Nous revoilà plongés en plein scandale alimentaire. En
pleins scandales alimentaires, même. Coup sur coup, nous avons le cheval vendu
comme du bœuf, le retour des farines animales, la présence de molécules
potentiellement toxiques dans la viande que nous mangeons, et à présent une
possible fraude qui aurait fait passer de la vieille vache laitière pour du
bœuf.
Ce qui est intéressant, c’est que depuis Mayotte – mais
certains ont adopté le même point de vue en métropole –, le problème semblerait
à première vue beaucoup moins grave. Qu’on mange de la vache laitière ou même
du cheval en pensant manger du bœuf, voire qu’on s’intoxique à petit feu à coup
d’anti-inflammatoires, d’antibiotiques ou de farines animales, pour des gens
qui, pour beaucoup d’entre eux, ont tout simplement du mal à trouver à manger
(sans même parler de manger de la viande, plat de luxe), ça ne semble pas si
grave.
Pour ma part, je crois que c’est grave. Extrêmement grave
même. Bien sûr, si on prend chaque point individuellement, tout ne semble pas
aussi important. Ainsi, je ne sacralise pas les chevaux, et manger leur viande
ne me semble pas en soi scandaleux. De même, je considère comme normal et même
souhaitable qu’une vache laitière en fin de vie finisse par être mangée.
En revanche, les deux autres scandales ont de quoi nous
inquiéter, même pris isolément. Commençons par ce dont on parle le moins, le
sympathique cocktail moléculaire qu’on ingurgite sans le voir dès qu’on mange
de la viande ou presque. Une première étude de 2011, puis une seconde de 2012,
sont toutes les deux parvenues à peu près au même résultat : le lait et la
viande que nous mangeons contiennent des anti-inflammatoires, des
bêtabloquants, des hormones, des antibiotiques, des antiparasitaires, des
fongicides, des neuroleptiques. Y compris certaines substances dangereuses et
interdites, comme la phénylbutazone. Ce qui pose deux problèmes.
D’abord, celui de la toxicité des molécules en elles-mêmes.
Certaines sont probablement cancérigènes. Et ce d’autant plus qu’il faut
prendre en compte les évolutions les plus récentes en matière de toxicologie.
En gros, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, on considérait que seule la dose
faisait le poison. « Toutes les choses sont poison, et rien n’est sans
poison ; seule la dose fait qu’une chose n’est pas un poison »,
écrivait Paracelse au XVIe siècle. Problème : ce postulat est
aujourd’hui mis en échec par certaines découvertes. Il semblerait que certaines
molécules fussent toxiques à des doses extrêmement faibles, voire (ce qui contredirait
directement Paracelse) fussent plus
toxiques à dose plus faible.
Ensuite, le problème des effets du mélange de ces différentes molécules entre elles. En effet, ce
n’est pas parce que deux molécules différentes, prises isolément, sont sans
effet néfaste connu sur l’organisme humain qu’il en va de même pour la
combinaison de ces deux mêmes molécules. Ainsi, le 3 août dernier, la revue Plos One publiait une étude qui montrait
que trois fongicides très employés dans l’agriculture avaient, quand ils
étaient combinés, des effets inattendus sur le système nerveux central humain.
Nous avons donc là tous les ingrédients d’une première crise sanitaire à venir. Venons-en donc au second gros problème : le retour des
farines animales. À quoi, grands dieux, pouvait bien penser la Commission
européenne pour autoriser une pareille ineptie ? Rappelons que c’est la
consommation par les bovins de farines animales qui a déclenché la crise de la
vache folle dans les années 1990, épizootie qui s’est soldée par la mort de
plus de 200 personnes, par celle de millions de bovins et par d’immenses pertes
économiques.
Cette fois-ci, comment nos bureaucrates européens
justifient-ils leur décision ? On ne peut pas vraiment attendre d’eux une
belle honnêteté. Pensez donc ! « Nous avons cédé aux pressions (voire
aux cadeaux, qui sait) des lobbies de l’élevage industriel », « Nous
avons fait passer l’économie avant la vie humaine », imaginez l’effet (un
effet bœuf !) produit sur les populations. Non, on nous sert une jolie
fable. Déjà, il n’y aurait pas de problème, parce que les farines ne seraient
(notez le conditionnel) produites qu’à partir de morceaux propres à la
consommation humaine. Ensuite, il n’y aurait vraiment pas de problème, parce
qu’on proscrirait (toujours du conditionnel) le cannibalisme. Autrement dit,
les saumons ne mangeraient pas de farine de saumon, les poules pas de farines
de poule etc. Enfin, il n’y aurait toujours pas de problème, parce que le
retour des farines animales ne concernerait que les animaux non ruminants (les
poissons tout de suite, les volailles et les porcs en 2014, autant dire
demain), et que, selon les « spécialistes », le risque de
transmission d’ESB à ce type d’animaux est « négligeable ».
Eh bien moi, je suis sceptique. D’abord, je suis sceptique
sur tout ce que me disent les « spécialistes ». Qu’en sait-on
vraiment, que si on évite le cannibalisme, il ne peut pas y avoir de
problème ? Qu’en sait-on vraiment, que les animaux non ruminants ne
peuvent pas avoir ces problèmes, ou d’autres problèmes ? Je crois qu’on
n’en sait au fond pas grand-chose. Que les études existantes sont probablement
insuffisantes. Et que si des études allaient contre les intérêts de l’industrie
agro-alimentaire, cette dernière serait bien assez puissante pour les étouffer.
Et surtout, quand bien même ces promesses nous garantiraient
la santé et la sécurité (ce dont je doute, répétons-le), je suis sceptique,
mais alors là très, très sceptique, quant au respect de ces promesses, tout simplement. Et c’est là qu’on
retrouve le scandale de la viande de cheval et de la vache laitière vendues
comme du bœuf, c’est là qu’on s’aperçoit que toutes ces questions sont
intimement liées, et c’est là que ces sujets prennent justement toute leur
proportion scandaleuse. Car que prouvent ces révélations ? Que personne ne
contrôle vraiment l’industrie de l’élevage et de l’abattage. Si personne ne
peut nous garantir aujourd’hui que c’est bien du bœuf qu’il y a dans notre
assiette, qui peut prétendre nous garantir que demain notre saumon n’aura pas
mangé de farine de saumon, ou que des farines animales n’auront pas été données
à des ruminants ?
C’est toute l’opacité de la filière de la viande qui se
révèle à nos yeux, et les ingrédients d’une deuxième crise sanitaire qui se
mettent en place. Ce qui fait des lasagnes au cheval un véritable scandale
moral et sanitaire, c’est qu’elles prouvent que nous avons laissé se développer
un monstre ; que personne ne sait ce qu’il y a dans nos assiettes, et que
de très, très gros intérêts seraient profondément lésés si nous le savions.
Qu’on ajoute à cela les autres scandales, plus anciens,
mieux connus, de l’élevage industriel : l’immense souffrance à laquelle
les animaux y sont soumis, les conditions innommables de l’élevage, du
transport, de l’abattage ; et je n’hésite plus à le dire : l’élevage
industriel est comme le capitalisme libéral ; il ne peut pas être réformé
ou moralisé. Il est trop puissant, il contrôle trop bien toute la chaîne de
décision, les commissions d’experts, les instances de « contrôle »,
les politiciens. Ne pouvant être réformé, il doit être mis à bas.
Je dédie ce billet à une jeune fille que je connaissais,
morte cette semaine d’un cancer alors qu’elle n’avait pas trente ans. Était-il
lié à notre alimentation ? On ne le saura sans doute jamais. Mais je ne
peux pas m’ôter l’impression que de plus en plus de gens très jeunes sont
frappés par cette maladie, et que notre mode de vie est probablement en cause.