vendredi 26 juillet 2019

Le bruit et la fureur


C’est à travers nos sens que nous accédons au monde. Qui vit en ville expérimente par ses sens ce qu’elle a à offrir, en bien ou en mal : la beauté des hôtels de ville du XVIIe siècle comme la laideur des immeubles de banlieue contemporains, le chant complexe du carillon des cathédrales autant que les moteurs et les klaxons des voitures, l’odeur des boulangeries aussi bien que celle des pots d’échappement.

Celui qui vit ou se rend à la campagne peut aussi légitimement attendre qu’elle offre à ses sens ce qui la caractérise : le vert des arbres et des plantes, les horizons larges et dégagés, l’odeur des foins, de l’humus, des fleurs ; et bien entendu, des sons. La campagne est pleine des sons de sa vie : le chant des oiseaux, des insectes, de jour comme de nuit, le son simple des cloches de village, les aboiements des chiens, le meuglement des vaches, le bêlement des moutons. Le chant des coqs. Celui des grenouilles.

Or, ceux qui y vivent, et qui souvent viennent de la ville, qu’ils y soient nés ou y aient fait un séjour suffisamment long pour en adopter les codes et les habitudes (ceux qu’on appelle donc les « néo-ruraux » ou encore les « rurbains »), acceptent de moins en moins cette réalité. Ils veulent la campagne, mais celle qu’ils ont imaginée, celle qu’ils ont pu voir sur les pages, forcément silencieuses, des albums de Martine. Parfois, ils ne vivent pas même à la campagne, ils y séjournent, en résidence secondaire par exemple, cette plaie si typiquement française ; pour eux, la campagne est un moins un lieu qu’ils aiment telle qu’il est qu’un territoire qu’ils colonisent et veulent façonner à leur image et à leur convenance.

Et quand les choses ne se conforment pas à leurs désirs, ils lancent des procédures. J’avais déjà fait part de ma tristesse à voir des gens s’en prennent aux cloches des églises, qui sont une part de l’âme et de l’identité de nos villes et de nos villages. Une nouvelle attaque vient d’être lancée contre celles de l’abbatiale Saint-Volusien, à Foix, qui pourtant se taisent de 23h30 à 5h30.

C’est encore plus triste quand, l’attaque se faisant au nom de la laïcité, on confond, comme avec les crèches publiques, ce qui relève de la tradition et ce qui relève de la stricte pratique religieuse. Soyons sérieux ! Noël et Pâques sont toujours des jours fériés, et chaque année mon lycée convie les professeurs, leur famille et leurs enfants à tirer les Rois. Surcroît de tristesse, enfin, quand la justice donne raison à ces pisse-froid qui, disons-le, n’avaient qu’à s’installer ailleurs : car enfin, dans un village qui date de l’an mille, l’église était déjà là quand ils se sont installés, que je sache ; ils ont donc choisi leur maison en toute connaissance de cause, et ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Ou alors, grands dieux, qu’on nous permette de faire fermer par la justice les aéroports à côté desquels on s’installe ! Au moins, ces jurisprudences débiles serviront à quelque chose.

De plus en plus, les querelles portent, en plus des cloches, sur les animaux. À Margny-lès-Compiègne, le propriétaire d’un coq prénommé Coco a été définitivement condamné par la justice à se débarrasser de l’animal au motif que, chantant dans la journée, il dérangeait le sommeil d’une voisine hôtesse de l’air qui devait parfois travailler la nuit. Commune de l’Oise, Margny-lès-Compiègne comptait 8218 habitants au recensement de 2016. Située dans l’aire urbaine de Compiègne, qui regroupe plus de 60 000 habitants, on peut admettre qu’elle ne soit pas en pleine campagne. Bon. Je vous avoue que ça me heurte quand même, mais passons au cas suivant.

Il a fait un peu plus de bruit (c’est le cas de le dire) dans les médias : c’est celui d’un autre coq, Maurice. Il est plus caricatural. Les plaignants ne sont pas une pauvre travailleuse épuisée et qui n’aurait pas d’autre lieu où dormir, mais un couple de retraités qui ne vivent même pas à l’année près du gallinacé, mais y ont seulement une résidence secondaire. La commune est Saint-Pierre-d’Oléron, sise, comme son nom l’indique, sur l’île d’Oléron, pas précisément dans une grande aire urbaine donc. Elle comptait 6762 habitants en 2016 : je sais bien qu’au regard des catégories généralement admises en France, on est en ville, mais enfin, ça reste la petite, voire la très petite ville, celle où il ne semble pas complètement absurde d’entretenir une basse-cour. Là, il y a encore un espoir, le verdict n’a pas été rendu ; une condamnation de la propriétaire du coq serait, cela dit, à mon sens un pur scandale.

Et de scandale, il en est un bien acté, et dont malheureusement les médias ont peu parlé. Nous sommes à Grignols, en Dordogne. Département pour le coup très rural, commune de 659 habitants au recensement de 2016 : on est bien en pleine cambrousse. Sur sa propriété, un couple, M. Pécheras, reconstruit une mare, ancienne mais qui avait été comblée. Des grenouilles s’y installent naturellement. Un voisin se plaint du bruit. En mars 2014, un premier jugement, au tribunal de Périgueux, donne raison au propriétaire de la mare. Mais le plaignant fait appel, et en juin 2016, la cour d’appel de Bordeaux lui donne raison, et ordonne de boucher la mare, sous peine de lourdes astreintes financières. Ses propriétaires ne sont pas les seuls à s’indigner : à l’heure où les batraciens représentent un groupe d’espèces fragile et menacé à l’extrême, des associations de protection de la nature découvrent dans la mare six espèces protégées – non seulement des grenouilles, mais des salamandres et des tritons. Le Ministère de l’Écologie, consulté, dit que le comblement d’une telle mare est illégal, précisément à cause de la biodiversité qu’elle abrite. Pourtant, le 14 décembre 2017, la Cour de cassation donne définitivement raison au plaignant, condamnant au passage les propriétaires de la mare à une pénalité financière rétroactive de 300 euros par jour depuis juin 2016. Sachant que, parallèlement, les époux Pécheras pourraient également être condamnés à 150 000 euros d’amende et deux ans de prison, au titre du droit de l’environnement, s’ils venaient à boucher la mare.

Les péripéties judiciaires ne sont à vrai dire pas tout à fait finies, la cour d’appel de Bordeaux étant de nouveau saisie. N’hésitez pas à écrire aux Ministères de l’Écologie et de la Justice : la vie de deux personnes et de dizaines de batraciens est en jeu.

Voilà où on en est. D’un côté, les gens sont de plus en plus incapables de supporter le silence et développent un besoin pathologique d’un arrière-fond musical ou sonore permanent, ce qui rend de plus en plus difficile de contempler sereinement la nature, tant les haut-parleurs privés sont devenus omniprésents ; d’un autre, on condamne aussi bien la biodiversité que l’âme et l’essence de notre ruralité au nom d’un mode de vie urbain importé à la campagne. Le point commun entre ces deux dérives, aussi dangereuses l’une que l’autre, est le rejet de la nature, que ce soit dans ses bruits ou dans ses silences.

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