Tolkien, dans une de ses lettres, affirme que seul celui qui
s’écrit : « Nolo episcopari ! »,
« Je ne serai jamais évêque ! », peut faire un bon évêque. Saine
logique, et qu’il applique à toute politique : si tout pouvoir corrompt, l’exercice
du pouvoir corrompt moins celui qui n’a pas recherché le pouvoir, mais l’a reçu
par hasard, par les circonstances, par la force des choses, et si possible malgré lui. C’est en suivant cette
logique, foncièrement vraie, juste, bonne, que l’Église n’organise pas de
candidatures pour le poste d’évêque. On ne « postule » pas au poste ou
à la fonction d’évêque, on est censé être « appelé » à cette mission.
Catholique, je ne dis pas qu’il n’y a pas du vrai là-dedans, mais il y a aussi
une part de mythe : concrètement, d’ordinaire, lors de la vacance d’un
siège épiscopal, c’est le nonce apostolique, c’est-à-dire l’ambassadeur du
Saint-Siège dans chaque pays, qui propose une liste de noms, parmi lesquels le
pape fait son choix. Ça laisse quand même le champ libre à pas mal de politique,
avec des candidatures plus ou moins explicites et revendiquées.
On pourrait d’ores et déjà noter que ce mode de désignation,
sur lequel les catholiques sont généralement muets (quand ils en ont
connaissance, ce qui n’est pas toujours le cas), n’est pas forcément idéal. Il existerait
certainement une marge de manœuvre entre la foire d’empoigne et l’affrontement
des egos qu’implique une campagne électorale avec candidature déclarée d’une
part, et ce fonctionnement secret et hyper-centralisé d’autre part. Le nonce
est-il forcément le seul à avoir son mot à dire ? Ne pourrait-on pas
imaginer, par exemple, une liste de trois noms proposés par le nonce pour l’un,
par la conférence des évêques nationale pour l’autre, par les fidèles du
diocèse pour le dernier, et entre lesquels le pape ferait son choix ? On m’objectera
que le pape pourrait choisir systématiquement le nom proposé par le nonce.
Certes ; au moins les choses seraient-elles claires. Et encore peut-on
imaginer d’autres systèmes, ce n’est là qu’un exemple.
Mais je ne suis pas ici pour refaire le monde, ni même l’Église :
l’important est que, telles que les choses sont organisées, il n’y a pas de
candidatures : on ne postule pas pour devenir évêque. Et c’est ce sur quoi
s’appuient les critiques, aussi acerbes que nombreux, de la démarche d’Anne
Soupa.
Pour ceux qui ne sont pas au courant, suite à la démission du
cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, primat des Gaules, Anne Soupa[1],
théologienne, bibliste et essayiste, a décidé de présenter sa candidature à sa
succession. Aussitôt les esprits chagrin de hurler à l’arrogance, au geste
déplacé, à la provocation. Et tout lui est reproché. Certains ne la trouvent pas
assez à gauche, et veulent lui faire payer un macronisme réel ou supposé. Anne
Soupa est-elle macroniste ? Je suis assez porté à croire que oui, même si
n’est pas de ça que j’ai pu parler avec elle ; et si c’est bien le cas, c’est
effectivement un (gros) désaccord entre elle et moi.
Mais franchement, est-ce bien la question ? Choisit-on
un évêque pour son positionnement politique ? Évidemment, je préférerais un
évêque proche de Mélenchon à un autre proche de Macron ; je préférerais un
évêque écologiste radical à un proche de Mélenchon ; et je préférerais encore
un évêque ardorien à un simple écolo radical. Mais ce que je peux préférer à
titre personnel n’a que peu d’importance ; il s’agit de choisir l’évêque de
Lyon, pas son maire. Il aura un pouvoir spirituel, pas temporel ; partant,
son positionnement idéologique est d’un poids infime par rapport à l’autre
donnée, son sexe. Dans l’état actuel des choses, je préférerais infiniment que
le prochain évêque de Lyon soit une femme macroniste ou lepéniste plutôt qu’un
homme écolo radical.
Car c’est bien là la question, évidemment : Anne Soupa
est une femme. Et c’est là-dessus qu’on la renvoie au droit canonique, au
Catéchisme, et tous les articles y passent, et le prêtre est à l’image du Christ,
et le Christ était un homme, et, et alors ? Le Christ était aussi un juif,
Il était sans doute brun et barbu, Il était fils de charpentier, Il était plein
de choses, en fait ; pour être à Son image, le prêtre est-il forcément
juif ?
Quant au Catéchisme et au droit canonique, vous êtes tous
bien gentils, mais je pense qu’Anne Soupa les connaît, et à vrai dire je ne
crois pas qu’elle s’attende à devenir le prochain archevêque de la bonne ville de
Lyon. Alors quoi, provocation ? Volonté de faire le buzz ? Certainement
en bonne partie, et voilà d’autres esprits chagrins pour le lui reprocher, avec
l’habituel couplet selon lequel le-but-est-bon-mais-la-méthode-ça-craint, par
des gens qui en général prônent le but et se gardent bien d’indiquer une autre
méthode (qui marcherait, elle, forcément).
René Poujol, par exemple, lui oppose l’impossibilité de
faire débattre entre eux les catholiques réformateurs d’une part, les
conservateurs et les traditionalistes d’autre part : pour lui, l’écart
entre ces groupes est trop important. C’est bien possible ; dans mes
débats avec d’autres catholiques, j’ai souvent eu cette impression qu’en
réalité nous ne partagions pas la même foi, que nous ne croyions pas en le même
Dieu. Mais dans ce cas, comment peut-on s’arrêter à ce constat ? Si c’est
vrai, qu’est-ce que ça dit de la réalité de notre Église ? Sommes-nous
encore une Église, en fait ?
René Poujol fait un pas dans la réflexion, en reprochant à
Anne Soupa de prendre le risque de déclencher le schisme : voyant qu’ils
ne sont pas entendus, les réformateurs pourraient finir par partir. Possible,
là encore ; mais est-ce que ce serait une si mauvaise chose ? Quand je
milite pour la prêtrise des femmes, on me sort le même refrain trois fois sur
quatre : eh-ben-si-t’es-pas-content-t’as-qu’à-te-faire-protestant-gnan-gnan !
Ben non, les gens. Prendre au sérieux l’idée de l’Église mystique, ça signifie
que ce n’est pas un truc qu’on quitte comme on change de chemise, parce qu’on
trouve que le noir ne nous va pas.
Par ailleurs, il y a partir et partir. On peut partir comme
l’ont fait les protestants, justement, en acceptant la rupture, en se
désintéressant de l’Église catholique et en construisant quelque chose à côté.
Mais on peut aussi partir comme les traditionalistes de la FSSPX, qui ont
accepté de se faire excommunier, mais se sont toujours revendiqués catholiques et
n’ont jamais rompu le dialogue. Résultat des courses : quarante ans plus
tard, les excommunications ont été levées, et alors qu’ils ne sont qu’une
poignée, ils ont tiré toute l’Église dans leur sens. Moralité : René
Poujol a probablement tort quand il affirme que le départ des catholiques d’ouverture
laisserait le champ libre aux tenants de « l’Église de toujours » ;
dans les années 1970 et 1980, lors du schisme lefebvriste, c’est la logique
contraire qui s’est vérifiée. En partant, les intégristes n’ont pas du tout
laissé tout l’espace aux réformateurs : bien au contraire, ils ont
focalisé toute l’attention ecclésiastique et médiatique sur eux-mêmes.
Bref, là où René Poujol regrette « l’excès de la
démarche », la seule chose que je regrette, pour ma part, c’est au
contraire son excessive prudence. Car Anne Soupa ne demande pas pour elle le
ministère ordonné ou la consécration épiscopale : dans un désir de lancer
une réflexion sur « la différence entre sacrement, sacerdoce et pouvoir »,
elle ne propose sa candidature qu’à la direction temporelle du diocèse.
Or, à mon avis, si erreur il y a, c’est ici. Distinguer, au
sein de l’Église, le pouvoir du sacerdoce, pourquoi pas ? Mais cela présente
deux dangers majeurs.
Le premier est celui d’une récupération et en fin de compte
d’un durcissement des positions actuelles ; ça l’Église catholique, comme
le capitalisme, est très douée pour récupérer les oppositions récupérables. La
gouvernance politique des diocèses
par des laïcs, et pourquoi pas des femmes, c’est typiquement le genre de choses
que l’Église pourrait accepter ;
mais à condition de ne surtout pas toucher au sacerdoce. Et une fois cette
distinction établie, le piège se refermera d’un coup : les honneurs, les
fonctions, les responsabilités, tout cela fera paraître les femmes importantes et
dégagera une fausse impression d’égalité, de leur avoir redonné toute leur
place ; mais les hommes seront toujours les seuls à être admis au
sacerdoce, et on ne pourra plus rien dire, car on nous renverra toujours à « mais
de quoi elles se plaignent encore puisqu’elles gouvernent ? »
Or, contrairement à ce que pense Anne Soupa, c’est bien la
question du sacerdoce qui est essentielle, parce qu’elle est, bien plus que le gouvernement
temporel, au cœur de la vie de l’Église. Ce qui entretient la misogynie catholique,
ce n’est pas que les femmes ne puissent pas diriger la Banque du Vatican, c’est
qu’elles ne puissent pas consacrer l’Eucharistie. Tant que cela n’aura pas été
changé, une fausse vision de l’humanité et du rapport entre les sexes perdurera
dans l’Église.
D’autant que – et c’est le second danger de la démarche – de
quel pouvoir parle-t-on ? « Gouvernance » : rien que le mot
me laisse dubitatif. Si elles ne revendiquent pas la prêtrise, qu’est-ce qui
reste aux femmes ? Sur les trois missions de l’évêque – d’enseignement, de
sanctification et de gouvernement –, les deux premières sont intimement liées
au sacerdoce. Reste la mission de gouvernement ; mais le pouvoir temporel
de l’Église a heureusement diminué, il ne reste donc pas grand-chose de
concret. La gestion des finances ? Mais l’Église devrait de toute manière être
pauvre. Alors quoi ? L’intendance ? Les affaires courantes ? Belle
victoire, s’il s’agissait de gagner un travail administratif !
C’est un désaccord ; mais il va sans dire que, malgré
cette réserve, je soutiens la candidature d’Anne Soupa. Parce que je soutiens
tout ce qui peut secouer un peu cette énorme fourmilière, tout ce qui peut
aider à faire tourner cet énorme paquebot, l’Église visible.