Il y a deux catégories de démocrates. Les premiers m’amusent.
Ils n’en démordent pas, la démocratie est le meilleur système possible, et
pourtant le résultat des élections ne leur convient pas. Ils accusent alors les
médias, les politiques, le Système, qui tous conspirent pour faire mal voter le
peuple. Eh ! sans doute. Mais si les chiffres d’audience de CNews et BFM
suffisent à faire passer Le Pen et Macron avant Mélenchon, est-ce vraiment un
si bon système ? Ils en appellent à l’éducation des masses, pour les
libérer de ces aliénations. D’accord encore ! Mais comme ça ne va pas se
faire du jour au lendemain, en attendant, ne peut-on vraiment pas imaginer
mieux ?
Les autres forcent mon respect. Je ne les comprends pas
vraiment, mais je les admire : ce sont ceux qui, cohérents jusqu’au bout
avec leurs idées, en acceptent les conséquences, même tragiques, même quand elles
les dérangent. Je n’en ai pas rencontré beaucoup. Au tout début de ma carrière
de professeur, une de mes collègues, fermement de gauche, trouvait normal que nous
ayons Sarkozy comme président ; elle reconnaissait qu’un homme comme Mitterrand
aurait été complètement inaudible à l’époque où nous parlions, et que Sarkozy
représentait mieux les idées majoritaires que les candidats pour lesquels elle
pouvait, elle, voter. Elle n’avait pas donc pas d’amertume, et jugeait que les
choses étaient comme elles devaient être.
De manière similaire, après le premier tour de l’élection
présidentielle, François Gemenne, ancien conseiller de Benoît Hamon, directeur
du conseil scientifique de Yannick Jadot, co-auteur du sixième rapport du GIEC,
bref un homme qui, s’il n’est à l’évidence pas un révolutionnaire, est peu suspect
de méconnaître la gravité de la crise écologique, faisait sur Twitter des
commentaires stupéfiants. Pour lui, « trois
Français sur quatre [ayant] […] voté pour un programme incompatible avec les
objectifs de l’Accord de Paris […], il est normal de s’interroger sur la
légitimité démocratique de cet Accord. […] Peut-on vraiment reprocher aux
gouvernements de ne pas en faire assez pour le climat alors qu’ils n’ont aucun
mandat pour cela ? […] Ce n’est pas spécifique à la France : dans tous les pays
industrialisés, les électeurs ne souhaitent pas donner la priorité au climat, c’est
tout. C’est un choix de civilisation. Ce choix me désespère, mais c’est la
démocratie. »
Voilà. C’est aux antipodes de ma manière de voir les choses,
mais je reconnais qu’il y a quelque chose d’admirable dans cette défense envers
et contre tout – contre la vie, contre la planète, contre la survie de l’humanité
dans des conditions dignes – de l’avis majoritaire. Voir que la majorité nous
envoie dans le gouffre, et continuer à vouloir le suivre, je ne comprends pas,
mais ça ne manque pas de grandeur, de panache, et – paradoxalement – d’humilité.
Bref, c’est beau. François Gemenne n’est pas le seul à penser ainsi : il y
a des années, j’avais déjà été sidéré par une double page du journal La Décroissance qui titrait : « Sauver
la terre, oui, mais d’abord la démocratie ! »
C’est beau, mais entendons-nous bien, ce n’est pas mon
choix. Je suis entièrement d’accord avec le sous-entendu de son propos, même s’il
ne l’assume jamais sous cette forme : la lutte contre la crise écologique
est incompatible avec la démocratie. Je l’ai compris il y a longtemps – 30 ans,
à peu près – ; seulement, j’en ai tiré la conclusion inverse : il
faut renoncer à la démocratie.
Ce choix fondamental – la défense de la démocratie ou la défense de la planète – se pose à
chaque écologiste, avec un peu plus d’acuité à chaque élection. Les données scientifiques
sont claires depuis 50 ans ; il y a un demi-siècle qu’on sait ce qu’il
faut faire. Plus encore : on le sait de plus en plus, de manière de plus
en plus claire et de plus en plus certaine. Tout est à portée de main, il
suffit de lire les études, les rapports du GIEC, leurs résumés à destination
des décideurs. Si la démocratie fonctionnait bien, il y a 50 ans que l’écologie,
l’écologie réelle, serait au pouvoir.
Certains se berceront d’illusions en rappelant qu’après
tout, l’écologie progresse. Oui. Il y a 50 ans, elle ne pesait rien électoralement. En 2022, si on considère
que tous les électeurs de Mélenchon
avaient l’écologie en tête au moment de voter (ce qui est très, très généreux), moins de 20% des
inscrits ont choisi de voter pour un programme d’écologie. Mesurons l’ampleur
de la catastrophe, la force du symbole : quelques jours seulement après la
publication d’un rapport du GIEC affirmant qu’il ne nous reste que trois ans
pour infléchir la courbe, moins d’un électeur sur cinq choisit de voter dans ce
sens.
Ne nous voilons donc pas la face : il y a un gouffre
entre nos connaissances et l’imminence du danger d’une part, les résultats
électoraux des écologistes d’autre part – résultats qui, comme le reconnaît François
Gemenne, ne permettent jamais et nulle part à l’écologie réelle d’accéder
au pouvoir. Tout au plus voit-on des écologistes sincères, voire qui évoluent
vers une vision plus radicale de l’écologie – comme Nicolas Hulot –, accéder à
des postes prestigieux, mais finalement dénués de tout pouvoir réel, comme on s’en
aperçoit aux arbitrages qu’ils perdent lamentablement les uns après les autres.
Entendons-nous bien : je reconnais une multitude d’avantages
à la démocratie. Elle a permis des avancées prodigieuses de l’humanité dans de nombreux
domaines. Elle a, très clairement, été le régime dont l’humanité a eu besoin pendant
200 ans. Mais les écologistes doivent se poser trois questions :
1. Un régime qui a été le meilleur possible pour l’humanité pendant
deux siècles est-il nécessairement, forcément, mécaniquement le meilleur régime
possible pour tous les humains, toujours et partout ?
2. La démocratie est-elle un moyen d’atteindre un objectif, ou bien est-elle une fin en soi, un objectif
en elle-même ?
3. Si elle n’est qu’un moyen, quels objectifs doit-elle
permettre d’atteindre ? le plus grand bonheur possible, la préservation de
la nature et de la vie telles que nous les connaissons, la réduction des
inégalités, la préservation des droits fondamentaux ? Enfin, et surtout, aujourd’hui,
est-elle le meilleur moyen d’atteindre ces objectifs ? Les hommes qu’elle
porte au pouvoir défendent-ils la vie, réduisent-ils les inégalités, protègent-ils
les libertés fondamentales ?
Attention : même pour ceux qui, comme moi, pensent que
la démocratie n’est qu’un moyen, et pas une fin en soi, et même pour ceux qui
pensent qu’elle n’est plus forcément le meilleur moyen d’atteindre aujourd’hui l’objectif
du combat politique écologiste, il ne s’agit pas de la remplacer par n’importe
quoi. La démocratie n’est pas l’idéal, mais on peut faire bien pire. La
tentation pourrait notamment être grande pour certains écologistes de mettre au
pouvoir des gens apparemment compétents, mais dont la compétence serait
seulement technique, et pas morale, notamment des scientifiques. Ça ne réglerait
rien, et ça pourrait rendre les choses bien pires.
Enfin, il va falloir savoir dans quoi mettre notre énergie,
et sous quelle forme nous devons lutter. À cet égard, Le Monde a publié le 8 avril dernier un entretien extrêmement
intéressant avec Dennis Meadows – pour ceux qui ne le connaissent pas, un des
co-auteurs, il y a 50 ans, du célèbre rapport remis au Club de Rome, « Les
limites à la croissance », et par ailleurs ancien professeur au MIT, bref
pas le premier crétin venu.
Cet article, pour déprimant qu’il soit, m’apporte une toute
petite consolation, en ce qu’il me confirme dans les combats qui ont été les
miens, mais aussi dans leur évolution. Que dit Meadows ? Commençons par
les constats : « Pendant
cinquante ans, nous n’avons pas agi. Nous sommes donc au-delà de la capacité de
la Terre à nous soutenir, de sorte que le déclin de notre civilisation à forte
intensité énergétique et matérielle est inévitable. Le niveau de vie moyen va baisser,
la mortalité va augmenter ou la natalité être réduite et les ressources
diminueront. » Tol Ardor ne dit pas autre chose.
Que pouvions-nous faire ? « Lors de la réédition de notre ouvrage, en 2004, il était encore
possible de ralentir par une action humaine. » En 2004, Tol Ardor existait
comme groupe informel ; elle lançait son site Internet deux ans plus tard
et se constituait en association en 2008. À cette époque, nous visions une
action collective d’ampleur.
Et maintenant ? « Maintenant,
je pense que c’est trop tard. Il n’y a aucune possibilité de maintenir la
consommation d’énergie aux niveaux actuels ni de ramener la planète dans ses
limites. Cela signifie-t-il l’effondrement ? Si vous allez aujourd’hui en
Haïti, au Soudan du Sud, au Yémen ou en Afghanistan, vous pourriez conclure
qu’il a en fait déjà commencé. […] » C’est aussi le constat que fait Tol
Ardor, qui a changé d’orientation stratégique en conséquence en 2015. Et d’ajouter :
« Le développement durable n’est
plus possible. Le terme de croissance verte est utilisé par les industriels
pour continuer leurs activités à l’identique. Ils ne modifient pas leurs
politiques mais changent de slogan. C’est un oxymore. Nous ne pouvons pas avoir
de croissance physique sans entraîner des dégâts à la planète. »
Encore comme nous.
Quelles perspectives d’avenir ? « Le changement climatique, l’épuisement des combustibles fossiles
ou encore la pollution de l’eau vont entraîner des désordres, des chocs, des
désastres et catastrophes. Or si les gens doivent choisir entre l’ordre et la
liberté, ils abandonnent la seconde pour le premier. Je pense que nous allons assister
à une dérive vers des formes de gouvernement autoritaires ou dictatoriales.
Actuellement déjà, l’influence ou la prévalence de la démocratie diminue et
dans les pays dits démocratiques comme les États-Unis, la vraie liberté
diminue. » Nous ne disons pas autre chose, c’est précisément le risque
qui nous menace : abandonner la démocratie pour quelque chose d’encore
pire.
Alors que peut-on faire ? À la question du Monde, qui lui demande si les solutions technologiques
peuvent nous aider, Meadows répond : « Même
en étant un technologue, et en ayant été un professeur d’ingénierie pendant
quarante ans, je suis sceptique. […] Les technologies ont […] un coût (en
énergie, argent, etc.) et viendra un moment où il sera trop élevé. »
Alors que nous reste-t-il ? Meadows explique l’objectif de résilience à l’échelle
locale : « C’est la capacité à
absorber les chocs et continuer à vivre, sans cesser de pourvoir aux besoins essentiels
en matière de nourriture, de logement, de santé ou de travail. […] On peut le faire
par soi-même, contrairement à la durabilité : on ne peut pas adopter un mode de
vie durable dans un monde non durable. À l’inverse, à chaque fois que quelqu’un
est plus résilient, le système le devient davantage. Il faut maintenant
l’appliquer à chaque niveau, mondial, régional, communautaire, familial et
personnel. » C’est exactement la réorientation stratégique de Tol
Ardor décidée en 2015 autour de la Haute Haie.
Deux détails peuvent retenir notre attention. Le premier
concerne le nucléaire. À l’heure où certains écologistes sincères peuvent être tentés
par cette option qui permettrait à la fois, selon eux, de lutter contre le changement
climatique et de préserver nos modes de vie, Dennis Meadows rappelle l’évidence :
« Le nucléaire est une idée
terrible. À court terme, car il y a un risque d’accident catastrophique : puisqu’on
ne peut pas éviter à 100 % les erreurs humaines, on ne devrait pas prendre un
tel pari. À long terme, car nous allons laisser les générations futures gérer
le problème des déchets pendant des milliers d’années. » On pourrait
ajouter que précisément dans le cas de figure d’un effondrement de
civilisation, l’humanité pourrait tout simplement ne plus être en mesure d’entretenir
les centrales existantes, ce qui entraînerait des accidents nucléaires en
cascade : là encore, c’est un pari qu’il est irresponsable de faire. Et d’ajouter :
« L’énergie renouvelable est
formidable, mais il n’y a aucune chance qu’elle nous procure autant d’énergie
que ce que nous obtenons actuellement des fossiles. Il n’y a pas de solution sans
une réduction drastique de nos besoins en énergie. » On est en plein dans
ce qu’on répète depuis 20 ans.
Le second détail concerne justement la démocratie. Quand on
lui demande pourquoi nous ne réagissons pas, Meadows donne quatre raisons. Les
deux premières concernent notre nature : nous sommes génétiquement
programmés pour penser sur le court terme, nous sommes égoïstes. On n’y peut
pas grand-chose, en tout cas pas rapidement. Les deux suivantes sont politiques,
et Meadows note en particulier que « notre
système politique ne récompense pas les politiciens qui auraient le courage de faire
des sacrifices maintenant pour obtenir des bénéfices plus tard. Ils risquent de
ne pas être réélus. » Il ne va pas au bout de la logique, mais ce
constat est le socle de la critique ardorienne de la démocratie. Et de pointer,
comme nous, l’importance des valeurs, donc du développement moral de l’humanité :
« Actuellement, tous les systèmes
politiques – démocraties, dictatures, anarchies – échouent à résoudre les
problèmes de long terme, comme le changement climatique, la hausse de la
pollution ou des inégalités. Ils ne le peuvent pas, à moins qu’il y ait un
changement dans les perceptions et valeurs personnelles. Si les gens se
souciaient vraiment les uns des autres, des impacts sur le long terme et dans
des endroits éloignés d’eux-mêmes, alors n’importe quelle forme de gouvernement
pourrait créer un avenir meilleur. »
Personne n’entendra peut-être, mais au moins tout est
dit, et pas par moi.