mercredi 27 avril 2022

Les écologistes au piège de la crédibilité

En plein questionnement existentiel pour analyser la claque prise à la présidentielle, Europe-Écologie-les-Verts risque fort de manquer, encore une fois, l’essentiel. Et s’il y en a un qui est décidément à côté de la plaque, c’est Yannick Jadot. La baffe, c’est quand même surtout lui qui l’a prise, mais la remise en question ne semble pas pour demain. Une alliance aux législatives avec la France Insoumise ? Hof, « ça marchera pas ». En revanche, aider Macron ? Ah, oui, « s’il décide enfin d’agir pour le climat ». Eh ! le poste de Premier ministre est à prendre.

En écoutant plus attentivement ce qu’il raconte, par exemple sur France Inter hier, une chose ressort dont peu de gens parlent : l’obsession de cet homme, et du courant qu’il représente, pour la « crédibilité ». Pour lui, c’est clair, les écolos sont devenus « crédibles », « responsables », « sérieux ». C’est donc qu’avant, ou à une époque, ils ne l’étaient pas. Quand, et pourquoi ? Et d’opposer son camp, celui des écolos « responsables », à « la radicalité des postures », visant Mélenchon – il ne se remet par d’avoir rassemblé près de cinq fois moins de voix que lui.

Yannick Jadot aurait dû se pencher un peu plus sur l’histoire du Parti socialiste pendant ces cinquante dernières années ; ça lui aurait appris que cette histoire de responsabilité a précisément été le piège dans lequel est tombée la social-démocratie en son temps.

Petit retour en arrière. En 1981, François Mitterrand est élu Président de la République. Non seulement c’est la première fois qu’un socialiste est porté à la magistrature suprême sous la Ve République, mais encore il l’est sur un véritable programme de gauche : nationalisations de banques et d’entreprises, passage aux 35 heures, planification économique, et j’en passe. Soutenu au second tour par Georges Marchais et le PCF, à l’époque où, rappelons-le, ils approuvaient toujours l’URSS et appelaient officiellement à la révolution, et même par Arlette Laguiller, Mitterrand a été élu dans l’angoisse de la droite, qui hurlait aux chars russes sur les Champs-Élysées.

Deux ans plus tard, crac ! tournant de la rigueur. À partir de cette date, et de plus en plus fortement à mesure que le temps passe, c’est au sein du PS la ligne des « sérieux », incarnée par Jacques Delors, qui l’emporte. Or, que signifie « sérieux » ? C’est très simple : ça signifie « de droite ». Être « sérieux », « crédible », « responsable » (déjà le mot était lâché à l’époque), c’est accepter la mondialisation, le libre-échange, les délocalisations, le pouvoir des actionnaires sur les entreprises et des entreprises sur les États et les corps sociaux – bref, c’est la défense du Système, et c’est la droite.

On a retrouvé le même schéma avec François Hollande, qui a été élu sur un programme de gauche et de rupture, avant de mener une fois au pouvoir une politique de droite et de Système – une politique « responsable ».

L’alignement du PS sur cette ligne « sérieuse », pro-Système, et de droite, a eu des conséquences apparemment paradoxales : il a permis au parti, qui n’était plus un danger, de se maintenir au pouvoir, mais au prix du renoncement à son propre programme, donc d’une déconnexion progressive de son électorat, qui se sentait trahi à juste titre, et donc d’une érosion de ses résultats électoraux, jusqu’à l’effondrement absolu que représente la présidentielle 2022. Comme cela a été maintes fois répété, l’alternance a tué l’alternance : les électeurs, voyant que le PS menait à peu de choses près la même politique que la droite, en tout cas en matière d’économie, sont allés voir ailleurs.

Le « sérieux » a donc été un piège mortel pour la social-démocratie, sommée de se renier pour être « responsable », ce qui ne pouvait se traduire que par le divorce entre ceux qui voulaient rester de gauche et ceux qui voulaient être sérieux.

L’écologie politique est en train de se débattre dans ce même piège exactement. Certains veulent à toute force gouverner, et pour cela, ils sont prêts à tout renier, ne comprenant pas que le projet écologistes ne sera jamais assez « sérieux » aux yeux du Système, c’est-à-dire assez conforme au Système. Il n’y a qu’une seule solution, une seule : envoyer valdinguer cette accusation en affirmant clairement qu’au vu des résultats de la recherche scientifique, la seule position crédible, sérieuse, responsable, est précisément celle de la radicalité. Les écologistes mous comme Yannick Jadot sont coupables avant tout d’avoir accepté les termes du débat imposés par les plus farouches adversaires de l’écologie politique en acceptant d’opposer radicalité et crédibilité, alors que toute position qui n’est pas radicale n’est pas non plus crédible.

Si l’écologie politique ne sort pas très rapidement de ce piège, elle subira les mêmes conséquences que le Parti socialiste en son temps : elle n’appliquera pas son programme, et elle perdra ses (rares) électeurs. Choisissant le déshonneur, elle aurait aussi la défaite.

 

Rare image de Yannick Jadot pris au piège du Système.


lundi 18 avril 2022

Deux conseils aux écolos suite à la présidentielle - N°2 : repensons le fond

Il y a deux catégories de démocrates. Les premiers m’amusent. Ils n’en démordent pas, la démocratie est le meilleur système possible, et pourtant le résultat des élections ne leur convient pas. Ils accusent alors les médias, les politiques, le Système, qui tous conspirent pour faire mal voter le peuple. Eh ! sans doute. Mais si les chiffres d’audience de CNews et BFM suffisent à faire passer Le Pen et Macron avant Mélenchon, est-ce vraiment un si bon système ? Ils en appellent à l’éducation des masses, pour les libérer de ces aliénations. D’accord encore ! Mais comme ça ne va pas se faire du jour au lendemain, en attendant, ne peut-on vraiment pas imaginer mieux ?

Les autres forcent mon respect. Je ne les comprends pas vraiment, mais je les admire : ce sont ceux qui, cohérents jusqu’au bout avec leurs idées, en acceptent les conséquences, même tragiques, même quand elles les dérangent. Je n’en ai pas rencontré beaucoup. Au tout début de ma carrière de professeur, une de mes collègues, fermement de gauche, trouvait normal que nous ayons Sarkozy comme président ; elle reconnaissait qu’un homme comme Mitterrand aurait été complètement inaudible à l’époque où nous parlions, et que Sarkozy représentait mieux les idées majoritaires que les candidats pour lesquels elle pouvait, elle, voter. Elle n’avait pas donc pas d’amertume, et jugeait que les choses étaient comme elles devaient être.

De manière similaire, après le premier tour de l’élection présidentielle, François Gemenne, ancien conseiller de Benoît Hamon, directeur du conseil scientifique de Yannick Jadot, co-auteur du sixième rapport du GIEC, bref un homme qui, s’il n’est à l’évidence pas un révolutionnaire, est peu suspect de méconnaître la gravité de la crise écologique, faisait sur Twitter des commentaires stupéfiants. Pour lui, « trois Français sur quatre [ayant] […] voté pour un programme incompatible avec les objectifs de l’Accord de Paris […], il est normal de s’interroger sur la légitimité démocratique de cet Accord. […] Peut-on vraiment reprocher aux gouvernements de ne pas en faire assez pour le climat alors qu’ils n’ont aucun mandat pour cela ? […] Ce n’est pas spécifique à la France : dans tous les pays industrialisés, les électeurs ne souhaitent pas donner la priorité au climat, c’est tout. C’est un choix de civilisation. Ce choix me désespère, mais c’est la démocratie. »

Voilà. C’est aux antipodes de ma manière de voir les choses, mais je reconnais qu’il y a quelque chose d’admirable dans cette défense envers et contre tout – contre la vie, contre la planète, contre la survie de l’humanité dans des conditions dignes ­– de l’avis majoritaire. Voir que la majorité nous envoie dans le gouffre, et continuer à vouloir le suivre, je ne comprends pas, mais ça ne manque pas de grandeur, de panache, et – paradoxalement – d’humilité. Bref, c’est beau. François Gemenne n’est pas le seul à penser ainsi : il y a des années, j’avais déjà été sidéré par une double page du journal La Décroissance qui titrait : « Sauver la terre, oui, mais d’abord la démocratie ! »

C’est beau, mais entendons-nous bien, ce n’est pas mon choix. Je suis entièrement d’accord avec le sous-entendu de son propos, même s’il ne l’assume jamais sous cette forme : la lutte contre la crise écologique est incompatible avec la démocratie. Je l’ai compris il y a longtemps – 30 ans, à peu près ­– ; seulement, j’en ai tiré la conclusion inverse : il faut renoncer à la démocratie.

Ce choix fondamental – la défense de la démocratie ou la défense de la planète – se pose à chaque écologiste, avec un peu plus d’acuité à chaque élection. Les données scientifiques sont claires depuis 50 ans ; il y a un demi-siècle qu’on sait ce qu’il faut faire. Plus encore : on le sait de plus en plus, de manière de plus en plus claire et de plus en plus certaine. Tout est à portée de main, il suffit de lire les études, les rapports du GIEC, leurs résumés à destination des décideurs. Si la démocratie fonctionnait bien, il y a 50 ans que l’écologie, l’écologie réelle, serait au pouvoir.

Certains se berceront d’illusions en rappelant qu’après tout, l’écologie progresse. Oui. Il y a 50 ans, elle ne pesait rien électoralement. En 2022, si on considère que tous les électeurs de Mélenchon avaient l’écologie en tête au moment de voter (ce qui est très, très généreux), moins de 20% des inscrits ont choisi de voter pour un programme d’écologie. Mesurons l’ampleur de la catastrophe, la force du symbole : quelques jours seulement après la publication d’un rapport du GIEC affirmant qu’il ne nous reste que trois ans pour infléchir la courbe, moins d’un électeur sur cinq choisit de voter dans ce sens.

Ne nous voilons donc pas la face : il y a un gouffre entre nos connaissances et l’imminence du danger d’une part, les résultats électoraux des écologistes d’autre part – résultats qui, comme le reconnaît François Gemenne, ne permettent jamais et nulle part à l’écologie réelle d’accéder au pouvoir. Tout au plus voit-on des écologistes sincères, voire qui évoluent vers une vision plus radicale de l’écologie – comme Nicolas Hulot –, accéder à des postes prestigieux, mais finalement dénués de tout pouvoir réel, comme on s’en aperçoit aux arbitrages qu’ils perdent lamentablement les uns après les autres.

Entendons-nous bien : je reconnais une multitude d’avantages à la démocratie. Elle a permis des avancées prodigieuses de l’humanité dans de nombreux domaines. Elle a, très clairement, été le régime dont l’humanité a eu besoin pendant 200 ans. Mais les écologistes doivent se poser trois questions :

1. Un régime qui a été le meilleur possible pour l’humanité pendant deux siècles est-il nécessairement, forcément, mécaniquement le meilleur régime possible pour tous les humains, toujours et partout ?

2. La démocratie est-elle un moyen d’atteindre un objectif, ou bien est-elle une fin en soi, un objectif en elle-même ?

3. Si elle n’est qu’un moyen, quels objectifs doit-elle permettre d’atteindre ? le plus grand bonheur possible, la préservation de la nature et de la vie telles que nous les connaissons, la réduction des inégalités, la préservation des droits fondamentaux ? Enfin, et surtout, aujourd’hui, est-elle le meilleur moyen d’atteindre ces objectifs ? Les hommes qu’elle porte au pouvoir défendent-ils la vie, réduisent-ils les inégalités, protègent-ils les libertés fondamentales ?

Attention : même pour ceux qui, comme moi, pensent que la démocratie n’est qu’un moyen, et pas une fin en soi, et même pour ceux qui pensent qu’elle n’est plus forcément le meilleur moyen d’atteindre aujourd’hui l’objectif du combat politique écologiste, il ne s’agit pas de la remplacer par n’importe quoi. La démocratie n’est pas l’idéal, mais on peut faire bien pire. La tentation pourrait notamment être grande pour certains écologistes de mettre au pouvoir des gens apparemment compétents, mais dont la compétence serait seulement technique, et pas morale, notamment des scientifiques. Ça ne réglerait rien, et ça pourrait rendre les choses bien pires.

Enfin, il va falloir savoir dans quoi mettre notre énergie, et sous quelle forme nous devons lutter. À cet égard, Le Monde a publié le 8 avril dernier un entretien extrêmement intéressant avec Dennis Meadows – pour ceux qui ne le connaissent pas, un des co-auteurs, il y a 50 ans, du célèbre rapport remis au Club de Rome, « Les limites à la croissance », et par ailleurs ancien professeur au MIT, bref pas le premier crétin venu.

Cet article, pour déprimant qu’il soit, m’apporte une toute petite consolation, en ce qu’il me confirme dans les combats qui ont été les miens, mais aussi dans leur évolution. Que dit Meadows ? Commençons par les constats : « Pendant cinquante ans, nous n’avons pas agi. Nous sommes donc au-delà de la capacité de la Terre à nous soutenir, de sorte que le déclin de notre civilisation à forte intensité énergétique et matérielle est inévitable. Le niveau de vie moyen va baisser, la mortalité va augmenter ou la natalité être réduite et les ressources diminueront. » Tol Ardor ne dit pas autre chose.

Que pouvions-nous faire ? « Lors de la réédition de notre ouvrage, en 2004, il était encore possible de ralentir par une action humaine. » En 2004, Tol Ardor existait comme groupe informel ; elle lançait son site Internet deux ans plus tard et se constituait en association en 2008. À cette époque, nous visions une action collective d’ampleur.

Et maintenant ? « Maintenant, je pense que c’est trop tard. Il n’y a aucune possibilité de maintenir la consommation d’énergie aux niveaux actuels ni de ramener la planète dans ses limites. Cela signifie-t-il l’effondrement ? Si vous allez aujourd’hui en Haïti, au Soudan du Sud, au Yémen ou en Afghanistan, vous pourriez conclure qu’il a en fait déjà commencé. […] » C’est aussi le constat que fait Tol Ardor, qui a changé d’orientation stratégique en conséquence en 2015. Et d’ajouter : « Le développement durable n’est plus possible. Le terme de croissance verte est utilisé par les industriels pour continuer leurs activités à l’identique. Ils ne modifient pas leurs politiques mais changent de slogan. C’est un oxymore. Nous ne pouvons pas avoir de croissance physique sans entraîner des dégâts à la planète. » Encore comme nous.

Quelles perspectives d’avenir ? « Le changement climatique, l’épuisement des combustibles fossiles ou encore la pollution de l’eau vont entraîner des désordres, des chocs, des désastres et catastrophes. Or si les gens doivent choisir entre l’ordre et la liberté, ils abandonnent la seconde pour le premier. Je pense que nous allons assister à une dérive vers des formes de gouvernement autoritaires ou dictatoriales. Actuellement déjà, l’influence ou la prévalence de la démocratie diminue et dans les pays dits démocratiques comme les États-Unis, la vraie liberté diminue. » Nous ne disons pas autre chose, c’est précisément le risque qui nous menace : abandonner la démocratie pour quelque chose d’encore pire.

Alors que peut-on faire ? À la question du Monde, qui lui demande si les solutions technologiques peuvent nous aider, Meadows répond : « Même en étant un technologue, et en ayant été un professeur d’ingénierie pendant quarante ans, je suis sceptique. […] Les technologies ont […] un coût (en énergie, argent, etc.) et viendra un moment où il sera trop élevé. » Alors que nous reste-t-il ? Meadows explique l’objectif de résilience à l’échelle locale : « C’est la capacité à absorber les chocs et continuer à vivre, sans cesser de pourvoir aux besoins essentiels en matière de nourriture, de logement, de santé ou de travail. […] On peut le faire par soi-même, contrairement à la durabilité : on ne peut pas adopter un mode de vie durable dans un monde non durable. À l’inverse, à chaque fois que quelqu’un est plus résilient, le système le devient davantage. Il faut maintenant l’appliquer à chaque niveau, mondial, régional, communautaire, familial et personnel. » C’est exactement la réorientation stratégique de Tol Ardor décidée en 2015 autour de la Haute Haie.

Deux détails peuvent retenir notre attention. Le premier concerne le nucléaire. À l’heure où certains écologistes sincères peuvent être tentés par cette option qui permettrait à la fois, selon eux, de lutter contre le changement climatique et de préserver nos modes de vie, Dennis Meadows rappelle l’évidence : « Le nucléaire est une idée terrible. À court terme, car il y a un risque d’accident catastrophique : puisqu’on ne peut pas éviter à 100 % les erreurs humaines, on ne devrait pas prendre un tel pari. À long terme, car nous allons laisser les générations futures gérer le problème des déchets pendant des milliers d’années. » On pourrait ajouter que précisément dans le cas de figure d’un effondrement de civilisation, l’humanité pourrait tout simplement ne plus être en mesure d’entretenir les centrales existantes, ce qui entraînerait des accidents nucléaires en cascade : là encore, c’est un pari qu’il est irresponsable de faire. Et d’ajouter : « L’énergie renouvelable est formidable, mais il n’y a aucune chance qu’elle nous procure autant d’énergie que ce que nous obtenons actuellement des fossiles. Il n’y a pas de solution sans une réduction drastique de nos besoins en énergie. » On est en plein dans ce qu’on répète depuis 20 ans.

Le second détail concerne justement la démocratie. Quand on lui demande pourquoi nous ne réagissons pas, Meadows donne quatre raisons. Les deux premières concernent notre nature : nous sommes génétiquement programmés pour penser sur le court terme, nous sommes égoïstes. On n’y peut pas grand-chose, en tout cas pas rapidement. Les deux suivantes sont politiques, et Meadows note en particulier que « notre système politique ne récompense pas les politiciens qui auraient le courage de faire des sacrifices maintenant pour obtenir des bénéfices plus tard. Ils risquent de ne pas être réélus. » Il ne va pas au bout de la logique, mais ce constat est le socle de la critique ardorienne de la démocratie. Et de pointer, comme nous, l’importance des valeurs, donc du développement moral de l’humanité : « Actuellement, tous les systèmes politiques – démocraties, dictatures, anarchies – échouent à résoudre les problèmes de long terme, comme le changement climatique, la hausse de la pollution ou des inégalités. Ils ne le peuvent pas, à moins qu’il y ait un changement dans les perceptions et valeurs personnelles. Si les gens se souciaient vraiment les uns des autres, des impacts sur le long terme et dans des endroits éloignés d’eux-mêmes, alors n’importe quelle forme de gouvernement pourrait créer un avenir meilleur. »

Personne n’entendra peut-être, mais au moins tout est dit, et pas par moi.
 

 

mardi 12 avril 2022

Deux conseils aux écolos suite à la présidentielle - N°1 : divorçons !

 « Tout royaume divisé contre lui-même court à la ruine ; et nulle ville, nulle maison, divisée contre elle-même, ne saurait se maintenir. »

 Évangile selon Matthieu, 12, 25


Dans mon dernier billet de blog, j’analysais la ruine du Parti socialiste et des Républicains comme étant avant tout le résultat d’une incohérence idéologique. Ces deux partis ont été, de plus en plus nettement au cours des quarante dernières années, divisés chacun en deux camps irréconciliables : d’un côté ceux qui, de manière assumée ou non, s’accommodaient très bien du Système et ne voulaient surtout pas le changer ; de l’autre, ceux qui voulaient au fond en sortir et construire autre chose à sa place.

Au PS comme chez les Républicains, les partisans du Système tenaient le haut du pavé et, quand ils parvenaient à prendre le pouvoir, menaient la même politique de perpétuation du Système, avec quelques ajustements mineurs – ce qui explique qu’ils se soient finalement tous très bien retrouvés chez Macron, qui a su leur montrer qu’il n’y avait pas grand-chose pour les séparer, et qu’ils avaient beaucoup à gagner à quitter les ruines de leurs partis respectifs pour s’unir.

Au sein de chaque parti, les opposants au Système luttaient au contraire pour des visions diamétralement contraires, quoique symétriques précisément par leur volonté d’en sortir : à gauche, on voulait baser un nouveau monde sur l’égalité ; à droite, on voulait le faire sur l’identité.

Entre les deux, le divorce était inévitable : les anti-Système sont partis chez Mélenchon pour les socialistes, chez Le Pen pour les Républicains ; les partisans du Système se sont joyeusement retrouvés chez Macron ; et les quelques-uns qui ont refusé le divorce et cru qu’on pouvait encore sauver le couple se sont fait laminer dimanche dernier, et sont dans l’état qu’on sait.

Eh bien c’est précisément le même danger qui guette les écologistes. Car il n’y a pas une écologie politique, il y en a deux. Comme je le montrais dans mon livre L’Écologie radicale expliquée à ma belle-mère, l’écologie politique est fracturée par la même ligne que les autres partis : d’un côté, ceux qui s’accommodent du Système ; de l’autre, ceux qui veulent en sortir. D’un côté, ceux qui s’imaginent que la science et la technique finiront bien par trouver des solutions pour régler toutes les crises écologiques ; de l’autre, ceux qui estiment qu’on ne peut pas se permettre de risquer un tel pari. D’un côté, ceux qui pensent qu’à condition de voyager, de produire et de nous chauffer autrement, nous pourrons continuer à le faire autant ; de l’autre, ceux qui savent qu’on ne pourra pas s’en sortir sans voyager, produire et nous chauffer moins. D’un côté, ceux qui considèrent qu’on peut sauver la planète en conservant la croissance, l’industrie et le capitalisme ; de l’autre, ceux qui ont compris que telles étaient les racines de nos problèmes, et qu’en tant que telles ils ne pouvaient pas faire partie de la solution. Bref, d’un côté, ceux qui pensent que nous pourrons tout résoudre tout en conservant notre mode de vie, et même en l’étendant à toute l’humanité ; de l’autre, ceux qui, au nom de la lucidité, ne promettent rien d’autre que « du sang, du labeur, des larmes et de la sueur. »

Disons-le tout net : ces deux écologies politiques sont irréconciliables. Non pas au sens où elles seraient ennemies l’une de l’autre ; non pas au sens où elles ne pourraient pas manifester ensemble, lutter ensemble, voire gouverner ensemble, comme les communistes ont pu gouverner avec les socio-démocrates ; mais au sens où elles sont séparées par un désaccord de fond et qui ne peut se résoudre par aucun compromis, par aucune vision synthétique ou médiane. Un gouvernement commun serait possible, mais il ne serait que le fruit d’un rapport de forces où un camp l’emporterait forcément sur l’autre, sans jamais parvenir à définir une politique qui satisferait réellement les deux.

Il serait grandement souhaitable que les écologistes comprennent cela tout de suite. Le PS a agonisé pendant des décennies de ne pas reconnaître ce désaccord de fond ; son aile gauche a espéré, sans relâche et sans succès, d’infléchir en profondeur l’orientation du parti. Élus sur des programmes de gauche, les partisans du Système ont, sans surprise, toujours mené des politiques de droite, ce qui d’une part a fait perdre un temps considérable, d’autre part a nourri une extrême défiance face à la politique ; autant éviter le bis repetita.

Amis écolos, divorcez maintenant : quand il est fait à temps, un divorce peut se faire à l’amiable. Croyez-moi, vous n’avez pas envie de faire durer ça autant que le PS, et de vous retrouver dans dix ans dans la situation de haine qui existe aujourd’hui entre quelqu’un comme François Hollande et quelqu’un comme Jean-Luc Mélenchon, qui ont justement accumulé bien trop de rancunes pour pouvoir jamais travailler ensemble de nouveau.

Ceux qui pensent qu’on peut garder la mondialisation, l’Union européenne avec ses règles actuelles, le capitalisme, l’industrie, la croissance, rejoignez La République en Marche : elle vous accueillera à bras ouverts, et tout sera plus clair. Vous pourrez y bénéficier d’un courant, ou d’un micro-parti, comme le Modem, l’UDI, Agir ou Horizons : il y a de nombreuses demeures dans la maison de Macron. Vous pourrez appeler ça « L’écologie de progrès » ou « Verdissons enfants » ; le si nécessaire greenwashing ainsi que la menace permanente de voir votre petit groupe faire sécession obligeront les grandes instances à infléchir un peu leur politique dans votre sens et à vous réserver quelques sièges de députés, et vous pèserez du mieux que vous pourrez, en attendant que votre ligne devienne dominante au sein de cette belle famille pro-Système et de centre-droit. Alors, après avoir fait interdire le glyphosate dans les exploitations de plus de mille hectares quand vous étiez minoritaires, vous profiterez de cette nouvelle hégémonie pour frapper un grand coup en abaissant le seuil à 900 hectares.

Pendant ce temps, l’écologie de rupture pourra essayer de se construire. Elle ne vous fera pas d’ombre avant longtemps, je vous rassure : le discours sur le sang et les larmes, ça marche quand on est vraiment sous les bombes, pas quand la menace est encore à quelques kilomètres. Il a fallu attendre mai 1940 pour que le Royaume-Uni choisisse Churchill comme premier ministre ; jusqu’alors, c’est-à-dire jusqu’au tout dernier moment, il avait préféré le très immobiliste Chamberlain.

Évidemment, dans les circonstances actuelles, cette stratégie fait un peu peur. C’est sûr qu’à 4,63%, EELV est comme un couple très pauvre qui se dit que le divorce, c’est au-dessus de ses moyens. Mais c’est tout le contraire ! Soutenus par un beau et gros parti de centre-droit, les écologistes du Système arriveront sûrement à négocier plus de députés qu’ils n’en auront au soir du 19 juin.

Quant aux anti-Système, ils n’atteindront évidemment pas tout de suite le seuil des 5%, mais qu’est-ce que ça changera ? Ce n’est pas comme si demain leurs frais de campagne allaient être remboursés. Au moins, ils pourront parler clairement, et ils rassembleront probablement des gens qui ne veulent certainement pas voter pour ce qu’est devenu EELV. Car soyons francs : si le parti avait choisi Delphine Batho comme candidate et avait porté un programme de décroissance, je n’aurais pas considéré que le programme le plus véritablement écologiste était celui d’un autre candidat, et j’aurais voté pour eux.

Ça aussi, je le disais dans mon livre : l’écologie radicale, celle qui a compris qu’on ne gagnerait pas la partie en respectant les règles du jeu, est pour le moment une nébuleuse complètement atomisée. Elle a besoin, un besoin vital, de se structurer et de s’organiser. Pour cela, la première chose à faire, c’est de se débarrasser de ceux qui, foncièrement, ne sont pas d’accord avec nous sur la base, le socle, l’origine de tout. Arrêtons de pinailler pour savoir si nous sommes pour la PMA ou l’écriture inclusive ; demandons-nous si nous sommes pour la croissance. Entre opposants à la croissance, on trouvera moyen de s’arranger sur ce qui, au fond, reste secondaire. Quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat.

Alors c’est sûr, cette stratégie ne nous fera pas gagner la présidentielle dans cinq ans. Il est clair que dans un pays où on accuse les écologistes d’être devenus fous dès qu’ils proposent de supprimer un sapin de Noël ou une compétition sportive, alors qu’on va vers un monde où il y aura forcément une machine à laver pour trois familles, une voiture pour dix, et des voyages en avion pour aucune, il va en falloir, des canicules, pour faire bouger les pourcentages.

Mais dites-vous deux choses. La première, c’est qu’on n’a jamais rien à gagner en politique à ne pas être clairs, à ne pas assumer ce qu’on pense, et à trop cacher son jeu ; rien d’autre, en tout cas, qu’un petit pouvoir qui n’en est même pas un puisqu’on ne peut rien en faire, et que la déception de ceux qui nous ont soutenus. La seconde, c’est que dans les partis qui ont entretenu l’ambiguïté, les modérés, les mous, les partisans du Système, l’ont toujours, toujours, emporté. Parce qu’ils proposent la voie de la facilité.

Trois ans, a dit le GIEC. Nous n’avons pas le temps.
 
© AFP - Xose Bouzas

 

dimanche 10 avril 2022

It’s the ideology, stupid!

En 1992, James Carville avait tout d’abord milité pour, puis expliqué, la victoire de Clinton par sa célèbre formule : « It’s the economy, stupid! » Trente ans plus tard, la recomposition (apparente) du paysage politique français s’explique par un autre paradigme, celui de l’idéologie, non pas au sens péjoratif qu’on donne parfois au mot, mais dans son acception première, celle d’un ensemble de valeurs et de croyances organisées qui forment une vision du monde, de l’homme et de la société.

Car on a tendance à l’oublier : la première justification de l’existence d’un parti politique, c’est l’idéologie qu’il porte et prétend faire arriver au pouvoir. D’autres logiques, notamment clientélistes (« parti des profs » contre « parti des flics »…) peuvent entrer en ligne de compte, mais ne sauraient suffire à fonder un parti. Et l’analyse idéologique est limpide : il y a au moins 20 ans que les grands partis qui ont structuré la vie politique française n’ont plus d’avenir. Je le disais déjà dans un long texte écrit juste après la victoire de Macron en 2017 (et légèrement remanié après la crise sanitaire) ; les résultats des élections ce soir me donnent une confirmation dont moi-même, je l’avoue, je n’espérais pas l’ampleur.

Mais il me semble que l’apparente recomposition en cours depuis 2017 est dans l’ensemble assez mal analysée par les commentateurs. On parle de disparition de la frontière gauche / droite, ou d’une nouvelle opposition entre mondialistes et patriotes ; aucune de ces grilles de lecture n’est vraiment juste. Et pour mieux comprendre le mouvement en cours, il est indispensable de revenir, d’abord, à la définition de ce que sont la droite et la gauche.

Dans le texte cité plus haut, je définissais la droite en cinq points :

§  le fait de penser que le mal est inhérent à la condition humaine et ne peut être éradiqué par un changement des structures politiques et sociales ;

§  le fait de donner la priorité à l’existant, notamment en politique, par méfiance envers les utopies ou les révolutions ;

§  l’ancrage prioritaire dans un passé qu’il s’agit de transmettre ;

§  la priorité accordée au particulier sur l’universel en cas de conflit entre les deux pôles ;

§  la priorité accordée à la liberté sur les autres valeurs en cas de conflit, notamment face à l’égalité (ce qui prend souvent la forme de la défense du droit du plus fort, notamment en économie).

 

Symétriquement, la gauche me semblait pouvoir être définie également autour de cinq points :

§  l’idée que l’amélioration de la condition humaine peut aller jusqu’à « la perfection du bonheur » (pour reprendre le mot de Saint-Just), car elle dépend essentiellement des structures politiques et sociales dans lesquelles il s’inscrit et qu’il est possible de transformer ;

§  par conséquent, le désir de trouver un système parfait et de le faire advenir, au besoin par la révolution ;

§  l’ancrage prioritaire dans un avenir qu’il s’agit de faire advenir ;

§  la priorité accordée à l’universel sur le particulier, ce dernier étant parfois même voué à disparaître ;

§  la priorité accordée à l’égalité sur les autres valeurs en cas de conflit (ce qui, en économie, prend notamment la forme d’un interventionnisme étatique visant précisément à corriger les effets inégalitaires de la loi du plus fort).

Bien sûr, certains vont hurler : il est évidemment bien plus confortable de définir la droite par la défense de l’argent, des profits et des privilèges contre les gens, la vie et les faibles. Ma définition a toutefois un avantage considérable sur celle-ci : elle permet à des gens de droite par conviction de s’y reconnaître. Définir la droite par l’égoïsme tient donc plus de l’invective que d’un travail intellectuel honnête.

Cette double définition appelle un premier constat : elle souligne le lien entre ce qu’on peut appeler la « gauche modérée », ou « molle », ou « de gouvernement », ou « de responsabilité », et « l’extrême-gauche », ou la gauche « radicale » – la gauche modérée veut un peu d’égalité, la gauche radicale veut beaucoup d’égalité. En revanche, le parallèle ne marche pas du tout pour le rapport entre droite et « extrême-droite », ou « droite radicale ». Certes, on retrouve dans cette droite radicale des éléments de ma définition de la droite (notamment la priorité accordée au particulier sur l’universel) ; en revanche, il est manifestement impossible de croire que la droite modérée voudrait un peu de liberté et que l’extrême-droite en voudrait beaucoup.

Une seule explication à cela : alors que la gauche radicale est effectivement une idéologie de gauche poussée à son maximum, l’extrême-droite n’est pas du tout une idéologie de droite poussée à son maximum. C’est autre chose, et cette autre chose est avant tout caractérisée par la valeur centrale qu’elle met au-dessus de tout : l’identité. Défense de l’identité qui la pousse notamment à chercher l’homogénéisation du corps social par le rejet des étrangers d’une part, mais d’autre part et plus généralement de tout ce qui peut le rendre hétérogène : les cultures immigrées (qu’il s’agisse de croyances, d’habillement, de manières de manger, etc.), les opposants politiques, les sexualités minoritaires trop voyantes, et j’en passe. Plutôt que « d’extrême-droite » ou de « droite radicale », termes qui apparaissent comme extraordinairement trompeurs, il serait donc infiniment préférable de parler, par exemple, « d’identitarisme ».

Il n’y a donc en réalité jamais eu de bipartition gauche / droite, mais bien plutôt une tripartition gauche / droite / identitarisme, et ce depuis au moins un siècle. Ce qui a pu donner l’impression contraire, c’est une pure illusion d’optique : à certains moments historiques donnés, un des trois blocs semble absent. De 1945 aux années 1980, l’identitarisme (ce qu’on appelle donc classiquement « l’extrême-droite »), laminé et marqué au fer rouge par son comportement pendant la Seconde Guerre mondiale, disparaît politiquement – mais pas idéologiquement, ce qui prépare sa renaissance.

L’autre facteur qui perturbe les analyses, c’est qu’évidemment il est rare d’être, en politique, « chimiquement pur ». L’histoire a notamment brouillé les frontières et conduit à des hybridations nombreuses entre ce que j’appelle « la droite » et ce que j’appelle « l’identitarisme ». Des gens comme Éric Ciotti, François-Xavier Bellamy, Laurent Wauquiez, Christine Boutin en sont de belles illustrations : identifiés comme « de droite », ils sont en fait bourrés de scories d’identitarisme. À mon sens, quelqu’un comme Macron est justement beaucoup plus « de droite » qu’eux (René Rémond aurait dit « orléaniste »…). Mais ces abâtardissements, en quelque sorte, ne rendent pas les définitions de base moins pertinentes.

Le second grand constat qu’il faut en tirer, c’est que nous vivons dans un monde de droite. Notre société est organisée selon un Système de droite. Pour cette raison, la grande frontière aujourd’hui ne passe effectivement pas entre la gauche et la droite, mais elle ne passe pas plus entre les patriotes et les mondialistes. Elle passe entre ceux qui veulent conserver le Système d’une part (et qu’on peut appeler les « conservateurs » ou « la droite » de manière à peu près indifférente, puisque c’est précisément ce Système de droite qu’ils veulent préserver), et d’autre part ceux qui veulent le détruire, en sortir et construire autre chose (et que je serais tenté d’appeler les « radicaux »).

La grande force des conservateurs, c’est qu’ils peuvent facilement s’entendre entre eux, puisque justement ils veulent garder les choses en l’état. Bien sûr, ce conservatisme s’accommode de courants, de nuances internes : certains veulent garder le Système en le rendant un tout petit moins inégalitaire, d’autres un tout petit peu plus libéral, d’autres un tout petit peu plus interventionniste ; mais au fond, tout ça n’est pas bien grave, parce que tous s’entendent sur l’essentiel : la conservation du Système. C’est précisément cette clarification idéologique qui a permis à Macron de rassembler autour de lui des gens qui auparavant militaient dans des partis faussement opposés (faussement, puisqu’une fois au pouvoir ils menaient la même politique), de Jean-Yves Le Drian, Richard Ferrand et Christophe Castaner jusqu’à Gérald Darmanin et Éric Woerth, en passant par François Bayrou.

Les radicaux, au contraire, sont eux-mêmes violemment opposés, puisque ce n’est pas tout de savoir qu’on veut sortir du Système, encore faut-il savoir ce qu’on veut mettre à sa place. Il y a donc, fondamentalement, deux grands radicalismes, un de gauche, incarné aujourd’hui par Jean-Luc Mélenchon, et un identitaire, incarné aujourd’hui par Marine Le Pen.

Hors ces trois pôles, il n’y a plus guère de salut pour des partis politiques. Il y a bien deux autres radicalismes qui pourraient prétendre opposer d’autres contre-modèles au Système : l’écologie radicale et l’islam radical. Mais tous deux sont pour le moment complètement marginaux et on peut se permettre de les mettre temporairement de côté. Mention spéciale tout de même, au passage, à Yannick Jadot, dont le score lamentable s’explique là encore assez simplement : promouvant une écologie compatible avec la croissance, le capitalisme et l’industrie, qui pouvait bien voter pour lui ? Si vous êtes vraiment écologiste, vous savez que ça ne peut pas marcher ; et si vous n’êtes pas vraiment écologiste, pourquoi voter pour EELV ?

Avant tout autre facteur explicatif, je suis donc convaincu que c’est cette clarification idéologique qui explique l’effondrement des grands partis de la Ve que sont le Parti socialiste et les Républicains. Car tous les deux souffraient d’une incohérence idéologique, et étaient fracturés, déchirés entre deux pôles opposés.

Les Républicains étaient déchirés entre ceux qui étaient au fond de droite et donc d’accord sur l’essentiel avec Macron, et ceux qui étaient au fond identitaires et donc d’accord sur l’essentiel avec Le Pen. En 2017, ils étaient portés par l’espoir de victoire, puisque celle-ci semblait acquise jusqu’à l’éclatement de l’affaire Fillon ; cette certitude de l’emporter pouvait leur permettre de dépasser cette contradiction interne. C’est ce qui explique qu’à droite, la « recomposition », ou plutôt la clarification politique, n’était pas encore aboutie en 2017, d’où un score élevé de François Fillon (un exemple assez typique d’hybridation entre droite et identitarisme), qui finissait troisième. En 2022, c’est terminé, et sans perspective de prise du pouvoir politique, les contradictions idéologiques internes ont achevé le parti. Valérie Pécresse en a été l’incarnation : faisant entendre sa différence en 2017 avec le reste de son parti, elle avait précisément démarré sur le refus de l’hybridation avec l’identitarisme ; elle n’a pas su tenir ce cap, et a fait la course derrière Ciotti, Le Pen et Zemmour, donnant en plein dans la contradiction dont je parle – la sanction est sans appel.

Pour le PS, c’est pire encore. La clarification a été plus ancienne, car sans espoir de victoire en 2017, ils se sont écroulés sous le poids de leurs incohérences dès cette date. Leurs contradictions étaient par ailleurs plus lourdes encore, car si les Républicains étaient déchirés entre deux familles idéologiquement différentes et même difficilement réconciliables, ils faisaient au moins, une fois au pouvoir, la politique pour laquelle ils avaient été élus. Le PS, au contraire, souffrait de cette évidence que « gauche de responsabilité » était un oxymore : élus sur des programmes, sinon de gauche, du moins de réelle social-démocratie, ils menaient ensuite les mêmes politiques de droite que leurs prétendus adversaires – la sanction a été plus précoce, et elle est aujourd’hui plus forte.

Maintenant, tout ça permet de se compter. Les conservateurs et partisans du Système : Macron + Hidalgo + la quasi-totalité de Pécresse + une solide partie de Jadot = 36 à 38% des Français. Les radicaux identitaires : Le Pen + Zemmour + la quasi-totalité de Dupont-Aignan = 32 à 33% des Français. Les radicaux de gauche : Mélenchon + Roussel + Poutou + Arthaud = 25 à 26%. Quels sont les principaux enseignements à en tirer ?

1. Ceux qui veulent sortir du Système pèsent 57 à 59% de l’électorat, contre 36 à 38% qui trouvent qu’il faut y rester. Non seulement les défenseurs du Système sont en train de devenir minoritaires, mais la dynamique s’apparente à un écroulement : en 2007, les partisans du Système totalisaient plus de 75% des voix au premier tour ; en 2012, 65% ; en 2017, 50%.

2. Néanmoins, ceux qui veulent sortir du Système ne semblent pas en mesure de prendre le pouvoir, faute de s’entendre sur ce par quoi il faut le remplacer. Les partisans du Système peuvent bien être devenus moins nombreux que ceux qui veulent en sortir ; mais ils sont toujours plus nombreux que ceux qui veulent le remplacer par un système égalitaire et que ceux qui veulent le remplacer par un système identitaire, pris séparément. Chaque radicalisme déteste le Système, mais craint le radicalisme d’en face, ce qui assurait à peu près la victoire de Macron quel que soit son opposant (Le Pen peut gagner, mais elle a très peu de chances).

3. Enfin, il ne faut pas oublier qu’au sein des radicaux, les identitaires l’emportent de très loin sur la gauche. La non-accession de Mélenchon au second tour n’est en rien un hold-up démocratique ; c’est plutôt s’il était passé que c’en serait un ! Si on ne compte que les radicaux, c’est-à-dire les anti-Système, le bloc des identitaires dépasse celui de la gauche de 6 à 8 points de pourcentage ; et ce qu’on appelle classiquement « l’extrême-droite » dépasse l’ensemble de ce qu’on appelle classiquement « la gauche » (toute la gauche, radicale ou conservatrice) d’un point de pourcentage.

Avis à tous les amateurs de démocratie.