jeudi 2 juin 2022

Le prochain crime contre l'humanité

En 2013, je m’étranglais que les autorités préfèrent nous interdire les feux de cheminée pour faire croire qu’ils luttaient contre la pollution atmosphérique, plutôt que de s’attaquer à ses véritables causes – les voitures et les usines. Cinq ans plus tard, j’étais atterré qu’une entreprise privée puisse envoyer une boule à facettes visible depuis la Terre et changer ainsi, fût-ce provisoirement, l’aspect du ciel nocturne. Aujourd’hui, je n’ai plus guère de mots pour dire l’horreur qu’on nous annonce : des politiciens songent sérieusement à changer pour toujours la couleur du ciel.

Comme pour les feux de cheminée, c’est bien sûr au nom de l’écologie que ça se ferait. Un article du Monde en date du 29 mai présente le raisonnement : on a bien pollué la Terre, maintenant le climat se réchauffe, et là c’est prouvé, la planète va devenir invivable pour l’humanité. Et donc, la toute nouvelle « Commission mondiale sur la gouvernance des risques liés au dépassement climatique » nous propose sa solution : la géoingénierie, bien sûr ! Pour ce sympathique groupe composé d’anciens chefs d’État, commissaires européens, ministres, diplomates, etc., bref précisément ceux qui ne nous ont pas sortis de la merde, une idée parfaitement acceptable serait de balancer des particules aérosols dans la haute atmosphère pour diminuer la quantité de lumière solaire reçue par la planète, et donc de faire baisser sa température.

Je vous passe le petit rappel de l’Apprenti sorcier, je ne vous replonge pas dans la dystopie de Snowpiercer, je vous épargne les conséquences prévisibles listées par le journal – perturbation des moussons, baisses locales des précipitations, altération de courants marins, pollution atmosphérique accrue par la retombée des particules fines de la haute atmosphère, etc. Je vais à ce qui me préoccupe ici : une des conséquences de cette forme de géoingénierie serait de faire perdre au ciel sa couleur bleue – il deviendrait blanchâtre.

Que ce soit sérieusement envisagé par les gens qui nous gouvernent est terrifiant. Plus abominable encore, peut-être, est que si l’info était connue, elle ne déclencherait probablement pas la moindre indignation, voire un certain soutien de beaucoup (« ah ouais tiens, pas con, bonne idée »). Or, ce serait, et je pèse mes mots, un crime contre l’humanité.

L’humanité et chaque être humain vivent dans des conditions d’existence particulières qui font partie de ce qui nous est donné et qui déterminent notre rapport au monde. Le simple fait d’exister, d’être, donne un droit à ceux qui y vivent : celui de continuer à y vivre. Autrement dit, personne, ni aucun dirigeant, ni aucun individu, ni aucun peuple, ni aucune majorité n’ont le droit de changer en profondeur ces conditions d’existence d’une manière qui s’imposerait à tous. Parce que le ciel a toujours été bleu, le droit de ceux qui souhaitent qu’il reste bleu prime celui de ceux, deviendraient-ils majoritaires, qui voudraient le faire jaune.

On me rétorquera que nos conditions d’existence changent sans cesse et que ça ne pose de problème à personne. Je répondrai d’une part qu’elles ne changent à ce point que depuis 250 ans environ, c’est-à-dire depuis le début de la Révolution industrielle, et que si on s’y arrêtait un peu, ça mériterait justement qu’on remette deux ou trois choses en question. Mais ce n’est pas le plus important ; je répondrai surtout, d’autre part, que jusqu’ici il a toujours été possible à ceux qui les refusaient d’échapper aux changements. Si vous ne vouliez pas du train, de l’électricité ou de l’aspirine dans votre vie, il était possible de vivre sans. Même aujourd’hui, il reste possible à ceux qui le souhaitent de vivre, par exemple, dans un lieu sans routes goudronnées et sans voiture ­– dans des communautés, des lieux très reculés, etc. : même en France, ça se trouve.

Un changement de la couleur du ciel n’est pas de la même nature : personne, personne ne pourrait plus jamais y échapper. Si on devait le comparer à quelque chose, ce serait par exemple au fait de générer sur tous les lieux de la Terre un bruit continu de vrombissement ou une odeur permanente de méthane. Et c’est cela qui constitue un crime odieux. Personne n’a le droit de prendre une telle décision, ni pour ceux des hommes qui ne seront pas d’accord, ni pour ceux qui viendront après nous.

Dans le passé, on a la plupart du temps défini les nouvelles catégories de crimes après qu’ils avaient été commis ; ainsi, c’est à Nuremberg, en 1945, qu’a été définie la notion de « crime contre l’humanité », ce qu’avaient fait les nazis dépassant de toute évidence très largement le concept préexistant de « crimes de guerre ». Il ne serait pas mal que cette fois-ci, on commence à réfléchir à ce que pourraient être les prochains crimes contre l’humanité dès maintenant, avant qu’ils n’aient été commis, pour se donner les meilleures chances de les empêcher.

Pour revenir à mon exemple, je considère que ceux qui prendraient une telle décision ou qui en favoriseraient la réalisation commettraient un crime contre la nature, contre la Terre et contre l’humanité, se mettraient donc eux-mêmes en état de guerre contre nous, et que nous devrions en tirer toutes les conséquences.

Le pire est que, si l’effondrement de nos civilisations ne vient pas nous sauver avant, il y a toutes les chances que de tels projets soient réalisés, comme le seront également, toujours au nom de l’écologie ou de notre sécurité, tous les projets totalitaires de suppression des libertés fondamentales. Cette sinistre vérité avait déjà été prévue par Bernard Charbonneau dans Le Feu vert, publié en 1980, dans un extrait célèbre que rappelait La Décroissance dans son dernier numéro : « Un beau jour, le pouvoir sera bien contraint de pratiquer l’écologie. Une prospective sans illusion peut mener à penser que, sauf catastrophe, le virage écologique ne sera pas le fait d’une opposition très minoritaire dépourvue de moyens, mais de la bourgeoisie dirigeante, le jour où elle ne pourra faire autrement. Ce seront les divers responsables de la ruine de la terre qui organiseront le sauvetage du peu qui en restera, et qui après l’abondance géreront la pénurie et la survie. Car ceux-là n’ont aucun préjugé, ils ne croient pas plus au développement qu’à l’écologie : ils ne croient qu’au pouvoir, qui est celui de faire ce qui ne peut être fait autrement. » Et le journal de conclure : « Bienvenue en enfer. »