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dimanche 20 novembre 2022

Pour rendre le monde plus vert, faut-il vraiment repeindre des tournesols en rouge ?

On a beaucoup parlé des Tournesols de Van Gogh aspergés de soupe à la tomate et des Meules de Monet recouvertes de purée ; mais depuis le mois de juin dernier, ce sont en fait plus d’une dizaine de tableaux qui ont été attaqués de la sorte par des militants écologistes : il devient donc urgent pour le mouvement de s’interroger sur l’intérêt de la méthode.

Avant tout, rappelons une évidence : sur le fond, sur les objectifs poursuivis, ces militants ont raison. Très jeunes, ils ont pris conscience que leur vie entière va être très difficile, bien plus que celle de leurs parents, et pire encore, qu’elle sera probablement de plus en plus difficile. Ils voient bien, comme beaucoup d’entre nous, que rien ne fonctionne, que le monde garde la tête profondément enfoncée dans le sable et continue à foncer droit dans le mur malgré les sirènes d’alarme. Ils se battent avec l’énergie du désespoir, et on ne peut nier ni la beauté ni le courage du combat qu’ils mènent. Les attaques contre des tableaux s’inscrivent dans un mouvement plus vaste de désobéissance civile dont la pertinence est claire face à l’inefficacité des actions légales depuis 40 ans.

Cette méthode a d’ailleurs été largement utilisée depuis plus d’un siècle, et très souvent, ça mérite d’être souligné, au service de justes et nobles causes. Depuis La Vénus au miroir de Vélasquez lacérée au couteau par une féministe anglaise en 1914 jusqu’à un tableau de Léonard de Vinci attaqué au fusil pour protester contre la politique antisociale de Thatcher en 1987, en passant par le célébrissime Guernica tagué en 1974 en vue de faire réagir contre la guerre du Vietnam, les militants s’en sont souvent pris aux œuvres et aux choses pour mieux sauver les êtres et les gens.

Il est vrai également que « ça fait parler » : le but est atteint, puisque suite à ces gestes, les médias sont bien obligés de remettre le combat écologiste, donc la crise environnementale, sur le tapis. L’attaque donne aux militants une tribune, dont ils ne bénéficieraient pas sans cela, pour forcer les gens à regarder un peu en face l’horreur du monde que nous préparons pour demain. C’est de la communication, bien sûr, mais de la communication plutôt réussie, et après tout la communication fait indéniablement partie de toute stratégie politique. Et tout cela sans pour autant tuer personne, et sans même abîmer les œuvres ; on nous répète que les toiles, protégées par des vitres, n’ont subi aucun dommage, que seuls les cadres peuvent avoir souffert, et on entend journalistes et militants calculer savamment le rapport dégâts-bénéfices, et souvent le trouver pas si mauvais, ma foi.

Militant écologiste moi-même, auteur en 2018 d’un petit livre intitulé L’Écologie radicale expliquée à ma belle-mère, qui assumait sans ambages la défense de cette écologie radicale et la rupture avec notre modèle de société et avec les causes profondes de la crise environnementale, je ne pense pas être suspect de complaisance avec les forces du climato-scepticisme. En soi, la méthode, efficace, ne me gêne pas ; ce qui fait en revanche qu’à mon sens, ces actions manquent pourtant l’essentiel, c’est la cible qu’elles choisissent.

D’abord, un militant doit se méfier des actes trop faciles. Reiser, dans les années 60 et 70, mettait en garde contre les discours qui promouvaient le vol comme méthode révolutionnaire de renversement de l’ordre bourgeois ; il montrait qu’il ne gênait pour l’essentiel que les petites gens, et que les gros patrons savaient très bien s’en accommoder et même en tirer profit. De la même manière, s’attaquer à une peinture fait largement réagir et déclenche bien des diatribes courroucées, mais ne gêne en réalité pas grand-monde, et surtout pas ceux qui sont au plus haut degré responsables de la crise.

On nous dira que c’est symbolique ; mais précisément, le symbole me semble ici fort mal choisi. Car enfin, de quoi mourons-nous ? D’un niveau de vie et de confort bien trop élevé, prédateur des ressources naturelles et générateur de déchets qui détruisent non seulement le climat, mais encore la biodiversité et les écosystèmes tout entiers. Ce qui nous tue, c’est que nous avons tous des voitures, que nous les utilisons sans compter ; c’est que nos montres et bientôt nos chaussettes doivent impérativement être « intelligentes » et « connectées », ce qui nous force à aller arracher à la Terre autant d’énergie que de métaux rares pour quelque chose dont, franchement, nous pourrions bien nous passer.

À côté de cela, s’il est une chose qui apporte énormément à notre niveau de vie sans presque aucune pollution, c’est bien l’art. Hors certaines de ses formes, un peu plus gourmandes que les autres (le cinéma notamment), l’art est ce qui apporte le plus avec le moins : un roman de Flaubert ou Tolkien, une peinture de Turner ou Monet, un air de piano de Beethoven ou Chopin, c’est pour l’âme un émerveillement infini qui n’a presque aucune incidence sur la planète.

Plus encore, l’art est une des quelques choses qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. Je n’ai jamais cessé de le rabâcher à mes élèves, puis aux professeurs : l’art nous apporte un supplément de vie ; l’art nous rend plus sensibles, plus intelligents, en un mot meilleurs ; l’art nous élève ; l’art est ce qui fait la différence entre notre vie et celle d’un sanglier. Cumulant ces avantages avec un très faible impact sur la planète, comment imaginer qu’une société d’écologie et de sobriété, voire de décroissance, puisse être autre chose qu’une société qui ferait de l’art un de ses piliers ?

Je crois donc que les militantes qui ont aspergé ces pauvres Tournesols de sauce tomate manquent l’essentiel quand elles demandent : « Qu’est-ce qui a plus de valeur, l’art ou la vie ? » Le sous-entendu de cette question est que l’art serait finalement quelque chose de superflu, alors que la nourriture, elle, serait indispensable. C’était le même argument – ou le même slogan – en juillet dernier quand deux militants se collaient la main à un tableau de Constable en demandant : « Quand on n’a plus rien à manger, à quoi sert l’art ? » Il me semble qu’il y a ici une confusion entre vie et survie ; naturellement, la survie est le préalable à la vie, ce qui justifie pleinement le combat écologiste, et même, je le répète, un combat écologiste radical. Mais si on admet que l’art est une des choses qui donnent justement sa valeur à la vie, alors opposer la valeur de l’art à celle de la vie n’a aucun sens.

Aller rayer ou enfoncer la carrosserie des voitures de luxe au Mondial de l’automobile ne serait pas moins subversif. Ce serait peut-être aussi plus dangereux ; mais symboliquement, ce serait infiniment préférable : on s’en prendrait à des objets qui précisément n’apportent rien à notre humanité tout en condamnant notre avenir.

 

Vincent Van Gogh, Tournesols dans un vase, 1888.

 

dimanche 6 mars 2022

Ukraine : faisons la guerre, pas la guerre totale

Les rares fois où j’ai à la fois le temps et l’envie d’écrire encore ici, j’essaye de faire en sorte que ce ne soit pas pour dire la même chose que tout le monde. Entendons-nous bien : je n’entends pas défendre la politique étrangère de Poutine, ni lui trouver des excuses – il n’en a pas, et la guerre qu’il a déclenchée est à l’évidence mauvaise, injustifiée et affreusement dangereuse à de très nombreux égards.

Je crains néanmoins que, comme dans la crise du coronavirus, nous ne soyons en train, face à un danger véritable, de perdre toute mesure dans notre manière de répliquer. Je ne veux pas dire que nous en faisons trop et qu’il faudrait en faire moins – il est même possible qu’au contraire nous n’en fassions pas assez contre Poutine. Mais il me semble que nous commençons à faire mal et qu’il faudrait faire autrement.

Je fais notamment référence au domaine des arts et de la culture. On peut s’inquiéter à bon droit quand on entend que l’immense cantatrice russo-autrichienne Anna Netrebko est déprogrammée du Metropolitan Opera de New York pour sa sympathie, réelle ou supposée, à l’égard de Vladimir Poutine, et pour avoir refusé de condamner explicitement l’agression de l’Ukraine – elle sera remplacée par la soprano ukrainienne Liudmyla Monastyrska. Peu avant l’annonce du Metropolitan, Anna Netrebko avait annoncé sous la pression qu’elle se retirait de la scène jusqu’à nouvel ordre ; ses passages à la philharmonie de l’Elbe de Hambourg et à la Scala de Milan sont donc également annulés.

Plus tôt, c’était le chef d’orchestre Valery Gergiev qui était limogé de la direction de l’orchestre philharmonique de Munich pour la même raison. Là encore, il ne s’agissait pas d’une décision isolée, des mesures d’éviction similaires ayant été prises à son encontre par le théâtre des Champs-Élysées, la Philharmonie de Paris, la Scala de Milan et le Carnegie Hall à New York.

Or, cette censure – car c’est bien de censure qu’il s’agit – est injustifiable : quand bien même ces artistes soutiendraient effectivement l’invasion de l’Ukraine, même avec le dernier enthousiasme, et quand bien même ils le diraient, ce serait leur droit le plus strict. La liberté d’opinion est bien vide si elle n’est pas accompagnée de la liberté d’expression ; et la liberté d’expression est entièrement vide si elle ne s’exerce qu’au risque de subir une mort sociale. Évidemment, ce ne sont pas des ouvriers à la chaîne ou des caissières de supermarché qui sont ici menacés, et ces gens ont sans doute de quoi voir venir ; mais ce n’est pas le problème. Ils ne sont ni hauts gradés de l’armée, ni fonctionnaires dans le renseignement, ni membres de l’exécutif : leur opinion n’a aucune incidence sur leur art, sur leur métier, ou sur le déroulement de la guerre. Ils peuvent donc bien penser et dire ce qu’ils veulent.

Parfois, la censure va plus loin encore. L’orchestre philharmonique de Zagreb refuse à présent de jouer Tchaïkovski parce que ce compositeur est russe ; l’orchestre national de Slovaquie supprime un passage d’une cantate de Prokofiev parce qu’il évoque les combats d’Alexandre Nevski.

Vous me direz qu’il s’agit de détails ; je répondrai qu’il s’agit de principes. Or, le propre des principes, c’est qu’ou bien ils nous protègent tous, parce que justement on les fait passer en premier (c’est l’étymologie du terme), donc avant toute autre considération, ou bien ils ne nous protègent plus du tout.

De la même manière, je suis inquiet de voir que l’Union européenne a été si prompte à interdire deux médias russes, RT et Sputnik, au motif qu’ils propageaient des mensonges et servaient la propagande de Poutine. Sans aucun doute, et alors ? Depuis quand l’État interdit-il la diffusion de mensonges ou de propagande ? Depuis quand la liberté d’expression se limite-t-elle à ce qui a été décrété comme vrai par l’État, la science, ou toute autre institution ?

Vous me direz que c’est efficace, et qu’il y a des précédents. En temps de guerre, les gouvernements ont fréquemment recouru à la censure de la presse, même dans les États de droit. C’est juste ; mais précisément, nous ne sommes pas en guerre, et la solidarité avec un pays injustement agressé ne devrait pas nous faire oublier nos propres principes. Notre droit fait fort justement la différence entre l’état d’urgence – auquel nous n’avons déjà que trop souvent recours – et l’état de siège. De même que l’état d’urgence justifie (s’il est employé avec discernement) des mesures inacceptables en temps normal, l’état de siège justifie également (avec le même discernement) des mesures inacceptables dans l’état d’urgence. Quand la Russie nous attaquera, si elle nous attaque, il sera temps de déclarer le siège, et nous pourrons réfléchir à censurer les médias sur notre sol. Mais si nous en sommes déjà là, que ferons-nous quand l’état de siège s’imposera ?

Deux formes d’excès donc, l’un touchant les arts, l’autre la presse. On peut en tirer trois enseignements. Le premier, c’est que nous sommes en train de perdre complètement tout sens de la mesure, de la proportion, du raisonnable. « Il faut savoir raison garder » ou « in medio stat virtus » sont probablement devenues parmi les idées les plus étrangères à notre temps. La sur-réaction devient la norme, et la guerre totale devient la seule forme de guerre possible. On l’observe bien au-delà du conflit ukrainien, tout fait divers exigeant sa nouvelle loi, qui va frapper plus dur et laver plus blanc.

Le second, c’est la confirmation de la perte du sens des libertés et des droits fondamentaux. Que les puissants et les décideurs cherchent à les piétiner, c’est – passez-moi l’expression – de bonne guerre, ils l’ont toujours fait et nous sommes dans des systèmes qui les poussent à le faire. Ce qui est inquiétant, c’est que ça ne choque réellement plus personne. L’interdiction de médias à l’échelle européenne ne soulève pas plus d’indignation que le confinement chez eux de personnes à cause de leur statut sanitaire.

Le troisième enfin, c’est le développement d’une vision politique du monde de plus en plus exclusivement basée sur la rancœur. Quand on entend des féministes dire qu’elles ne veulent plus lire un livre écrit par un homme, quand on entend des militants antiracistes dire qu’un blanc ne peut pas traduire un auteur noir, on est très près de ceux qui ne veulent plus écouter de musique russe ou qui cherchent à faire taire une femme parce qu’elle ne condamne pas une politique odieuse ; et on ne peut que penser que la juste colère à l’origine de la lutte s’est transformée en une rancune haineuse qui empêche de voir quoi que ce soit d’autre qu’elle-même, et qui, précisément pour cette raison, conduit à l’oubli de la mesure d’une part, des droits de l’homme d’autre part.

Il faudrait pourtant faire attention à rester meilleurs que nos adversaires, et à ne pas devenir ce que nous combattons. Peut-être n’est-il pas trop tard.
 
Anna Netrebko. Photo : Metropolitan Opera / Vincent Peters

dimanche 24 mai 2020

La vie en beau


Sans la musique, dit Nietzsche, la vie serait une erreur. C’est vrai aussi de la danse, de la peinture, de la sculpture, de la littérature, de l’architecture ; sans l’art, la vie serait une erreur. À la grande question : pourquoi sommes-nous ici ? qu’est-ce qu’on fait là ? que doit être notre but sur la Terre, et dans la vie ?, je crois qu’il y a plusieurs réponses, mais qu’elles sont finalement assez peu nombreuses, et que l’art en est une. Produire de l’art, quand on peut, et quand on ne peut pas, en profiter, vivre dans la contemplation des œuvres des autres, m’a toujours semblé un des buts suprêmes de la vie humaine, et partant une des conditions du bonheur. À qui n’aime pas la musique – ou la littérature, ou la danse –, il manque quelque chose, souvent sans même qu’il en ait conscience ; inversement, celui qui écoute plus, lit plus, danse ou regarde danser, celui-là vit plus, et vit mieux, et vit plus heureux.

Je crois que c’est vrai pour tous les hommes, parce que cela tient à notre nature, et doublement. D’abord, parce que nous sommes par nature liés à la beauté, que la beauté est une des valeurs fondamentales autour desquelles notre vie devrait toujours être ordonnée, et qu’il y a toujours du beau dans les œuvres d’art de qualité, fût-ce la beauté de bien parler d’une charogne. Pour une vie pleinement heureuse, ou la plus heureuse possible, il nous faudrait vivre entourés de beauté : si l’on pouvait, comme le dit Alain, « boire son café dans une belle tasse ; […] s’asseoir et appuyer sa main sur une noble chimère sculptée dans le bois, et usée déjà un peu par tant d’autres mains. Sortir, regarder l’heure à une belle horloge. […] Lever le nez en l’air pour voir s’il pleuvra et apercevoir une gargouille monstrueuse qui semble rire ; […] se plaire à tout cela, mais n’y point penser ; au contraire, en faire comme un fond et une trame pour d’autres pensées ».

La seconde raison, c’est, je crois, qu’étant des êtres créés, nous sommes également par nature créateurs – sous-créateurs, pour reprendre les termes de Tolkien –, et que donc nous ne pouvons pleinement nous réaliser, accomplir notre nature, qu’en créant, ou au moins en jouissant de la création des autres.

J’ai donc une reconnaissance infinie, et nous avons tous une dette particulière, envers ceux qui nous font ainsi « la vie en beau » : compositeurs, musiciens, chanteurs, danseurs, peintres, sculpteurs, acteurs, réalisateurs, auteurs, poètes, sans oublier tous les autres, ceux qui ne sont pas dans la lumière, les invisibles qui travaillent autour de ceux-là, dans l’ombre : costumiers, décorateurs, éclairagistes, perchistes, cadreurs, j’en oublie tant. Or, pour beaucoup, la vie n’est pas facile. Michel Piccoli, qui vient de mourir, dénonçait cette erreur : « le public croit toujours qu’un artiste travaille dans l’aisance, dans la facilité et dans le luxe. »

À quelques exceptions près, non ; « intermittent », ça veut avant tout dire au chômage une bonne partie de sa vie. Leur système de retraites, contrairement à ce qu’on entend ici ou là, n’a rien d’une avalanche de privilèges, et la réforme de Macron, si elle arrive à terme, empirera considérablement les choses pour eux. J’ai été profondément choqué (à défaut d’être surpris), l’hiver dernier, en entendant des bourgeois du XVIIe arrondissement, de leur propre aveu habitués de l’Opéra et du Ballet de Paris, parler avec une morgue et un mépris insupportables des grèves et des revendications des danseurs et des musiciens. Comment peut-on, surtout quand on en profite, ne pas avoir plus d’égards envers ceux qui rendent notre vie si belle et si riche, si digne d’être vécue ? Pour nous offrir la magie du Lac des cygnes, les danseurs brisent leur corps, et ont bien souvent du mal à marcher à quarante ans.

Ce désengagement de l’État envers la culture ne saurait nous surprendre : il n’est que la réplique du même désengagement sur la santé, l’éducation ou la justice. Mais il est d’une certaine manière plus inquiétant encore, parce qu’il passe plus inaperçu, et qu’il est mieux accepté. Churchill aurait dit, à quelqu’un qui lui proposait de réduire le budget de la culture : « Mais alors, pourquoi nous battons-nous ? » Aujourd’hui, ceux qui considèrent la culture comme secondaire sont au pouvoir, mais ils sont aussi dans la rue.

Pour les privilégiés qui, comme moi, ont bien vécu ce confinement, ont eu globalement plus de temps que d’habitude pour leur loisir, il a été une bonne occasion de lire, d’écouter de la musique, de regarder des films. C’est le conseil que j’ai donné à mes élèves, et en fin de compte, je leur aurai proposé davantage d’heures de lecture littéraire que de cours d’histoire, et plus de morceaux de musique que d’exercices de géographie. C’est un choix que j’assume : à période exceptionnelle, comportement exceptionnel ; et s’ils m’ont écouté, ils auront à mon avis plus gagné à découvrir « Casta diva » ou « Les oiseaux dans la charmille » qu’à faire une énième étude de document sur la Guerre froide.

Les artistes, eux, ont continué à travailler. Les chœurs, l’orchestre et le ballet de l’Opéra national de Paris ont chacun publié une vidéo dans laquelle, confinés, ils continuent de chanter, de jouer, de danser. Intitulées « Dire merci », elles étaient destinées aux soignants. Merci à eux, bien sûr : merci à ceux qui se sont battus, et qui se battent encore, contre cette maladie, et surtout contre toutes les autres, et qui auraient bien besoin d’autres choses que de médailles et d’applaudissements.

Mais merci aussi à ceux qui ont dit merci : merci aux artistes. Car si permettre à nos corps de survivre et de ne pas trop souffrir est essentiel, nourrir nos âmes et rendre nos vies vraiment humaines ne l’est pas moins. Artistes, vos œuvres sont nos vitres magiques, nos vitres de paradis.



mardi 10 mars 2020

Polanski, son sexe et son contexte


C’est devenu habituel : avant d’écrire, je mets des gants.

Première paire. Non, je ne pense pas que ceux qui critiquent la remise à Polanski du César du meilleur réalisateur fassent preuve d’antisémitisme. Ceux qui affirment le contraire font même usage d’un bien mauvais argument, facile à démonter.

Deuxième paire. Non, je ne pense pas qu’un artiste soit au-dessus des lois, ou que Polanski doive ne pas être jugé. J’invite à une certaine prudence : Polanski ne doit pas être au-dessus des lois, mais il ne doit pas non plus faire l’objet d’un acharnement. S’il n’est pas extradé, ce n’est pas par régime spécial, mais parce que la France refuse la plupart du temps l’extradition de ses citoyens. De même, si les faits qu’on lui reproche sont prescrits, il est logique qu’il ne soit pas condamné, parce que la prescription vaut pour tout le monde, et qu’elle est une nécessité – on ne peut pas la supprimer, ça reviendrait à mettre sur un pied d’égalité un viol et la participation à un génocide. Mais ne pas être condamné ne signifie pas qu’il ne doive pas être jugé : oui, la justice doit faire son travail.

Troisième paire. Non, je n’invite pas, comme le prétend Maïa Mazaurette, à « passer à autre chose » ou à « tourner la page ». Là encore, je suis évidemment favorable au travail de la justice. Encore faut-il examiner les faits. Pour la seule affaire dans laquelle Polanski a reconnu sa culpabilité, le viol de Samantha Geimer, née Gailey,  en 1977, il a déjà été jugé, il a effectué une partie de sa peine, puis a été libéré dans le cadre de la procédure légale. Certes, il a ensuite fui les États-Unis, mais c’est parce que le juge s’était ravisé et le menaçait d’un emprisonnement qui pouvait légalement durer cinquante ans, et ce alors que, de l’aveu même du procureur, la peine effectuée par le réalisateur correspondait à la sentence déjà prononcée.

Quant aux autres affaires, je ne vais pas en faire le détail ici : 140 avocates pénalistes se revendiquant féministes viennent de rappeler que « Roman Polanski a fait l’objet de plusieurs accusations publiques, parmi lesquelles une seule plainte judiciaire qui n’a donné lieu à aucune poursuite : il n’est donc pas coupable » des crimes dont il a été accusé postérieurement à l’affaire de 1977. Les avocates rappellent également, et très opportunément, qu’il « est urgent de cesser de considérer la prescription et le respect de la présomption d’innocence comme des instruments d’impunité : en réalité, ils constituent les seuls remparts efficaces contre un arbitraire dont chacun peut, en ces temps délétères, être à tout moment la victime ». Et de constater enfin « qu’une inquiétante et redoutable présomption de culpabilité s’invite trop souvent en matière d’infractions sexuelles. Ainsi devient-il de plus en plus difficile de faire respecter le principe, pourtant fondamental, selon lequel le doute doit obstinément profiter à l’accusé ». Ne m’écoutez pas moi : écoutez-les, elles.

Je ne suis donc pas en train d’appeler à « passer à autre chose » au nom du pardon accordé officiellement et de manière répétée à Polanski par sa victime. J’incite en revanche à ne pas tout mélanger et à établir les distinctions qui s’imposent, et tout particulièrement, n’en déplaise à Maïa Mazaurette, la distinction entre l’œuvre et l’artiste, dont j’avais déjà parlé ici ou .

La chroniqueuse du Monde refuse cette distinction et joue de l’humour : « quand on veut nous découper en morceaux, c’est toujours une mauvaise nouvelle ». Fragile, comme argument. Elle développe : « la sociologie démontre depuis des décennies à quel point […] notre sexualité est une éponge […] : elle éponge le contexte, et le contexte l’éponge en retour. Vous pouvez fermer votre chambre à coucher à triple tour, elle demeurera ouverte à tous les vents. Vous pouvez éteindre la lumière, vous serez rattrapé(e) par les écrans noirs et les salles obscures. » Des métaphores verbeuses et confuses, à mon avis, avec une question : quelle conclusion pratique en tirer ?

Comme souvent, Maïa Mazaurette reste dans le vague. D’un côté, elle demande à remettre les œuvres d’art dans leur contexte pour pouvoir en profiter : « c’est parce que le contexte est pris en compte que nous pouvons encore lire des textes antisémites (Céline), contempler des peintures érotisant de très jeunes filles (Thérèse rêvant, de Balthus, menacée en 2017 par une pétition), ou conserver des statues de Thomas Jefferson (que plusieurs universités américaines ont voulu déboulonner, en raison des opinions racistes du troisième président des États-Unis). » De l’autre, elle critique le prix remis à Polanski et s’interroge : « n’hésitons pas à demander qui a intérêt à découper en morceaux les différentes facettes de notre personne ».

Pardon, mais où est la cohérence ? En quoi la recontextualisation devrait-elle profiter à Louis-Ferdinand Céline mais nous conduire à boycotter Polanski ? Céline a publié des pamphlets violemment antisémites pendant la Seconde Guerre mondiale, et a donc attisé les haines antisémites précisément au moment où elles avaient les conséquences et les applications les plus abominables. Dans le même ordre d’idées, de très nombreux artistes ont eu un comportement ou des idées douteux, voire abjects. Voltaire était antisémite et n’avait pas de mots assez durs contre l’islam ; Claudel a fait interner sa sœur par peur du scandale ; André Gide était notoirement pédophile, Gauguin aussi ; Schopenhauer prêtait ses fenêtres à la police pour tirer sur des manifestants. Doit-on les mettre à l’index ? Un prix de cinéma récompense un artiste, une réalisation, un montage, un jeu d’acteur. Ce n’est pas un prix de moralité ou de bonne conduite. Si certains veulent instaurer des prix de moralité, très bien, qu’ils le fassent ! Et si c’est Polanski qui le décroche, là d’accord, ce sera un scandale. Mais depuis quand les Césars sont-ils un tribunal des bonnes mœurs ?

Non seulement les charges proprement judiciaires pesant sur Polanski sont, on l’a vu, assez fragiles à l’épreuve des faits, mais quand bien même elles seraient établies, essayer d’empêcher des cinémas de diffuser ses films ou une académie de lui remettre un prix relève d’une incroyable confusion. On accuse le public d’être complice, en affirmant que la différence avec Céline, c’est que Polanski est vivant, et qu’aller voir ses films lui rapporte de l’argent. Et alors ? S’il a commis des actes pénalement répréhensibles et non prescrits, il doit être jugé et condamné ; mais quel rapport avec l’argent rapporté par ses œuvres ? Si un artiste est mis en prison pour viol, la peine, c’est la privation de liberté, et rien de plus. De la même manière qu’on ne doit pas cesser de se préoccuper du bien-être des détenus en prison, parce qu’ils ont été condamnés à de la prison, et pas à une vie indigne, une condamnation à la prison ne serait pas une condamnation à ne plus toucher de droits d’auteur.

Je n’oblige évidemment personne à aller voir des films de Polanski ou à apprécier la manière dont ils sont réalisés. On m’a dit : « si Marc Dutroux sortait un livre, je n’aurais pas envie de le lire, quelle que soit sa qualité littéraire ». Très bien ! Chacun est libre de faire ses choix. Mais qu’on ne cherche pas à empêcher les autres de faire un autre choix.

Ce qui est d’autant plus regrettable, c’est qu’à côté de cela, la grande majorité des revendications des mêmes manifestations féministes sont légitimes. Oui, les femmes sont moins payées que les hommes ; oui, un plafond de verre les empêche souvent d’accéder aux responsabilités ; oui, elles sont plus que les hommes victimes de violences, sexuelles ou autres. Mais de nos jours, si, tout en reconnaissant cela, vous justifiez l’attribution à Polanski du prix de la meilleure réalisation, c’est fini ! Pour beaucoup, vous devenez illico celui avec qui il est impossible de dialoguer.

C’est très révélateur. Et ce qui est très inquiétant, dans cette affaire, c’est que le refus de telles distinctions a toujours, historiquement, été l’apanage des régimes politiques violents, souvent totalitaires ou à tendance totalitaire. J’y vois une nouvelle illustration de la crise que traversent nos sociétés : une montée des communautarismes et surtout des haines entre communautés. La rage et l’esprit de revanche rendent les raisonnements et les discussions posées de plus en plus impossibles. On agit de plus en plus selon une logique de camps et chacun classe les autres entre alliés et ennemis. Personne, logiquement, ne devrait s’en réjouir.


lundi 2 décembre 2019

To cancel culture, press 1


Certains diront que je suis obsédé par la question de la liberté d’expression. D’autres comprendront que, si je suis obligé de consacrer tant de billets à ce sujet, c’est justement qu’il y a un problème. Actuellement, c’est souvent l’art qui est attaqué.

En soi, rien de nouveau : les artistes ont toujours été en butte aux tentatives d’intimidation de ceux qui voulaient les faire taire. Pendant longtemps, ce fut le cas des puissants, des autorités civiles ou religieuses, au nom de leurs intérêts bien sûr, mais aussi de la défense d’une morale traditionnelle. Le procureur Ernest Pinard est passé à la postérité pour ses réquisitions contre Madame Bovary de Flaubert, Les Fleurs du mal de Baudelaire, mais aussi Les Mystères du peuple, d’Eugène Sue. Avec succès : sur ces trois auteurs, seul Flaubert, défendu par Sénard, s’en est pleinement tiré. Pinard a obtenu la condamnation des deux autres (y compris Sue, pourtant mort).

À gauche, Ernest Pinard, procureur contre Flaubert ; à droite, Jules Antoine Sénard, qui la défendu.

Les censeurs d’aujourd’hui pousseraient des hurlements s’ils se voyaient comparés à ce triste sire, qui représente tout ce qu’ils détestent. Ils sont pourtant ses héritiers en ligne directe. Ce qui les empêche de le voir, c’est qu’ils n’ont pas la même morale, donc ni les mêmes cibles, ni les mêmes protégés. Et bien sûr, de ce point de vue, ils sont meilleurs que Pinard : lui défendait la morale hypocrite et sclérosée des puissants et de l’ordre établi, eux défendent les femmes, les noirs, les enfants, les arabes, les pauvres, les homosexuels, qui sont effectivement victimes de discriminations, d’injustices, et doivent donc être défendus.

Leur logique est en revanche la même : dire ce qui est Bien et ce qui est Mal, étant entendu que le second n’a pas droit à la parole, que dis-je ? à l’existence ! et que les artistes qui manifesteraient de la complaisance pour lui devraient être forcés de se taire (en attendant qu’on puisse à nouveau les guillotiner).

Ai-je dit que leur logique était la même que celle de Pinard ? En réalité, elle est pire. Les censeurs modernes sont plus justes que ceux d’hier dans les causes qu’ils défendent, mais plus injustes dans leurs méthodes.

D’abord parce qu’il n’y a pas que ce que les artistes disent qui les gêne, il y a ce que les artistes font et à vrai dire ce que les artistes sont. Personne ne reproche à J’accuse de défendre la pédophilie ; mais le fait que Polanski ait commis des actes pédophile leur suffit à vouloir tuer son œuvre. De même, c’est parce que Dana Schutz est blanche qu’on a cherché à lui interdire de parler de la souffrance des noirs.

Ensuite parce que les censeurs du XXIe siècle ne se contentent plus, comme Pinard le faisait, de condamner les artistes de leur temps : il leur faut aussi faire disparaître ceux du passé, un passé dont il faudrait faire table rase puisqu’il ne croyait pas les mêmes choses que nous. C’est ainsi que certains réécrivent la fin de Carmen, cherchent à faire interdire Tintin au Congo, à empêcher la réédition d’œuvres de Céline. En ce moment, une exposition consacrée à Gauguin à Londres fait polémique : eh oui, lui aussi a couché avec une gamine de 13 ans, et puis bon, c’était un colon. Estimons-nous encore heureux : l’exposition a quand même pu avoir lieu ! Mais aux États-Unis, un mouvement appelle carrément à boycotter l’œuvre de Gauguin. Là-bas, ils sont tellement en avance qu’ils ont même une expression pour parler de ça : cancel culture. Ça dit bien ce que ça veut dire : il s’agit « d’annuler », d’annihiler, de faire disparaître l’œuvre d’un artiste qui, par ce qu’il était, par ce qu’il a fait, nous choque, nous déplaît.

D’ordinaire, je suis assez critique sur l’utilisation de ce mot à tort et à travers, mais chercher à détruire les gens et les œuvres pour ce qu’ils sont et vouloir effacer le passé pour le faire correspondre à notre grille de lecture, à nos valeurs morales, sont deux caractéristiques du totalitarisme. Je ne dis pas, évidemment, que nous soyons déjà dans une société totalitaire ; mais cette flambée liberticide fait partie de la dérive de nos sociétés vers le totalitarisme. C’est le propre de toutes les idéologies, en particulier les idéologies totalitaires, que de refuser le monde réel et de chercher à le faire se conformer à l’idéologie. Et c’est d’autant plus inquiétant que ces ardeurs de censure ne viennent pas d’abord d’illettrés ou d’incultes, mais au contraire d’intellectuels. Et loin de déclencher le tollé qu’elles devraient, non, elles sont discutées, pesées, y compris par des gens très intelligents, à qui l’idée de ces boycotts culturels ne s’impose pas encore – Dieu merci –, mais pour qui elle est néanmoins acceptable, envisageable.

C’est surtout très stupide. Admirer une œuvre d’art n’a jamais été la même chose que de cautionner tout ce qu’est ou fait son auteur : c’est simplement écouter ce qu’il a à nous dire et se réjouir de la beauté de ce qu’il nous dit. Car c’est une des évidences et des complexités de ce monde que même quelqu’un de très laid peut avoir de très belles choses à nous dire, même si ça dérange ceux qui préféreraient que les méchants soient tout noirs – si j’ose dire. La Flûte enchantée est passablement raciste et sexiste, mais reste un des sommets de la musique. Voltaire et Céline étaient – différemment – antisémites, mais ils ont apporté à la littérature et à la philosophie quelque chose d’unique et d’essentiel. Apprécier le génie littéraire de Céline ne doit pas faire oublier son antisémitisme criminel ; mais inversement, la condamnation qui frappe l’homme ne peut rien contre l’œuvre : ils ne sont pas sur le même plan.

Le rapport à l’art tient donc de l’écoute, qui n’est pas sans lien avec le dialogue. Et c’est peut-être cette clef qui peut nous permettre de comprendre l’attitude des nouveaux censeurs. Car enfin, elle est tellement imbécile, surtout pour les artistes du passé, mais même pour ceux du présent, qu’elle en serait littéralement inintelligible pour qui ne comprendrait pas cela : les censeurs d’aujourd’hui sont des gens qui ne veulent plus écouter et qui ne veulent plus parler. Ils ont, mentalement, fait sécession d’avec ceux qu’ils condamnent : ils ne se pensent plus comme faisant partie du même monde, de la même société, de la même espèce qu’eux. Ils ne veulent plus rien avoir à faire avec eux. Ils ne veulent plus vivre dans le même monde qu’eux : c’est pourquoi ils cherchent d’abord à les faire taire, et si possible à les faire disparaître.

Et quand on a compris ça, on n’est pas moins inquiet, on l’est plus ; car ça témoigne d’un degré de haine rarement atteint entre les factions, les partis, les communautés, des idéologies. Qu’il y ait des désaccords, c’est normal dans toute société ; mais il faut justement qu’ils puissent s’exprimer. Quand ce n’est plus le cas, soit parce que la puissance publique ne permet pas cette expression, soit parce qu’une des parties ne veut plus parler à l’autre, c’est que la société est très, très gravement malade.

Il faut rapprocher cela des polémiques comme la tentative de faire débaptiser les lycées Colbert : tout comme elles, la censure actuelle révèle une société qui n’assume pas son passé et qui enrage, littéralement, contre son présent. On me dira qu’il y a de bonnes raisons d’enrager : les violences faites aux femmes, l’impunité de nombreux pédophiles, ou tout simplement celle des puissants, d’où que vienne leur puissance, les discriminations à l’embauche sur le faciès ou le prénom, oui, il y a de quoi. Mais c’est se tromper de voie que de prétendre abattre l’adversaire aujourd’hui en piétinant les libertés de tous en s’imaginant qu’on les consolidera demain : l’Histoire montre que ceux qui commencent à restreindre les libertés, pour la meilleure cause du monde, sont rarement ceux qui les rendent ensuite. C’est donc le contraire qu’il faut faire : réapprendre à laisser parler l’autre, malgré la colère que légitimement il nous inspire, pour lutter plus efficacement car plus calmement, de manière moins hystérique et moins jusqu’au-boutiste.

Ceux qui refusent cet appel au calme, que je ne suis malgré tout pas le seul à leur adresser, révèlent le peu de valeur qu’au fond ils accordent à l’art et à la culture. Alors qu’ils sont, à mon sens, une des plus hautes fonctions de la vie humaine, un des buts de notre existence, ils voudraient qu’ils ne soient qu’un porteur de message, et si possible du leur, merci. Et si l’art se refuse à servir obséquieusement leur cause, si juste soit-elle, eh bien ils font comme d’autres avant eux : quand ils entendent le mot « culture », ils sortent leur revolver.

Leurs indignations sont d’ailleurs sélectives et à géométrie (très) variable. Car enfin, la Chine et les États-Unis font plus de mal à la planète par leurs rejets de CO2, ou aux Ouïgours, pour la première, que Polanski aux adolescentes, et plus encore que le pauvre cadavre de Gauguin. Et la France vend les bombes qui vont s’écraser sur les civils au Yémen, et combien de pays sont cause que meurent des milliers de migrants chaque année ? Les voit-on boycotter tous les produits issus de tous ces pays ? Faut-il croire que les censeurs de notre temps sont moins attachés à l’art et à la culture qu’à leur mode de vie et à la facilité de leur consommation matérielle ? Il me semble en tout cas que, comme à l’époque où la femme devait être absolument fidèle et chaste quand l’homme pouvait faire à peu près ce qu’il voulait de sa queue, les prétendus défenseurs de la Vertus sont toujours aussi sots et aussi hypocrites.

jeudi 18 avril 2019

Incendie de Notre-Dame : petit message à tous les donneurs de leçons


Un signe que notre société va très, très mal, qu’elle est dangereusement fragile et fracturée, c’est que tout, absolument tout, devient prétexte à polémique et à division.

La cathédrale Notre-Dame-de-Paris a en grande partie brûlé. Nous sommes un pays riche, nous avons les moyens de la reconstruire. En plus, les dons privés affluent. Bon, ben on la reconstruit, point final. Si polémique il peut y avoir, c’est sur la manière de la reconstruire. Est-ce que essaye de la refaire à l’identique ? ou seulement pour les parties visibles ? Est-ce qu’on reconstruit une charpente en bois ? en chêne ? Est-ce qu’on change le dessin des vitraux qui ont explosé ? Est-ce qu’on remet une flèche ? et laquelle ? Ça, ce sont les questions qu’on attend (et il va de soi que je suis pour la reconstruction le plus à l’identique possible, for the records).

Au lieu de ça, l’orage qui commence à gronder sur les réseaux sociaux est d’une tout autre nature. Une multitude de gens sont colère. Très colère, même. Et pourquoi ils sont si colère ? Parce que d’autres s’émeuvent de l’incendie de la cathédrale, parce qu’il a été médiatisé, et parce qu’on a trouvé très vite plein d’argent pour la reconstruire, et que tout plein d’autres causes plus urgentes et plus importantes n’ont pas ces chances.

Les causes plus urgentes et plus importantes, il n’est pas difficile de les trouver. Écologiques, humanitaires, sociales : les critiques aigres tapent dans une des trois directions.




Alors mesdames, mesdemoiselles et messieurs les donneurs de leçons, entendons-nous bien. Qu’il y ait des causes plus importantes et plus urgentes, personne n’a jamais dit le contraire. Mais alors attention, on est bien d’accord, hein : vous ne fumez pas, vous ne partez jamais en vacances, ni en week-end, vous n’allez jamais en boîte, ni au restau, ni au bar, vous n’offrez jamais de jouets à vos enfants à Noël ? Non parce que tout ça, c’est aussi de l’argent qui pourrait être mieux dépensé, non ? Chaque euro que vous mettez dans un mojito avec des potes, dans des vacances en famille, dans un restau en amoureux, c’est un euro qui pourrait être infiniment mieux dépensé si vous le donniez aux pauvres ou pour la planète !

Le problème que vous soulevez, chers donneurs de leçons, c’est un problème tout à fait réel, et on ne vous a pas attendu pour le constater. Saint Basile, dans une homélie que j’aime bien citer, le disait déjà au IVe siècle :

« Celui qui dépouille un homme de ses vêtements aura nom de pillard, et celui qui ne vêt pas la nudité du malheureux alors qu’il peut le faire, est-il digne d’un autre nom ? À l’affamé appartient ce pain que tu mets en réserve ; à l’homme nu, le manteau que tu gardes dans tes coffres ; au va-nu-pieds, la chaussure qui pourrit chez toi ; au besogneux, l’argent que tu conserves enfoui. Ainsi, tu commets autant d’injustices qu’il y a de gens à qui tu pourrais donner.[1] »

Nous commettons, tous, moi le premier, autant d’injustices qu’il y a de malheureux à qui nous pourrions donner : j’en suis absolument et intimement convaincu. Mais qui êtes-vous pour critiquer ceux qui donnent pour Notre-Dame, qu’ils soient riches ou moins riches, vous qui faites, comme moi, comme presque nous tous, l’essentiel de vos dépenses pour votre plaisir personnel ? Quand je vais, quand vous allez boire une bière avec des potes, c’est de l’argent dépensé uniquement pour notre plaisir personnel. Là, au moins, les gens qui donnent le font pour une cause qui les dépasse, quoi que vous puissiez en penser.

Reprenez vos relevés bancaires, et reprenez vos agendas sur les derniers mois. Si vos dépenses et votre temps sont d’abord et essentiellement pour les autres, pour les grandes causes et les malheurs de notre époque, là d’accord, vous pouvez l’ouvrir. Si vous arrivez péniblement à 5% de vos revenus dépensés pour les pauvres, franchement, qui êtes-vous pour venir faire la leçon à des gens qui donnent un bien plus petit pourcentage de ce qu’ils gagnent pour une cathédrale ?

Alors ne vous trompez pas de tempo, et ne vous trompez pas de colère. Ce qui est choquant, c’est que les riches organisent l’évasion fiscale et ne fassent rien pour les pauvres ni pour la planète toute l’année. C’est toute l’année qu’il faut vous réveiller et protester, pas maintenant. C’est contre leur inaction le reste du temps qu’il vous faut hurler au scandale, pas contre leur action maintenant. Évidemment, ça demande autrement plus d’efforts, et un engagement autrement plus constant.

Il y a aussi ceux qui disent qu’ils ne critiquent pas les dons privés, mais qui pensent que l’argent public pourrait être mieux dépensé. Jusqu’à preuve du contraire, l’État est propriétaire de la cathédrale. C’est donc à lui de l’entretenir. Ceux qui êtes contre, soyez cohérents : militez pour qu’on rende les cathédrales à l’Église catholique, comme avant 1905 ! Là, ce sera à elle de les réparer quand elles s’abîmeront (mais aussi d’en tirer des revenus le reste du temps).

Je termine avec un extrait d’un texte de Nicolas Stilmant, bourgmestre belge, qui a magnifiquement exprimé tout ce que je pense. Il parle de ceux qui prétendent mépriser l’émotion et être plus rationnels que les autres :

« Il y a une affirmation de ces égos qui se posent au-dessus de la masse pour dire : “Moi, je ne suis pas ému. Parce que ma raison me dit que des choses plus graves se passent dans le monde.” […] Ce qui est la base de cette affirmation est avant tout le primat de la raison sur l’émotion. L’émotion est d’emblée perçue comme méprisable, car non contrôlée. La seule émotion acceptable, est une émotion canalisée, médiatisée, politisée au profit d’une lutte, pas une émotion qui vient des tripes. C’est paradoxal, car cette émotion qui vient des tripes est justement une émotion populaire et que ces voix discordantes prétendent se battre pour le peuple… mais à leur manière, raisonnée, cadenassée, sans accepter que le peuple puisse agir de manière déraisonnée. »

Il parle de ceux qui dénoncent la médiatisation de l’événement :

« À moins que ce soit la surmédiatisation qui soit l’objet des critiques, notamment sur les réseaux sociaux. […] Il est surprenant de voir que la surmédiatisation ne pose problème que dans un sens. Quand les médias belges se sont faits l’écho ce week-end, à outrance, de ce terrible drame qu’était l’arrêt du match Standard-Anderlecht après trente minutes, je n’ai vu aucun post dénonçant une surmédiatisation malsaine du sport. Il semble donc que ce soit la médiatisation de la culture et du patrimoine qui pose fondamentalement un problème. »

Il parle enfin, surtout, de ceux qui viennent nous donner des leçons sur la hiérarchie des priorités :

« Doit-on, en permanence, avant de prendre la parole, tout remettre en contexte ? Est-on dans une société où nous n’avons plus le droit d’exprimer une émotion que sous couvert de mille précautions : “Je suis dévasté par le cimetière qu’est devenu la Méditerranée, je suis effrayé par les conséquences du réchauffement climatique, j’estime que nous devons aider nos semblables dans le besoin, je suis scandalisé par le manque de moyen mis en place pour lutter contre l’évasion fiscale, je sais que je vais donner l’impression d’être petit bourgeois, mais je suis content qu’il fasse beau durant mes congés.” ? »

Cette polémique stérile mais qui enfle, cet impossible accord autour d’un symbole aussi évident que Notre-Dame-de-Paris, cette colère qui trouve systématiquement le premier prétexte possible pour s’exprimer me semblent, je le répète, les signes sans ambiguïté d’une société au bord de l’explosion.


[1] Saint Basile, Homélie VI sur saint Luc.