vendredi 15 février 2019

L’Église catholique se convertit à la tolérance (la vraie)


Il y a des jours où le pape François me déçoit (et même beaucoup). Il y en a d’autres où il me réconcilie avec mon catholicisme – en général, ce sont les jours où il met le monde des conservateurs et, plus encore, celui des traditionalistes, en ébullition. Il y avait eu, l’été dernier, la condamnation absolue de la peine de mort – je prévois toujours d’écrire quelque chose là-dessus. Et là, nouveau coup de tonnerre, sur la tolérance religieuse cette fois-ci.

Petit rappel pour ceux qui ne suivent pas de près l’agenda papal. Le 4 février dernier, François a signé, à Abu Dabi, une déclaration commune avec le cheikh Ahmed Mohamed el-Tayeb, imam de la mosquée Al Azhar, considéré comme la plus haute autorité de l’islam sunnite. Ce texte, intitulé « Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune », est pour l’Église catholique comme pour l’islam – je pèse mes mots – d’une portée historique.

Dès le premier paragraphe de l’avant-propos, il appelle le croyant à « sauvegarder la création » et à soutenir ceux qui « sont le plus dans le besoin et les plus pauvres » : d’entrée de jeu, les deux grands enjeux de notre temps sont rappelés. Rien que cela fait du bien : c’est un soulagement de voir l’Église se préoccuper un peu moins de ce qui se passe dans nos slips et nos chambres à coucher, et un peu plus de ce qui compte vraiment. Et rien que ça a fait réagir : le très traditionaliste évêque Athanasius Schneider s’est écrié, avec son sens de l’à-propos habituel, que le « changement climatique » contre lequel la lutte était la plus urgente était le « changement climatique spirituel » – on reste pantois, à défaut d’être surpris. Pas grave : les chiens aboient, la caravane passe.

Cela pourtant n’est déjà plus complètement une nouveauté : c’est le prolongement de ce que le pape avait déjà dit auparavant, en particulier dans son encyclique Laudato si’. Le véritable bouleversement arrive après : « Le pluralisme et les diversités de religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont une sage volonté divine ». Ça peut vous sembler aller de soi, mais quand on met ça en relation avec l’histoire de l’Église et de sa doctrine, on comprend qu’il s’agit là d’un véritable séisme intellectuel, philosophique et théologique. Non seulement la diversité des religions est, pour la première fois, considérée non pas comme un effet du péché, mais comme étant voulue par Dieu ; mais en plus, cette diversité est placée sur le même plan que l’altérité sexuelle. Pas étonnant que ça secoue.

L’Église catholique romaine deviendrait-elle ardorienne ? Avec cette phrase, le pape François ne fait que dire ce que nous disons depuis très longtemps, et que, jusqu’à présent, l’Église niait : la véritable tolérance consiste non pas à accepter la différence comme un mal nécessaire, mais à l’aimer comme une richesse. Pour cela comme pour beaucoup d’autres choses, on m’a largement traité d’hérétique ; finalement, il semblerait que j’aie surtout été en avance sur mon temps.

Le pape agit comme à son habitude : sans trop en avoir l’air. Il avait autorisé la communion pour les divorcés remariés de manière on ne peut plus explicite, mais dans une note de bas de page de son exhortation apostolique Amoris laetitia. Il procède ici de la même façon : plutôt qu’une encyclique tonitruante entièrement consacrée à la question et qui affirmerait frontalement la révolution doctrinale, le pape glisse l’idée au milieu de beaucoup d’autres, et dans un document tout ce qu’il y a de plus officiel, mais qui sort des cadres traditionnels. Pour ma part, j’ai une préférence instinctive pour la méthode forte ; mais je reconnais que la douceur et la subtilité jésuitiques de François ont leurs avantages. Avant tout, elles permettent de réduire le risque de schisme.

Néanmoins, elles ont aussi leurs inconvénients. Outre que les tradis vont évidemment faire tout ce qu’ils pourront pour affirmer que ce texte ne fait pas partie du Magistère, la forme empêche évidemment tout développement théologique ou argumentatif un peu approfondi. Or, un tel coup de tonnerre mériterait quand même de répondre par avance aux objections qu’on ne manquera pas de lui opposer. Mais comme je suis très bon, je vais le faire pour le pape – il n’aura qu’à s’inspirer, au besoin.

Le principal argument qu’on oppose à cette déclaration est que, comme les différentes religions disent des choses différentes et souvent incompatibles sur Dieu, sur la manière de L’honorer ou sur les règles de morale qu’Il nous demande de suivre, elles ne peuvent toutes avoir raison en même temps. Donc, certaines seraient vraies quand d’autres seraient fausses. Or Dieu, étant Vérité, ne saurait vouloir ni l’erreur, ni le mensonge. Donc, Il ne pourrait vouloir qu’une seule religion (la vraie, évidemment, suivez un peu).

Sur l’argument de base, rien à redire : les différentes croyances (j’y inclus l’athéisme) affirmant des choses contradictoires, elles ne peuvent pas toutes dire vrai sur tout. Je ne suis donc absolument pas relativiste : je ne prétends pas que les religions se valent, ou qu’elles disent toutes également la vérité, ou encore qu’il n’y aurait pas qu’une vérité mais que tout ne serait qu’une question de point de vue. D’ailleurs, si je me revendique chrétien et catholique, c’est bien que j’estime que cette croyance doit, d’une manière ou d’une autre, être plus vraie que les autres – et cela est vrai de toute personne qui revendique une croyance, quelle qu’elle soit.

Il faut cependant rappeler trois choses. La première est le droit à l’erreur : tout le monde – c’est la base de la liberté de conscience et de la liberté d’expression – a le droit absolu de croire et de dire des choses fausses. Ceux qui pensent que la Terre est plate ont le droit de le croire et le droit de le dire, même si on peut leur démontrer le contraire.

Ce droit à l’erreur – et c’est le deuxième point à souligner – est encore plus flagrant en matière de croyance métaphysique, puisqu’en la matière, il est impossible de rien prouver. Les croyances métaphysiques ne sont toujours justement que cela : des croyances, et jamais des savoirs, des connaissances. Je peux croire que Jésus était le Fils de Dieu, ou croire qu’il n’était qu’un prophète, ou croire que Zeus est le dieu de la foudre, ou croire que Dieu n’existe pas, mais je ne peux pas prétendre le savoir. Celui qui pense savoir cela se trompe. Contrairement à ce que continue de prétendre l’Église catholique, la seule raison ne suffit pas à connaître Dieu avec certitude.

Pour ces deux premiers points, on pourrait me rétorquer, cependant, que si Dieu veut que nous soyons libres de professer l’erreur, Il ne veut pas l’erreur elle-même pour autant.

Il y a, cependant, le troisième point, et le plus important : c’est qu’il est bien sûr extraordinairement simpliste de croire qu’il y aurait une religion vraie quand les autres seraient fausses. Même si, évidemment, je pense que ma religion, et plus exactement ma manière de penser et de vivre ma religion, est plus vraie que les autres, j’ai quand même assez d’humilité et de lucidité pour réaliser que, bien sûr, il y a des points sur lesquels je me trompe forcément, et où ce sont d’autres qui ont raison.

Par ailleurs, bien souvent, les différents discours tenus par différentes religions ne s’opposent pas, mais se complètent en insistant plus ou moins sur différents aspects d’une même réalité ; aspects qui ne sont contradictoires qu’en apparence, mais sont en fait également vrais. En tant que catholique, je voue un culte aux saints ; mais je vois dans le refus de ce culte par les protestants un rappel de la primauté de Dieu. Pour moi, le refus du culte des saints par les protestants n’est donc pas en contradiction avec la pratique catholique : il est une autre pratique, qui me convient moins à moi, mais donc l’existence permet probablement aux catholiques d’éviter des dérives propres à leur manière de croire et de faire. Une des plus flagrantes est la tentation permanente de mettre certaines créatures au même niveau que Dieu : la mariolâtrie en cours dans l’Église en est le meilleur exemple. Même si je ne suis ni protestant, ni juif, ni musulman, la présence dans le monde de ces croyants qui n’honorent que Dieu m’évite, je crois, de tomber dans l’excès inverse. De même que, je l’espère, les catholiques peuvent éviter aux protestants, aux juifs et aux musulmans de tomber dans leur propre dérive, qui serait de ne plus voir l’univers que comme un face à face exclusif entre Dieu et l’homme.

Dès lors, il apparaît que les différentes croyances, athéisme inclus, ne sont pas avant tout des discours opposés et contradictoires, mais plutôt l’équivalent des instruments qui, dans un orchestre symphonique, ont des sonorités différentes et jouent des partitions différentes, mais qui sont toutes orientées au service de la même musique. On pourrait également les comparer à des cartes différentes indiquant différents chemins pour se rendre au même point. Chaque chemin peut donc être voulu par Dieu, puisque chacun contient ses richesses et ses particularités propres. L’art est une magnifique illustration de cette vérité : comment croire que Dieu n’a pas voulu la mosquée bleue, le Daigo-ji, la statue chryséléphantine de Zeus à Olympie ou le temple d’Amon à Louxor ?


Évidemment, ça ne veut pas dire que Dieu a tout voulu dans toutes les religions. Évidemment qu’Il ne voulait pas les sacrifices d’enfants des Carthaginois : mais je crois qu’Il veut, en revanche, qu’on n’aille pas à Lui que par un seul chemin. On va m’objecter les paroles de Jésus : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi.[1] » Certes ! Mais l’arrogance – et l’erreur – des chrétiens est de croire que le Christ n’est présent que là où il est consciemment et explicitement reconnu et honoré.

L’essentiel n’est donc pas le chemin qu’on emprunte pour aller au Bien – ou à Dieu, car c’est exactement la même chose –, mais bien d’aller dans cette direction. Or, de ce point de vue, le document signé par le pape et l’imam témoigne d’une remarquable évolution aussi bien de l’Église que de l’islam. L’Église évolue vers plus de tolérance, et vers une tolérance plus réelle ; mais l’islam change également. Le texte signé par el-Tayeb est en effet en contradiction flagrante avec des nombreux passages du Coran, y compris avec des versets considérés comme « abrogatifs » (nâsikh), c’est-à-dire censés primer sur les versets « abrogés » qui les contredisent.

La conclusion s’impose : l’islam est en train d’évoluer vers un nouveau regard sur le Coran. En particulier, la théorie des versets abrogés et des versets abrogatifs s’écroule sous nos yeux. C’est bien sûr un mouvement lent, qui est très loin d’être achevé, alors qu’il remonte au moins aux années 1950. Mais qui pourrait s’en étonner ? L’Église catholique aussi a mis des décennies pour accepter des vérités aussi fondamentales que la liberté religieuse, le dialogue inter-religieux, etc. Le schisme lefebvriste, qui dure encore de nos jours, témoigne que ces évolutions, pourtant officiellement actées par le Concile de Vatican II en 1965, sont loin d’être encore parfaitement admises, presque 60 ans plus tard.

C’est en cela qu’on peut dire que ce document est un pas important vers le fait que le catholicisme et l’islam sunnite regardent un peu plus dans la même direction : les autorités qui les représentent officiellement se rapprochent l’une de l’autre et, ce faisant, s’éloignent chacune des intégristes auxquels elles sont respectivement confrontées. Alors évidemment, ce texte n’est pas parfait, et je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il contient. Mais il est révélateur d’une évolution de long terme extrêmement positive. Il faut la soutenir.


[1] Évangile selon Jean, 14, 6.

2 commentaires:

  1. la providence dans son immense sagesse, connaissant l'homme et ses faiblesses a voulu qu'il y ait plusieurs religions car une seule serait la pire des dictatures celle des esprits et des cœurs.

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  2. Merci, je n'aurais pas mieux dit et votre présentation est le parfait reflet de mes réflexions.

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