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jeudi 13 février 2020

Humanæ vitæ 2 : le retour


Dans les années 1960, le monde et l’Église sont en ébullition. En France, la pilule est autorisée en 1967 ; l’année suivante, mai 68 enclenche une révolution dans les mentalités qui balaye les représentations traditionnelles. Alors qu’Yvonne de Gaulle ne recevait pas les divorcés remariés à sa table, garçons et filles vont pouvoir partager les mêmes bancs à l’école, avant l’autorisation de l’IVG en 1975. Aux États-Unis, en 1969, le festival de Woodstock illustre la libération sexuelle. Derrière ces symboles, une véritable révolution des mœurs et des représentations est en cours : les femmes affirment leur égalité par rapport aux hommes, s’émancipent et gagnent davantage d’autonomie, sexuelle mais aussi politique ou sociale. L’homosexualité cesse peu à peu d’être considérée comme une maladie, puis est de mieux en mieux acceptée et normalisée socialement. La sexualité est progressivement détachée de la procréation, puis du mariage, enfin du sentiment amoureux lui-même.

Pour une fois, l’Église a une toute petite avance sur la société. Les grandes révolutions sociales, on l’a vu, commencent plutôt à la fin des années 1960. L’Église a entamé la sienne en 1958, lorsque Jean XXIII ouvre le Concile de Vatican II, qui fait naître un immense espoir chez de nombreux catholiques, et de grandes peurs chez d’autres – c’est peu après que Marcel Lefebvre fonde son mouvement schismatique traditionaliste, la FSSPX, qui existe toujours.

Mais en 1968, justement, la tendance s’inverse. Confronté à la question de la contraception, le pape Paul VI, qui a pourtant conclu le Concile, fulmine une encyclique restée célèbre, Humanæ vitæ. Contre toute attente, et contre l’avis de ses propres conseillers et experts, il y interdit tout moyen de contraception considéré comme « non naturel », c’est-à-dire notamment le préservatif, la pilule et le stérilet. Ce jour-là, l’Église a manqué une occasion historique de faire un pas dans la bonne direction ; et cela pour rien. Comprenons-nous bien : je ne suis pas en train de dire que l’Église aurait dû « écouter l’esprit du monde » ou « vivre avec son temps », ce qui n’est jamais un gage de bonne conduite (à l’époque de l’esclavage ou de la Shoah, fallait-il « vivre avec son temps » ?). Non, je dis qu’en l’occurrence, le monde avait raison et que l’Église avait tort. En témoigne le vide abyssal et la pauvreté intellectuelle des « arguments » (les guillemets s’imposent) déployés par l’encyclique. Car autant la question de l’avortement est effectivement complexe et n’a pas de réponse simpliste, autant rien, absolument rien, ne vient étayer un tant soit peu solidement l’idée que la sexualité doive forcément être liée à la procréation, ni la séparation complètement arbitraire entre régulation des naissances « naturelle » ou « non naturelle ».

Dans la pratique, ce document a d’ailleurs été très largement ignoré par les catholiques, donc rejeté par le sensus fidelium : une grande majorité continue à utiliser la contraception stigmatisée par l’encyclique. En revanche, il a contribué à décourager beaucoup d’entre eux, en leur faisant perdre l’espoir que l’Église pouvait évoluer vers une meilleure compréhension de la Vérité ; en ce sens, il porte une lourde responsabilité dans l’effondrement du nombre de fidèles précisément à partir des années 1970.

Si je rappelle cette vieille histoire, c’est parce que j’ai le sentiment que l’Église vient de connaître le même genre de moment. François a publié l’exhortation apostolique Querida Amazonia, qui fait suite au Synode sur l’Amazonie de 2019. Ce Synode a été porteur d’un immense espoir, car il a touché à trois questions cruciales pour l’Église d’aujourd’hui : d’une part la possibilité d’instaurer des « rites particuliers », c’est-à-dire différents de ceux de l’Église romaine, en communion avec elle, mais adaptés à la réalité d’un espace et d’une culture particuliers ; ensuite la possibilité d’ordonner prêtres des hommes mariés ; enfin la possibilité d’instaurer un ministère ordonné pour les femmes – ministère de diaconat, pas de sacerdoce, faut pas rêver, mais ça aurait été mieux que rien.

Or, rien, c’est à peu près ce qu’on a eu. Les rites particuliers : oui, mais en ne faisant que rappeler ce que disait déjà Vatican II ; les prêtres mariés : non ; le diaconat féminin : non. Pour François, la solution face au manque de prêtres en Amazonie, c’est de demander aux évêques d’inciter les prêtres à y aller. Voilà. Il a dû s’inspirer de la stratégie de l’État français pour envoyer plus de profs à Mayotte. Vu l’enjeu, c’est quand même bien pauvre, et fondamentalement, c’est du rêve. Le texte est largement une suite de vœux pieux, et apporte très peu de réponses concrètes à nos problèmes pourtant douloureusement concrets.

Pire encore, le texte pose des problèmes sérieux. Il vient en particulier confirmer l’inquiétante tendance de l’Église à dire que les hommes doivent se conformer au Christ, et les femmes à Marie. Cette idée est théologiquement doublement aberrante : d’une part elle radicalise et exagère à l’extrême la différence entre hommes et femmes, qui ne peut pas être niée, mais qu’il ne faut pas faire suivre de conséquences disproportionnées ; d’autre part, elle introduit une inquiétante symétrie entre le Christ et Sa mère, qui ne sont pourtant pas sur le même plan (ou alors, c’est qu’elle renforce l’idée d’une infériorité des femmes par rapport aux hommes – dans tous les cas, c’est absurde). Il faut au contraire rappeler que le Christ est venu comme être humain avant de venir comme homme ; et qu’Il est venu comme homme comme Il est venu comme Juif, parce qu’il n’y a pas d’homme qui soit hors des sexes ou hors des peuples.

Pour ne pas voir que les quatre cinquièmes vides du verre, qu’y a-t-il à sauver dans Querida Amazonia ? D’abord, ses ambiguïtés. La première se trouve dès le §3, dans lequel le pape « présente officiellement » le Document final du Synode sur l’Amazonie, celui qu’avaient rédigé les évêques pour conclure le Synode et qui devait servir de base de travail pour l’exhortation. Accrochez-vous, c’est technique. Il se trouve que ce Document final était beaucoup plus audacieux que ce que le pape a finalement accepté, ce qui donne l’impression que la montagne a accouché d’une souris. Mais ! il se trouve aussi qu’en 2018, le pape a publié la Constitution apostolique Episcopalis communio selon laquelle (art. 18) un document synodal final fait partie du Magistère si le pape le publie et l’approuve expressément. La publication sur le site du Saint-Siège et la « présentation officielle » du §3 valent-elles approbation ? Disons que la porte, sans être vraiment ouverte, n’est pas non plus complètement fermée. François ne tranche pas, mais laisse la possibilité à ses successeurs de s’appuyer sur cette ambiguïté.

Il y en a une autre au §87, qui affirme, pour faire simple, qu’un laïc ne peut pas faire la même chose qu’un prêtre. Bon, rien de bien neuf. À la première lecture, on se dit que c’est une manière pour le pape de refuser l’ordination des hommes mariés. Mais en réalité, le pape ne ferme jamais cette porte non plus. Il écrit même : « La manière de configurer la vie et l’exercice du ministère des prêtres n’est pas monolithique, et acquiert diverses nuances en différents lieux de la terre. » Une fois de plus, pas d’autorisation donnée, mais pas non plus explicitement refusée, et un successeur moins conservateur que lui pourrait prendre appui sur ce genre de phrase pour changer la discipline. François est ici fidèle à sa méthode : pas de coup d’éclat, pas de coup de tonnerre, pas de révolution, rien qui puisse immédiatement déclencher un gros schisme, mais la mise en place progressive de petites points de passage discrets qui pourront être élargis plus tard. Seulement, on se demande quand même s’il ne finit pas par se perdre dans cette méthode. Amoris lætitia autorisait la communion pour les divorcés remariés dans une note de bas de page, mais elle l’autorisait explicitement, sans l’ombre d’un doute. Querida Amazonia déverrouille peut-être encore quelques serrures, mais n’ouvre plus aucune porte.

J’ai aussi beaucoup aimé le §46, qui cite le poète et musicien Vinícius de Moraes : « Le monde souffre de la transformation des pieds en caoutchouc, des jambes en cuir, du corps en tissu et de la tête en acier […]. Le monde souffre de la transformation de la bêche en fusil, de la charrue en char de guerre, de l’image du semeur qui sème en celle de l’automate avec son lance-flammes, dont le semis germe en désert ». Le pape y appelle « à nous libérer du paradigme technocratique et consumériste qui détruit la nature et qui nous laisse sans existence véritablement digne » : Tol Ardor ne dirait pas autre chose, et je ne peux qu’applaudir à cette critique très tolkienienne, ou heideggérienne, de la société techno-industrielle qui s’inscrit dans la droite ligne de Laudato si’. Plus généralement, le pape cite des poètes à de très nombreuses reprises, et cela aussi est heideggérien : la fin de la citation de Vinícius (« Seule la poésie, grâce à l’humilité de sa voix, pourra sauver ce monde ») n’est pas sans rappeler le rôle que Heidegger attribuait à la poésie, et spécialement à celle de Hölderlin, dans un éventuel salut.

Chacun comprendra que ces points indéniablement positifs ne risquent pas de suffire à me consoler de la déception que j’ai à voir l’Église manquer une occasion pareille de s’améliorer. Finalement, que retiendrons-nous du pontificat de François ? Les avancées concrètes et réelles, il y en a pour l’instant eu deux : l’autorisation de l’accès aux sacrements pour les divorcés remariés, et surtout un discours presque entièrement juste sur la question écologique, avec en particulier l’appel explicite à la décroissance dont nous avons tant besoin. Ce n’est pas négligeable ; mais ce n’est pas suffisant pour un pontificat en période de crise aiguë, non seulement de l’Église, mais du monde.

À part ces avancées de fond, François semble être un pape d’avancées surtout symboliques : il fait accorder la communion au président argentin, qui vit en concubinage et promeut la dépénalisation de l’avortement dans son pays ; il fait exposer la Pachamama amazonienne au Vatican ; dans Querida Amazonia, la quasi-totalité du §44 est une citation de Pablo Neruda. Un quasi-paragraphe d’une exhortation apostolique post-synodale écrite par un poète membre du Parti communiste chilien, il fallait oser ! Tout cela est très bien, mais là encore, ce n’est pas à la hauteur de la Crise que nous commençons tout juste à traverser.


Quand, de 1545 à 1563, le Concile de Trente s’est attaqué à la question de la Réforme protestante, je suis très loin d’être sûr que ses décisions aient été majoritairement bonnes, d’un point de vue moral. Je suis même convaincu que beaucoup ont été très mauvaises. Mais elles étaient au moins adaptées, adaptées à la crise de ce temps-là, c’est-à-dire intelligentes. En 2020, nous n’en sommes même plus là : notre Église conserve des choix moralement mauvais et inadaptés à notre temps. Je ne sais pas combien de temps la hiérarchie de l’Église s’enferrera dans cette impasse ; mais tôt ou tard, les simples fidèles devront prendre des mesures fortes. For such if oft the course of deeds that move the wheels of the world: small hands do them because they must, while the eyes of the great are elsewhere.

vendredi 15 février 2019

L’Église catholique se convertit à la tolérance (la vraie)


Il y a des jours où le pape François me déçoit (et même beaucoup). Il y en a d’autres où il me réconcilie avec mon catholicisme – en général, ce sont les jours où il met le monde des conservateurs et, plus encore, celui des traditionalistes, en ébullition. Il y avait eu, l’été dernier, la condamnation absolue de la peine de mort – je prévois toujours d’écrire quelque chose là-dessus. Et là, nouveau coup de tonnerre, sur la tolérance religieuse cette fois-ci.

Petit rappel pour ceux qui ne suivent pas de près l’agenda papal. Le 4 février dernier, François a signé, à Abu Dabi, une déclaration commune avec le cheikh Ahmed Mohamed el-Tayeb, imam de la mosquée Al Azhar, considéré comme la plus haute autorité de l’islam sunnite. Ce texte, intitulé « Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune », est pour l’Église catholique comme pour l’islam – je pèse mes mots – d’une portée historique.

Dès le premier paragraphe de l’avant-propos, il appelle le croyant à « sauvegarder la création » et à soutenir ceux qui « sont le plus dans le besoin et les plus pauvres » : d’entrée de jeu, les deux grands enjeux de notre temps sont rappelés. Rien que cela fait du bien : c’est un soulagement de voir l’Église se préoccuper un peu moins de ce qui se passe dans nos slips et nos chambres à coucher, et un peu plus de ce qui compte vraiment. Et rien que ça a fait réagir : le très traditionaliste évêque Athanasius Schneider s’est écrié, avec son sens de l’à-propos habituel, que le « changement climatique » contre lequel la lutte était la plus urgente était le « changement climatique spirituel » – on reste pantois, à défaut d’être surpris. Pas grave : les chiens aboient, la caravane passe.

Cela pourtant n’est déjà plus complètement une nouveauté : c’est le prolongement de ce que le pape avait déjà dit auparavant, en particulier dans son encyclique Laudato si’. Le véritable bouleversement arrive après : « Le pluralisme et les diversités de religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont une sage volonté divine ». Ça peut vous sembler aller de soi, mais quand on met ça en relation avec l’histoire de l’Église et de sa doctrine, on comprend qu’il s’agit là d’un véritable séisme intellectuel, philosophique et théologique. Non seulement la diversité des religions est, pour la première fois, considérée non pas comme un effet du péché, mais comme étant voulue par Dieu ; mais en plus, cette diversité est placée sur le même plan que l’altérité sexuelle. Pas étonnant que ça secoue.

L’Église catholique romaine deviendrait-elle ardorienne ? Avec cette phrase, le pape François ne fait que dire ce que nous disons depuis très longtemps, et que, jusqu’à présent, l’Église niait : la véritable tolérance consiste non pas à accepter la différence comme un mal nécessaire, mais à l’aimer comme une richesse. Pour cela comme pour beaucoup d’autres choses, on m’a largement traité d’hérétique ; finalement, il semblerait que j’aie surtout été en avance sur mon temps.

Le pape agit comme à son habitude : sans trop en avoir l’air. Il avait autorisé la communion pour les divorcés remariés de manière on ne peut plus explicite, mais dans une note de bas de page de son exhortation apostolique Amoris laetitia. Il procède ici de la même façon : plutôt qu’une encyclique tonitruante entièrement consacrée à la question et qui affirmerait frontalement la révolution doctrinale, le pape glisse l’idée au milieu de beaucoup d’autres, et dans un document tout ce qu’il y a de plus officiel, mais qui sort des cadres traditionnels. Pour ma part, j’ai une préférence instinctive pour la méthode forte ; mais je reconnais que la douceur et la subtilité jésuitiques de François ont leurs avantages. Avant tout, elles permettent de réduire le risque de schisme.

Néanmoins, elles ont aussi leurs inconvénients. Outre que les tradis vont évidemment faire tout ce qu’ils pourront pour affirmer que ce texte ne fait pas partie du Magistère, la forme empêche évidemment tout développement théologique ou argumentatif un peu approfondi. Or, un tel coup de tonnerre mériterait quand même de répondre par avance aux objections qu’on ne manquera pas de lui opposer. Mais comme je suis très bon, je vais le faire pour le pape – il n’aura qu’à s’inspirer, au besoin.

Le principal argument qu’on oppose à cette déclaration est que, comme les différentes religions disent des choses différentes et souvent incompatibles sur Dieu, sur la manière de L’honorer ou sur les règles de morale qu’Il nous demande de suivre, elles ne peuvent toutes avoir raison en même temps. Donc, certaines seraient vraies quand d’autres seraient fausses. Or Dieu, étant Vérité, ne saurait vouloir ni l’erreur, ni le mensonge. Donc, Il ne pourrait vouloir qu’une seule religion (la vraie, évidemment, suivez un peu).

Sur l’argument de base, rien à redire : les différentes croyances (j’y inclus l’athéisme) affirmant des choses contradictoires, elles ne peuvent pas toutes dire vrai sur tout. Je ne suis donc absolument pas relativiste : je ne prétends pas que les religions se valent, ou qu’elles disent toutes également la vérité, ou encore qu’il n’y aurait pas qu’une vérité mais que tout ne serait qu’une question de point de vue. D’ailleurs, si je me revendique chrétien et catholique, c’est bien que j’estime que cette croyance doit, d’une manière ou d’une autre, être plus vraie que les autres – et cela est vrai de toute personne qui revendique une croyance, quelle qu’elle soit.

Il faut cependant rappeler trois choses. La première est le droit à l’erreur : tout le monde – c’est la base de la liberté de conscience et de la liberté d’expression – a le droit absolu de croire et de dire des choses fausses. Ceux qui pensent que la Terre est plate ont le droit de le croire et le droit de le dire, même si on peut leur démontrer le contraire.

Ce droit à l’erreur – et c’est le deuxième point à souligner – est encore plus flagrant en matière de croyance métaphysique, puisqu’en la matière, il est impossible de rien prouver. Les croyances métaphysiques ne sont toujours justement que cela : des croyances, et jamais des savoirs, des connaissances. Je peux croire que Jésus était le Fils de Dieu, ou croire qu’il n’était qu’un prophète, ou croire que Zeus est le dieu de la foudre, ou croire que Dieu n’existe pas, mais je ne peux pas prétendre le savoir. Celui qui pense savoir cela se trompe. Contrairement à ce que continue de prétendre l’Église catholique, la seule raison ne suffit pas à connaître Dieu avec certitude.

Pour ces deux premiers points, on pourrait me rétorquer, cependant, que si Dieu veut que nous soyons libres de professer l’erreur, Il ne veut pas l’erreur elle-même pour autant.

Il y a, cependant, le troisième point, et le plus important : c’est qu’il est bien sûr extraordinairement simpliste de croire qu’il y aurait une religion vraie quand les autres seraient fausses. Même si, évidemment, je pense que ma religion, et plus exactement ma manière de penser et de vivre ma religion, est plus vraie que les autres, j’ai quand même assez d’humilité et de lucidité pour réaliser que, bien sûr, il y a des points sur lesquels je me trompe forcément, et où ce sont d’autres qui ont raison.

Par ailleurs, bien souvent, les différents discours tenus par différentes religions ne s’opposent pas, mais se complètent en insistant plus ou moins sur différents aspects d’une même réalité ; aspects qui ne sont contradictoires qu’en apparence, mais sont en fait également vrais. En tant que catholique, je voue un culte aux saints ; mais je vois dans le refus de ce culte par les protestants un rappel de la primauté de Dieu. Pour moi, le refus du culte des saints par les protestants n’est donc pas en contradiction avec la pratique catholique : il est une autre pratique, qui me convient moins à moi, mais donc l’existence permet probablement aux catholiques d’éviter des dérives propres à leur manière de croire et de faire. Une des plus flagrantes est la tentation permanente de mettre certaines créatures au même niveau que Dieu : la mariolâtrie en cours dans l’Église en est le meilleur exemple. Même si je ne suis ni protestant, ni juif, ni musulman, la présence dans le monde de ces croyants qui n’honorent que Dieu m’évite, je crois, de tomber dans l’excès inverse. De même que, je l’espère, les catholiques peuvent éviter aux protestants, aux juifs et aux musulmans de tomber dans leur propre dérive, qui serait de ne plus voir l’univers que comme un face à face exclusif entre Dieu et l’homme.

Dès lors, il apparaît que les différentes croyances, athéisme inclus, ne sont pas avant tout des discours opposés et contradictoires, mais plutôt l’équivalent des instruments qui, dans un orchestre symphonique, ont des sonorités différentes et jouent des partitions différentes, mais qui sont toutes orientées au service de la même musique. On pourrait également les comparer à des cartes différentes indiquant différents chemins pour se rendre au même point. Chaque chemin peut donc être voulu par Dieu, puisque chacun contient ses richesses et ses particularités propres. L’art est une magnifique illustration de cette vérité : comment croire que Dieu n’a pas voulu la mosquée bleue, le Daigo-ji, la statue chryséléphantine de Zeus à Olympie ou le temple d’Amon à Louxor ?


Évidemment, ça ne veut pas dire que Dieu a tout voulu dans toutes les religions. Évidemment qu’Il ne voulait pas les sacrifices d’enfants des Carthaginois : mais je crois qu’Il veut, en revanche, qu’on n’aille pas à Lui que par un seul chemin. On va m’objecter les paroles de Jésus : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi.[1] » Certes ! Mais l’arrogance – et l’erreur – des chrétiens est de croire que le Christ n’est présent que là où il est consciemment et explicitement reconnu et honoré.

L’essentiel n’est donc pas le chemin qu’on emprunte pour aller au Bien – ou à Dieu, car c’est exactement la même chose –, mais bien d’aller dans cette direction. Or, de ce point de vue, le document signé par le pape et l’imam témoigne d’une remarquable évolution aussi bien de l’Église que de l’islam. L’Église évolue vers plus de tolérance, et vers une tolérance plus réelle ; mais l’islam change également. Le texte signé par el-Tayeb est en effet en contradiction flagrante avec des nombreux passages du Coran, y compris avec des versets considérés comme « abrogatifs » (nâsikh), c’est-à-dire censés primer sur les versets « abrogés » qui les contredisent.

La conclusion s’impose : l’islam est en train d’évoluer vers un nouveau regard sur le Coran. En particulier, la théorie des versets abrogés et des versets abrogatifs s’écroule sous nos yeux. C’est bien sûr un mouvement lent, qui est très loin d’être achevé, alors qu’il remonte au moins aux années 1950. Mais qui pourrait s’en étonner ? L’Église catholique aussi a mis des décennies pour accepter des vérités aussi fondamentales que la liberté religieuse, le dialogue inter-religieux, etc. Le schisme lefebvriste, qui dure encore de nos jours, témoigne que ces évolutions, pourtant officiellement actées par le Concile de Vatican II en 1965, sont loin d’être encore parfaitement admises, presque 60 ans plus tard.

C’est en cela qu’on peut dire que ce document est un pas important vers le fait que le catholicisme et l’islam sunnite regardent un peu plus dans la même direction : les autorités qui les représentent officiellement se rapprochent l’une de l’autre et, ce faisant, s’éloignent chacune des intégristes auxquels elles sont respectivement confrontées. Alors évidemment, ce texte n’est pas parfait, et je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il contient. Mais il est révélateur d’une évolution de long terme extrêmement positive. Il faut la soutenir.


[1] Évangile selon Jean, 14, 6.

dimanche 24 juin 2018

Rendez à Marie ce qui est à Marie (et à Dieu ce qui est à Dieu)


Les catholiques à qui je parle de mes croyances, disons, hétérodoxes, se montrent souvent rebutés par mon paganisme – terme que j’assume parfaitement, puisque je me revendique pagano-chrétien. Pourtant, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’à l’intérieur même de l’Église catholique romaine, des tendances polythéistes sont à l’œuvre, et pas des légères.

Parce qu’avec moi, au moins, les choses sont parfaitement claires. Je crois certes à une multitude d’êtres que je n’hésite pas à appeler des dieux ; mais pour moi, leur nature est clairement angélique : je les vois comme des créatures de Dieu, comme nous. Bien meilleures que nous, bien plus anciennes et puissantes que nous, mais des créatures tout de même. Je leur voue un culte ; mais ce culte est purement de vénération ou d’honneur, pour reprendre la terminologie du théologien catholique Auguste de Broglie : mon culte d’adoration ne va qu’à Dieu.

À l’inverse, j’ai souvent l’impression que l’Église catholique n’est pas très claire quant au dogme concernant certaines créatures ou aux rites qui les entourent – je pense en particulier à Marie. Qu’il y ait à son sujet des désaccords mineurs, c’est sans grande importance. Je suis bien persuadé que Marie n’est pas restée vierge après la naissance de Jésus, que Jésus a donc eu des frères et sœurs, et je la tutoie dans le Je te salue ; mais bon, si des gens pensent le contraire, ça ne me choque pas.

En revanche, je suis depuis longtemps bien plus heurté par certaines croyances plus radicales : par exemple quand des prêtres ou théologiens font de Marie la « corédemptrice du Monde », à égalité ou presque avec le Christ. Certes, cette idée a été officiellement rejetée par la Constitution dogmatique Lumen gentium qui refuse d’employer ce terme, rappelle que le Christ est « l’unique Médiateur » et enfonce bien le clou :

« Aucune créature en effet ne peut jamais être mise sur le même pied que le Verbe incarné et rédempteur.[1] »

Mais cela n’a pas empêché l’idée de se répandre, puisque certains vont jusqu’à affirmer que le « grand cri » poussé par Jésus juste avant sa mort aurait été « Maman ! »… Bon.

De même, dans la pratique liturgique, certains abus me déplaisaient depuis longtemps. Dans certaines églises, les portraits de Marie et de Jésus trônent à égalité derrière l’autel. J’en connais même où Marie a son autel à elle, installé à côté du maître-autel, et se fait copieusement encenser à chaque messe. Certes, l’autel est plus bas que celui consacré à Dieu ; mais si on regarde la taille de la statue qui y trône (couronne comprise…), elle le dépasse largement.

Mais bon : jusqu’ici, ce n’étaient que des pratiques locales qu’à titre personnel je déplorais, mais qui n’étaient pas trop répandues. Or, cette mariolâtrie débridée touche à présent le sommet de l’Église : je pense à la dernière réforme liturgique que nous a pondue la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements à propos du lundi de Pentecôte. Dorénavant, ce jour doit être consacré à la mémoire de « Marie, Mère de l’Église ».

Autant être direct : je trouve cela bien plus hérétique que mes prières à une multitude de dieux. Car enfin, soyons sérieux : la Pentecôte, c’est la fête de l’Esprit Saint. L’Esprit, une des trois Personnes de la Trinité, censé recevoir « même adoration et même gloire » que les deux autres, et à juste raison : Dieu sait – c’est le cas de le dire – qu’Il n’est pas moins important.

Et pourtant, l’Esprit est, des trois Personnes de Dieu, la moins fêtée, la moins célébrée, la moins priée. Allons plus loin : elle est bien moins fêtée, déjà, que ne l’est Marie. N’importe quel catholique peut citer plusieurs fêtes associées à elle : l’Annonciation, la Nativité de la Vierge, et pour les plus cultivés (ou les plus fervents) sa Présentation au Temple ou sa Dormition ; sans même parler des fêtes dont, personnellement, je doute fortement des fondements dogmatiques, mais qui sont pourtant parmi les plus importantes de l’Église, comme l’Assomption ou l’Immaculée conception.

En tout, l’Église catholique accorde à Marie une vingtaine de jours de fête au calendrier général, sans compter les fêtes célébrées localement. À quoi il faut encore ajouter le samedi, jour traditionnellement consacré à la Vierge (52 fois dans l’année, donc), plus deux mois pleins : mai, mois de Marie, et octobre, mois du Rosaire. N’en jetez plus, la cour est pleine !

À côté de ça, quelles fêtes célèbrent l’Esprit ? La Pentecôte, et c’est tout. Est-il normal que Marie soit célébrée en grande pompe à longueur d’année, alors qu’une des trois Personnes de la Trinité ne l’est qu’une seule fois ? Déjà pas. Alors est-il normal qu’on mêle Marie à la seule fête annuelle de l’Esprit ? Encore moins.

Voilà pour le fond. Notons encore que l’origine de cette réforme est loin d’être innocente. Car le préfet de la Congrégation pour le culte divin n’est autre que le cardinal Sarah, celui-là même qui a affirmé que le XXe siècle avait souffert de deux grands maux, les totalitarismes nazi et soviétique d’une part, l’homosexualité de l’autre. Tout ce qui vient de lui est bien sûr éminemment suspect ; mais examinons son argumentaire. Selon lui, « si nous voulons grandir et nous remplir de l’amour de Dieu, il nous faut ancrer nos vies à ces trois réalités : la croix, l’hostie et la Vierge ». En matière de mise sur le même plan de Marie et du Christ, on peut difficilement faire mieux. Autre chose ? Mais bien sûr : « le lien entre la vitalité de l’Église de la Pentecôte et la sollicitude maternelle de Marie à son égard est évident ». Ahem. En matière d’argumentation, on a déjà vu mieux (mais pas sous la plume du cardinal Sarah, il est vrai).

Le pire, c’est que je suis bien convaincu que la première à souffrir de tout ça, c’est bien Marie elle-même ; et plus généralement, je crois qu’elle souffre de tout ce que l’Église s’acharne à faire d’elle depuis un demi-millénaire au moins. Marie incarne l’humilité radicale, c’est-à-dire l’acceptation complète de la volonté divine par quelqu’un qui, au fond, ne la comprend pas. Dans l’Évangile, Marie n’a jamais l’air de comprendre ce qu’il se passe, mais elle accepte toujours ce que Dieu fait en elle, par elle ou près d’elle. À l’ange qui lui annonce la naissance de Jésus, elle affirme ne pas comprendre comment une telle chose serait possible, puisqu’elle n’a connu aucun homme, mais elle dit « oui ». Aux noces de Cana, elle ne comprend pas ce qui va se passer, mais elle dit aux serviteurs de faire tout ce que dira son fils. Au pied de la Croix, elle est présente, mais muette. Lors de la Résurrection, même chose : sa présence est supposée, mais là encore elle ne dit rien. C’est ça, Marie : un oui complet à la volonté de Dieu, puis le silence.

Jésus Lui-même, parmi les hommes, n’accorde par la première place à Marie, mais à Jean-Baptiste : « parmi ceux qui sont nés d’une femme, il ne s’en est pas levé de plus grand que Jean le Baptiste[2] ».

Et qu’est-ce que l’Église, malgré tout, cherche à faire de Marie ? Une reine, et plus encore : la Reine des Anges, la Porte du Ciel, la Tour de David, le Siège de la Sagesse, la Divine-Rose-Trémière, la Voûte-Par-Qui-Tout-Doit-Passer, la Très-Brillante-Et-Très-Haute-Et-Plus-Que-Tout-Le-Monde. Comment ne pas voir que ça lui va aussi bien qu’un boa de plumes roses à un moine dominicain ? Comment ne pas voir qu’en cherchant à élever Marie, on la trahit en faisant d’elle ce qu’elle n’est pas et ne cherche pas à être ? Faire de Marie une sorte de souveraine de l’Univers, c’est confondre les bergers avec les rois mages. Autant chercher à faire de saint Joseph le chef des armées célestes, ça aura autant de pertinence.

Bref, tout ça rappelle furieusement une blague de catho (attention, les autres – s’il y en a encore à ce stade du billet –, vous risquez de ne pas comprendre) : les trois Personnes de la Trinité se demandent où aller en vacances sur Terre. Le Fils propose d’aller en Égypte, mais le Père dit que si c’est pour retrouver l’endroit où Son peuple a connu tant de tribulations, ce n’est pas la peine. Il propose d’aller à Jérusalem, mais le Fils répond que merci bien, qu’Il y a été crucifié et n’y a pas franchement de bons souvenirs. Mais quand Il propose d’aller à Rome, l’Esprit saute de joie : « Génial ! J’y suis encore jamais allé. »


[1] Concile de Vatican II, Constitution dogmatique Lumen gentium, §62.
[2] Évangile selon Matthieu, 11, 11.

samedi 15 juillet 2017

Réintégrons les tradis de la FSSPX à l’Église !

Tout le monde en parle, alors parlons-en : les lefebvristes pourraient être prochainement réintégrés dans l’Église via une prélature personnelle. Et ça y est, comme dans une classe de terminale ES, je sens bien qu’au bout d’une phrase, j’ai perdu les neuf dixièmes de mon auditoire. Lefebvristes ? Prélature personnelle ???

Point histoire. De 1962 à 1965, le concile de Vatican II fut à l’origine d’un immense aggiornamento de l’Église. Sur les dogmes, sur la morale, sur les rites, il fut un grand moment de réforme de catholicisme dans le sens d’une modernisation et d’une ouverture au monde. Évidemment, de nombreux fidèles, mais aussi des évêques, s’opposèrent à ces évolutions. Parmi eux, le plus virulent était sans doute Marcel Lefebvre. Ses grands refus : la liberté religieuse, l’œcuménisme, le dialogue inter-religieux, la messe en langue vernaculaire, pour l’essentiel.

En 1970, il fonde la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie-X (FSSPX), qui regroupe des prêtres fidèles à l’ancienne doctrine, et le séminaire d’Écône, en Suisse, destiné à en former de nouveaux et ainsi à renouveler leurs troupes. En 1976, suite à sa décision d’ordonner des prêtres sans autorisation du Saint-Siège, Marcel Lefebvre est frappé de suspens a divinis (concrètement, il n’avait plus le droit d’administrer les sacrements). En 1988, il va plus loin et ordonne quatre évêques, toujours sans autorisation papale. Il est alors frappé d’excommunication. Il refuse la sentence, ce qui donne naissance à un schisme au sein de l’Église catholique.

Avant d’aller plus loin, il faut parler un peu du fond. La question essentielle que posait la FSSPX était la suivante : les enseignements du Concile de Vatican II étaient-ils, oui ou non, tous compatibles avec le Magistère antérieur de l’Église ? Et sur ce point, la réponse est claire : non, ils ne l’étaient pas. Beaucoup d’idées professées par Vatican II non seulement ne sont pas compatibles avec ce que l’Église avait auparavant affirmé, mais il y a quelques siècles de cela, elles auraient même conduit au bûcher ceux qui les auraient tenues publiquement. Ce que les conservateurs appellent « l’herméneutique de la continuité », à savoir la tentative d’interpréter les textes de Vatican II en conformité avec la totalité du Magistère et de la Tradition, est une pure illusion, vouée à l’échec.

Les exemples sont légions. Je ne peux en citer ici que quelques-uns. En 1864, le Syllabus de Pie IX établit une liste des propositions qui doivent être tenues pour fausses par tout catholique. Parmi elles : « Il est libre à chaque homme d’embrasser et de professer la religion qu’il aura réputée vraie d’après la lumière de la raison. » (§ XV). Ou encore : « C’est avec raison que, dans quelques pays […], la loi a pourvu à ce que les étrangers qui s’y rendent y jouissent de l’exercice public de leurs cultes particuliers. » (§ LXXVIII) De la même manière, en 1832, Grégoire XVI, dans son encyclique Mirari vos, condamne aussi bien la liberté de la presse que la liberté de conscience.

Or, toutes ces condamnations frappent des idées reconnues vraies par Vatican II. Dignitatis humanae affirme ainsi la liberté religieuse et la possibilité pour toutes les religions d’enseigner et de manifester leur foi publiquement. Lumen gentium affirme que les musulmans et les chrétiens adorent le même Dieu. Nostra ætate va plus loin en posant la présence d’une vérité dans les religions non chrétiennes et en promouvant le dialogue interreligieux.

Je passe rapidement sur le mythe qui voudrait que tout cela ne serait pas bien grave, puisque Vatican II serait un Concile « pastoral » et non pas « dogmatique ». Faut-il rappeler que, sur les quatre constitutions produites par le Concile, deux sont qualifiées de « dogmatiques » ? Dont, justement, la très critiquée Lumen gentium.

Force est donc de le constater : sur la question de savoir si les enseignements de Vatican II étaient tous compatibles avec la Tradition et le Magistère antérieurs, Marcel Lefebvre et la FSSPX avaient raison ; ils ne le sont pas. Il faut donc en effet faire un choix : soit on est fidèle à la Tradition antérieure, soit on est fidèle à Vatican II, mais on ne peut pas être fidèle entièrement aux deux à la fois : ce serait contradictoire.

Ce point étant réglé, revenons à l’histoire. Depuis le schisme de 1988, la FSSPX continue son œuvre, et le dialogue entre elle et le Vatican n’a jamais été rompu, sans pour autant parvenir à le résorber. Mais depuis quelques mois, on parle de plus en plus de la possibilité de réintégrer officiellement les tradis de la FSSPX en créant pour eux une prélature personnelle. Pour faire vite, une telle institution (créée, ironie de l’histoire, par le Concile de Vatican II…) regroupe des clercs – diacres, prêtres et évêques – autour d’un engagement particulier ; ils sont placés sous l’autorité d’un prélat qui lui-même dépend directement du Saint-Siège. Les prélatures personnelles sont assez proches des ordinariats militaires destinés aux soldats catholiques, ou encore des ordinariats personnels qui regroupent les anciens fidèles anglicans ayant demandé leur rattachement à l’Église catholique.

La FSSPX pourrait donc prochainement devenir à son tour une prélature personnelle. Un évêque serait nommé à sa tête par la Fraternité, puis confirmé par le pape ; elle rassemblerait les prêtres et évêques qui demanderaient à la rejoindre ; elle aurait le droit de célébrer la messe comme elle l’entend (c’est-à-dire en latin et selon le rite de Pie V). Reste une question majeure : aurait-elle le droit de refuser certains enseignements de Vatican II ?

Pour l’instant, c’est sur ce point, et sur ce point seulement, que les discussions achoppent. Benoît XVI avait envoyé une multitude de signaux favorables à la FSSPX (motu proprio Summorum pontificum en 2007, levée des excommunications des évêques schismatiques en 2009…) et on s’attendait alors à un retour de la Fraternité dans le giron de l’Église. Mais le pape avait cherché à imposer à ses membres un « préambule doctrinal » établissant leur adhésion à l’ensemble des dogmes établis par le Concile, ce qu’ils avaient refusé.

Théoriquement, on en est toujours là. Mais le pape François, contrairement à Benoît XVI, n’est pas un dogmatique ; il se pourrait, même si à ce stade rien n’est encore certain, qu’il accepte de réintégrer la FSSPX à l’Église sans chercher à les faire plier sur le plan doctrinal. Il sait que, de toute manière, la plupart des membres de la Fraternité ne peuvent pas, en leur âme et conscience, accepter le Concile. S’il y a une qualité qu’on peut leur reconnaître, c’est la clarté, l’honnêteté, la franchise : quand ils ne sont pas d’accord avec quelque chose, ils le disent. Ils n’essayent pas, contrairement à bon nombre de conservateurs ou de traditionnalistes non schismatiques, de tordre les textes et de leur faire dire le contraire de ce qu’ils disent pour faire croire que des contradictions pourtant éclatantes n’existent pas. Par conséquent, ils n’accepteront jamais aucun texte qui les ferait plier sur ce qui les dérange dans Vatican II. Et François se dit peut-être qu’après tout, ce ne serait pas un prix si élevé à payer pour mettre fin au schisme.

Face à cela, les réactions des catholiques réformateurs, d’ouverture ou « modernistes » se résument en général à un refus scandalisé. Certains vont même jusqu’à en faire une ligne rouge : « c’est eux ou nous ! S’ils reviennent, on s’en va. » Or, cela me semble parfaitement absurde ; et je crois même, pour ma part, que la réintégration des intégristes schismatiques dans l’Église serait une excellente nouvelle.

Ça vous semble paradoxal ? De toute évidence, je suis en désaccord total, radical, absolu avec les positions de la FSSPX. Sur tous les points qui ont donné naissance au schisme, je suis d’accord avec l’Église de Vatican II bien plus qu’avec eux. Si je veux les réintégrer, ce n’est donc évidemment pas parce que je soutiendrais leur position ; c’est parce que ça signifierait que l’Église n’imposerait plus aux fidèles l’acceptation de l’ensemble des dogmes professés pour se dire catholique.

Je crois que la plupart des gens ne mesurent pas l’immense révolution que cela représenterait dans l’Église. Une des choses dont elle crève, notre Église, c’est justement son dogmatisme. L’attachement aux dogmes, voilà notre faiblesse et notre grande tentation. On ne mesure pas assez tout ce qui découle de là. Sa première manifestation, c’est l’idée que l’Église a toujours eu raison, qu’elle n’a jamais erré, ne s’est jamais trompée ; idée si manifestement absurde qu’elle a éloigné du catholicisme de très nombreuses personnes. De là découlent d’autres inepties comme l’infaillibilité pontificale ou le mythe du développement continu et non contradictoire du dogme – encore de véritables repoussoirs.

Le premier pas vers la guérison de cette maladie mortelle, de cette addiction aux dogmes, c’est justement d’admettre l’évidence : il n’est pas besoin d’adhérer à l’ensemble de ce que l’Église a toujours reconnu comme vrai pour se dire catholique. De toute manière, si c’était nécessaire, des catholiques, il n’y en aurait aucun. Personne, absolument personne, n’adhère entièrement à l’intégralité du Magistère ; ceux qui prétendent le contraire soit ne le connaissent pas assez, soit son de mauvaise foi. Cela, l’Église ne veut pas encore le voir. Mais accepter le retour des lefebvristes sans les faire plier sur Vatican II, ce serait enfoncer un énorme coin dans ce mythe destructeur. Car si on accepte que la FSSPX revienne sans adhérer à Vatican II, ça signifie que nous, en retour, nous avons le droit de refuser Vatican I sans cesser pour autant de nous proclamer catholiques. Pour faire simple, l’Église reconnaîtrait enfin, réellement, le primat de la conscience personnelle sur l’enseignement magistériel.

Bien sûr, il faudrait se battre pour éviter que les autorités romaines ne fassent deux poids, deux mesures. Mais ce combat serait gagné d’avance, car il aurait pour adversaire une contradiction logique.

Il ne faut donc pas avoir peur d’un retour des lefebvristes au sein de l’Église : bien au contraire, il faut l’espérer et y travailler ! D’abord parce que, en toute logique, nous qui revendiquons pour nous-mêmes la liberté de conscience et le droit de critiquer l’enseignement de l’Église, nous ne pouvons pas raisonnablement refuser ces mêmes droits à nos frères traditionnalistes. Si nous voulons avoir le droit de critiquer l’enseignement de l’Église en matière de contraception ou de prêtrise des femmes, il faut bien leur laisser celui de le critiquer aussi en matière d’œcuménisme ou de liberté religieuse ! Mais aussi parce que, d’un point de vue stratégique, un retour de la FSSPX sans capitulation doctrinale serait un précédent sur lequel nous pourrions à jamais nous appuyer à l’avenir.

De même que le Christ nous rappelait que nous n’avons guère de mérite si nous faisons du bien à nos amis, je dirais que nous n’en avons pas plus si nous n’acceptons dans l’Église que ceux qui sont plus ou moins d’accord avec nous. Depuis le XIXe siècle, l’Église est fracturée, et les traditionalistes essayent de nous en chasser au motif que nous refusons des dogmes de l’Église. Maintenant que le pape est un peu plus de notre côté, ne nous abaissons pas à leur niveau. Montrons-leur que nous les accueillons au contraire et que, même si ce n’est pas réciproque, nous les reconnaissons comme nos frères. Assumons nos désaccords, traitons-les en adversaires, mais pas en ennemis. La cohabitation au sein de la même Église sera sans doute plus difficile que de construire deux Églises séparées, une pour eux et une pour nous, mais je crois tout de même que sur ce chemin ardu, nous avons beaucoup à gagner.

jeudi 14 avril 2016

Exhortation apostolique Amoris laetitia : bâtir sur la déception


L’exhortation apostolique Amoris laetitia que le pape François vient de publier pour conclure le cycle ouvert avec les deux Synodes sur la famille de 2014 et 2015 est un texte long, riche et complexe ; il ne s’agit pas ici de le juger, surtout pas de manière binaire ou simpliste, ce qui ne serait pas lui rendre justice, mais plutôt de le situer dans le contexte de la lutte pour la réforme de l’Église.

Commençons par dire que cette grille de lecture (« S’agit-il d’un texte plutôt réformateur ou plutôt conservateur, et quelle peut être son utilité pour faire progresser l’Église vers davantage d’ouverture ? ») n’est qu’une grille de lecture possible, et n’épuise absolument pas la richesse du texte, loin s’en faut. Il faut lire cette exhortation apostolique pour ce qu’elle est : un texte sur la famille et, pour en reprendre le titre, « la joie de l’amour ». À cet égard, elle contient de nombreux passages d’une très grande intelligence et d’une très grande bonté sur, par exemple, le fonctionnement du couple, ou ce qui fait qu’un mariage peut réussir. Les questions les plus polémiques, celles sur lesquelles l’Église fait erreur et qui ont contribué à la formation d’un gouffre aujourd’hui béant entre elle et les sociétés occidentales (divorcés remariés, homosexualité, sexualité hors-mariage, contraception, avortement pour citer les principales) ont certes leur importance, mais ne sauraient constituer le tout d’un discours sur l’amour, la sexualité ou le mariage.

Ce préalable étant posé, assumons notre problématique et essayons de comprendre ce qu’Amoris laetitia va ou peut changer concrètement à la situation de l’Église, à ses pratiques et à ses rapports au reste du monde. De ce point de vue, les catholiques réformateurs ne peuvent qu’être déçus par un texte certes très intelligent sur bien des points, mais peu audacieux : la doctrine ne change pas, et les homosexuels sont particulièrement ignorés. On est assez loin de « la plus grande révolution depuis 1500 ans » annoncée par le cardinal Kasper. Cela étant, il fallait s’y attendre, car sur ces questions polémiques, François n’est pas réellement un réformateur : il est plutôt conservateur et centriste.

Mais il est également jésuite, et il incarne dans Amoris laetitia les clichés dont la Compagnie est victime. Et c’est ce qui nous sauve, car ce texte prudent, pour ne pas dire précautionneux, offre, de manière discrète, presque dissimulée, des ouvertures tout à fait réelles.

La première concerne les divorcés remariés. Le pape écrit au paragraphe n° 305, qui s’inscrit dans une réflexion sur ce sujet : « À cause des conditionnements ou des facteurs atténuants, il est possible que, dans une situation objective de péché […], l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église. » Quelle peut être cette « aide de l’Église » ? Une note de bas de page, la note n° 351, apporte justement la précision attendue : « Dans certains cas, il peut s’agir aussi de l’aide des sacrements. » Et pour que personne ne s’imagine qu’il s’agit seulement de la réconciliation, la même note précise : « Je souligne également que l’Eucharistie “n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles” ».

Tout est dit : « dans certains cas », les divorcés remariés peuvent communier. Quels cas, exactement ? Les maîtres mots de l’exhortation apostolique sont « conscience » et « discernement » : en d’autres termes, chaque personne qui se trouve dans une situation considérée comme « irrégulière » par l’Église (divorcés remariés mais aussi homosexuels mariés, puisque, dans le paragraphe n° 297, le pape précise bien qu’il ne se « réfère pas seulement aux divorcés engagés dans une nouvelle union, mais à tous, en quelque situation qu’ils se trouvent ») doit décider, en son for intérieur, et en accord avec le prêtre, quels sacrements elle peut recevoir.

De ce point de vue, une lecture honnête d’Amoris laetitia ne peut pas prétendre appliquer l’herméneutique de continuité : celle-ci est tout bonnement impossible, en contradiction flagrante avec le texte. L’exhortation apostolique Familiaris consortio, publiée par Jean-Paul II en 1981, écrivait, dans son paragraphe n° 84 : « L’Église […] réaffirme sa discipline […] selon laquelle elle ne peut admettre à la communion eucharistique les divorcés remariés. […] La réconciliation par le sacrement de pénitence […] ne peut être accordée qu’à ceux qui se sont repentis d’avoir violé le signe de l’Alliance et de la fidélité au Christ, et sont sincèrement disposés à une forme de vie qui ne soit plus en contradiction avec l’indissolubilité du mariage » – autrement dit, en s’abstenant de toute relation sexuelle.

Tout est clair. Familiaris consortio affirmait que, pour qu’un divorcé remarié accédât aux sacrements, il lui fallait s’engager à s’abstenir de tout rapport sexuel avec son nouveau conjoint ; Amoris laetitia lève cette contrainte et laisse au fidèle et au prêtre la libre appréciation de la possibilité ou non d’une participation aux sacrements.

À terme, cette logique du discernement au cas par cas peut même ouvrir la porte à la grande réforme dont l’Église a besoin, celle de la décentralisation. Le pape souligne cette problématique dès le paragraphe n° 3 : « dans l’Église une unité de doctrine et de praxis est nécessaire, mais cela n’empêche pas que subsistent différentes interprétations de certains aspects de la doctrine ou certaines conclusions qui en dérivent. […] En outre, dans chaque pays ou région, peuvent être cherchées des solutions plus inculturées, attentives aux traditions et aux défis locaux. Car “les cultures sont très diverses entre elles et chaque principe général […] a besoin d’être inculturé, s’il veut être observé et appliqué”. »

Les deux éléments sont importants : d’une part, des divergences d’interprétations peuvent légitimement exister dans l’Église selon le pape François, ce qui signifie que les catholiques n’ont pas à être d’accord sur tout ; d’autre part, ces divergences peuvent être plus importantes entre des cultures différentes. Ici, le pape encourage clairement le développement de pratiques différentes d’un continent ou d’une culture à l’autre ; ce qui est clairement la seule voie de salut possible pour préserver l’unité entre des catholiques qui, s’ils se retrouvent sur le Credo, sur la messe et sur le triple commandement d’amour du Christ, sont souvent en désaccord fondamental par ailleurs, surtout sur les questions de morale sexuelle et familiale.

Le pape François ouvre donc une porte qui était jusqu’à présent fermée, ou au moins il met un pied dans la porte pour nous permettre de l’ouvrir. Bien sûr, on ne peut que regretter l’incohérence que cela suppose quant au rapport entre doctrine et pastorale, entre croyance et pratique. Il serait évidemment préférable de reconnaître que l’Église, sur certains sujets, s’est trompée, et d’assumer une évolution réelle qui témoignerait d’une meilleure compréhension de la Volonté de Dieu.

Mais cela nécessiterait une révolution d’une ampleur immense, chose que François n’est probablement pas prêt à accomplir, d’autant plus que cela ne pourrait que déclencher un nouveau schisme. En outre, une petite ouverture fondée sur une incohérence vaut déjà mieux que pas d’ouverture du tout. Il s’agit donc à présent de nous engouffrer dans la brèche, donc d’agir autant que possible en profitant de cette ouverture. Selon le vieil adage qui affirme qu’un droit ou une liberté ne s’use que si on ne s’en sert pas, les divorcés remariés, les couples homosexuels mariés, et plus généralement tous ceux que l’Église considère comme en état de « péché obstiné » doivent engager partout la discussion avec les prêtres, en s’appuyant sur l’exhortation apostolique, en vue d’obtenir la participation aux sacrements. Ce n’est qu’en étant concrètement vécue et mise en application qu’Amoris laetitia changera effectivement la donne dans l’Église ; autrement, elle tombera dans l’oubli, et les tenants du conservatisme auront gagné.

Naturellement, tout cela ne peut qu’accentuer les clivages dans l’Église ; mais ce n’est pas une mauvaise chose. De toute manière, les clivages sont déjà là : sur les questions de morale sexuelle et familiale, mais aussi sur l’obéissance au Magistère et à la Tradition, sur la décentralisation dans l’Église etc., les fidèles, même pratiquants, sont d’ores et déjà en désaccord. Mettre la poussière sous le tapis ne la fera pas disparaître : plutôt que de nier ces divergences internes, entreprise forcément vouée à l’échec, à l’exacerbation du non-dit et au retour du refoulé, l’Église doit apprendre à les regarder en face et surtout à vivre avec, ce qui implique de les penser.

En attendant, Amoris laetitia va faire tomber bien des masques. Les traditionalistes ne peuvent que refuser ce nouveau texte, même s’ils hésiteront probablement sur les conséquences à en tirer (rejoindre les lefebvristes ? les sédévacantistes ? rester malgré tout dans l’Église en se battant contre la réforme de l’intérieur ?). Mais pour les conservateurs, l’affaire va s’avérer plus complexe. Que feront tous ceux qui, jusqu’à présent, sommaient les catholiques réformateurs d’accepter Humanæ vitæ ou Familiaris consortio au nom de l’obéissance au Magistère ? D’ores et déjà, trois attitudes se manifestent parmi eux.

Il y a, bien entendu, les vrais obéissants, les papolâtres à tous crins, ceux qui sont capables de suivre le pape et d’applaudir quoi qu’il dise, quitte à se contredire ; ceux qui, jusqu’au mois de mars dernier, nous expliquaient bravement qu’il était tout à fait normal que les divorcés remariés soient totalement exclus de la communion, et qui vont à présent nous expliquer tout aussi bravement qu’il est tout à fait normal qu’ils puissent la recevoir dans certains cas. De leur part, plutôt crever que de reconnaître que nous, réformateurs, avions raison avant eux dans les combats pour lesquels ils nous condamnaient et que le pape lui-même vient à présent de légitimer. Dans cette catégorie, on peut citer Padreblog ou la Communauté de l’Emmanuel.

Mais d’autres ne vont pas se laisser faire aussi facilement. Une première attitude de refus consiste à minimiser la portée du texte. Ainsi, le cardinal Burke, de sinistre mémoire, a publié une déclaration aussi sidérante que mensongère affirmant que le pape François aurait « été très clair, dès le début, pour dire que l’exhortation apostolique post-synodale n’était pas un acte du Magistère ». À l’appui de cette thèse pour le moins étonnante, il cite le paragraphe n° 3 d’Amoris laetitia ; or, tout un chacun peut, en s’y référant, s’apercevoir qu’il ne contient rien de tel. Il s’agit donc non seulement d’un mensonge, mais d’un mensonge stupide, car il sera vite éventé.

Cette tentative de faire sortir Amoris laetitia du champ du Magistère ordinaire ne peut que rappeler celles des traditionalistes pour faire croire que Vatican II aurait été un Concile non pas dogmatique, mais exclusivement pastoral. Là encore, cette aberration se faisait contre toute évidence (dès le titre, deux des quatre Constitutions de Vatican II sont qualifiées de « dogmatiques »), et pourtant le mensonge s’est répandu et est encore tenace, 50 ans après. Il nous faut donc faire preuve de vigilance pour que ne se répande pas de fausse rumeur sur le texte du pape François. Car si Amoris laetitia, qui est une exhortation apostolique, ne fait pas partie du Magistère, alors Familiaris consortio, qui en est une autre, n’en fait pas partie non plus.

Une seconde attitude de refus consiste à nier non pas le statut du texte, mais son contenu, soit en tentant d’en mener une (pourtant impossible) lecture « en continuité avec l’enseignement antérieur de l’Église », soit en appelant ouvertement à la désobéissance. On en a des exemples sur le blog de Jeanne Smits, sous la plume de l’association Voice of the family, ou encore sur le blog Benoît et moi. Ce dernier est particulièrement intéressant ; par exemple, le refus systématique d’appeler l’évêque de Rome par son nom de pape, pour n’utiliser que son nom de famille, « Bergoglio », est extrêmement révélateur : peut-être cette exhortation apostolique sera-t-elle le germe de schismes à venir.

Il se peut donc que la prudence du pape, son refus de passer en force face aux cardinaux les plus conservateurs, sa manière subtile d’indiquer des chemins à suivre, par des notes de bas de page et des formules plus ou moins sibyllines, ne lui épargnent pas l’aggravation des fractures internes de l’Église, qu’il a pourtant cherché à éviter. Quoi qu’il en soit, ce nouveau texte magistériel est à présent dans nos mains. Pour une fois, il représente un pas dans la bonne direction : à nous donc de le faire vivre.

jeudi 29 octobre 2015

Le grand perdant du Synode est-il l’Esprit Saint ?


Je n’ai pas encore lu la Relatio Synodi qui a été votée par les pères synodaux à l’issue de la grande sauterie catholique de l’année. À vrai dire, je ne l’ai même pas trouvée en intégralité, et je me demande comment tant de gens ont déjà tant de choses à en dire. Mais les extraits qui circulent, et qui sont probablement les plus intéressants, permettent déjà à chacun de se faire une idée.

Et du point de vue des réactions, il y a encore plus agaçant que le triomphalisme de certains conservateurs : ce sont ces hypocrites qui vous disent, l’air faussement étonnés : « Mais enfin, il n’y a ni gagnants ni perdants ; l’Église n’est pas un champ de bataille, ces catégories n’y sont pas pertinentes ; le seul gagnant, c’est l’Esprit Saint. » Les seuls qui peuvent légitimement dire cela, ce sont ceux qui auraient – sincèrement – approuvé tout ce que le Synode aurait dit ; ceux qui auraient applaudi à la fois une réaffirmation de l’exclusion des sacrements pour les divorcés-remariés et la bénédiction des couples homosexuels, ceux-là seuls peuvent croire ou faire semblant de croire qu’il n’y a pas de camp dans l’Église.

À l’évidence, il y a des camps dans l’Église : des conservateurs, des réformateurs et des traditionnalistes. Et il y avait des camps au Synode : les traditionnalistes n’étaient pas vraiment représentés – encore que quand on lit certains propos, on se demande s’ils ne relèvent pas davantage du traditionalisme que du conservatisme, suivez mon regard –, mais les conservateurs et les réformateurs étaient là, séparés – comme toujours – par un gros bloc d’attentistes. Ces camps s’affrontaient sur le terrain des idées, de la théologie, de la doctrine, des rites, de la morale ; ils y étaient d’ailleurs préparés en entrant au Synode. Et parce qu’il y avait des camps à l’entrée, il y a des gagnants et des perdants à la sortie. Toute la question est de savoir qui.

Le premier perdant, à l’évidence, est le pape. Il nous avait habitués à traiter durement les prélats de l’Église, mais lors de son discours final, il a battu son propre record. Les évêques et les cardinaux n’ont pas voté le texte qu’il aurait souhaité, il les a pour cela durement fustigés. Contre ceux qui ne voulaient pas entendre parler de changement, il a rappelé que « l’Évangile demeure pour l’Église la source vive d’éternelle nouveauté » et a critiqué ceux qui veulent « “l’endoctriner” en pierres mortes à lancer contre les autres. » Pan, dans les dents.

Plus loin, il reparle de la « Nouveauté chrétienne, quelquefois recouverte par la rouille d’un langage archaïque ou simplement incompréhensible ». Il affirme également que le Synode a « mis à nu les cœurs fermés qui souvent se cachent jusque derrière les enseignements de l’Église ou derrière les bonnes intentions pour s’asseoir sur la cathèdre de Moïse et juger, quelquefois avec supériorité et superficialité, les cas difficiles et les familles blessées. » On ne saurait imaginer des mots plus durs à l’encontre des conservateurs, dont il dénonce également les « méthodes pas du tout bienveillantes ».

On ne me fera pas croire que l’amertume et la colère qui transpirent dans ces propos témoignent d’un sentiment de victoire : bien au contraire, le pape a clairement le sentiment – justifié ou non, c’est une autre question – d’avoir été mis en échec. Comme la Relation Synodi est d’une extrême prudence, c’est donc qu’il souhaitait plus d’ouverture, plus d’audace réformatrice. François apparaît donc comme le principal perdant d’un Synode dont il sort très affaibli.

Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de mes mots : le pape est loin d’être uniquement un réformateur. Sur certains points, il reste au contraire d’un conservatisme certain, en particulier sur l’homosexualité ou l’avortement ; d’autres passages de son discours en témoignent. Il est enfin des sujets – la contraception, la cohabitation avant le mariage – sur lesquels sa pensée et sa volonté sont difficiles à cerner. Cela étant, il reste nettement plus réformateur que la majorité des évêques présents au Synode, et à qui il n’a pas réussi, en fin de compte, à imposer sa volonté.

Je serais assez tenté de dire que l’autre grand perdant du Synode, c’est l’Esprit Saint, au sens où la vérité dont Il est porteur n’a pas été entendue. La Vérité de Dieu, la Vérité de l’Esprit, c’est celle de l’Amour, car Dieu est Amour – je dirais même qu’Il n’est qu’Amour, et que les termes « Dieu », « Amour » et « Bien » sont absolument synonymes. Les pères synodaux ont refusé de s’ouvrir à cet Amour, d’en voir les manifestations dans des réalités dont on leur a toujours appris qu’elles étaient choquantes : les couples homosexuels qui s’aiment, les couples qui s’aiment sans être mariés, les couples qui s’aiment après l’échec d’un premier mariage ; mais également, au sein des couples qu’ils considèrent comme « réguliers », les manifestations de l’amour qu’ils désapprouvent – ainsi d’une sexualité non ouverte sur la vie. Toutes ces situations n’ont rien de mauvais ou de « désordonné », elles ne témoignent que de l’Amour, mais les pères synodaux n’ont pas été capables d’abandonner leurs préjugés pour s’en rendre compte. C’est en ce sens que l’Esprit Saint est le perdant du Synode.

Mais si Dieu perd sans cesse des batailles, Il ne saurait perdre la guerre. Et l’Esprit Saint, les réformateurs et le pape ont tout de même obtenu une petite victoire : ils ont réussi à entrouvrir une porte qui était auparavant fermée. Plusieurs portes, en fait.

Il y a une ouverture, d’abord, sur les divorcés remariés. Le Synode ne prévoit pas explicitement leur participation aux sacrements, mais il ne l’exclut pas non plus. L’article qui les concerne, celui pour lequel le vote a été le plus serré, est particulièrement vague et ambigu, cherchant manifestement à plaire à tout le monde, ou plutôt à ne déplaire à personne. En confiant le « cheminement personnel » de chaque couple au « discernement » du prêtre et de l’évêque, il propose déjà la décentralisation que le pape a en tête.

Bien sûr, cela aboutira à des inégalités : ce qui sera ouvert aux uns sera fermé aux autres ; ce qu’un prêtre autorisera, un autre, ailleurs, l’interdira. On peut le déplorer, mais pour ma part, je m’en satisfais comme d’un moindre mal. Je préférerais que les sacrements fussent accessibles à tous les divorcés remariés ; mais si c’est impossible, je préfère qu’ils le soient à quelques-uns plutôt qu’à personne.

Si les choses se passent bien, on peut même s’attendre à ce que la pratique se généralise. Dans cinq ou dix ans, il est tout à fait possible qu’en se basant sur ce Synode – et sur la probable exhortation apostolique papale qui suivra –, une immense majorité de prêtres des pays occidentaux laissent très facilement accéder les divorcés remariés aux sacrements. L’histoire ecclésiastique offre des exemples comparables de pratiques prévues à l’origine comme des exceptions, et qui se sont très vite généralisées ; ainsi de la communion dans la main ou de la messe en langue vernaculaire.

C’est, après tout, un des modes d’évolution privilégié de l’Église : ne rien changer officiellement, mais créer un écart entre la pratique (la « pastorale ») et la théorie (la « doctrine ») qui vide cette dernière de toute application et de tout sens concrets. Ainsi, on maintient la fiction du développement continu et jamais contradictoire du Magistère, mais on évolue tout de même. C’est une forme d’inversion de la célèbre phrase du Guépard de Lampedusa : pour l’Église, si l’on veut que tout change, il faut que d’abord tout reste pareil. C’est loin d’être idéal, mais là encore, c’est un moindre mal par rapport à une Église qui serait complètement immobile.

La porte est entrouverte (et donc ouverte) pour les divorcés remariés ; elle l’est aussi, quoique de manière moins nette (mais aussi, c’est plus surprenant), sur les homosexuels. En effet, il semblerait que la Relatio Synodi se contente de parler des familles qui comptent un homosexuel parmi leurs membres ; rien sur les relations homosexuelles elles-mêmes. Évidemment, pour un réformateur, c’est très timide et même décevant ; mais aucune mention des actes homosexuels, cela signifie aucune condamnation explicite de ces actes. On reste dans l’ambiguïté : on n’autorise pas encore, mais on ne rappelle plus que c’est interdit. Or, là encore, c’est une des méthodes de changement de l’Église : cesser de rappeler un interdit, c’est déjà commencer à l’oublier.

Ces minces filets de lumière qu’on entrevoit derrière des portes auparavant closes et qui s’entrouvrent, peuvent-ils s’élargir ? Cela dépendra du pape. Il faut rappeler que le Synode n’a rien décidé, pour la simple et bonne raison qu’il n’a qu’un pouvoir consultatif et aucunement décisionnel. La Relatio Synodi s’achève d’ailleurs sur une demande adressée au pape d’un texte magistériel sur les questions débattues. C’est l’avantage d’un système monarchique comme l’est l’Église : un pape décidé et courageux peut suffire pour de grandes réformes. Comme à la suite de Vatican II, qui a imposé à l’Église un reniement de sa doctrine passée autrement plus profond que celui dont nous parlons actuellement, la majorité des clercs et des fidèles suivra le pape où qu’il aille ; les conservateurs prêts à quitter le navire, comme Mgr. Lefebvre dans les années 1970 et 1980, seront toujours extrêmement minoritaires. Par habitude ou par conviction, l’immense majorité suivra toujours la personne du pape avant de suivre une Tradition ou un corpus doctrinal.

Le pape François peut donc choisir de pousser la porte (ou les portes) laissée entrouverte par les pères synodaux. Il peut décider d’autoriser, à l’échelle de l’Église universelle, l’accès aux sacrements pour les divorcés remariés au terme d’un chemin pénitentiel. S’il ne veut pas aller jusque-là, il peut laisser les Églises libres de régler elles-mêmes ces questions doctrinales et pastorales, que ce soit à l’échelle locale, nationale ou continentale. Une telle décentralisation serait, sans aucun doute, une encore plus grande victoire, car elle permettrait d’avancer non seulement sur les divorcés remariés mais, potentiellement, par la suite, sur de très nombreux autres sujets.

Ce n’est donc pas, malgré les apparences, « un Synode pour rien ». Des questions ont été posées qui étaient auparavant taboues. Des portes se sont entrouvertes, tant sur les problèmes de morale sexuelle et familiale que sur le gouvernement de l’Église. À présent, toutes les conséquences concrètes de ces débats dépendent du bon vouloir du pape. Autrement dit, c’est maintenant qu’on va voir ce qu’il a vraiment dans le ventre.

samedi 29 août 2015

Commentaire de Tol Ardor sur l'Instrumentum laboris du Synode sur la famille de 2015


Confirmant les promesses de son élection, le pape François a posé un double geste visionnaire. D’une part, il a décidé de la tenue d’un Synode sur la famille, divisé en deux sessions, l’une qui a eu lieu en octobre 2014, l’autre qui se tiendra en octobre 2015. D’autre part, refusant de se cantonner aux seuls avis des autorités ecclésiastiques, il a, à deux reprises, demandé celui de l’ensemble des fidèles de l’Église.

Ces deux gestes étaient visionnaires en ce qu’ils répondaient à deux des grands défis de l’Église catholique aujourd’hui. D’une part, son traitement rigide des questions de morale sexuelle et familiale expliquent pour une part importante le divorce entre l’Église et le reste de la société, au moins en Occident, et le départ, bruyant ou silencieux, de très nombreux fidèles depuis 1968 et l’encyclique de Paul VI Humanæ vitæ ; tenir un Synode sur ce thème revenait donc à refuser de mettre la poussière sous le tapis et à affronter le problème à bras-le-corps. D’autre part, l’Église catholique concentre beaucoup trop le pouvoir décisionnel dans les mains des seuls évêques et, pour tout dire, de la seule Curie, et ne sait pas encore écouter suffisamment les laïcs et le sensus fidei ; demander l’avis des fidèles sur ces sujets représentait donc, là encore, un pas dans la bonne direction.

Malheureusement, ces gestes révolutionnaires du pape François n’ont pas trouvé l’écho mérité auprès de la majorité du reste des évêques. Les conférences épiscopales, à quelques exceptions près (notamment en Allemagne), ne se sont pas saisies des outils mis à leur disposition et ne les ont pas diffusés vers les fidèles, ce qui a fait que seuls les plus déterminés des individus ou des associations ont pu donner leur avis. Et surtout, ce qui est plus grave, quand il a été donné, cet avis semble n’avoir pas été écouté et pris en compte – on pourrait dire qu’il semble n’avoir même pas été entendu.

Le Synode extraordinaire de 2014 commençait pourtant bien : les débats y avaient été ouverts et francs ; les évêques participants n’étaient pas tous d’accord, loin de là, mais la nouveauté résidait justement dans ce que les désaccords pouvaient s’exprimer. Les évêques avaient pu, en toute conscience, défendre ouvertement et avec foi leurs convictions, que ce soit pour des réformes et des évolutions ou au contraire pour le maintien du statu quo. Le premier document issu du Synode, la Relatio post-disceptationem – document certes provisoire, mais néanmoins revêtu d’un caractère officiel –, avait fait état de ces débats et donné des signes encourageants d’ouverture.

La première déception était venue doucher l’espérance de nombreux fidèles avec la publication du compte-rendu définitif du Synode, la Relatio Synodi. Beaucoup moins ambitieux et courageux que le texte qui l’avait préparé, il se contentait, sur les questions les plus sensibles, de rappeler la doctrine actuelle de l’Église, sans plus faire état d’aucune possibilité de réelle évolution. Il nous restait cependant une lueur d’espoir, puisque, avant de servir de base de travail pour le Synode ordinaire de 2015, cette Relatio Synodi devait à nouveau être soumise aux fidèles, interrogés une fois de plus par la volonté du pape.

L’Instrumentum laboris, le texte définitif qui servira de fil directeur au Synode d’octobre prochain, est malheureusement venu tuer cette espérance. Basé sur la Relatio Synodi, il était pourtant censé avoir intégré les observations et contributions des fidèles et des différentes institutions et organisations catholiques ; mais il semble en fait n’avoir pris en compte que les contributions qui allaient dans le sens du Magistère et de la Relatio Synodi elle-même. Le texte définitif apparaît donc bien plus comme un simple développement de la Relatio Synodi que comme sa mise en dialogue, au risque de la contradiction, avec les fidèles.

Sur presque tous les sujets essentiels, les désaccords qui séparent les catholiques sont niés et passés sous silence. Sur la séparation entre sexualité et procréation, sur le contrôle des naissances, sur l’avortement, sur l’euthanasie, sur l’homosexualité, sur la place des femmes et des célibataires non consacrés dans l’Église, l’Instrumentum laboris se montre franchement insuffisant, naviguant entre idées simplistes et simple répétition de la doctrine actuelle de l’Église. Ce sont les sujets sur lesquels les voix divergentes des fidèles sont le plus étouffées, alors même que de nombreuses associations ont rendu publiques leurs contributions dans le sens d’une remise en question du Magistère. Les autorités ecclésiales, sur ces sujets, cherchent donc à nier l’évidence, et s’enferrent dans le déni.

D’autres thèmes, en particulier la communauté de vie avant le mariage, sont traités sans clarté, en termes flous et confus, et surtout sans aucune proposition concrète.

Le texte propose quelques ouvertures sur la question des divorcés remariés ; mais elles sont bien maigres et cèdent vite place aux vieilles lunes qui n’offriront pas à l’Église l’échappatoire qu’elle espère y trouver, en particulier la communion seulement spirituelle ou une facilitation des recours en nullité, qui ne sont pas ce qu’attend la majorité des fidèles concernés. Les propositions plus audacieuses sont conditionnées à des exigences parfaitement inacceptables, en particulier l’engagement à vivre dans la continence.

Comme d’habitude, l’Église reconnaît que la plupart des gens ne vivent pas selon ses préceptes, mais elle ferme complètement les yeux sur le fait que ces derniers sont également refusés, que ce soit seulement en acte ou également en paroles, de manière assumée, par une majorité (plus ou moins importante selon les sujets) de catholiques pratiquants. On avance encore et toujours l’idée que ce rejet des catholiques, même pratiquants, se résumerait à un simple problème de langage, qui ne serait plus compris et devrait être adapté. En mettant ainsi sur le compte de la forme un problème qui relève du fond, l’Église est dans le déni : on peut dire de n’importe quelle manière qu’il ne faut pas utiliser de moyens contraceptifs ou que l’homosexualité est objectivement un mal, une majorité des fidèles continuera à le refuser.

Le texte comprend pourtant des points très positifs, en particulier la reconnaissance des défauts intrinsèques du système capitaliste libéral actuel et des difficultés dans lesquelles il plonge de nombreuses familles (§14 et 15), la reconnaissance de la crise écologique (§16), l’insistance sur l’importance des personnes âgées (§17 et 18).

De même, l’Instrumentum laboris souligne avec raison l’importance de la famille comme Église domestique, premier lieu de vie et d’éducation, et la nécessité de la soutenir dans un monde souvent violent, surtout dans la sphère économique. Mais justement, cette insistance sur le rôle de la famille s’accorde mal avec le refus obstiné de reconnaître toutes les familles : ce rejet des familles homoparentales ou recomposées tend finalement à affaiblir la famille que l’Église prétend – et devrait – défendre de manière inconditionnelle.

Les quelques ouvertures et points positifs de ce texte ne suffisent donc pas à contrebalancer ses aspects inquiétants pour le déroulement du Synode d’octobre prochain. On a du mal à se départir de l’idée que les propositions d’ouverture et de réformes du pape François risquent fort d’être étouffées, tant par une Curie frileuse et conservatrice, assistée de la frange de l’épiscopat qui soutiendra un immobilisme pourtant mortifère, que par les initiatives de fidèles qu’on voit se multiplier pour réclamer ce même immobilisme.

Dans ce contexte, il nous semble urgent de demander une nouvelle fois à l’Église d’entendre les voix de tous ses enfants, et pas uniquement de ceux qui sont d’accord en tout avec ce qu’elle enseigne ; de demander, en d’autres termes, qu’elle se montre un peu plus Mater et un peu moins Magistra. Nous pensons, en pesant nos mots, que sa survie en dépend.