mercredi 16 janvier 2019

Reconnaissance faciale : un combat malheureusement perdu d’avance


D’après Le Monde, 85 associations de défense des droits humains et des libertés publiques ont « sommé » Amazon, Microsoft et Google de ne pas vendre aux États leurs technologies de reconnaissance faciale. On peut déjà s’amuser de la forme. Prétendre que des ONG, aussi importantes soient-elles que « la puissante ACLU (Union Américaine pour les Libertés Civiles) », je cite l’article, puissent « sommer » de quoi que ce soit des entreprises aussi colossales, aussi puissantes (pour le coup) que Google, Microsoft ou Amazon, voilà qui prête pour le moins à sourire.

Mais cette initiative pose surtout des questions de fond. Évidemment, les arguments soulevés par les ONG sont excellents :

« Avec ce pouvoir, il est désormais possible de repérer et de cibler des migrants, des minorités religieuses et des personnes de couleur. […] Dans un monde de surveillance fondé sur la reconnaissance faciale, les gens craindront d’être repérés et ciblés par le gouvernement s’ils participent à une manifestation, se rassemblent hors des lieux de culte, ou simplement vivent leur vie. »

En effet ! Et on peut même aller plus loin : la reconnaissance faciale appliquée à grande échelle par les États serait, à l’évidence, un pas certain vers le totalitarisme ; il faut avoir une solide dose de bêtise ou de mauvaise foi pour ne pas s’en rendre compte. Et naturellement, l’initiative de ces ONG vaut mieux que rien : on ne peut que la soutenir.

Il faut cependant la soutenir lucidement ; et là, une autre évidence s’impose : pour louable qu’elle soit, cette tentative est vouée à l’échec. De deux choses l’une : soit lesdites entreprises, soulevées par un soudain élan de conscience morale et politique, vont effectivement arrêter de vendre leurs technologies dangereuses aux États, se privant ainsi volontairement et de revenus et de leur bienveillance ; soit elles proposeront gentiment aux ONG d’aller se faire foutre et continueront à vendre aux États les outils des totalitarismes de demain.

Même dans l’hypothèse improbable où la première option se réaliserait, que se passerait-il ? Les États ne vont évidemment pas se dire « Ah bon, ben tant pis alors », et en rester là. Ils développeront leurs propres techniques de reconnaissance faciale, et au final le résultat sera exactement le même. Dans le meilleur des cas, tout ce que pourraient faire les patrons des grandes entreprises, avec la meilleure volonté du monde, ce serait de ralentir l’accès des États à la reconnaissance faciale (ou à d’autres technologies tout aussi dangereuses) ; mais ils ne pourraient certainement pas l’empêcher.

Cela illustre parfaitement la pertinence du discours de Tol Ardor sur la technique : face à une technologie nouvelle et dangereuse, il est parfaitement vain d’en appeler à l’éthique, à la morale, au respect des droits fondamentaux ou à la bonne volonté des individus au pouvoir. Une technique disponible sera utilisée parce qu’elle est disponible, de manière parfaitement inévitable, sans autre forme de justification, et quelles qu’en soient les conséquences. Elle le sera plus ou moins vite, à plus ou moins grande échelle, par plus ou moins d’acteurs différents, mais elle le sera.

Prétendre que la technique est neutre en soi et que tout dépend de l’usage qu’on en fait est donc une stupidité : de fait, les hommes étant ce qu’ils sont, si une technique peut être utilisée pour accroître la domination de certains sur d’autres, la domination des riches sur des pauvres, des gouvernants sur les citoyens, des entreprises sur les clients, des humains sur le reste de la nature, elle le sera. Si, par « mauvais usage » d’une technique, on accepte d’entendre « usage entraînant davantage de malheur que de bonheur pour l’humanité et pour la vie », il faut se rendre à cette évidence : dès lors qu’une technique est mauvaise mais présente pour l’humanité ou même pour une petite fraction de l’humanité des avantages immédiats, il est impossible d’empêcher le mauvais usage de cette technique.

Quelles issues nous sont encore ouvertes ? Eh bien pas des masses. Puisque on ne peut pas empêcher qu’une technologie, même extrêmement dangereuse, soit mal utilisée, la première tentation (qui nécessite déjà pas mal de courage) serait de proposer de s’en passer : réduire volontairement notre niveau de développement technique pourrait nous permettre qu’il ne dépasse plus notre niveau de développement spirituel et moral, et donc d’éviter les conséquences les plus dévastatrices de l’usage de ces techniques (destruction massive de la nature, exploitation économique d’une large part de l’humanité, disparition progressive des libertés publiques…).

Mais cela non plus n’est pas possible : l’adage « On n’arrête pas le progrès » est parfaitement juste. De la même manière qu’on ne peut pas empêcher le mauvais usage d’une technique existante, on ne peut pas davantage empêcher le développement d’une technique non encore existante : même si un pays, une entreprise, une institution publique ou privée s’interdit de faire des recherches dans certaines directions, de développer certaines techniques, il y en aura toujours d’autres pour le faire à leur place.

Le totalitarisme semble donc inévitable. Une seule chose pourrait nous en préserver, en fait : c’est que l’effondrement civilisationnel dont nous voyons déjà les premiers signes se fasse assez rapidement pour que les élites ne puissent pas s’y organiser en captant les dernières ressources disponibles sous la forme d’un totalitarisme. Auquel cas, le monde sombrerait dans le chaos, ce qui serait à l’évidence infiniment préférable : dans le chaos, nous pourrions conserver des possibilités d’une vie authentiquement humaine et digne d’être vécue ; du sein même du chaos, nous pourrions reconstruire autre chose. Les totalitarismes de l’avenir ne nous offriront pas de telles chances.

Le totalitarisme ou le chaos : l’avenir apparaît donc d’autant moins réjouissant que ce n’est pas vraiment de nos actions que dépend la résolution de cette alternative, mais du rythme d’évolution de la Crise et des formes qu’elle prendra. Nous pouvons (et même nous devons !) essayer de favoriser ce qui nous pousse vers le chaos plutôt que vers le totalitarisme ; mais, quand on parle concrètement, il est souvent bien difficile de savoir comment agir. Ainsi, on pourrait penser que l’agitation révolutionnaire, les manifestations violentes, etc. iraient dans ce sens ; en réalité, elles suscitent bien souvent de la part du pouvoir des réactions sécuritaires qui, au contraire, nous poussent vers le totalitarisme. Les mesures annoncées par Édouard Philippe à la suite des violences en marge du mouvement des gilets jaunes en sont la parfaite illustration.

À ce stade, on pourrait me reprocher de défendre une position ne pouvant conduire qu’au désespoir et à l’inaction : s’il n’y a plus rien à faire, à quoi bon se bouger ? En fait, c’est tout le contraire. Comme face à une maladie incurable, il n’y a pas de remède, mais il y a des choses à faire. S’il nous sera difficile de provoquer le chaos, nous pouvons au moins l’espérer, et donc, surtout, nous préparer à son arrivée en construisant des communautés résilientes et décroissantes qui porteront en germe la renaissance de notre civilisation. C’est ce que Tol Ardor essaye de faire à travers son installation concrète de la Haute Haie. Il ne s’agit pas de prêcher pour notre paroisse : on peut agir avec nous ou avec d’autres, selon nos principes ou selon des principes différents ; l’essentiel est d’agir.

samedi 12 janvier 2019

Condamne le gavage, aime le foie gras


En 2004, la Californie a voté une loi interdisant la vente des produits « issus du gavage d’une volaille en vue d’agrandir son foie ». Le mets particulièrement visé, vous l’aurez compris, c’est le foie gras. Ses producteurs, évidemment, ne sont pas laissé faire : ils se sont lancés dans une longue bataille judiciaire. Mais ils viennent de la perdre : le 7 janvier dernier, la Cour suprême des États-Unis vient de valider la loi, qui est donc entrée en vigueur. À partir de maintenant, vendre du foie gras en Californie devrait exposer à une amende de mille dollars.

En réalité, les choses sont un tout petit peu plus complexes. Les défenseurs du foie gras arguaient qu’un État ne pouvait pas interdire un produit autorisé à l’échelle fédérale. Le sujet étant sensible – les intérêts économiques des producteurs étatsuniens et canadiens étaient en jeu, mais aussi les relations avec la France, qui avait fait de l’affaire un petit cheval de bataille –, la Cour suprême avait demandé son avis au gouvernement. La réponse de l’exécutif avait été claire : la loi californienne pouvait rester en vigueur, car ce n’était pas un produit – le foie gras – qu’elle interdisait, mais une méthode de production – le gavage.

Sans connaître bien le sujet, on pourrait dire que c’est hypocrite : pour obtenir du foie gras, il faut gaver les volailles ; interdire le gavage reviendrait donc à interdire le foie gras. Sauf que ce n’est pas vrai : on peut tout à fait obtenir du foie gras sans gavage.

En effet, les canards et les oies, qui sont des migrateurs, se gavent naturellement avant d’entreprendre leur migration annuelle, afin de pouvoir voler longtemps sans se nourrir. Il est donc possible de les élever en plein air, de les laisser se préparer naturellement à la migration, et de les abattre juste avant qu’elles ne s’envolent. Vous avez alors un foie gras sans aucun gavage. Le procédé peut d’ailleurs être aidé, par exemple en donnant aux animaux des ferments lactiques naturellement présents dans leurs intestins.

Vous aurez compris, je pense, que cette découverte qui n’en est pas vraiment une ne va pas tout changer du jour au lendemain. Le procédé sans gavage est beaucoup plus long que la méthode conventionnelle ; par ailleurs, les foies obtenus sont aussi plus petits. Conséquence évidente : le produit est beaucoup plus cher (environ 6 fois plus, alors que le foie gras industriel est déjà un produit de luxe).

Mais cette question illustre parfaitement les débats actuels sur notre agriculture, eux-mêmes emblématiques de la réflexion écologiste sur notre mode de vie. Le constat, pour quiconque a les yeux ouverts et un iota d’honnêteté, est sans appel : notre mode de vie n’est pas soutenable. Il ne se passe pas une semaine sans qu’une étude scientifique vienne nous rappeler à quel point notre niveau de vie est prédateur, destructeur ; il ruine la possibilité même pour nos enfants de vivre une vie décente et pleinement humaine. De la même manière, d’un point de vue moral, infliger aux animaux de grandes souffrances pour notre simple plaisir gustatif n’est pas défendable.

Face à ce constat, il n’y a que trois attitudes possibles. La première, très majoritaire, consiste à ne rien faire, à mettre la tête dans le sable et la poussière sous le tapis, à se dire qu’après-moi-le-déluge et que ça-tiendra-bien-tant-que-je-vivrai. C’est une attitude irresponsable et moralement indéfendable. C’est, à mon sens, celle de tous ceux qui ne se réclament pas de l’écologie radicale – je pèse mes mots.

La seconde consiste à vouloir tout arrêter. C’est une position montante dans au sein de l’écologie radicale. Les animaux souffrent dans l’élevage industriel ? Supprimons toute forme d’élevage. C’est la position des vegans, par exemple, qui veulent interdire non seulement toute forme de consommation animale, mais également l’usage de tout produit dérivé des animaux ou fabriqué par eux – fromage, beurre, cuir, miel, cire d’abeille, etc.

Pour ma part, je crois qu’il est possible de construire une écologie authentiquement radicale, biocentriste et antispéciste, mais qui repose sur d’autres fondements ; et le foie gras sans gavage en est une illustration. Il montre qu’il est possible d’assumer sa nature d’animal omnivore et de préserver une part de notre culture tout en respectant les animaux aussi bien que la nature, à condition de changer de modèle. Car de la même manière que ce n’est pas le foie gras comme produit qui pose problème, mais le gavage comme méthode de production, ce ne sont pas l’élevage ou la consommation de viande qui posent problème, mais l’industrie comme méthode d’élevage, de transport et d’abattage.

Une agriculture écologique coûtera plus cher, nécessitera plus de bras, plus de temps, plus d’efforts. Du foie gras, nous en mangerons moins et moins souvent, mais nous pouvons en manger. Pour cela, il faut choisir une écologie radicale qui impose de changer de modèle, mais pas forcément de renoncer à tout. Ni immobilisme, ni jusqu’au-boutisme.