dimanche 16 décembre 2018

Cinquante nuances de jaune


J’ai déjà écrit sur les gilets jaunes, et foncièrement, je ne reviens pas sur ce que j’ai dit la première fois. Je n’ai pas changé d’avis ; mais peut-être convient-il d’apporter quelques nuances et précisions.

La première, qui devrait être une évidence pour ceux qui me connaissent, c’est que si je ne me sens pas dans le camp des gilets jaunes, je me sens encore bien moins dans celui du gouvernement. Je ne crois pas une seule seconde au scénario d’un gouvernement sincèrement engagé pour l’écologie et entravé par des égoïstes réactionnaires. Bien au contraire, ce gouvernement, au service exclusif des plus riches, a poussé trop loin les inégalités et a fait exploser une colère qui montait depuis longtemps. Fondamentalement, le mouvement des gilets jaunes est (ou était, car je crois sa fin prochaine) une révolte de la misère : s’il fallait choisir un camp entre Macron et les gilets jaunes, je serais évidemment du côté de ces derniers. Seulement, je ne crois pas qu’il faille choisir un de ces deux camps.

La seconde, c’est que dans l’ensemble, ce ne sont pas les méthodes des gilets jaunes qui me choquent. Bien sûr, il y a ponctuellement des choses qui m’écœurent : ainsi, à mon sens, rien ne justifie de briser une statue, de taguer un monument historique ou de détruire une œuvre d’art. Mais ce sont là des épisodes isolés bien que très stupides. Pour le reste, l’usage de la violence contre les biens matériels – les bagnoles, les vitrines… – ne me dérange pas en soi, parce que « quand l’ordre est injustice, le désordre est déjà un commencement de justice[1] ».

Enfin, je rappelle que, quoi que je pense par ailleurs de l’urgence écologique, je comprends les doléances des gilets jaunes. Je ne les approuve pas forcément, mais je les comprends. Je pense que nous devrions cesser, pour l’essentiel, d’utiliser nos voitures ; ça ne m’empêche pas de comprendre qu’une smicarde qui a besoin de sa voiture pour aller travailler à 50 Km. de chez elle trouve une hausse des prix de l’essence insupportable.

Ce qui m’a choqué initialement, et continue de me choquer, ce n’est donc pas que des gens descendent dans la rue pour protester contre la hausse des taxes : c’est qu’ils le fassent sur ce sujet alors même qu’ils n’ont rien fait quand il s’agissait d’enjeux beaucoup plus graves, y compris pour eux, même s’ils n’en ont pas conscience. On peut le comprendre ; mais on ne peut pas refuser d’en tirer des conséquences politiques.

Là-dessus, je ne renie rien de ce que j’ai écrit : le prix de l’essence va augmenter (par le jeu de l’offre et de la demande) et doit augmenter (pour que nous passions à un modèle ne reposant pas sur les énergies fossiles). Que Macron et son gang s’y soient mal pris pour le faire ne change rien à cette réalité ; en la niant, les gilets jaunes font la démonstration éclatante de l’incapacité des masses populaires, qui ont le nez dans le guidon de leurs problèmes, à résoudre la Crise que nous traversons, donc à gouverner.

Et bien sûr, depuis cette étincelle originelle, je ne suis pas non plus d’accord avec beaucoup de leurs revendications. Le référendum d’initiative citoyenne, par exemple, qui est en passe de devenir leur revendication-phare, serait une immense connerie s’il était sérieusement mis en place. Justement parce que le peuple ne perçoit par les grands enjeux de notre époque, n’a pas d’éclairage moral sur ce qui est juste ou injuste, ne comprend pas la Crise dans laquelle nous entrons, il est illusoire d’espérer que lui donner un pouvoir aussi direct améliorera quoi que ce soit. Il est par exemple évident qu’en 2013, une telle possibilité aurait été utilisée, sans doute avec succès, pour bloquer le mariage pour tous.

Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit : les élites, l’oligarchie, les riches, les puissants sont évidemment tout aussi stupides que le peuple. Je ne prétends pas, je le répète, que des masses ineptes entraveraient des dirigeants éclairés. Les patrons, les politiciens, les élus, les banquiers sont précisément ceux qui nous ont menés droit dans le mur. Seulement, je m’élève contre la fiction confortable qui voudrait croire, contre toute évidence, qu’ils l’ont fait contre l’opinion populaire. La surconsommation matérielle, l’exploitation à outrance des ressources de la planète, le rejet de plus en plus massif de déchets, tout ça n’a pas été mis en place par les élites contre le peuple ; bien au contraire, tout cela a été réclamé à cor et à cris par le peuple ; les élites n’ont fait que l’organiser et en profiter autant que possible pour devenir plus riches et plus puissantes encore. De ce point de vue, le pillage des magasins de smartphones est très révélateur.

On va me dire : « oui, mais les seules fenêtres qu’ils ont sur le monde, ces pauvres gens, ce sont TF1 et BFM. Comment voulez-vous qu’ils comprennent les enjeux de la crise écologique ? » Eh ! Je le sais bien. Mais l’objection tombe complètement à côté de la plaque. Si je dis de quelqu’un : « il a la grippe, je vais éviter de m’approcher de lui et de lui serrer la main », est-ce qu’on va me répondre : « pas étonnant qu’il ait la grippe, il travaille dehors toute la journée par ce froid » ? Qu’il y ait une raison au fait que quelqu’un a la grippe ne change rien au fait que pour ne pas être contaminé, il ne faut pas l’approcher. De la même manière, qu’il y ait une multitude de raisons qui expliquent l’incompétence politique des foules, c’est une évidence dont je suis bien conscient. Mais elle ne change strictement rien au fait qu’il ne faut surtout pas leur donner le pouvoir. Bien au contraire, elles le démontrent.


[1] Romain Rolland, « Le 14 juillet », dans Théâtre de la Révolution.