Il y a des jours où le pape François me déçoit (et même
beaucoup). Il y en a d’autres où il me réconcilie avec mon catholicisme – en
général, ce sont les jours où il met le monde des conservateurs et, plus
encore, celui des traditionalistes, en ébullition. Il y avait eu, l’été
dernier, la condamnation absolue de la peine de mort – je prévois toujours
d’écrire quelque chose là-dessus. Et là, nouveau coup de tonnerre, sur la
tolérance religieuse cette fois-ci.
Petit rappel pour ceux qui ne suivent pas de près l’agenda
papal. Le 4 février dernier, François a signé, à Abu Dabi, une déclaration commune avec le cheikh Ahmed Mohamed el-Tayeb, imam de la mosquée Al Azhar,
considéré comme la plus haute autorité de l’islam sunnite. Ce texte, intitulé
« Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la
coexistence commune », est pour l’Église catholique comme pour l’islam –
je pèse mes mots – d’une portée historique.
Dès le premier paragraphe de l’avant-propos, il appelle le
croyant à « sauvegarder la création » et à soutenir ceux qui
« sont le plus dans le besoin et les plus pauvres » : d’entrée
de jeu, les deux grands enjeux de notre temps sont rappelés. Rien que cela fait
du bien : c’est un soulagement de voir l’Église se préoccuper un peu moins
de ce qui se passe dans nos slips et nos chambres à coucher, et un peu plus de
ce qui compte vraiment. Et rien que ça a fait réagir : le très
traditionaliste évêque Athanasius Schneider s’est écrié, avec son sens de l’à-propos
habituel, que le « changement climatique » contre lequel la lutte
était la plus urgente était le « changement climatique spirituel » –
on reste pantois, à défaut d’être surpris. Pas grave : les chiens aboient,
la caravane passe.
Cela pourtant n’est déjà plus complètement une
nouveauté : c’est le prolongement de ce que le pape avait déjà dit
auparavant, en particulier dans son encyclique Laudato si’. Le véritable bouleversement arrive après : « Le pluralisme et les diversités de
religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont une sage volonté
divine ». Ça peut vous sembler aller de soi, mais quand on met ça en
relation avec l’histoire de l’Église et de sa doctrine, on comprend qu’il
s’agit là d’un véritable séisme intellectuel, philosophique et théologique. Non
seulement la diversité des religions est, pour la première fois, considérée non
pas comme un effet du péché, mais comme étant voulue par Dieu ; mais en
plus, cette diversité est placée sur le même plan que l’altérité sexuelle. Pas
étonnant que ça secoue.
L’Église catholique romaine deviendrait-elle
ardorienne ? Avec cette phrase, le pape François ne fait que dire ce que nous disons depuis très longtemps, et que, jusqu’à présent, l’Église niait :
la véritable tolérance consiste non pas à accepter la différence comme un mal
nécessaire, mais à l’aimer comme une richesse. Pour cela comme pour beaucoup
d’autres choses, on m’a largement traité d’hérétique ; finalement, il
semblerait que j’aie surtout été en avance sur mon temps.
Le pape agit comme à son habitude : sans trop en avoir
l’air. Il avait autorisé la communion pour les divorcés remariés de manière on
ne peut plus explicite, mais dans une note de bas de page de son exhortation
apostolique Amoris laetitia. Il procède ici de la
même façon : plutôt qu’une encyclique tonitruante entièrement consacrée à
la question et qui affirmerait frontalement la révolution doctrinale, le pape
glisse l’idée au milieu de beaucoup d’autres, et dans un document tout ce qu’il
y a de plus officiel, mais qui sort des cadres traditionnels. Pour ma part,
j’ai une préférence instinctive pour la méthode forte ; mais je reconnais
que la douceur et la subtilité jésuitiques de François ont leurs avantages.
Avant tout, elles permettent de réduire le risque de schisme.
Néanmoins, elles ont aussi leurs inconvénients. Outre que
les tradis vont évidemment faire tout ce qu’ils pourront pour affirmer que ce
texte ne fait pas partie du Magistère, la forme empêche évidemment tout
développement théologique ou argumentatif un peu approfondi. Or, un tel coup de
tonnerre mériterait quand même de répondre par avance aux objections qu’on ne
manquera pas de lui opposer. Mais comme je suis très bon, je vais le faire pour
le pape – il n’aura qu’à s’inspirer, au besoin.
Le principal argument qu’on oppose à cette déclaration est
que, comme les différentes religions disent des choses différentes et souvent
incompatibles sur Dieu, sur la manière de L’honorer ou sur les règles de morale
qu’Il nous demande de suivre, elles ne peuvent toutes avoir raison en même
temps. Donc, certaines seraient vraies quand d’autres seraient fausses. Or
Dieu, étant Vérité, ne saurait vouloir ni l’erreur, ni le mensonge. Donc, Il ne
pourrait vouloir qu’une seule religion (la vraie, évidemment, suivez un peu).
Sur l’argument de base, rien à redire : les différentes
croyances (j’y inclus l’athéisme) affirmant des choses contradictoires, elles
ne peuvent pas toutes dire vrai sur tout. Je ne suis donc absolument pas
relativiste : je ne prétends pas que les religions se valent, ou qu’elles
disent toutes également la vérité, ou encore qu’il n’y aurait pas qu’une vérité
mais que tout ne serait qu’une question de point de vue. D’ailleurs, si je me
revendique chrétien et catholique, c’est bien que j’estime que cette croyance
doit, d’une manière ou d’une autre, être plus vraie que les autres – et cela
est vrai de toute personne qui revendique une croyance, quelle qu’elle soit.
Il faut cependant rappeler trois choses. La première est le
droit à l’erreur : tout le monde – c’est la base de la liberté de
conscience et de la liberté d’expression – a le droit absolu de croire et de
dire des choses fausses. Ceux qui pensent que la Terre est plate ont le droit
de le croire et le droit de le dire, même si on peut leur démontrer le
contraire.
Ce droit à l’erreur – et c’est le deuxième point à souligner
– est encore plus flagrant en matière de croyance métaphysique, puisqu’en la
matière, il est impossible de rien prouver. Les croyances métaphysiques ne sont
toujours justement que cela : des croyances, et jamais des savoirs, des
connaissances. Je peux croire que
Jésus était le Fils de Dieu, ou croire
qu’il n’était qu’un prophète, ou croire
que Zeus est le dieu de la foudre, ou croire
que Dieu n’existe pas, mais je ne peux pas prétendre le savoir. Celui qui pense savoir cela se trompe. Contrairement à
ce que continue de prétendre l’Église catholique, la seule raison ne suffit pas
à connaître Dieu avec certitude.
Pour ces deux premiers points, on pourrait me rétorquer,
cependant, que si Dieu veut que nous soyons libres de professer l’erreur, Il ne
veut pas l’erreur elle-même pour autant.
Il y a, cependant, le troisième point, et le plus
important : c’est qu’il est bien sûr extraordinairement simpliste de
croire qu’il y aurait une religion vraie quand les autres seraient fausses.
Même si, évidemment, je pense que ma religion,
et plus exactement ma manière de
penser et de vivre ma religion, est plus vraie que les autres, j’ai quand même
assez d’humilité et de lucidité pour réaliser que, bien sûr, il y a des points
sur lesquels je me trompe forcément, et où ce sont d’autres qui ont raison.
Par ailleurs, bien souvent, les différents discours tenus
par différentes religions ne s’opposent pas, mais se complètent en insistant
plus ou moins sur différents aspects d’une même réalité ; aspects qui ne
sont contradictoires qu’en apparence, mais sont en fait également vrais. En
tant que catholique, je voue un culte aux saints ; mais je vois dans le
refus de ce culte par les protestants un rappel de la primauté de Dieu. Pour
moi, le refus du culte des saints par les protestants n’est donc pas en
contradiction avec la pratique catholique : il est une autre pratique, qui me convient moins à moi, mais donc l’existence permet
probablement aux catholiques d’éviter des dérives propres à leur manière de
croire et de faire. Une des plus flagrantes est la tentation permanente de
mettre certaines créatures au même niveau que Dieu : la mariolâtrie en
cours dans l’Église en est le meilleur exemple. Même si je ne suis ni
protestant, ni juif, ni musulman, la présence dans le monde de ces croyants qui
n’honorent que Dieu m’évite, je crois, de tomber dans l’excès inverse. De même
que, je l’espère, les catholiques peuvent éviter aux protestants, aux juifs et
aux musulmans de tomber dans leur propre dérive, qui serait de ne plus voir
l’univers que comme un face à face exclusif entre Dieu et l’homme.
Dès lors, il apparaît que les différentes croyances,
athéisme inclus, ne sont pas avant tout des discours opposés et
contradictoires, mais plutôt l’équivalent des instruments qui, dans un
orchestre symphonique, ont des sonorités différentes et jouent des partitions
différentes, mais qui sont toutes orientées au service de la même musique. On
pourrait également les comparer à des cartes différentes indiquant différents
chemins pour se rendre au même point. Chaque chemin peut donc être voulu par
Dieu, puisque chacun contient ses richesses et ses particularités propres.
L’art est une magnifique illustration de cette vérité : comment croire que
Dieu n’a pas voulu la mosquée bleue, le Daigo-ji, la statue chryséléphantine de
Zeus à Olympie ou le temple d’Amon à Louxor ?
Évidemment, ça ne veut pas dire que Dieu a tout voulu dans toutes les religions. Évidemment qu’Il ne voulait pas les
sacrifices d’enfants des Carthaginois : mais je crois qu’Il veut, en
revanche, qu’on n’aille pas à Lui que par un seul chemin. On va m’objecter les
paroles de Jésus : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. Personne
ne va au Père si ce n’est par moi.[1] »
Certes ! Mais l’arrogance – et l’erreur – des chrétiens est de croire que
le Christ n’est présent que là où il est consciemment et explicitement reconnu
et honoré.
L’essentiel n’est donc pas le chemin qu’on emprunte pour
aller au Bien – ou à Dieu, car c’est exactement la même chose –, mais bien
d’aller dans cette direction. Or, de ce point de vue, le document signé par le
pape et l’imam témoigne d’une remarquable évolution aussi bien de l’Église que
de l’islam. L’Église évolue vers plus de tolérance, et vers une tolérance plus
réelle ; mais l’islam change également. Le texte signé par el-Tayeb est en
effet en contradiction flagrante avec des nombreux passages du Coran, y compris
avec des versets considérés comme « abrogatifs » (nâsikh), c’est-à-dire censés primer sur
les versets « abrogés » qui les contredisent.
La conclusion s’impose : l’islam est en train d’évoluer
vers un nouveau regard sur le Coran. En particulier, la théorie des versets
abrogés et des versets abrogatifs s’écroule sous nos yeux. C’est bien sûr un
mouvement lent, qui est très loin d’être achevé, alors qu’il remonte au moins
aux années 1950. Mais qui pourrait s’en étonner ? L’Église catholique
aussi a mis des décennies pour accepter des vérités aussi fondamentales que la
liberté religieuse, le dialogue inter-religieux, etc. Le schisme lefebvriste,
qui dure encore de nos jours, témoigne que ces évolutions, pourtant
officiellement actées par le Concile de Vatican II en 1965, sont loin d’être
encore parfaitement admises, presque 60 ans plus tard.
C’est en cela qu’on peut dire que ce document est un pas
important vers le fait que le catholicisme et l’islam sunnite regardent un peu
plus dans la même direction : les autorités qui les représentent
officiellement se rapprochent l’une de l’autre et, ce faisant, s’éloignent
chacune des intégristes auxquels elles sont respectivement confrontées. Alors
évidemment, ce texte n’est pas parfait, et je ne suis pas d’accord avec tout ce
qu’il contient. Mais il est révélateur d’une évolution de long terme
extrêmement positive. Il faut la soutenir.
la providence dans son immense sagesse, connaissant l'homme et ses faiblesses a voulu qu'il y ait plusieurs religions car une seule serait la pire des dictatures celle des esprits et des cœurs.
RépondreSupprimerMerci, je n'aurais pas mieux dit et votre présentation est le parfait reflet de mes réflexions.
RépondreSupprimer