mercredi 6 février 2019

Il faut parler aux gens avant de les manger


Moi qui écoute régulièrement l’émission d’Alain Finkielkraut sur France Culture, Répliques, j’ai eu l’occasion d’y entendre François-Xavier Bellamy. Je sais, je sais, je commence fort, pas vrai ? Vous allez vous dire que je fais de la provoc, que j’abuse, que déjà qu’écouter Finkielkraut, c’est pas bien joli-joli, mais qu’alors un jour où il invite Bellamy, là ça dépasse toutes les bornes, et que la coupe est pleine. Le type est de la Manif pour tous, contre le mariage pour les couples homos, contre l’avortement, évidemment contre la PMA : si je l’écoute, je suis suspect ; si je m’en vante, je suis un monstre.

Je sais. Et depuis l’émission, qui date du 24 novembre dernier, il est en plus devenu la tête de liste des Républicains pour les européennes. Sylvain Tesson, l’autre invité du même jour, le lui avait pourtant déconseillé – il aurait mieux fait de l’écouter, j’en suis conscient. De même que, je vous rassure, je n’ai changé d’avis ni le sur le mariage homo, ni sur l’avortement, deux sujets à propos desquels mon blog, entre autres, témoigne de mon engagement.

Alors pourquoi venir la ramener aujourd’hui ? Parce que, comme je le supposais d’ailleurs en commençant l’émission, j’ai trouvé que ce type avait plein de choses très intéressantes à dire ; et que j’ai compris, simultanément, qu’il pouvait bien dire tout ce qu’il voulait, il serait toujours inaudible, à cause justement de ses positions sur d’autres questions de société.

Ce qui me ramène à un autre de mes grands combats, la liberté d’expression, et à un autre sujet que j’aborde moins souvent, l’importance de l’écoute. C’est d’ailleurs le slogan affiché par l’émission Répliques : « on a besoin d’être éclairé par d’autres et d’écouter silencieusement des conversations qui prennent leur temps ». Or, nous vivons au contraire dans un monde qui cherche de moins en moins à écouter, mais de plus en plus à faire taire.

« Faire taire », c’est même en train de devenir la stratégie principale et pour ainsi dire unique d’un nombre sans cesse croissant de militants de tous bords – et, ce qui me chagrine infiniment, souvent de militants dont je partage par ailleurs les combats. Il y a quelques mois, Philippe Soual, un professeur de philosophie membre de la Manif pour tous, s’est vu retirer son cours d’agrégation sur Hegel à la faculté de Toulouse suite à une campagne menée contre lui sur le campus. Je n’aime pas plus la Manif pour tous qu’il y a quelques lignes, notez bien ! Mais Soual est agrégé et docteur en philosophie, il est spécialiste de Hegel : lui confier ce cours ne semblait pas insensé. En revanche, que la direction d’une faculté de lettres cède aux pressions de groupes de militants, voilà quelque chose d’inquiétant.

Après son film Les Proies, Sophia Coppola a été accusée de racisme pour avoir gommé du roman qu’elle adaptait deux personnages de femmes noires et les avoir remplacées par des blanches. Pire encore, le film Detroit, qui traite de la lutte des Noirs pour l’égalité et la justice aux États-Unis, a subi des attaques similaires au motif que sa réalisatrice, Kathryn Bigelow, blanche et d’origine anglo-norvégienne, n’aurait aucune légitimité à traiter ce sujet qui concerne l’histoire afro-américaine… donc exclusivement les noirs. Dana Schutz, peintre américaine et blanche, avait essuyé une cataracte d’injures et de menaces pour son œuvre « Open Casket », œuvre inspirée d’une photo du cadavre au visage défiguré d’Emmett Till, gamin de 14 ans torturé et tué en 1955 par les suprématistes blancs du Mississippi. Hannah Black avait alors appelé à la destruction du tableau dans une lettre ouverte signée par une vingtaine d’autres artistes. La même Hannah Black qui déclarait : « Le sujet du tableau n’appartient pas à Schutz. La liberté d’expression blanche et la liberté de création blanche ont été fondées sur la contrainte des autres et ne sont pas des droits naturels. » Le PIR ne fait pas mieux.

Dana Schutz, « Open Casket »

Dans un article publié sur sa page Facebook et sur le site de l’UJFP, Julien Salingue, docteur en sciences politiques, enseignant à Paris X, s’en prenait à ceux qui affirment que rien ne justifie la violence et leur lançait : « Tu n’as aucune légitimité […] pour expliquer aux gens qui veulent se faire entendre et qui ne sont jamais entendus, jamais pris au sérieux, jamais écoutés, ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire pour se faire entendre. […] On se passera de tes commentaires, de tes leçons de morale et de tes injonctions. »

On en revient toujours au même point : tu n’es pas d’accord avec moi, et en plus tu n’es pas directement concerné par la question, alors tais-toi.

Qu’il faille donner aussi, et même d’abord, la parole à ceux qui sont directement concernés par un problème comme le racisme, le sexisme ou l’homophobie, c’est une évidence. Mais croire qu’ils seraient les seuls à être légitimes pour en parler est bien entendu complètement absurde ; sinon, aucun être humain ne serait fondé à s’exprimer sur des questions comme la maltraitance animale. Et pourtant, cette absurdité est bien tenace.

À ma modeste échelle, j’en ai fait récemment l’expérience en me faisant rappeler sur Facebook par une amie d’amis que, n’étant ni noir ni femme, je n’avais aucune légitimité à parler de racisme ou de sexisme, à dire par exemple ce qui, à mon avis, était du racisme ou n’en était pas. J’ai essayé de discuter, d’argumenter, mais plus j’apportais d’arguments, plus on me répondait par la même injonction : « Tais-toi ! » Si bien que finalement, la propriétaire des lieux m’a intimé l’ordre de ne plus parler, faute de quoi je serais banni de la page. Faire taire comme seule stratégie face à un désaccord politique : nous y sommes.

Soulignons pour finir que les gouvernements ne sont évidemment pas en reste : la loi sur les « fake news » voulue par le gouvernement de Macron et actuellement discutée va exactement dans le même sens. De même que le gouvernement de Hollande qui, à propos de l’IVG, voulait pénaliser le mensonge. Dans tous les cas, la liberté d’expression, de plus en plus, n’est conçue comme valable que lorsque ce qu’on dit est « vrai ». Dans la discussion mentionnée plus haut, on m’a ainsi balancé, comme si c’était quelque chose d’absolument scandaleux et indéfendable : « En gros tu revendiques ta liberté à dire n’importe quoi ? »

Il faudrait apporter des nuances, bien sûr ; je ne suis pas pour une liberté d’expression absolue et sans aucune limite. L’appel à la haine ou à la violence, la diffamation, la violation de la vie privée me semblent devoir être interdits. Mais sinon, oui, c’est ça : je revendique la liberté pour chacun de dire n’importe quoi. Parce qu’il faut bien penser à une chose : si on n’autorise plus l’expression que de ce qui est « vrai », qui va déterminer ce qui est vrai, et donc autorisé, et ce qui est faux, et donc interdit ? Le gouvernement ? La majorité ? Ce serait la porte ouverte à l’oppression de toutes les minorités. Et d’ailleurs, ça ne satisferait pas grand-monde : au fond, ceux qui veulent faire interdire ce qu’ils considèrent comme « faux » voudraient toujours être eux-mêmes les juges de ce qui l’est. Ce n’est pas comme ça qu’on fera société.

Il faut donc le redire, contre toutes les tentatives d’intimidation, contre toutes les accusations de racisme, de sexisme, d’islamophobie : nous sommes, tous, toujours légitimes à dire ce que nous voulons. La liberté d’expression doit, à mon sens, avoir des limites, mais seulement celles strictement et impérativement nécessaires au vivre-ensemble. Heurter quelqu’un, le choquer, le secouer dans sa zone de confort, ce n’est pas contraire au vivre-ensemble.

Le titre de cet article est la dernière phrase d’un petit conte de Gilles Vigneault, « L’aigle et le castor ». Ceux qui prendront sept minutes pour l’écouter comprendront, peut-être, qu’il est toujours utile et bon d’écouter ceux qui ne sont pas comme nous.
 
 

*** EDIT du 20 mars 2021 ***

Lors de l’investiture du nouveau président des États-Unis Joe Biden, une jeune afro-américaine nommée Amanda Gorman a lu un poème qu’elle avait également écrit, « The Hill We Climb ». Ce poème, devenu immédiatement célèbre, a été traduit dans de nombreuses langues.

Aux Pays-Bas, l’éditeur qui en a obtenu les droits a confié cette traduction à l’écrivain et poétesse Marieke Lucas Rijneveld. Avant même que la traduction ne soit publiée, une journaliste, Janice Deul, a protesté contre ce choix qu’elle qualifie « d’incompréhensible » et qui provoquerait « douleur, frustration, colère et déception ». Pourquoi ? Parce que Rijneveld est blanche. Eh oui, étant blanche, elle ne peut pas traduire une noire.

Même topo en Catalogne, où l’écrivain Victor Obiols s’est vu retirer la traduction du poème, qui lui avait été confiée pas une maison d’édition qui lui a expliqué que finalement il leur fallait « une femme, jeune, activiste, et de préférence noire ». Il a eu beau rappeler que, sans être ni un Grec de l’Antiquité, ni un Anglais de la Renaissance, il avait bien réussi à traduire Homère et Shakespeare, rien n’y a fait.

Voilà où en sont le communautarisme et le racisme en Europe. Des conneries, on en avait entendu : un homme ne pourrait pas être féministe ou parler pour défendre les femmes, un blanc ne pourrait pas être antiraciste ou parler pour défendre les noirs. Maintenant un blanc ne peut plus légitimement traduire une noire. Le racisme anti-blancs, non, toujours pas ?

 

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