Un signe que notre société va très, très mal, qu’elle est
dangereusement fragile et fracturée, c’est que tout, absolument tout, devient
prétexte à polémique et à division.
La cathédrale Notre-Dame-de-Paris a en grande partie brûlé.
Nous sommes un pays riche, nous avons les moyens de la reconstruire. En plus,
les dons privés affluent. Bon, ben on la reconstruit, point final. Si polémique
il peut y avoir, c’est sur la manière de la reconstruire. Est-ce que essaye de
la refaire à l’identique ? ou seulement pour les parties visibles ?
Est-ce qu’on reconstruit une charpente en bois ? en chêne ? Est-ce qu’on
change le dessin des vitraux qui ont explosé ? Est-ce qu’on remet une
flèche ? et laquelle ? Ça, ce sont les questions qu’on attend (et il
va de soi que je suis pour la reconstruction le plus à l’identique possible, for the records).
Au lieu de ça, l’orage qui commence à gronder sur les
réseaux sociaux est d’une tout autre nature. Une multitude de gens sont colère.
Très colère, même. Et pourquoi ils sont si colère ? Parce que d’autres s’émeuvent
de l’incendie de la cathédrale, parce qu’il a été médiatisé, et parce qu’on a
trouvé très vite plein d’argent pour la reconstruire, et que tout plein d’autres
causes plus urgentes et plus importantes n’ont pas ces chances.
Les causes plus urgentes et plus importantes, il n’est pas difficile
de les trouver. Écologiques, humanitaires, sociales : les critiques aigres
tapent dans une des trois directions.
Alors mesdames, mesdemoiselles et messieurs les donneurs de
leçons, entendons-nous bien. Qu’il y ait des causes plus importantes et plus
urgentes, personne n’a jamais dit le
contraire. Mais alors attention, on est bien d’accord, hein : vous ne
fumez pas, vous ne partez jamais en
vacances, ni en week-end, vous n’allez jamais
en boîte, ni au restau, ni au bar, vous n’offrez jamais de jouets à vos enfants à Noël ? Non parce que tout ça,
c’est aussi de l’argent qui pourrait être
mieux dépensé, non ? Chaque euro que vous mettez dans un mojito avec des
potes, dans des vacances en famille, dans un restau en amoureux, c’est un euro
qui pourrait être infiniment mieux
dépensé si vous le donniez aux pauvres ou pour la planète !
Le problème que vous soulevez, chers donneurs de leçons, c’est
un problème tout à fait réel, et on ne vous a pas attendu pour le constater.
Saint Basile, dans une homélie que j’aime bien citer, le disait déjà au IVe
siècle :
« Celui qui dépouille un homme de ses vêtements aura
nom de pillard, et celui qui ne vêt pas la nudité du malheureux alors qu’il
peut le faire, est-il digne d’un autre nom ? À l’affamé appartient ce pain
que tu mets en réserve ; à l’homme nu, le manteau que tu gardes dans tes
coffres ; au va-nu-pieds, la chaussure qui pourrit chez toi ; au
besogneux, l’argent que tu conserves enfoui. Ainsi, tu commets autant
d’injustices qu’il y a de gens à qui tu pourrais donner.[1] »
Nous commettons, tous, moi le premier, autant d’injustices
qu’il y a de malheureux à qui nous pourrions donner : j’en suis absolument
et intimement convaincu. Mais qui êtes-vous pour critiquer ceux qui donnent
pour Notre-Dame, qu’ils soient riches ou moins riches, vous qui faites, comme
moi, comme presque nous tous, l’essentiel de vos dépenses pour votre plaisir personnel ?
Quand je vais, quand vous allez boire une bière avec des potes, c’est de l’argent
dépensé uniquement pour notre plaisir
personnel. Là, au moins, les gens qui donnent le font pour une cause qui les
dépasse, quoi que vous puissiez en penser.
Reprenez vos relevés bancaires, et reprenez vos agendas sur
les derniers mois. Si vos dépenses et votre temps sont d’abord et essentiellement pour les autres, pour les grandes causes
et les malheurs de notre époque, là d’accord, vous pouvez l’ouvrir. Si vous
arrivez péniblement à 5% de vos revenus dépensés pour les pauvres, franchement,
qui êtes-vous pour venir faire la leçon à des gens qui donnent un bien plus
petit pourcentage de ce qu’ils gagnent pour une cathédrale ?
Alors ne vous trompez pas de tempo, et ne vous trompez pas
de colère. Ce qui est choquant, c’est que les riches organisent l’évasion
fiscale et ne fassent rien pour les pauvres ni pour la planète toute l’année. C’est toute l’année qu’il
faut vous réveiller et protester, pas maintenant. C’est contre leur inaction le
reste du temps qu’il vous faut hurler au scandale, pas contre leur action
maintenant. Évidemment, ça demande autrement plus d’efforts, et un engagement
autrement plus constant.
Il y a aussi ceux qui disent qu’ils ne critiquent pas les
dons privés, mais qui pensent que l’argent public pourrait être mieux dépensé.
Jusqu’à preuve du contraire, l’État est propriétaire de la cathédrale. C’est
donc à lui de l’entretenir. Ceux qui êtes contre, soyez cohérents :
militez pour qu’on rende les cathédrales à l’Église catholique, comme avant
1905 ! Là, ce sera à elle de les réparer quand elles s’abîmeront (mais
aussi d’en tirer des revenus le reste du temps).
Je termine avec un extrait d’un texte de Nicolas Stilmant, bourgmestre
belge, qui a magnifiquement exprimé tout ce que je pense. Il parle de ceux qui
prétendent mépriser l’émotion et être plus rationnels que les autres :
« Il y a une
affirmation de ces égos qui se posent au-dessus de la masse pour dire : “Moi,
je ne suis pas ému. Parce que ma raison me dit que des choses plus graves se
passent dans le monde.” […] Ce qui est la base de cette affirmation est avant
tout le primat de la raison sur l’émotion. L’émotion est d’emblée perçue comme
méprisable, car non contrôlée. La seule émotion acceptable, est une émotion
canalisée, médiatisée, politisée au profit d’une lutte, pas une émotion qui
vient des tripes. C’est paradoxal, car cette émotion qui vient des tripes est
justement une émotion populaire et que ces voix discordantes prétendent se
battre pour le peuple… mais à leur manière, raisonnée, cadenassée, sans accepter
que le peuple puisse agir de manière déraisonnée. »
Il parle de ceux qui dénoncent la médiatisation de l’événement :
« À moins que ce
soit la surmédiatisation qui soit l’objet des critiques, notamment sur les
réseaux sociaux. […] Il est surprenant de voir que la surmédiatisation ne pose
problème que dans un sens. Quand les médias belges se sont faits l’écho ce
week-end, à outrance, de ce terrible drame qu’était l’arrêt du match
Standard-Anderlecht après trente minutes, je n’ai vu aucun post dénonçant une
surmédiatisation malsaine du sport. Il semble donc que ce soit la médiatisation
de la culture et du patrimoine qui pose fondamentalement un problème. »
Il parle enfin, surtout, de ceux qui viennent nous donner
des leçons sur la hiérarchie des priorités :
« Doit-on, en
permanence, avant de prendre la parole, tout remettre en contexte ? Est-on dans
une société où nous n’avons plus le droit d’exprimer une émotion que sous
couvert de mille précautions : “Je suis dévasté par le cimetière qu’est devenu
la Méditerranée, je suis effrayé par les conséquences du réchauffement
climatique, j’estime que nous devons aider nos semblables dans le besoin, je
suis scandalisé par le manque de moyen mis en place pour lutter contre
l’évasion fiscale, je sais que je vais donner l’impression d’être petit
bourgeois, mais je suis content qu’il fasse beau durant mes congés.” ? »
Cette polémique stérile mais qui enfle, cet impossible
accord autour d’un symbole aussi évident que Notre-Dame-de-Paris, cette colère
qui trouve systématiquement le premier prétexte possible pour s’exprimer me
semblent, je le répète, les signes sans ambiguïté d’une société au bord de l’explosion.
A mon avis le problème n'est pas là: il me semble que personne n'a dit que l'argent donné pour Notre-Dame aurait dû l'être pour d'autres causes. Personne ou presque, et c'est remarquable. Ce qui a été dit, c'est, d'une, qu'il restait pas mal d'argent au fond des poches qui s'étaient si facilement ouvertes pour Notre-Dame, mais que ces poches se faisaient soudain plus profondes et les bras plus courts; et, de deux, qu'il y a quelque indécence à échapper par tous les moyens à un impôt qui aurait servi à la même chose pour pouvoir ensuite faire l'aumône en sonnant de la trompette.
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