jeudi 18 avril 2019

Incendie de Notre-Dame : petit message à tous les donneurs de leçons


Un signe que notre société va très, très mal, qu’elle est dangereusement fragile et fracturée, c’est que tout, absolument tout, devient prétexte à polémique et à division.

La cathédrale Notre-Dame-de-Paris a en grande partie brûlé. Nous sommes un pays riche, nous avons les moyens de la reconstruire. En plus, les dons privés affluent. Bon, ben on la reconstruit, point final. Si polémique il peut y avoir, c’est sur la manière de la reconstruire. Est-ce que essaye de la refaire à l’identique ? ou seulement pour les parties visibles ? Est-ce qu’on reconstruit une charpente en bois ? en chêne ? Est-ce qu’on change le dessin des vitraux qui ont explosé ? Est-ce qu’on remet une flèche ? et laquelle ? Ça, ce sont les questions qu’on attend (et il va de soi que je suis pour la reconstruction le plus à l’identique possible, for the records).

Au lieu de ça, l’orage qui commence à gronder sur les réseaux sociaux est d’une tout autre nature. Une multitude de gens sont colère. Très colère, même. Et pourquoi ils sont si colère ? Parce que d’autres s’émeuvent de l’incendie de la cathédrale, parce qu’il a été médiatisé, et parce qu’on a trouvé très vite plein d’argent pour la reconstruire, et que tout plein d’autres causes plus urgentes et plus importantes n’ont pas ces chances.

Les causes plus urgentes et plus importantes, il n’est pas difficile de les trouver. Écologiques, humanitaires, sociales : les critiques aigres tapent dans une des trois directions.




Alors mesdames, mesdemoiselles et messieurs les donneurs de leçons, entendons-nous bien. Qu’il y ait des causes plus importantes et plus urgentes, personne n’a jamais dit le contraire. Mais alors attention, on est bien d’accord, hein : vous ne fumez pas, vous ne partez jamais en vacances, ni en week-end, vous n’allez jamais en boîte, ni au restau, ni au bar, vous n’offrez jamais de jouets à vos enfants à Noël ? Non parce que tout ça, c’est aussi de l’argent qui pourrait être mieux dépensé, non ? Chaque euro que vous mettez dans un mojito avec des potes, dans des vacances en famille, dans un restau en amoureux, c’est un euro qui pourrait être infiniment mieux dépensé si vous le donniez aux pauvres ou pour la planète !

Le problème que vous soulevez, chers donneurs de leçons, c’est un problème tout à fait réel, et on ne vous a pas attendu pour le constater. Saint Basile, dans une homélie que j’aime bien citer, le disait déjà au IVe siècle :

« Celui qui dépouille un homme de ses vêtements aura nom de pillard, et celui qui ne vêt pas la nudité du malheureux alors qu’il peut le faire, est-il digne d’un autre nom ? À l’affamé appartient ce pain que tu mets en réserve ; à l’homme nu, le manteau que tu gardes dans tes coffres ; au va-nu-pieds, la chaussure qui pourrit chez toi ; au besogneux, l’argent que tu conserves enfoui. Ainsi, tu commets autant d’injustices qu’il y a de gens à qui tu pourrais donner.[1] »

Nous commettons, tous, moi le premier, autant d’injustices qu’il y a de malheureux à qui nous pourrions donner : j’en suis absolument et intimement convaincu. Mais qui êtes-vous pour critiquer ceux qui donnent pour Notre-Dame, qu’ils soient riches ou moins riches, vous qui faites, comme moi, comme presque nous tous, l’essentiel de vos dépenses pour votre plaisir personnel ? Quand je vais, quand vous allez boire une bière avec des potes, c’est de l’argent dépensé uniquement pour notre plaisir personnel. Là, au moins, les gens qui donnent le font pour une cause qui les dépasse, quoi que vous puissiez en penser.

Reprenez vos relevés bancaires, et reprenez vos agendas sur les derniers mois. Si vos dépenses et votre temps sont d’abord et essentiellement pour les autres, pour les grandes causes et les malheurs de notre époque, là d’accord, vous pouvez l’ouvrir. Si vous arrivez péniblement à 5% de vos revenus dépensés pour les pauvres, franchement, qui êtes-vous pour venir faire la leçon à des gens qui donnent un bien plus petit pourcentage de ce qu’ils gagnent pour une cathédrale ?

Alors ne vous trompez pas de tempo, et ne vous trompez pas de colère. Ce qui est choquant, c’est que les riches organisent l’évasion fiscale et ne fassent rien pour les pauvres ni pour la planète toute l’année. C’est toute l’année qu’il faut vous réveiller et protester, pas maintenant. C’est contre leur inaction le reste du temps qu’il vous faut hurler au scandale, pas contre leur action maintenant. Évidemment, ça demande autrement plus d’efforts, et un engagement autrement plus constant.

Il y a aussi ceux qui disent qu’ils ne critiquent pas les dons privés, mais qui pensent que l’argent public pourrait être mieux dépensé. Jusqu’à preuve du contraire, l’État est propriétaire de la cathédrale. C’est donc à lui de l’entretenir. Ceux qui êtes contre, soyez cohérents : militez pour qu’on rende les cathédrales à l’Église catholique, comme avant 1905 ! Là, ce sera à elle de les réparer quand elles s’abîmeront (mais aussi d’en tirer des revenus le reste du temps).

Je termine avec un extrait d’un texte de Nicolas Stilmant, bourgmestre belge, qui a magnifiquement exprimé tout ce que je pense. Il parle de ceux qui prétendent mépriser l’émotion et être plus rationnels que les autres :

« Il y a une affirmation de ces égos qui se posent au-dessus de la masse pour dire : “Moi, je ne suis pas ému. Parce que ma raison me dit que des choses plus graves se passent dans le monde.” […] Ce qui est la base de cette affirmation est avant tout le primat de la raison sur l’émotion. L’émotion est d’emblée perçue comme méprisable, car non contrôlée. La seule émotion acceptable, est une émotion canalisée, médiatisée, politisée au profit d’une lutte, pas une émotion qui vient des tripes. C’est paradoxal, car cette émotion qui vient des tripes est justement une émotion populaire et que ces voix discordantes prétendent se battre pour le peuple… mais à leur manière, raisonnée, cadenassée, sans accepter que le peuple puisse agir de manière déraisonnée. »

Il parle de ceux qui dénoncent la médiatisation de l’événement :

« À moins que ce soit la surmédiatisation qui soit l’objet des critiques, notamment sur les réseaux sociaux. […] Il est surprenant de voir que la surmédiatisation ne pose problème que dans un sens. Quand les médias belges se sont faits l’écho ce week-end, à outrance, de ce terrible drame qu’était l’arrêt du match Standard-Anderlecht après trente minutes, je n’ai vu aucun post dénonçant une surmédiatisation malsaine du sport. Il semble donc que ce soit la médiatisation de la culture et du patrimoine qui pose fondamentalement un problème. »

Il parle enfin, surtout, de ceux qui viennent nous donner des leçons sur la hiérarchie des priorités :

« Doit-on, en permanence, avant de prendre la parole, tout remettre en contexte ? Est-on dans une société où nous n’avons plus le droit d’exprimer une émotion que sous couvert de mille précautions : “Je suis dévasté par le cimetière qu’est devenu la Méditerranée, je suis effrayé par les conséquences du réchauffement climatique, j’estime que nous devons aider nos semblables dans le besoin, je suis scandalisé par le manque de moyen mis en place pour lutter contre l’évasion fiscale, je sais que je vais donner l’impression d’être petit bourgeois, mais je suis content qu’il fasse beau durant mes congés.” ? »

Cette polémique stérile mais qui enfle, cet impossible accord autour d’un symbole aussi évident que Notre-Dame-de-Paris, cette colère qui trouve systématiquement le premier prétexte possible pour s’exprimer me semblent, je le répète, les signes sans ambiguïté d’une société au bord de l’explosion.


[1] Saint Basile, Homélie VI sur saint Luc.

mardi 16 avril 2019

Tout ce que nous avons tous perdu


Lors de notre dernier séjour en famille à Paris, il a fallu choisir, parmi les merveilles offertes, et ne disposant que de quelques jours, où nous emmènerions nos enfants. Notre-Dame faisait évidemment partie de mes premiers choix ; et pourtant, nous n’y avons pas été. Nous avons trouvé qu’ils étaient encore un peu jeunes pour véritablement apprécier, et nous avons privilégié ce qui les attirait plus immédiatement, la tour Eiffel, le musée Grévin, le Museum d’histoire naturelle. Je me disais qu’ils avaient de toute manière toute leur vie devant eux pour découvrir Notre-Dame, et moi la mienne pour la revoir.

La leçon que la vie tente avec constance de nous apprendre, et que nous oublions pourtant avec le même acharnement, leçon que les Égyptiens sont peut-être les seuls à avoir véritablement admise et comprise, c’est que la mort arrive souvent sans prévenir, que ce soit celle des hommes, des œuvres ou des civilisations. Nous devrions donc toujours vivre prêts à la mort, la nôtre et celle des autres, et agir en conséquence – comme nous vivrions mieux.

Devant ma douleur, une collègue m’a dit aujourd’hui : « Et après ? Moi je préfère les humains » ; ce qui, paradoxalement, prouve tout à la fois qu’elle est dans le vrai et qu’elle n’a rien compris. Bien sûr que, pour une part, elle est dans le vrai. Pourtant, je crains de ne pas pouvoir en dire autant. Je portais le deuil aujourd’hui, moi qui ne le portais pas après les attentats du 11 septembre, de Madrid ou du Bataclan. J’ai souvent le sentiment, injuste sans doute, je le reconnais, que les hommes valent moins que les œuvres auxquelles ils donnent naissance.

Mais je ne me crois pas un monstre, en revanche, en affirmant que les œuvres d’art valent autant que les hommes, et ce pour une raison bien simple : c’est qu’elles nous permettent justement d’être des hommes. Tout le reste de notre activité, les autres animaux le font aussi : chercher sa nourriture, manger, dormir, baiser, se trouver un abri, un cochon fait tout ça aussi bien que nous. Ce qui fait que nous ne sommes pas des cochons, ce qui fait de nous des animaux si à part, bref ce qui fait notre humanité, ce sont l’art, la culture, la science et la pensée. L’art est donc ce qui nous fait vivre une vie humaine au-delà de la survie simplement animale : pour Tolkien, notre humanité est définie par le fait qu’étant enfants de Dieu et faits à Son image, nous sommes « sous-créateurs », créateurs au sein de la Création.

En ce sens, on pourrait dire que l’art, la science et la pensée sont dans une large mesure le but ultime de l’existence humaine. Je sens depuis longtemps que tout le reste – faire pousser notre nourriture, assurer l’ordre dans les rues, fabriquer les objets dont nous avons besoin, organiser et administrer la Cité, etc. – est en fait au service de ces activités suprêmes. La politique n’a de valeur que si elle permet aux hommes de produire de l’art ou, à défaut, de profiter de celui que les autres ont produit, et donc de vivre une vie heureuse, humaine et digne d’être vécue.

L’art est donc « utile », même si refuser de le montrer serait une belle manière de résister au culte de l’utilitaire qui est tellement au cœur du Système technicien et de notre civilisation techno-industrielle. Et faire de nous des humains n’est pas sa seule utilité. Les œuvres d’art sont également indispensables à notre bonheur individuel. Par la beauté qu’elles apportent au monde, par l’évasion qu’elles offrent à chacun, elles rendent la vie de ceux qui savent les apprécier infiniment plus belle et plus heureuse.

Enfin, l’art et la culture sont le ciment qui fait tenir la société. Le vivre-ensemble ne tient que par eux : ce qui fait que nous sommes autre chose qu’une somme d’individualités en guerre permanente les unes contre les autres, ce qui fait que nos sociétés sont des édifices structurés et organisés, et pas des amas de pierres dénués de signification, c’est que nous parlons la même langue, que nous avons la même histoire, que nous partageons l’essentiel de nos valeurs, que nous avons les mêmes références, que tout le monde a appris des fables de La Fontaine ou entendu la habanera de Carmen, fût-ce dans une pub. Sans l’art et la culture, il n’y a donc plus de société, il n’y a plus que des gens.

Enfin, l’art a sur la science cette particularité que chacun de ses fruits est absolument unique. Si Newton ou Einstein étaient morts dans l’enfance, les théories de la gravitation universelle et de la relativité générale auraient été formulées tout de même, un peu plus tard peut-être, mais exactement dans les mêmes termes. Si Pythagore n’avait pas trouvé son théorème, on l’appellerait peut-être le théorème d’Archytas ou de Philolaos, mais il dirait exactement la même chose, à savoir que le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. Alors que si Wagner ou Monet étaient morts à cinq ans, on peut certes penser que la peinture et la musique auraient évolué globalement dans la même direction et selon les mêmes principes, mais nous n’aurions ni le prélude de L’Or du Rhin, ni La Pie : ces œuvres-là auraient, pour nous, été perdues à jamais, avant même d’avoir existé.

J’ai dit : « pour nous » ; j’aurais dû ajouter : « pour nous tous ». Car les grandes œuvres d’art appartiennent à tous. Nous avons mis bien du temps à le comprendre. En France, le Ministère de la Culture ne fut créé qu’en 1959 ; un pas décisif fut franchi en 1960, lorsque le gigantesque barrage que voulait construire sur le Nil le président égyptien Gamal Abdel Nasser menaça d’engloutir les temples d’Abou Simbel, qui ne furent sauvés que grâce à la mobilisation de l’UNESCO. Beaucoup comprirent à ce moment-là que ces joyeux de l’art égyptiens n’appartenaient en réalité pas du tout aux seuls Égyptiens, mais à l’humanité tout entière ; ainsi naquit la notion de « patrimoine universel » ou de « patrimoine de l’humanité ». Et c’est aussi pour cette raison que les destructions des grandes œuvres de ce patrimoine, comme celles que commirent le régime maoïste en Chine, ou plus récemment l’État islamique sur les territoires qui eurent le malheur de tomber sous son contrôle, sont – et je pèse mes mots – des crimes contre l’humanité.

Notre-Dame-de-Paris n’appartient donc ni aux Parisiens, ni aux Français, ni aux catholiques, mais à l’humanité, et c’est l’humanité tout entière qui, pour son propre bonheur, a le devoir de la faire renaître de ses cendres, autant qu’il est possible. Car tout n’est pas possible. Beaucoup de choses ont été perdues à jamais, de la charpente en chêne aux œuvres qui ont brûlé dans l’incendie. Nous aurons déjà bien de la chance si les vitraux qui ont explosé sont refaits à l’identique. Il faudra une volonté politique forte et de longue durée ; à nous de veiller à ce qu’elle ne faiblisse pas.

C’est bien sûr une banalité de le dire, car tout le monde l’a déjà dit, mais ma reconnaissance infinie va aux pompiers grâce à qui tout n’a pas été perdu – car le désastre aurait pu être bien pire. Mais ma reconnaissance va aussi, tout particulièrement, à tous ceux qui aujourd’hui ne m’ont pas dit « ah oui c’est triste », à tous ceux qui avaient les yeux rouges et la voix tremblante, à tous ceux pour qui ce n’était pas triste, mais un immense malheur, un déchirement personnel ; à tous ceux qui n’étaient pas tristes, mais étaient des oiseaux percés d’une flèche, des arbres déracinés et débités en tronçons.

Il nous reste à présent à prier, à méditer, à donner et à reconstruire.