D’après Le Monde,
85 associations de défense des droits humains et des libertés publiques ont « sommé »
Amazon, Microsoft et Google de ne pas vendre aux États leurs technologies de
reconnaissance faciale. On peut déjà s’amuser de la forme. Prétendre que des
ONG, aussi importantes soient-elles que « la puissante ACLU (Union
Américaine pour les Libertés Civiles) », je cite l’article, puissent « sommer »
de quoi que ce soit des entreprises aussi colossales, aussi puissantes (pour le
coup) que Google, Microsoft ou Amazon, voilà qui prête pour le moins à sourire.
Mais cette initiative pose surtout des questions de fond. Évidemment,
les arguments soulevés par les ONG sont excellents :
« Avec ce pouvoir, il
est désormais possible de repérer et de cibler des migrants, des minorités
religieuses et des personnes de couleur. […] Dans un monde de surveillance
fondé sur la reconnaissance faciale, les gens craindront d’être repérés et
ciblés par le gouvernement s’ils participent à une manifestation, se
rassemblent hors des lieux de culte, ou simplement vivent leur vie. »
En effet ! Et on peut même aller plus loin : la
reconnaissance faciale appliquée à grande échelle par les États serait, à l’évidence,
un pas certain vers le totalitarisme ; il faut avoir une solide dose de bêtise
ou de mauvaise foi pour ne pas s’en rendre compte. Et naturellement, l’initiative
de ces ONG vaut mieux que rien : on ne peut que la soutenir.
Il faut cependant la soutenir lucidement ; et là, une
autre évidence s’impose : pour louable qu’elle soit, cette tentative est
vouée à l’échec. De deux choses l’une : soit lesdites entreprises,
soulevées par un soudain élan de conscience morale et politique, vont effectivement
arrêter de vendre leurs technologies dangereuses aux États, se privant ainsi
volontairement et de revenus et de leur bienveillance ; soit elles proposeront
gentiment aux ONG d’aller se faire foutre et continueront à vendre aux États les
outils des totalitarismes de demain.
Même dans l’hypothèse improbable où la première option se
réaliserait, que se passerait-il ? Les États ne vont évidemment pas se
dire « Ah bon, ben tant pis alors », et en rester là. Ils
développeront leurs propres techniques de reconnaissance faciale, et au final
le résultat sera exactement le même. Dans le meilleur des cas, tout ce que
pourraient faire les patrons des grandes entreprises, avec la meilleure volonté
du monde, ce serait de ralentir l’accès
des États à la reconnaissance faciale (ou à d’autres technologies tout aussi
dangereuses) ; mais ils ne pourraient certainement pas l’empêcher.
Cela illustre parfaitement la pertinence du discours de Tol Ardor sur la technique : face à une technologie nouvelle et dangereuse, il
est parfaitement vain d’en appeler à l’éthique, à la morale, au respect des
droits fondamentaux ou à la bonne volonté des individus au pouvoir. Une
technique disponible sera utilisée parce
qu’elle est disponible, de manière parfaitement inévitable, sans autre forme
de justification, et quelles qu’en soient les conséquences. Elle le sera plus
ou moins vite, à plus ou moins grande échelle, par plus ou moins d’acteurs différents,
mais elle le sera.
Prétendre que la technique est neutre en soi et que tout
dépend de l’usage qu’on en fait est donc une stupidité : de fait, les
hommes étant ce qu’ils sont, si une technique peut être utilisée pour accroître la domination de certains sur d’autres,
la domination des riches sur des pauvres, des gouvernants sur les citoyens, des
entreprises sur les clients, des humains sur le reste de la nature, elle le sera. Si, par « mauvais
usage » d’une technique, on accepte d’entendre « usage entraînant davantage
de malheur que de bonheur pour l’humanité et pour la vie », il faut se
rendre à cette évidence : dès lors qu’une technique est mauvaise mais
présente pour l’humanité ou même pour une petite fraction de l’humanité des
avantages immédiats, il est impossible d’empêcher le mauvais usage de cette
technique.
Quelles issues nous sont encore ouvertes ? Eh bien pas des
masses. Puisque on ne peut pas
empêcher qu’une technologie, même extrêmement dangereuse, soit mal utilisée, la
première tentation (qui nécessite déjà pas mal de courage) serait de proposer
de s’en passer : réduire volontairement notre niveau de développement technique
pourrait nous permettre qu’il ne dépasse plus notre niveau de développement spirituel
et moral, et donc d’éviter les conséquences les plus dévastatrices de l’usage
de ces techniques (destruction massive de la nature, exploitation économique d’une
large part de l’humanité, disparition progressive des libertés publiques…).
Mais cela non plus n’est pas possible : l’adage « On
n’arrête pas le progrès » est parfaitement juste. De la même manière qu’on
ne peut pas empêcher le mauvais usage d’une technique existante, on ne peut pas
davantage empêcher le développement d’une technique non encore existante :
même si un pays, une entreprise, une institution publique ou privée s’interdit
de faire des recherches dans certaines directions, de développer certaines
techniques, il y en aura toujours d’autres pour le faire à leur place.
Le totalitarisme semble donc inévitable. Une seule chose
pourrait nous en préserver, en fait : c’est que l’effondrement civilisationnel
dont nous voyons déjà les premiers signes se fasse assez rapidement pour que
les élites ne puissent pas s’y organiser en captant les dernières ressources
disponibles sous la forme d’un totalitarisme. Auquel cas, le monde sombrerait dans
le chaos, ce qui serait à l’évidence infiniment préférable : dans le
chaos, nous pourrions conserver des possibilités d’une vie authentiquement humaine
et digne d’être vécue ; du sein même du chaos, nous pourrions reconstruire
autre chose. Les totalitarismes de l’avenir ne nous offriront pas de telles
chances.
Le totalitarisme ou le chaos : l’avenir apparaît donc d’autant
moins réjouissant que ce n’est pas vraiment de nos actions que dépend la résolution
de cette alternative, mais du rythme d’évolution de la Crise et des formes qu’elle
prendra. Nous pouvons (et même nous devons !) essayer de favoriser ce qui
nous pousse vers le chaos plutôt que vers
le totalitarisme ; mais, quand on parle concrètement, il est souvent bien
difficile de savoir comment agir. Ainsi, on pourrait penser que l’agitation
révolutionnaire, les manifestations violentes, etc. iraient dans ce sens ;
en réalité, elles suscitent bien souvent de la part du pouvoir des réactions
sécuritaires qui, au contraire, nous poussent vers le totalitarisme. Les
mesures annoncées par Édouard Philippe à la suite des violences en marge du mouvement
des gilets jaunes en sont la parfaite illustration.
À ce stade, on pourrait me reprocher de défendre une
position ne pouvant conduire qu’au désespoir et à l’inaction : s’il n’y a
plus rien à faire, à quoi bon se bouger ? En fait, c’est tout le
contraire. Comme face à une maladie incurable, il n’y a pas de remède, mais il
y a des choses à faire. S’il nous sera difficile de provoquer le chaos, nous pouvons au moins l’espérer, et donc, surtout, nous préparer à son arrivée en
construisant des communautés résilientes et décroissantes qui porteront en
germe la renaissance de notre civilisation. C’est ce que Tol Ardor essaye de
faire à travers son installation concrète de la Haute Haie. Il ne s’agit pas de
prêcher pour notre paroisse : on peut agir avec nous ou avec d’autres,
selon nos principes ou selon des principes différents ; l’essentiel est d’agir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire