L’Évangile gagne à être lu comme un tout ; trop souvent
l’exégèse isole les textes les uns des autres, et affaiblit leur sens.
Prenons d’abord le très célèbre passage de la femme
adultère, en Jean 8, 3-11 :
« Les scribes et
les pharisiens amenèrent alors une femme qu’on avait surprise en adultère et
ils la placèrent au milieu du groupe. “Maître, lui dirent-ils, cette femme a
été prise en flagrant délit d’adultère. Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de
lapider ces femmes-là. Et toi, qu’en dis-tu ?” Ils parlaient ainsi dans l’intention
de lui tendre un piège, pour avoir de quoi l’accuser. Mais Jésus, se baissant,
se mit à tracer des traits sur le sol. Comme ils continuaient à lui poser des questions,
Jésus se redressa et leur dit : “Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché
lui jette la première pierre.” Et s’inclinant à nouveau, il se remit à tracer
des traits sur le sol. Après avoir entendu ces paroles, ils se retirèrent l’un
après l’autre, à commencer par les plus âgés, et Jésus resta seul. Comme la
femme était toujours là, au milieu du cercle, Jésus se redressa et lui dit :
“Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée ?” Elle répondit :
“Personne, Seigneur” et Jésus lui dit : “Moi non plus je ne te condamne
pas : va, et désormais ne pèche plus.” »
Le « piège » dont il est question est clair. Les
scribes et les pharisiens, c’est-à-dire ceux qui sont attachés à la loi juive dans
sa lettre, qui veulent qu’elle soit respectée strictement, les fondamentalistes
ou les traditionnalistes de l’époque pourrait-on dire, savent deux choses.
D’abord, évidemment, ils connaissent leur sacro-sainte Loi
sur le bout du doigt : en effet, la Bible ordonne de lapider les femmes
adultères. En Lévitique 20, 10 par exemple, ou encore en Deutéronome 22, 22-24,
la condamnation à mort est explicite. Ce qui, entre nous soit dit, devrait
régler déjà pas mal de discussions : oui, l’Ancien Testament est un texte souvent
violent, qui appelle plusieurs fois au meurtre, ou qui du moins condamne à mort
à tire-larigot, et souvent pour des peccadilles. Et donc ce texte, ou plutôt ce
recueil de textes, ne saurait être considéré comme étant intégralement la
Parole divine : c’est la loi de Moïse, pas celle de Dieu, et si la
première s’inspire souvent de la seconde, en bien des passages l’écart entre
les deux se fait béance. Mais passons.
Ensuite, nos pharisiens connaissent aussi, à défaut de le
comprendre, le message du Christ : ils savent bien qu’Il ne pourra pas
prononcer la condamnation à mort. Ils veulent donc exposer Jésus comme traître
et rebelle à la loi mosaïque, dans le but de pouvoir le condamner à mort Lui
aussi (eh oui, c’était une manie chez pas mal de Juifs du Ier
siècle) : soit Il condamne la femme adultère, soit il dénonce la loi de
Moïse, mais ce faisant, Il Se condamne Lui-même.
Jésus, cependant, ne tombe pas dans le panneau, et parvient
à éviter à la fois la condamnation de la femme et sa propre condamnation. On a beaucoup
écrit qu’ainsi, Il préservait la loi juive, en y voyant une illustration du
fameux « Je ne suis pas venu pour abolir la Loi mais pour l’accomplir ».
Je suis assez sceptique quant à cette interprétation. Quand la loi dit : « il
faut lapider », je ne vois pas bien comment on peut dire à la fois « il
ne faut pas lapider » et « je n’abolis pas la loi ». Quand on
dit l’exact contraire de ce que dit la loi, pardon mais on ne l’accomplit pas,
on l’abolit. Je pense donc plutôt qu’ici, le Christ, dont « le temps n’est
pas encore venu », pour reprendre une autre formule célèbre, gagne du temps ;
il continue à diffuser son message, sa « bonne nouvelle » (ici, c’est
particulièrement le cas de le dire, surtout pour la femme), mais Il le fait d’une
manière qui ne l’amène pas à la mort – pas encore.
Peut-on généraliser ? Sans doute. Déjà, on peut noter
que des histoires de cul, il n’y en a pas des masses dans l’Évangile. La femme
adultère, la Samaritaine (encore chez Jean, 4, 5-42), l’affirmation qu’on
commet l’adultère dès qu’on regarde quelqu’un avec désir alors qu’on est marié (en
Matthieu 5, 27-28), c’est à peu près tout ce qui me vient à froid. Dans les
deux premiers cas, Jésus S’abstient de toute condamnation. Cette rareté des
mentions de la morale sexuelle, et la rareté plus grande encore des
condamnations liées à ces questions, doit déjà nous mettre la puce à l’oreille :
nos histoires de fesses, Dieu S’en fout un peu.
Bien sûr, je ne dis pas qu’on ne peut rien faire de mal en
matière de sexualité. Le viol, la pédophilie, la zoophilie, parce qu’ils
affectent des êtres qui ne sont pas consentants ou qui ne peuvent pas exprimer
de consentement éclairé, les blessent profondément, et sont donc
intrinsèquement mauvais. De même, ce qu’il y a de mauvais dans l’adultère, c’est
principalement qu’il blesse celui qui est trompé. Qu’on ne m’accuse ni de
laxisme, ni de relativisme ; mais clairement, ce n’est pas le sexe qui
obsède Jésus. Peut-être parce qu’en-dehors des cas extrêmes que je viens de
mentionner, les questions sexuelles sont finalement à la fois trop complexes et
trop intimes pour pouvoir faire l’objet d’une morale, ou moins encore d’une
législation : elles concernent ceux qui font, et Dieu.
Ce manque d’intérêt divin pour les questions de morale
sexuelle est plus clair encore si on les met en regard avec d’autres thèmes.
Ainsi l’argent, la richesse, l’exploitation de l’homme par l’homme : ça,
ça a l’air de L’obséder davantage. On peut noter par exemple l’omniprésence des
publicains, qui est un peu le modèle de l’homme pécheur à qui le Christ S’adresse
pour le convertir et le sauver. Qui étaient les publicains ? Des individus
à qui le pouvoir romain sous-traitait la collecte des impôts. En gros, le
publicain avance la somme due au pouvoir, puis se rembourse sur la population en
prenant une commission au passage. Et pour récupérer les sommes engagées, les
publicains n’hésitaient pas, bien souvent, à recourir à la violence en cas de
besoin. Pas franchement des enfants de chœur, donc : plutôt un mélange
entre le collecteur d’impôts et le parrain de la mafia. Voilà donc le personnage
qui semble avoir le plus besoin de la conversion : celui qui s’enrichit
sur le dos des autres, particulièrement des faibles.
On peut aussi citer plusieurs passages des Évangiles qui
vont dans le même sens. Le jeune homme riche, par exemple. Il interroge le Christ
sur la manière d’obtenir la vie éternelle, et Jésus lui répond par le
décalogue. Ce à quoi le jeune homme répond, d’après Luc 18, 21-25 :
« “Tout cela, je
l’ai observé dès ma jeunesse.” L’ayant entendu, Jésus lui dit : “Une seule
chose encore te manque : tout ce que tu as, vends-le, distribue-le aux
pauvres et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi.” Quand
il entendit cela, l’homme devint tout triste, car il était très riche. Le
voyant, Jésus dit : “Qu’il est difficile à ceux qui ont les richesses de
parvenir dans le Royaume de Dieu ! Oui, il est plus facile à un chameau d’entrer
par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu.” »
La comparaison est éclairante. À la femme adultère, Jésus ne
faisait ni menace, ni avertissement : Il lui conseillait de ne plus pécher,
point final. Au riche, c’est tout autre : sans la grâce divine, mentionnée
aux versets suivants, la comparaison avec le chameau indique clairement que le
riche ne peut tout simplement pas être
sauvé. Dans la même veine, on pourrait citer l’épisode des marchands du Temple,
en Jean 2, 13-16 :
« La Pâque des Juifs
était proche et Jésus monta à Jérusalem. Il trouva dans le Temple les marchands
de bœufs, de brebis et de colombes, ainsi que les changeurs qui s’y étaient
installés. Alors, s’étant fait un fouet avec des cordes, il les chassa tous du
Temple, et les brebis et les bœufs ; il dispersa la monnaie des changeurs,
renversa leurs tables ; et il dit aux marchands de colombes : “Ôtez
tout cela d’ici et ne faites pas de la maison de mon père une maison de trafic.” »
Un fouet, grand Dieu ! Jésus, l’homme du pardon, de l’amour
universel, de priez-pour-ceux-qui-vous-persécutent, et de
faites-du-bien-à-ceux-qui-vous-font-du-mal, et de tends la joue gauche, et de
donne encore ton manteau, Jésus, le Gandhi de l’époque, l’homme de la douceur
et de la non-violence, pour une fois, une seule fois dans tout l’Évangile,
Jésus frappe. Qui frappe-t-Il ? Pas les adultères, pas les homosexuels,
non, Il frappe les marchands, les changeurs, autrement dit les banquiers de l’époque.
La seule et unique fois où Jésus attaque avec Ses mains, et plus avec Ses mots,
ce n’est pas contre les adeptes de la Luxure, c’est contre ceux de l’Avarice.
Que peut-on en déduire ? Que François, en condamnant le
capitalisme libéral et en faisant des pauvres un des piliers de son pontificat,
est bien plus proche de Dieu que Paul VI, Jean-Paul II ou Benoît XVI, qui
donnaient un peu l’impression de considérer comme plus important de savoir s’il
fallait se mettre un tuyau de plastique sur la queue pour baiser. Parce qu’on
aura beau tout chercher à mettre sur le dos des médias, la grande encyclique de
Paul VI, ça reste Humanæ Vitæ, et les
théologiens de la libération, qui osaient demander pourquoi les pauvres étaient
pauvres, ont été condamnés par Jean-Paul II et son adjoint le cardinal
Ratzinger.
On peut aussi se dire qu’en portant plainte contre Gleeden,
site de rencontre basé sur l’infidélité, pour outrage à la pudeur et atteinte
aux bonnes mœurs et à la morale publique, les Associations Familiales Catholiques
sont bien à côté de la plaque. Franchement, les mecs, c’est ça, selon vous, l’urgence ?
Lutter contre les promoteurs de l’infidélité ? D’accord, c’est cynique de
faire du fric là-dessus ; mais vraiment, c’est ça qui vous semble le plus
nocif au bien public ? Dassault qui fait du fric en vendant des armes,
Total qui fait du fric en détruisant la planète, HSBC qui fait du fric en
permettant aux plus riches de ne pas payer les impôts qui financent les hôpitaux
et les écoles de tous, ça ne vous aurait pas semblé plus utile, plus pressant,
comme combats ?
J’ai déjà eu l’occasion de dire sur ce blog que si la Manif
pour tous, les Veilleurs, le Printemps français et autres groupes du même tonneau
avaient consacré à lutter contre la pauvreté l’énergie qu’ils ont consacrée à
lutter contre la loi Taubira, il y aurait nettement moins de malheureux en France
aujourd’hui. Les AFC, avec leur procès débile, reproduisent exactement la même erreur.
Elles montrent qu’elles n’ont absolument aucun sens des priorités, des
urgences, de ce qui est vraiment mal dans notre monde. Elles donnent des catholiques
une image lamentable : celle de gens qui vivent dans leur bulle, coupés de
la société et des vrais problèmes qui la déchirent, obnubilés par ce qu’il se
passe dans le slip et dans le lit des autres. Elles continuent de mener les
combats qui étaient déjà d’arrière-garde en 1969 ; alors pensez, en 2015…
Réveillez-vous : le monde va mal, très, très mal, mais ce n’est pas à
cause de ce que vous croyez.