élèves, qui apprennent de moins en moins à l’école, car l’école transmet de moins en moins de connaissances, de savoirs. Mais on n’aide pas les mauvais, car en réalité on ne va jamais assez bas pour eux. Résultat des courses : on renonce à faire lire Phèdre aux meilleurs élèves, mais ceux qui sont fragiles ne lisent pas Les Chroniques de Narnia pour autant ; on renonce à faire étudier des systèmes électriques aux élèves solides, mais les autres ne savent pas pour autant pourquoi il y a des saisons.

Parallèlement à la baisse tragique du niveau et des exigences, l’école française souffre d’une autre erreur d’appréciation, motivée par les mêmes principes idéologiques : le refus des classes de niveau. Le dogme qui règne à peu près sans partage à tous les échelons de notre administration, et même sur un certain nombre d’enseignants, veut en effet que, dans une classe hétérogène, « les bons tirent les mauvais vers le haut ». Le prof, de toute manière, n’a qu’à faire de la « pédagogie différenciée », c’est-à-dire proposer, dans une même classe et sur une même heure, un enseignement et un travail différents aux élèves en fonction de leurs capacités.

Sauf que rien de tout cela ne fonctionne. La pédagogie différenciée, déjà critiquable dans des conditions optimales – elle est inapplicable pour tout ce qui concerne l’enseignement magistral –, est tout simplement impossible à mettre en œuvre dans des classes qui aujourd’hui peuvent aller jusqu’à 38 élèves. L’expérience montre que, loin de tirer les autres vers le haut, ce sont les élèves les plus solides qui sont tirés vers le bas : sentant qu’ils n’ont pas besoin de beaucoup se fatiguer pour réussir, qu’ils apparaîtront forcément brillants, ne serait-ce que relativement et par comparaison, ils assurent massivement le minimum syndical nécessaire pour avoir des notes correctes.

Enfin, troisième aspect de ce sacrifice des bons élèves, l’école française d’aujourd’hui met la charrue avant les bœufs : pensant occuper les élèves fragiles à quelque chose, elle cherche à les mettre « en autonomie », « en interdisciplinarité », mais ce bien avant qu’ils aient les moyens d’en tirer profit. TPE au lycée (qui ont disparu mais sont remplacés par le « grand oral » du baccalauréat, oral auquel les professeurs doivent préparer les élèves alors qu’aucune heure n’est prévue pour), EPI au collège procèdent de la même logique : permettre aux élèves de tracer des ponts entre les disciplines. Dans le même ordre d’idée, les nouvelles spécialités du lycée (« Humanités, lettre et philosophie », ou encore « Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques[3] ») sont censées être transdisciplinaires et permettre aux élèves d’élargir leurs horizons.

Sur l’objectif recherché, évidemment, rien à dire. Mais c’est beaucoup trop tôt. En licence d’histoire, j’ai suivi un cours passionnant, qui mettait en relation les colonisations de l’Afrique du Nord par Rome dans l’Antiquité et par la France à l’époque contemporaine. C’est ce qu’essaient de faire les nouvelles spécialités du lycée. Mais ce cours durait six mois, et surtout, j’avais déjà les repères, en particulier chronologiques, qui me permettaient de le comprendre, de lui donner un sens. Que vont comprendre les élèves à une mise en relation de la démocratie athénienne et de Benjamin Constant, quand la plupart ne broncheraient pas si on leur disait que le second a été stratège au sein de la première ? De la même manière, les TPE n’ont que très rarement permis aux élèves de faire une première approche de la recherche scientifique et universitaire : la plupart se sont surtout adonnés aux joies du copié-collé, le plus souvent très mal fait, et on peut prédire à peu près le même destin au fameux « grand oral ». Ouvrons les yeux : faire des recherches est certes un prélude à faire de la recherche, mais avant même ce premier pas, il faut avoir accumulé des connaissances déjà solides. Faire des recherches, des exposés, etc., est une démarche qui ne serait profitable dans le secondaire qu’employée avec beaucoup de parcimonie. Tant qu’on n’a pas un solide socle de connaissances et de méthode, faire des recherches, c’est simplement tâtonner dans une pièce complétement obscure.

Ce portrait de l’école est peut-être un peu déprimant, mais malheureusement je crois qu’il est fidèle. Dans mon prochain billet, je vous mettrai un peu de baume au cœur en vous expliquant comment on pourrait, même sans dépenser plus (vous voyez, MM. Blanquer et Macron, je pense à vous !), construire une école un peu moins inégalitaire.


[1] Comme régulièrement, un nouveau classement international, l’été dernier, vient encore de confirmer la baisse du niveau des élèves français, en lecture cette fois-ci.
[2] Il faut noter que ce syllogisme, bien que complètement faux, est fait par les gens qui, au moins, pensent vraiment à l’intérêt des élèves. Mais on peut arriver exactement à la même conclusion politique par un raisonnement tout différent (plus cynique, plus immoral, mais factuellement plus exact) : « Seuls les métiers à forte composante intellectuelle, ayant nécessité des études longues, permettent à un pays de s’enrichir dans le cadre d’une économie financiarisée et mondialisée ; le sort de ceux que le système éducatif va broyer ne nous intéresse pas ; donc, poussons le plus d’élèves possible à faire des études longues, il en restera toujours quelque chose. »
[3] J’ai consacré récemment un billet à l’analyse de cette nouvelle spécialité et à la manière dont elle signe, à mon sens, l’arrêt de mort de l’histoire et de la géographie au lycée.

vendredi 26 juillet 2019

Le bruit et la fureur


C’est à travers nos sens que nous accédons au monde. Qui vit en ville expérimente par ses sens ce qu’elle a à offrir, en bien ou en mal : la beauté des hôtels de ville du XVIIe siècle comme la laideur des immeubles de banlieue contemporains, le chant complexe du carillon des cathédrales autant que les moteurs et les klaxons des voitures, l’odeur des boulangeries aussi bien que celle des pots d’échappement.

Celui qui vit ou se rend à la campagne peut aussi légitimement attendre qu’elle offre à ses sens ce qui la caractérise : le vert des arbres et des plantes, les horizons larges et dégagés, l’odeur des foins, de l’humus, des fleurs ; et bien entendu, des sons. La campagne est pleine des sons de sa vie : le chant des oiseaux, des insectes, de jour comme de nuit, le son simple des cloches de village, les aboiements des chiens, le meuglement des vaches, le bêlement des moutons. Le chant des coqs. Celui des grenouilles.

Or, ceux qui y vivent, et qui souvent viennent de la ville, qu’ils y soient nés ou y aient fait un séjour suffisamment long pour en adopter les codes et les habitudes (ceux qu’on appelle donc les « néo-ruraux » ou encore les « rurbains »), acceptent de moins en moins cette réalité. Ils veulent la campagne, mais celle qu’ils ont imaginée, celle qu’ils ont pu voir sur les pages, forcément silencieuses, des albums de Martine. Parfois, ils ne vivent pas même à la campagne, ils y séjournent, en résidence secondaire par exemple, cette plaie si typiquement française ; pour eux, la campagne est un moins un lieu qu’ils aiment telle qu’il est qu’un territoire qu’ils colonisent et veulent façonner à leur image et à leur convenance.

Et quand les choses ne se conforment pas à leurs désirs, ils lancent des procédures. J’avais déjà fait part de ma tristesse à voir des gens s’en prennent aux cloches des églises, qui sont une part de l’âme et de l’identité de nos villes et de nos villages. Une nouvelle attaque vient d’être lancée contre celles de l’abbatiale Saint-Volusien, à Foix, qui pourtant se taisent de 23h30 à 5h30.

C’est encore plus triste quand, l’attaque se faisant au nom de la laïcité, on confond, comme avec les crèches publiques, ce qui relève de la tradition et ce qui relève de la stricte pratique religieuse. Soyons sérieux ! Noël et Pâques sont toujours des jours fériés, et chaque année mon lycée convie les professeurs, leur famille et leurs enfants à tirer les Rois. Surcroît de tristesse, enfin, quand la justice donne raison à ces pisse-froid qui, disons-le, n’avaient qu’à s’installer ailleurs : car enfin, dans un village qui date de l’an mille, l’église était déjà là quand ils se sont installés, que je sache ; ils ont donc choisi leur maison en toute connaissance de cause, et ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Ou alors, grands dieux, qu’on nous permette de faire fermer par la justice les aéroports à côté desquels on s’installe ! Au moins, ces jurisprudences débiles serviront à quelque chose.

De plus en plus, les querelles portent, en plus des cloches, sur les animaux. À Margny-lès-Compiègne, le propriétaire d’un coq prénommé Coco a été définitivement condamné par la justice à se débarrasser de l’animal au motif que, chantant dans la journée, il dérangeait le sommeil d’une voisine hôtesse de l’air qui devait parfois travailler la nuit. Commune de l’Oise, Margny-lès-Compiègne comptait 8218 habitants au recensement de 2016. Située dans l’aire urbaine de Compiègne, qui regroupe plus de 60 000 habitants, on peut admettre qu’elle ne soit pas en pleine campagne. Bon. Je vous avoue que ça me heurte quand même, mais passons au cas suivant.

Il a fait un peu plus de bruit (c’est le cas de le dire) dans les médias : c’est celui d’un autre coq, Maurice. Il est plus caricatural. Les plaignants ne sont pas une pauvre travailleuse épuisée et qui n’aurait pas d’autre lieu où dormir, mais un couple de retraités qui ne vivent même pas à l’année près du gallinacé, mais y ont seulement une résidence secondaire. La commune est Saint-Pierre-d’Oléron, sise, comme son nom l’indique, sur l’île d’Oléron, pas précisément dans une grande aire urbaine donc. Elle comptait 6762 habitants en 2016 : je sais bien qu’au regard des catégories généralement admises en France, on est en ville, mais enfin, ça reste la petite, voire la très petite ville, celle où il ne semble pas complètement absurde d’entretenir une basse-cour. Là, il y a encore un espoir, le verdict n’a pas été rendu ; une condamnation de la propriétaire du coq serait, cela dit, à mon sens un pur scandale.

Et de scandale, il en est un bien acté, et dont malheureusement les médias ont peu parlé. Nous sommes à Grignols, en Dordogne. Département pour le coup très rural, commune de 659 habitants au recensement de 2016 : on est bien en pleine cambrousse. Sur sa propriété, un couple, M. Pécheras, reconstruit une mare, ancienne mais qui avait été comblée. Des grenouilles s’y installent naturellement. Un voisin se plaint du bruit. En mars 2014, un premier jugement, au tribunal de Périgueux, donne raison au propriétaire de la mare. Mais le plaignant fait appel, et en juin 2016, la cour d’appel de Bordeaux lui donne raison, et ordonne de boucher la mare, sous peine de lourdes astreintes financières. Ses propriétaires ne sont pas les seuls à s’indigner : à l’heure où les batraciens représentent un groupe d’espèces fragile et menacé à l’extrême, des associations de protection de la nature découvrent dans la mare six espèces protégées – non seulement des grenouilles, mais des salamandres et des tritons. Le Ministère de l’Écologie, consulté, dit que le comblement d’une telle mare est illégal, précisément à cause de la biodiversité qu’elle abrite. Pourtant, le 14 décembre 2017, la Cour de cassation donne définitivement raison au plaignant, condamnant au passage les propriétaires de la mare à une pénalité financière rétroactive de 300 euros par jour depuis juin 2016. Sachant que, parallèlement, les époux Pécheras pourraient également être condamnés à 150 000 euros d’amende et deux ans de prison, au titre du droit de l’environnement, s’ils venaient à boucher la mare.

Les péripéties judiciaires ne sont à vrai dire pas tout à fait finies, la cour d’appel de Bordeaux étant de nouveau saisie. N’hésitez pas à écrire aux Ministères de l’Écologie et de la Justice : la vie de deux personnes et de dizaines de batraciens est en jeu.

Voilà où on en est. D’un côté, les gens sont de plus en plus incapables de supporter le silence et développent un besoin pathologique d’un arrière-fond musical ou sonore permanent, ce qui rend de plus en plus difficile de contempler sereinement la nature, tant les haut-parleurs privés sont devenus omniprésents ; d’un autre, on condamne aussi bien la biodiversité que l’âme et l’essence de notre ruralité au nom d’un mode de vie urbain importé à la campagne. Le point commun entre ces deux dérives, aussi dangereuses l’une que l’autre, est le rejet de la nature, que ce soit dans ses bruits ou dans ses silences.