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mardi 8 juillet 2014

Le totalitarisme ou le chaos


J’ai longtemps cru que l’instauration d’un contre-modèle avait quelques chances (de bien maigres chances, mais c’est mieux que pas de chance du tout) d’enclencher un processus menant à une réelle amélioration de la situation de l’humanité, en particulier sur le plan écologique et sur celui des inégalités entre les hommes. Il me semblait qu’un contre-modèle suffisamment visible et suffisamment efficace aurait été de nature à convaincre assez rapidement une masse importante de personnes et ainsi à entraîner les bouleversements nécessaires. C’était la base du projet ardorien.

Je ne le crois plus, ou presque plus. À mon avis, il est déjà trop tard. Pas sur le plan des inégalités (sur ce plan, il n’est jamais trop tard : l’humanité peut en baver durement, mais elle garde toujours une chance de se redresser), mais sur celui de l’environnement, clairement. Tous les processus de destruction de la nature telle que nous la connaissons sont trop profondément amorcés pour qu’on puisse encore y revenir : sur le réchauffement climatique, sur les pollutions diverses, sur la réduction de la biodiversité, sur la destruction des écosystèmes, toutes choses dont dépend notre survie dans des conditions dignes, nous avons sans doute franchi un point de non-retour.

En 1788, le cumul de la dette publique, du niveau record des inégalités et du blocage total du système politique et social rendait la Révolution française inévitable. Nous sommes aujourd’hui dans une configuration comparable à bien des égards, sauf que d’une part il faut ajouter la crise environnementale au tableau, et que d’autre part les problèmes sont aujourd’hui non plus nationaux, mais mondiaux. Autrement dit, nous ne sommes probablement pas à la veille de 1789 ; nous sommes bien plus probablement à la veille de 476, à la fin de l’Empire romain – c’est-à-dire à la veille d’un bouleversement civilisationnel, pour ne pas dire d’un effondrement de civilisation.

Paul Valéry écrivait que « deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre. » Je crois qu’à présent, il n’y a plus devant nous que deux avenirs possibles : le totalitarisme ou le chaos.

Le totalitarisme adviendrait dans le cadre d’un effondrement suffisamment lent. Les élites (sans doute très largement les élites actuelles, avec de possibles modifications marginales – élimination ou inversement élévation de quelques familles) auraient alors le temps de s’organiser pour capter les richesses restantes (eau, nourriture, énergie). Les inégalités atteindraient un niveau sans précédent, la société ne pouvant alors plus tenir que par la mise en place d’un ou plusieurs totalitarismes à grande échelle, seul moyen d’empêcher les révolutions. La terre serait alors une gigantesque poubelle dans laquelle des masses tenteraient de survivre dans une extrême précarité, tandis qu’une petite élite vivrait dans des petits paradis plus ou moins préservés. On ne peut à peu près rien dire d’autre sur ces totalitarismes futurs, car ils dépendront du niveau d’avancement technique à ce moment-là. Une seule chose est certaine : la technique étant déjà ce qu’elle est, ils seront pires que ceux que nous avons connus dans le passé.

Si l’effondrement est plus rapide, il est probable que les sociétés n’auront pas le temps de réagir ; les totalitarismes n’auraient alors pas le temps de cristalliser, et nous basculerions dans le chaos (c’est très largement ce qu’il s’est passé à la fin de l’Empire romain, justement) ; chaos qui durerait ensuite le temps nécessaire pour que les sociétés s’adaptent à cette nouvelle planète et se réorganisent en conséquence, ce qui peut prendre quelques siècles (après 476, il a fallu attendre 300 ans pour retrouver le semblant de civilisation de l’empire carolingien, puis encore 300 de plus pour arriver à la grande civilisation du XIIe siècle).

Ce constat un peu sombre n’enlève rien, il me semble, à la pertinence de mes premières analyses : chercher à fonder des contre-modèles est plus que jamais nécessaire. Bien sûr, face à un totalitarisme, ils seraient immédiatement balayés ; mais de toute manière, face à un totalitarisme disposant de la technique moderne, rien ne résistera : il est donc inutile de préparer autre chose.

En revanche, si c’est le chaos qui l’emporte, des communautés plus ou moins importantes pourront constituer des refuges et des îlots de préservation de quelques restes de notre civilisation (art, connaissances, culture etc.), de la même manière qu’après la chute de l’Empire romain, les villes, sous l’autorité des évêques qui avaient pris le relais des défuntes autorités civiles impériales, sont restées des îlots de tranquillité relative. Ces communautés pourront prendre des formes très diverses (Tol Ardor est une proposition parmi de nombreuses autres), mais elles ne devront pas être trop petites (l’espoir d’une autarcie individuelle ou même familiale, nourri par quelques survivalistes, est une pure chimère), et elles auront intérêt à travailler en réseau, ce qui impliquera de mettre leurs différences de côté pour insister sur ce qui les rassemblera.

La conclusion est double. D’une part, il faut dès à présent travailler à fonder ces contre-modèles, ces petites communautés, et à les mettre en réseau. D’autre part, si vraiment nous avons le choix entre le totalitarisme et le chaos, il faut favoriser ce qui peut mener au chaos. Car, comme l’écrivait Romain Rolland, « quand l’ordre est injustice, le désordre est déjà un commencement de justice. »

Une dernière citation pour finir ? La Fontaine, cette fois :

« Les oisillons, las de l’entendre,
Se mire à jaser aussi confusément
Que faisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre
Ouvrait la bouche seulement.
Il en prit aux uns comme aux autres :
Maint oisillon se vit esclave retenu. »

lundi 14 octobre 2013

En économie, même le Deutéronome est plus sage que nous (c'est dire)


D’après un article du Huffington Post, le FMI propose de taxer l’épargne privée pour solder les dettes nationales. C’est vrai, comment n’y avons-nous pas pensé plus tôt ? On prend un peu à tout le monde. 1%, 5%, 10% de tous les comptes positifs, toute la question, en fait, est de savoir jusqu’où ils oseraient aller.

Évidemment, à ce stade, rien de concret. Ce n’est qu’un ballon d’essai. Mais il est inquiétant à plusieurs titres. D’abord, parce que pour les gens qui ne réfléchissent pas trop, la mesure peut sembler équitable. Le même pourcentage pour tout le monde, n’est-ce pas l’égalité par excellence ? En théorie, si ; mais en pratique, ça ne veut pas dire grand-chose. Liliane Bettencourt peut plus facilement se passer de 5% de sa fortune que bien des gens ne pourraient se passer de 5% de ce qu’ils possèdent.

Autre sujet d’inquiétude : il y a des précédents. L’Italie, par exemple, qui a prélevé en 1992 0,6% de tous les dépôts positifs. Et tout récemment Chypre, qui a pris 47,5% de tous les dépôts de plus de 100 000€. On peut se dire que dans ce dernier cas, au moins, seuls les plus favorisés ont été touchés ; mais finalement, ça représente encore pas mal de monde. Un couple pas spécialement riche qui épargne pour accéder au logement peut les avoir – pas que ce soit mon cas… Je préfère, à tout prendre, la proposition de Mélenchon de tout prendre au-delà de 350 000€.

De toute manière, on sait très bien que quand le pouvoir lance ce genre d’idées, c’est avant tout pour tester les réactions. Et si ça a l’air de passer, on applique. Voilà pourquoi il est capital et urgent de faire entendre nos protestations face à cette idée.

Soyons clairs : d’où vient la dette publique ? À la base, d’un déficit budgétaire – on dépense plus que ce qu’on gagne. En pareil cas, on peut se dire qu’on dépense trop ; c’est ce qu’essaient de nous faire croire les néo-libéraux en tous genres et de manière générale la droite. Mais on peut aussi se dire qu’on ne fait pas rentrer assez d’argent, en particulier parce qu’on ne prend pas assez aux plus riches. C’est ce que j’en pense.

Bref, il y a un déficit. Donc, que fait l’État ? Il emprunte. Bien obligé ! À qui emprunte-t-il ? Fatalement, à ceux qui peuvent prêter, donc à ceux qui ont de l’argent, beaucoup d’argent. Les banques, les grosses entreprises, les fonds d’investissements, les fonds de pensions… Et l’État (donc nous) rembourse ensuite cet argent emprunté, plus les intérêts, à ses riches créanciers. Problème : comme notre budget est structurellement en déficit (pour mémoire, le dernier budget à l’équilibre, en France, remonte à 1974), on emprunte année après année. Et comme il faut rembourser les intérêts, on emprunte de plus en plus, donc on paye de plus en plus d’intérêt, donc… vous avez compris la logique.

On résume ? On laisse trop d’argent aux riches → on n’a pas assez d’argent → on doit emprunter aux riches → on doit rembourser des intérêts aux riches. Et maintenant que, pendant 40 ans, on a emprunté et remboursé aux riches pour emprunter et rembourser aux riches, que nous propose le FMI ? De prendre de l’argent à tout le monde pour définitivement rembourser ce qu’on « doit » aux riches.

Là je dis halte ! Halte mes cocos. Prendre aux pauvres pour donner aux riches – car c’est à cela que ça revient –, merci mais non merci.

Et pour qu’on ne m’accuse pas de n’être pas constructif, je propose une solution alternative : effaçons la dette ! Ce n’est pas si compliqué. Tous les dirigeants qui en ont le cran assument que les créanciers des États ne seront pas remboursés. Pour l’année 2013, d’après l’article de Wikipédia consacré au budget de la France, il semblerait que nous ayons un déficit d’environ 62 milliards d’euros. Comme, d’après ce même tableau, le remboursement de la dette pour la même année se monte à 96 milliards environ, supprimer cette charge nous permettrait d’avoir un budget en excédent (!!!) d’environ 34 milliards d’euros. Qu’on prenne un peu plus aux riches pour gonfler encore l’enveloppe, et on s’aperçoit qu’on aura largement de quoi faire mieux vivre le pays.

Cette idée de l’effacement de la dette, je ne suis évidemment pas le seul à l’avoir eue. Elle traîne ici ou là. C’est évidemment l’anti-proposition du FMI : là où l’institution de Washington propose de prendre à tous pour donner aux riches, je propose de prendre aux riches – et encore ! plutôt de ne pas leur rendre – pour donner à tous.

Et la morale, dans tout cela ? J’entends d’ici la cohorte des pères-la-vertu disant doctement « qu’il faut toujours payer ses dettes ». Ben non, banane. D’abord, on n’est pas des Lannister. Ensuite, cette idée qu’il faut toujours payer ses dettes est évidemment une idée de gens riches, qui peuvent le faire, et surtout qui ont intérêt à ce que les autres le fassent, puisque ce sont eux qui prêtent. Enfin, si on y réfléchit bien, on n’a pas de dette ! On ne doit rien aux riches, puisque le déficit de l’État, et donc la dette qui en résulte, n’est rien d’autre que l’argent qu’on ne leur a pas pris, alors qu’on aurait dû le faire, quand l’État a commencé à avoir des problèmes financiers.

Pour conclure, je rappellerais que la Bible est de mon côté. Le Deutéronome dit beaucoup de conneries ; mais enfin, en matière d’économie, ses rédacteurs avaient dû se douter qu’on ne pouvait pas fonctionner avec un système dans lequel les dettes s’accumulent à l’infini, mettant une pression toujours plus forte sur les plus pauvres. Son quinzième chapitre commence ainsi : « Au bout de sept ans, tu feras la remise des dettes. Et voici ce qu’est cette remise : tout homme qui a fait un prêt à son prochain fera remise de ses droits : il n’exercera pas de contrainte sur son prochain ou son frère […]. »

Et dans leur sagesse – ou leur connaissance des riches – les auteurs précisent, mettent en garde contre leur fourberie naturelle : « S’il y a chez toi un pauvre, l’un de tes frères, […] tu n’endurciras pas ton cœur et tu ne fermeras pas ta main à ton frère pauvre, mais tu lui ouvriras ta main toute grande et tu lui consentiras tous les prêts sur gage dont il pourrait avoir besoin. Garde-toi bien d’avoir dans ton cœur une pensée déraisonnable en te disant : “C’est bientôt la septième année, celle de la remise”, et en regardant durement ton frère pauvre, sans rien lui donner. Car alors, il appellerait le Seigneur contre toi, et ce serait un péché pour toi. »

Plus loin, le Deutéronome interdit même aux Juifs de prêter avec intérêt à leurs coreligionnaires. L’Église catholique interdisait d’ailleurs le prêt à intérêt à ses fidèles jusqu’au XIXe siècle, interdiction qui avait été intégrée au droit laïc sous Charlemagne. Mais même sans aller jusque-là (car Tol Ardor est encore loin), la remise des dettes tous les sept ans serait un bon début.

Vous imaginez la gueule des banquiers ? Ah, désolé, je vous ai payé des intérêts pendant sept ans, je ne vous dois plus rien. Gloups. Bon, ça ne se fera pas, hein. Comme je l’expliquais dans un de mes derniers billets, la politique est faite aujourd’hui par et pour les riches, et ils ne se laisseront pas faire sans combattre. Mais n’est-il pas écrit que l’Église est bâtie sur Pierre et que les portes de l’Enfer ne prévaudront point contre elle ?

vendredi 30 novembre 2012

L'avènement de Séraphin Lampion ou la société des parasites

Le pire des personnages de Tintin n’est pas à proprement parler un « méchant ». Ce n’est pas Allan Thompson, pas Rastapopoulos, pas le général Tapioca, certainement pas le colonel Sponsz, moins encore Mitsuhirato. Non, le plus abominable de tous n’est pas un criminel, ni un bandit assoiffé de pouvoir ou d’argent ; c’est celui que Cavanna appelait « l’authentique ordure, le vrai Dracula, le roi des cons-méchants, l’assassin du genre humain, le con-chieur de planète fleurie : monsieur tout-le-monde ». J’ai nommé Séraphin Lampion.

C’est le beauf de Cabu, en moins méchant et en pas politisé. À part ça, c’est bien lui. Il a sa bêtise, son ignorance crasse, sa vulgarité. Éternel importun, souvent à la limite de l’incorrection, parfois franchement grossier, il ne sert à rien les rares fois où on pourrait avoir besoin de lui. Quand il n’est pas en train de déranger le capitaine Haddock, il est devant sa télévision. Il culmine dans une merveilleuse page des Bijoux de la Castafiore où, apprenant que la diva possède une fortune en joyaux, il se lance dans une tirade, sa bière à la main : « C’est fou ce que ça rapporte, chanter ! Hein ? On ne croirait pas ! Notez que je ne suis pas contre la musique, mais franchement, là, dans la journée, je préfère un bon demi. » Air pincé de la cantatrice, qui a la classe, elle, même si elle est aussi un peu ridicule (mais n’est-elle pas la seule à ne jamais trébucher sur la marche brisée ?), et qui supporte la conversation, assise à côté de lui.

Bref, Lampion est un rustre, un nuisible, un parasite. Il est aussi assureur. Il le rappelle à l’envi, dès qu’il se présente : « Séraphin Lampion, des assurances Mondass. » Ce n’est pas un hasard, naturellement. Sa profession n’est qu’une autre manière de dire la même chose, et il est un parasite jusque dans son métier.

Oui, les assureurs sont des parasites ! Pas tous, bien sûr. Y en a des bien, comme dirait l’autre. Certaines mutuelles, indépendantes des grands groupes financiers, sans intermédiaires commissionnés, qui ne pratiquent pas la réassurance et, n’ayant pas d’actionnaires à rémunérer, peuvent redistribuer l’essentiel des bénéfices aux adhérents (suivez mon regard), font un très bon travail. D’ailleurs, l’assurance est une mission essentielle : la plupart des gens ne pourraient pas assumer financièrement le coût des accidents de la vie qui leur pleuvent dessus comme la vérole sur le bas-clergé breton. Si la maison d’un ouvrier à la chaîne prend feu, il faut bien que quelqu’un paye pour la reconstruire, et ce ne sera certainement pas lui.

Mais c’est justement parce qu’ils assurent (ah-ah) une mission aussi importante qu’il devrait s’agir d’une mission de service publique, intégralement prise en charge par l’État, donc conduite par des fonctionnaires (ce qui est tout aussi vrai pour d’autres activités comparables comme la banque, la médecine ou la défense des prévenus devant la justice). Au lieu de quoi, ce service est livré en pâture à une bande de vautours au milieu desquels seule une infime minorité de mutuelles respecte les vertueux principes énoncés plus haut.

C’est bien simple : promenez-vous dans votre quartier et comptez combien il y a de banques ou de compagnies d’assurance. Il y en a davantage que de boulangeries ! C’est une formidable perte d’énergie et de moyens. Une agence bancaire ou d’assurance, ce sont des guichetiers, mais ce sont aussi des chefs de service, un directeur d’agence, des bâtiments, que sais-je encore. Si on nationalisait tout cela, on n’aurait plus qu’une seule agence par quartier (ce qui n’a rien à voir avec le communisme, je ne propose pas de nationaliser les terrains agricoles ou l’artisanat). Bien sûr, il faudrait davantage de guichetiers pour répondre aussi efficacement aux besoins du public ; mais on réaliserait d’énormes économies d’échelle en se contentant d’une seule hiérarchie, d’un seul bâtiment etc. au lieu d’en avoir dix. On nous parle de la crise, des dettes publiques ? Mais de qui se moque-t-on ! Des gens qui pompent nos ressources vitales sans rien nous apporter, dont on pourrait si aisément se passer, n’est-ce pas la définition même d’un parasite ?

Alors bien sûr, je sais que certains vont me proposer de rebaptiser ce blog « Chroniques misanthropiques », voire « Meneldil n’aime pas les gens ». Mais pas du tout, en fait. Je ne propose pas de pendre avec leurs tripes ces gens dont je devine qu’ils ont quelque talent. Mais qu’on les mette enfin à une tâche utile ! Et puis que voulez-vous ? Pour moi ce fut une semaine de merde, souvenez-vous.

samedi 27 octobre 2012

Le capitalisme libéral, voilà l'erreur

En parcourant quelques numéros du Monde économie pour vérifier que je n’ai rien raté d’essentiel, je tombe sur un article de Nicolas Baverez intitulé « L’engrenage de la déflation », et dans lequel notre économiste préféré (ou pas) affirme, dans l’indifférence générale, et sous le respectable couvert d’un journal un peu sérieux, un truc stupéfiant, sidérant, qui me fige. Je le cite (l’insistance sur le passage final est de moi) :

« Dans les années 1930, la France accusa sur la décennie la pire performance des pays développés avec une chute du PIB de 2,1 % […]. La production industrielle s’effondra de 24 % tandis que les exportations chutèrent de 11,2 % du marché mondial, en 1929, à 5,8 % en 1938. Cette débâcle économique fut le résultat d’une suite d’erreurs stratégiques : constitution du bloc-or en 1933, déflation du gouvernement Laval en 1935, dévaluation tardive de 1936 et loi des 40 heures qui cassa la reprise en provoquant un choc négatif de compétitivité. »

Comment un homme normalement constitué, qui a même sans doute réussi à décrocher son brevet des collèges, puisqu’il est quand même normalien et docteur en histoire, peut-il qualifier l’abaissement du temps de travail de 1936, une des réformes les plus importantes de la période, « d’erreur stratégique » ? Comment un spécialiste des années 1930 peut-il en arriver à écrire une pareille énormité ? Tout bêtement par parti-pris idéologique.

Examinons calmement (oui, même face à la bêtise la plus crasse et au mépris le plus décomplexé de l’humanité, il faut savoir rester calme) le fond du problème. Si on s’en tient aux mathématiques, Nicolas Baverez a raison. C’est sûr que si on demande aux patrons (non, si on exige des patrons : si on se contente de le leur demander, il ne se passera rien) qu’ils payent autant leurs employés tout en réduisant leur temps de travail, forcément, l’heure travaillée par l’employé coûte plus cher au patron, qui répercute ce surcoût sur le prix du produit et perd donc en compétitivité. À plus forte raison si, comme ce fut le cas en 1936, on augmente parallèlement les salaires.

Mais une « bonne stratégie » se résume-t-elle à rechercher plus de compétitivité ? Déjà, la compétitivité est-elle seulement une histoire de salaire et de temps de travail ? Un salarié heureux n’est-il pas plus productif, donc contribuant à rendre son entreprise plus compétitive ? Et surtout, la compétitivité est-elle le but de l’économie, et donc le critère d’une bonne stratégie économique ? Quel est le but de l’économie, si ce n’est assurer le bonheur humain ? Et qui pourrait prétendre que travailler plus de 40 heures par semaine est le meilleur moyen d’assurer le bonheur humain ?

Bien sûr, Nicolas, en bon petit soldat du capitalisme libéral, va benoîtement me répondre qu’être compétitif, c’est le meilleur moyen d’avoir une économie solide, et donc d’assurer des richesses (et donc le bonheur, puisque c’est bien connu, l’argent fait le bonheur) pour tous (ou au moins pour le plus grand nombre, même Baverez n’ose sans doute pas prétendre que le capitalisme libéral fait le bonheur de tous). En négatif, il nous menace : si vous n’êtes pas compétitifs, votre économie va couler, et vous finirez pauvres et malheureux.

Peut-être ; mais alors ce que j’entends, moi, c’est que le capitalisme libéral nous propose une alternative : soit vous souffrez pour rester compétitif, soit vous souffrez parce que vous n’êtes pas compétitifs. Moi, un système qui nous donne le choix entre la souffrance et la souffrance, j’appelle ça une aberration. L’erreur stratégique, monsieur Baverez, ce n’est pas d’avoir choisi la peste plutôt que le choléra, c’est de ne pas choisir la santé.

Enfin, il faut ajouter que si notre petit Nicolas s’était un peu plus intéressé à d’autres époques que l’histoire contemporaine, ce qui lui aurait permis d’aller prendre un peu d’air frais en-dehors des révolutions industrielles, il se serait rendu compte que la compétitivité, c’est un truc de miteux, de peigne-cul, de gagne-petit. Les plus grandes civilisations ne s’en préoccupaient guère. Dans la Rome antique, à l’époque d’Auguste, l’année comptait près de 190 jours fériés, contre moins de 140 pour beaucoup de gens aujourd’hui. Au IVe siècle, le nombre de jours fériés était passé à plus de 260 par an. Et pour ne pas m’entendre rétorquer que tout cela n’était possible que grâce à l’esclavage, j’ajouterai qu’en Europe, au tournant de l’an mil, c’est-à-dire à un moment où l’esclavage n’existait plus, l’année comptait encore 190 jours chômés, sans compter les fêtes des saints locaux.

De manière générale, avant l’ère industrielle, le travail était moins régulier, mais on travaillait globalement moins d’heures par an qu’aujourd’hui. Ce qui n’a pas empêché ces civilisations de produire les pyramides, les cathédrales et le whisky. Aujourd’hui, Nicolas Baverez préfère essayer de nous faire produire des T-shirts pour moins cher que les Chinois. Un truc de gagne-petit, je vous dis.

vendredi 3 août 2012

Plus con que la poule qui a trouvé un couteau : les élites devant un moteur économique en panne

Quand vous faites une blague vingt fois, elle cesse d’être drôle. Mais si vous la faites soixante fois, vous verrez : les gens recommencent à rire. Seulement, ce n’est pas de la blague.

C’est exactement le sketch que sont en train de nous jouer nos élites, en particulier les hommes politiques et les journalistes. Il y a eu cinquante « sommets de la dernière chance » pour l’économie mondiale, pour l’euro, pour la crise de la dette. Cinquante fois, on a eu droit juste après aux « cette fois, c’est la bonne, ils ont pris les bonnes décisions, l’économie est sauvée ». Cinquante fois, on a eu droit aux « incroyable ! finalement, c’était pas la bonne ». Non, sans blague, c’est vrai, c’était pas la bonne ? Allez, t’as gagné un paquet de BN.

Et ça continue. On est bien partis pour atteindre les soixante fois. Dans un éditorial (non signé, le ridicule ne tue plus, mais il continue à blesser gravement) du 26 juillet dernier, Le Monde (pourtant un journal un peu sérieux) s’étonnait qu’il « [faille] déchanter » et que « l’été [soit] meurtrier » alors qu’en juin « on semblait être enfin sur la bonne direction », qu’on « était […] sorti […] requinqués du sommet européen ».

Plus récemment, le ministre français des affaires européennes, Bernard Cazeneuve, jugeait « surprenante » la réaction des marchés (qui continuent de faire payer des taux prohibitifs à l’Espagne et à l’Italie) alors que (voyez l’audace !) « la BCE a rappelé son attachement à la préservation de l’euro » !

Alors là, si la BCE a rappelé son attachement à l’euro, franchement, on se demande ce qu’il leur faut de plus, aux marchés. Elle a même « dénoncé le caractère inacceptable des taux observés sur le marché de la dette de certains pays ». Ah oui. Quelle force de volonté ! Bientôt, la BCE, la Commission, le Parlement européen et tous les gouvernements nationaux ne manqueront sans doute pas de déclarer « inacceptables » la crise économique, le chômage et l’inflation, qui n’auront qu’à bien se tenir et courront probablement se cacher, la queue entre les jambes (par exemple au Brésil).

Il faut une solide couche de bêtise ou d’aveuglement pour avoir cru, en juin, que nos problèmes étaient résolus. Le moteur économique est cassé ; la croissance ne reviendra pas. Heureusement, d’ailleurs, car elle nous menait dans le mur. Nous ne serons sauvés ni par une rigueur qui nous étoufferait, ni par une relance dont nous n’avons pas les moyens et en laquelle personne ne croirait. Il faut changer de paradigme, de modèle, de système. Évidemment, ça requiert un peu plus d’audace, d’intelligence et d’imagination que ce dont disposent les gens que le peuple a portés au pouvoir.

vendredi 2 décembre 2011

Goldman Sachs au pouvoir

« J’ai parfois l’impression d’être enfermé dans un asile de fous », écrivait Tolkien dans une lettre. On peut dire la même chose.

Petit retour sur l’actualité de l’oligarchie politico-financière européenne.

Épisode 1 : le 1er novembre 2011 à la Banque Centrale Européenne. L’Italien Mario Draghi, gouverneur de la Banque d’Italie, succède au Français Jean-Claude Trichet comme président de la BCE. De 2002 à 2005, ce même Mario Draghi était vice-président de la branche européenne de la banque d’affaire Goldman Sachs.

Épisode 2 : le 10 novembre 2011 en Grèce. Loukás Papadímos succède à Geórgios Papandréou comme premier ministre. Papadímos n’a certes pas travaillé directement pour Goldman Sachs ; mais de 1994 à 2002, il était gouverneur de la banque centrale grecque. En tant que tel, il a largement contribué à faire entrer son pays dans la zone euro, au moment où la banque américaine « aidait » l’État grec en maquillant ses comptes.

Épisode 3 : le 13 novembre 2011 en Italie. Mario Monti est nommé président du Conseil par le président de la République, Giorgio Napolitano, en remplacement de Silvio Berlusconi, démissionnaire. Mario Monti, lui, est bien un ancien de Goldman Sachs : il en est « conseiller international » depuis 2005.

Nos trois dirigeants, Draghi, Papadímos et Monti sont donc tous les trois des économistes. En période de crise économique, cela pourrait sembler être une bonne idée. Ça le serait, même, si les économistes en question avaient dans le passé dénoncé le Système économique qui nous a menés à la Crise. Manque de chance, ils ont plutôt fait le contraire : ils ont chacun des liens, plus ou moins forts, avec Goldman Sachs ; ils étaient, jusqu’à la Crise, de fervents défenseurs d’un Système qui s’est avéré être pourri de l’intérieur. Il est donc permis de douter de leur compétence économique.

Mais Goldman Sachs, Goldman Sachs… Attendez voir… Ça me dit quelque chose… Pas la banque d’affaire frappée de plusieurs plaintes pour fraudes ? Pas celle qui a maquillé les comptes de la Grèce, diminuant artificiellement sa dette, et contribuant ainsi à la plonger dans la pire crise économique et financière de son histoire ? Pas celle impliquée dans la crise des subprimes en 2007/2008, crise qui fut l’événement déclencheur du marasme économique dans lequel nous nous débattons depuis bientôt quatre ans ? Mais si, mais si : celle-là même.

Autrement dit, l’Europe, la Grèce et l’Italie, trois espaces qui sont, de diverses manières, tout particulièrement englués dans la crise économique que le monde traverse, viennent de recevoir pour dirigeant (politique ou économique) des membres éminents du Système même qui les a plongés dans la Crise.

Et on voudrait qu’ils s’en sortent ? En fait, pas vraiment, et c’est bien là le plus scandaleux, le plus extraordinaire. Pour comprendre ces nominations passablement ubuesques, il faut réaliser que l’Europe et les États européens ne font en réalité que s’enfoncer et s’enfermer dans les œillères de leur idéologie : contre les faits, contre toute raison et contre toute évidence, ils persistent dans le néo-libéralisme.

En sauvant les banques en 2008, ils ne se sont pas donné les moyens de les contrôler, comme ils auraient pu et dû le faire. Pourquoi ? Parce qu’ils ne l’ont pas voulu, parce que cela aurait été contraire à leur idéologie. De la même manière, aujourd’hui, ils ne font rien pour contrer l’emprise des agences de notation, alors même que leur peu de crédibilité a éclaté au grand jour (elles ont toujours accordé la note maximale aux produits subprimes jusqu’en 2008), parce qu’ils continuent de croire aveuglément aux vertus de la prétendue main invisible du marché. C’est ce qui motive aussi la transformation toujours plus poussée des États en vastes entreprises incapables de comprendre le monde autrement qu’en termes de comptabilité.

Par cette idéologie mortifère, les États contribuent au triomphe de l’individualisme intégral, à la disparition progressive de tout ce qui est commun ou collectif. Les mêmes restent toujours au pouvoir, les inégalités se creusent ; et pour reprendre une phrase d’Yves Charles Zarka, « la société des individus devient une juxtaposition de solitudes ».

jeudi 3 novembre 2011

Référendum en Grèce : la démocratie quand ça nous arrange

Coup de tonnerre dans le ciel déjà bien chargé de la politique européenne : alors que Nicolas Sarkozy, Angela Merkel et quelques autres se félicitaient d’avoir sauvé l’euro en mettant au passage la Grèce sous tutelle, voilà que le premier ministre grec, Georges Papandréou, annonce pour janvier la tenue d’un référendum. Ce ne sont pas les grands de ce monde, politiciens ou financiers, qui décideront de la réalisation ou non du plan de sauvetage, mais les Grecs eux-mêmes – autant dire les premiers concernés, puisque ledit plan leur imposait une cure d’austérité longue et douloureuse, sous la surveillance de l’Europe, des États-Unis et du FMI.

Réaction de l’oligarchie ? A ces mots on cria haro sur le baudet ! Nicolas Sarkozy est consterné et se sent trahi ; le FMI, par la voix de sa présidente Christine Lagarde, menace la Grèce de la priver du moindre sou ; les bourses chutent, les marchés grondent ; jusqu’au pourtant très démocrate journal Le Monde qui affirme que le référendum grec « menace l’euro » et (sic !) « prend le G20 en otage ». Rien que ça.

Que conclure de ces cris d’orfraie ? Que la démocratie – la seule vraie démocratie, c’est-à-dire la consultation directe des peuples pour les décisions importantes – est, de l’aveu même de ceux qui prétendent la défendre, le plus mauvais système possible en temps de crise. Car de deux choses l’une : soit on fait confiance au peuple grec pour prendre la meilleure décision possible, auquel cas il n’est pas besoin de s’indigner ainsi ; soit on ne lui fait pas confiance, mais alors, comme le peuple grec n’est pas plus bête que les autres, il n’y a pas non plus de raison de croire que, de manière générale, les peuples soient les mieux placés pour gérer eux-mêmes et directement les autres crises qu’ils peuvent traverser.

Autrement dit, ces réactions de stupeur et de colère ne font que confirmer toutes les analyses ardoriennes : oui, les masses réagissent plus sur l’émotion que sur la raison ; oui, elles privilégient les solutions de court-terme ; non, elles ne sont pas armées pour gérer efficacement les situations de crise. Est également confirmée l’idée que les prétendus défenseurs de la démocratie sont bien souvent les défenseurs d’un système oligarchique qui n’a de démocrate que le nom : Tol Ardor assume une théorie autoritaire au nom de l’efficacité pour résoudre la Crise multiforme traversée par l’humanité entière, et pas seulement par la Grèce ou la zone euro ; mais au fond, nous ne sommes pas spécialement plus autoritaristes que beaucoup d’autres. Nous sommes surtout moins hypocrites.