mercredi 27 février 2019

Tous frères ; tous chrétiens ?


Le 4 février 2019, le pape François a signé, avec le cheikh Ahmed Mohamed el-Tayeb, imam de la mosquée Al Azhar, considéré comme la plus haute autorité de l’islam sunnite, une déclaration commune intitulée « Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune ». J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense de ce texte, malgré ses lacunes et les erreurs qu’à mon avis il comporte, puisque dans l’ensemble, il va clairement dans le sens de ce Tol Ardor et moi-même disons depuis longtemps.

Le document a toutefois engendré de très nombreuses critiques, en particulier dans les rangs des traditionalistes et des conservateurs catholiques. Une phrase en particulier a soulevé leur indignation : celle selon laquelle la diversité des religions serait voulue par Dieu. Nous avons déjà eu l’occasion de démonter un de leurs principaux arguments, celui selon lequel Dieu, étant Vérité, ne pourrait vouloir ni l’erreur, ni le mensonge.

Mais les traditionalistes s’appuient également sur plusieurs passages des Évangiles, que je vous propose à présent de commenter. Les deux principaux sont extraits de l’Évangile de Jean. Le premier est en Jean 10, 7-9 :

« Jésus reprit : “En vérité, en vérité, je vous le dis, je suis la porte des brebis. Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands, mais les brebis ne les ont pas écoutés. Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé, il ira et viendra et trouvera de quoi se nourrir.” »

Le second, encore plus connu, est en Jean 14, 6 :

« Jésus lui dit : “Je suis le chemin, la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi.” »

L’idée, à chaque fois, est la même : le Christ est le passage obligé pour aller vers Dieu et vers le salut. Le premier passage, il faut le noter, n’exclut pas la possibilité d’un salut hors du Christ. On peut se demander à qui le Christ fait référence quand Il parle de « ceux qui sont venus avant [Lui] » : certainement pas aux autres religions, à leurs prophètes ou à leurs textes sacrés, en tout cas, puisque ceux-là, les hommes les ont écoutés, et largement. Le second passage, en tout cas, exclut sans ambiguïté la possibilité du salut pour qui ne passe pas par le Christ.

De cela, les traditionalistes tirent les conclusions les plus délirantes. Et bien tristement, les paroles les plus choquantes ne viennent pas de la FSSPX, mais d’un évêque en pleine communion avec Rome, le père Athanasius Schneider. Pour lui, « les hommes deviennent fils de Dieu non par nature, mais par adoption. […] Celui qui est leur créateur devient aussi alors, par la grâce, leur Père ». Comment se fait cette adoption ? Pour le père Schneider, qui suit Athanase d’Alexandrie, « les hommes ne peuvent devenir fils de Dieu que par la foi et le baptême […]. Par conséquent, par nature, Dieu n’est pas au sens propre le Père de tous les êtres humains. C’est seulement si une personne accepte consciemment le Christ et est baptisée qu’elle pourra crier en vérité : Abba, Père ». Le même cite également Cyprien de Carthage : « Il ne peut pas avoir Dieu pour père, celui qui n’a pas l’Église pour mère ».

Est-il besoin d’argumenter contre une telle aberration, et même une telle ignominie ? N’est-on pas instinctivement révolté rien qu’à lire la phrase ? Que, dans les premiers siècles du christianisme, dans un contexte bien particulier où cette religion encore jeune était menacée dans son existence même, de grands penseurs aient pu écrire ces énormités, on le comprend. Mais comment des gens un tant soit peu éduqués peuvent-ils faire de même de nos jours, malgré les progrès spirituels et moraux censés avoir été faits entretemps ?

Un Dieu d’Amour ne peut qu’être le Père de ce qu’Il crée. J’ajouterais : le Père et la Mère, tant il est vrai que Dieu est également masculin et féminin[1]. Créer dans l’amour, par amour et pour l’amour, c’est très exactement la définition même de la paternité et de la maternité. Dieu est donc à l’évidence Père et Mère non seulement de tous les hommes, mais encore de tous les êtres vivants ; prétendre le contraire, c’est dire soit qu’Il n’est pas leur créateur, soit qu’Il n’est pas un Dieu d’Amour ; toute autre proposition serait illogique et incohérente[2].

Pour dire cela, faut-il renier l’Évangile de Jean ? À l’évidence non. Oui, Jésus est la Porte. Oui, Il est le Chemin. Mais comment peut-on avoir l’arrogance de s’imaginer que seuls ceux qui croient consciemment en Lui passent par ce Chemin ? Comment peut-on se dire chrétien et prétendre savoir où est le Christ et où Il n’est pas ? Ce que nous dit le Christ, ce n’est de toute évidence pas que les non-baptisés ne peuvent pas entrer dans le Royaume ; c’est que bien des gens passent par la Porte sans le savoir et sans la reconnaître.

« Bien des gens », ai-je dit ? Plus encore : chaque homme, chaque être vivant. Que ce soit avant sa mort ou après, chacun passe par le Christ et vient au Père, parce que la bonne nouvelle annoncée par le Christ, c’est justement l’amour absolu, infini et inconditionnel de Dieu, et donc le salut universel. Cette idée n’est pas de moi, c’est la théorie des « chrétiens anonymes ». Athanasius Schneider l’exprime bien, même si c’est pour la condamner : selon elle, « la mission de l’Église dans le monde consisterait […] à faire naître la conscience que tous les hommes doivent avoir de leur salut en Jésus-Christ, et par voie de conséquence, de leur adoption filiale en Jésus-Christ ». On est évidemment aux antipodes de la vision de Schneider, conception d’exclusion, fermée et finalement très humaine.

Une chose, et une seule, m’empêche finalement de dire que nous sommes tous chrétiens, même si nous n’en avons pas tous conscience, et c’est le respect que je voue aux convictions de chacun. Appelant « chrétiens » des gens qui ne se revendiquent pas comme tels, j’aurais l’impression de leur faire violence. Mais si nous ne sommes pas tous chrétiens, nous sommes tous frères. Ne pas le voir est, je le crains, tout à fait incompatible avec le christianisme.


[1] Puisque « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Genèse 1, 27).
[2] Exactement de la même manière que l’idée de l’enfer ou de la damnation éternelle est contradictoire avec le caractère absolu et infini de l’Amour divin.

vendredi 15 février 2019

L’Église catholique se convertit à la tolérance (la vraie)


Il y a des jours où le pape François me déçoit (et même beaucoup). Il y en a d’autres où il me réconcilie avec mon catholicisme – en général, ce sont les jours où il met le monde des conservateurs et, plus encore, celui des traditionalistes, en ébullition. Il y avait eu, l’été dernier, la condamnation absolue de la peine de mort – je prévois toujours d’écrire quelque chose là-dessus. Et là, nouveau coup de tonnerre, sur la tolérance religieuse cette fois-ci.

Petit rappel pour ceux qui ne suivent pas de près l’agenda papal. Le 4 février dernier, François a signé, à Abu Dabi, une déclaration commune avec le cheikh Ahmed Mohamed el-Tayeb, imam de la mosquée Al Azhar, considéré comme la plus haute autorité de l’islam sunnite. Ce texte, intitulé « Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune », est pour l’Église catholique comme pour l’islam – je pèse mes mots – d’une portée historique.

Dès le premier paragraphe de l’avant-propos, il appelle le croyant à « sauvegarder la création » et à soutenir ceux qui « sont le plus dans le besoin et les plus pauvres » : d’entrée de jeu, les deux grands enjeux de notre temps sont rappelés. Rien que cela fait du bien : c’est un soulagement de voir l’Église se préoccuper un peu moins de ce qui se passe dans nos slips et nos chambres à coucher, et un peu plus de ce qui compte vraiment. Et rien que ça a fait réagir : le très traditionaliste évêque Athanasius Schneider s’est écrié, avec son sens de l’à-propos habituel, que le « changement climatique » contre lequel la lutte était la plus urgente était le « changement climatique spirituel » – on reste pantois, à défaut d’être surpris. Pas grave : les chiens aboient, la caravane passe.

Cela pourtant n’est déjà plus complètement une nouveauté : c’est le prolongement de ce que le pape avait déjà dit auparavant, en particulier dans son encyclique Laudato si’. Le véritable bouleversement arrive après : « Le pluralisme et les diversités de religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont une sage volonté divine ». Ça peut vous sembler aller de soi, mais quand on met ça en relation avec l’histoire de l’Église et de sa doctrine, on comprend qu’il s’agit là d’un véritable séisme intellectuel, philosophique et théologique. Non seulement la diversité des religions est, pour la première fois, considérée non pas comme un effet du péché, mais comme étant voulue par Dieu ; mais en plus, cette diversité est placée sur le même plan que l’altérité sexuelle. Pas étonnant que ça secoue.

L’Église catholique romaine deviendrait-elle ardorienne ? Avec cette phrase, le pape François ne fait que dire ce que nous disons depuis très longtemps, et que, jusqu’à présent, l’Église niait : la véritable tolérance consiste non pas à accepter la différence comme un mal nécessaire, mais à l’aimer comme une richesse. Pour cela comme pour beaucoup d’autres choses, on m’a largement traité d’hérétique ; finalement, il semblerait que j’aie surtout été en avance sur mon temps.

Le pape agit comme à son habitude : sans trop en avoir l’air. Il avait autorisé la communion pour les divorcés remariés de manière on ne peut plus explicite, mais dans une note de bas de page de son exhortation apostolique Amoris laetitia. Il procède ici de la même façon : plutôt qu’une encyclique tonitruante entièrement consacrée à la question et qui affirmerait frontalement la révolution doctrinale, le pape glisse l’idée au milieu de beaucoup d’autres, et dans un document tout ce qu’il y a de plus officiel, mais qui sort des cadres traditionnels. Pour ma part, j’ai une préférence instinctive pour la méthode forte ; mais je reconnais que la douceur et la subtilité jésuitiques de François ont leurs avantages. Avant tout, elles permettent de réduire le risque de schisme.

Néanmoins, elles ont aussi leurs inconvénients. Outre que les tradis vont évidemment faire tout ce qu’ils pourront pour affirmer que ce texte ne fait pas partie du Magistère, la forme empêche évidemment tout développement théologique ou argumentatif un peu approfondi. Or, un tel coup de tonnerre mériterait quand même de répondre par avance aux objections qu’on ne manquera pas de lui opposer. Mais comme je suis très bon, je vais le faire pour le pape – il n’aura qu’à s’inspirer, au besoin.

Le principal argument qu’on oppose à cette déclaration est que, comme les différentes religions disent des choses différentes et souvent incompatibles sur Dieu, sur la manière de L’honorer ou sur les règles de morale qu’Il nous demande de suivre, elles ne peuvent toutes avoir raison en même temps. Donc, certaines seraient vraies quand d’autres seraient fausses. Or Dieu, étant Vérité, ne saurait vouloir ni l’erreur, ni le mensonge. Donc, Il ne pourrait vouloir qu’une seule religion (la vraie, évidemment, suivez un peu).

Sur l’argument de base, rien à redire : les différentes croyances (j’y inclus l’athéisme) affirmant des choses contradictoires, elles ne peuvent pas toutes dire vrai sur tout. Je ne suis donc absolument pas relativiste : je ne prétends pas que les religions se valent, ou qu’elles disent toutes également la vérité, ou encore qu’il n’y aurait pas qu’une vérité mais que tout ne serait qu’une question de point de vue. D’ailleurs, si je me revendique chrétien et catholique, c’est bien que j’estime que cette croyance doit, d’une manière ou d’une autre, être plus vraie que les autres – et cela est vrai de toute personne qui revendique une croyance, quelle qu’elle soit.

Il faut cependant rappeler trois choses. La première est le droit à l’erreur : tout le monde – c’est la base de la liberté de conscience et de la liberté d’expression – a le droit absolu de croire et de dire des choses fausses. Ceux qui pensent que la Terre est plate ont le droit de le croire et le droit de le dire, même si on peut leur démontrer le contraire.

Ce droit à l’erreur – et c’est le deuxième point à souligner – est encore plus flagrant en matière de croyance métaphysique, puisqu’en la matière, il est impossible de rien prouver. Les croyances métaphysiques ne sont toujours justement que cela : des croyances, et jamais des savoirs, des connaissances. Je peux croire que Jésus était le Fils de Dieu, ou croire qu’il n’était qu’un prophète, ou croire que Zeus est le dieu de la foudre, ou croire que Dieu n’existe pas, mais je ne peux pas prétendre le savoir. Celui qui pense savoir cela se trompe. Contrairement à ce que continue de prétendre l’Église catholique, la seule raison ne suffit pas à connaître Dieu avec certitude.

Pour ces deux premiers points, on pourrait me rétorquer, cependant, que si Dieu veut que nous soyons libres de professer l’erreur, Il ne veut pas l’erreur elle-même pour autant.

Il y a, cependant, le troisième point, et le plus important : c’est qu’il est bien sûr extraordinairement simpliste de croire qu’il y aurait une religion vraie quand les autres seraient fausses. Même si, évidemment, je pense que ma religion, et plus exactement ma manière de penser et de vivre ma religion, est plus vraie que les autres, j’ai quand même assez d’humilité et de lucidité pour réaliser que, bien sûr, il y a des points sur lesquels je me trompe forcément, et où ce sont d’autres qui ont raison.

Par ailleurs, bien souvent, les différents discours tenus par différentes religions ne s’opposent pas, mais se complètent en insistant plus ou moins sur différents aspects d’une même réalité ; aspects qui ne sont contradictoires qu’en apparence, mais sont en fait également vrais. En tant que catholique, je voue un culte aux saints ; mais je vois dans le refus de ce culte par les protestants un rappel de la primauté de Dieu. Pour moi, le refus du culte des saints par les protestants n’est donc pas en contradiction avec la pratique catholique : il est une autre pratique, qui me convient moins à moi, mais donc l’existence permet probablement aux catholiques d’éviter des dérives propres à leur manière de croire et de faire. Une des plus flagrantes est la tentation permanente de mettre certaines créatures au même niveau que Dieu : la mariolâtrie en cours dans l’Église en est le meilleur exemple. Même si je ne suis ni protestant, ni juif, ni musulman, la présence dans le monde de ces croyants qui n’honorent que Dieu m’évite, je crois, de tomber dans l’excès inverse. De même que, je l’espère, les catholiques peuvent éviter aux protestants, aux juifs et aux musulmans de tomber dans leur propre dérive, qui serait de ne plus voir l’univers que comme un face à face exclusif entre Dieu et l’homme.

Dès lors, il apparaît que les différentes croyances, athéisme inclus, ne sont pas avant tout des discours opposés et contradictoires, mais plutôt l’équivalent des instruments qui, dans un orchestre symphonique, ont des sonorités différentes et jouent des partitions différentes, mais qui sont toutes orientées au service de la même musique. On pourrait également les comparer à des cartes différentes indiquant différents chemins pour se rendre au même point. Chaque chemin peut donc être voulu par Dieu, puisque chacun contient ses richesses et ses particularités propres. L’art est une magnifique illustration de cette vérité : comment croire que Dieu n’a pas voulu la mosquée bleue, le Daigo-ji, la statue chryséléphantine de Zeus à Olympie ou le temple d’Amon à Louxor ?


Évidemment, ça ne veut pas dire que Dieu a tout voulu dans toutes les religions. Évidemment qu’Il ne voulait pas les sacrifices d’enfants des Carthaginois : mais je crois qu’Il veut, en revanche, qu’on n’aille pas à Lui que par un seul chemin. On va m’objecter les paroles de Jésus : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi.[1] » Certes ! Mais l’arrogance – et l’erreur – des chrétiens est de croire que le Christ n’est présent que là où il est consciemment et explicitement reconnu et honoré.

L’essentiel n’est donc pas le chemin qu’on emprunte pour aller au Bien – ou à Dieu, car c’est exactement la même chose –, mais bien d’aller dans cette direction. Or, de ce point de vue, le document signé par le pape et l’imam témoigne d’une remarquable évolution aussi bien de l’Église que de l’islam. L’Église évolue vers plus de tolérance, et vers une tolérance plus réelle ; mais l’islam change également. Le texte signé par el-Tayeb est en effet en contradiction flagrante avec des nombreux passages du Coran, y compris avec des versets considérés comme « abrogatifs » (nâsikh), c’est-à-dire censés primer sur les versets « abrogés » qui les contredisent.

La conclusion s’impose : l’islam est en train d’évoluer vers un nouveau regard sur le Coran. En particulier, la théorie des versets abrogés et des versets abrogatifs s’écroule sous nos yeux. C’est bien sûr un mouvement lent, qui est très loin d’être achevé, alors qu’il remonte au moins aux années 1950. Mais qui pourrait s’en étonner ? L’Église catholique aussi a mis des décennies pour accepter des vérités aussi fondamentales que la liberté religieuse, le dialogue inter-religieux, etc. Le schisme lefebvriste, qui dure encore de nos jours, témoigne que ces évolutions, pourtant officiellement actées par le Concile de Vatican II en 1965, sont loin d’être encore parfaitement admises, presque 60 ans plus tard.

C’est en cela qu’on peut dire que ce document est un pas important vers le fait que le catholicisme et l’islam sunnite regardent un peu plus dans la même direction : les autorités qui les représentent officiellement se rapprochent l’une de l’autre et, ce faisant, s’éloignent chacune des intégristes auxquels elles sont respectivement confrontées. Alors évidemment, ce texte n’est pas parfait, et je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il contient. Mais il est révélateur d’une évolution de long terme extrêmement positive. Il faut la soutenir.


[1] Évangile selon Jean, 14, 6.

mercredi 6 février 2019

Il faut parler aux gens avant de les manger


Moi qui écoute régulièrement l’émission d’Alain Finkielkraut sur France Culture, Répliques, j’ai eu l’occasion d’y entendre François-Xavier Bellamy. Je sais, je sais, je commence fort, pas vrai ? Vous allez vous dire que je fais de la provoc, que j’abuse, que déjà qu’écouter Finkielkraut, c’est pas bien joli-joli, mais qu’alors un jour où il invite Bellamy, là ça dépasse toutes les bornes, et que la coupe est pleine. Le type est de la Manif pour tous, contre le mariage pour les couples homos, contre l’avortement, évidemment contre la PMA : si je l’écoute, je suis suspect ; si je m’en vante, je suis un monstre.

Je sais. Et depuis l’émission, qui date du 24 novembre dernier, il est en plus devenu la tête de liste des Républicains pour les européennes. Sylvain Tesson, l’autre invité du même jour, le lui avait pourtant déconseillé – il aurait mieux fait de l’écouter, j’en suis conscient. De même que, je vous rassure, je n’ai changé d’avis ni le sur le mariage homo, ni sur l’avortement, deux sujets à propos desquels mon blog, entre autres, témoigne de mon engagement.

Alors pourquoi venir la ramener aujourd’hui ? Parce que, comme je le supposais d’ailleurs en commençant l’émission, j’ai trouvé que ce type avait plein de choses très intéressantes à dire ; et que j’ai compris, simultanément, qu’il pouvait bien dire tout ce qu’il voulait, il serait toujours inaudible, à cause justement de ses positions sur d’autres questions de société.

Ce qui me ramène à un autre de mes grands combats, la liberté d’expression, et à un autre sujet que j’aborde moins souvent, l’importance de l’écoute. C’est d’ailleurs le slogan affiché par l’émission Répliques : « on a besoin d’être éclairé par d’autres et d’écouter silencieusement des conversations qui prennent leur temps ». Or, nous vivons au contraire dans un monde qui cherche de moins en moins à écouter, mais de plus en plus à faire taire.

« Faire taire », c’est même en train de devenir la stratégie principale et pour ainsi dire unique d’un nombre sans cesse croissant de militants de tous bords – et, ce qui me chagrine infiniment, souvent de militants dont je partage par ailleurs les combats. Il y a quelques mois, Philippe Soual, un professeur de philosophie membre de la Manif pour tous, s’est vu retirer son cours d’agrégation sur Hegel à la faculté de Toulouse suite à une campagne menée contre lui sur le campus. Je n’aime pas plus la Manif pour tous qu’il y a quelques lignes, notez bien ! Mais Soual est agrégé et docteur en philosophie, il est spécialiste de Hegel : lui confier ce cours ne semblait pas insensé. En revanche, que la direction d’une faculté de lettres cède aux pressions de groupes de militants, voilà quelque chose d’inquiétant.

Après son film Les Proies, Sophia Coppola a été accusée de racisme pour avoir gommé du roman qu’elle adaptait deux personnages de femmes noires et les avoir remplacées par des blanches. Pire encore, le film Detroit, qui traite de la lutte des Noirs pour l’égalité et la justice aux États-Unis, a subi des attaques similaires au motif que sa réalisatrice, Kathryn Bigelow, blanche et d’origine anglo-norvégienne, n’aurait aucune légitimité à traiter ce sujet qui concerne l’histoire afro-américaine… donc exclusivement les noirs. Dana Schutz, peintre américaine et blanche, avait essuyé une cataracte d’injures et de menaces pour son œuvre « Open Casket », œuvre inspirée d’une photo du cadavre au visage défiguré d’Emmett Till, gamin de 14 ans torturé et tué en 1955 par les suprématistes blancs du Mississippi. Hannah Black avait alors appelé à la destruction du tableau dans une lettre ouverte signée par une vingtaine d’autres artistes. La même Hannah Black qui déclarait : « Le sujet du tableau n’appartient pas à Schutz. La liberté d’expression blanche et la liberté de création blanche ont été fondées sur la contrainte des autres et ne sont pas des droits naturels. » Le PIR ne fait pas mieux.

Dana Schutz, « Open Casket »

Dans un article publié sur sa page Facebook et sur le site de l’UJFP, Julien Salingue, docteur en sciences politiques, enseignant à Paris X, s’en prenait à ceux qui affirment que rien ne justifie la violence et leur lançait : « Tu n’as aucune légitimité […] pour expliquer aux gens qui veulent se faire entendre et qui ne sont jamais entendus, jamais pris au sérieux, jamais écoutés, ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire pour se faire entendre. […] On se passera de tes commentaires, de tes leçons de morale et de tes injonctions. »

On en revient toujours au même point : tu n’es pas d’accord avec moi, et en plus tu n’es pas directement concerné par la question, alors tais-toi.

Qu’il faille donner aussi, et même d’abord, la parole à ceux qui sont directement concernés par un problème comme le racisme, le sexisme ou l’homophobie, c’est une évidence. Mais croire qu’ils seraient les seuls à être légitimes pour en parler est bien entendu complètement absurde ; sinon, aucun être humain ne serait fondé à s’exprimer sur des questions comme la maltraitance animale. Et pourtant, cette absurdité est bien tenace.

À ma modeste échelle, j’en ai fait récemment l’expérience en me faisant rappeler sur Facebook par une amie d’amis que, n’étant ni noir ni femme, je n’avais aucune légitimité à parler de racisme ou de sexisme, à dire par exemple ce qui, à mon avis, était du racisme ou n’en était pas. J’ai essayé de discuter, d’argumenter, mais plus j’apportais d’arguments, plus on me répondait par la même injonction : « Tais-toi ! » Si bien que finalement, la propriétaire des lieux m’a intimé l’ordre de ne plus parler, faute de quoi je serais banni de la page. Faire taire comme seule stratégie face à un désaccord politique : nous y sommes.

Soulignons pour finir que les gouvernements ne sont évidemment pas en reste : la loi sur les « fake news » voulue par le gouvernement de Macron et actuellement discutée va exactement dans le même sens. De même que le gouvernement de Hollande qui, à propos de l’IVG, voulait pénaliser le mensonge. Dans tous les cas, la liberté d’expression, de plus en plus, n’est conçue comme valable que lorsque ce qu’on dit est « vrai ». Dans la discussion mentionnée plus haut, on m’a ainsi balancé, comme si c’était quelque chose d’absolument scandaleux et indéfendable : « En gros tu revendiques ta liberté à dire n’importe quoi ? »

Il faudrait apporter des nuances, bien sûr ; je ne suis pas pour une liberté d’expression absolue et sans aucune limite. L’appel à la haine ou à la violence, la diffamation, la violation de la vie privée me semblent devoir être interdits. Mais sinon, oui, c’est ça : je revendique la liberté pour chacun de dire n’importe quoi. Parce qu’il faut bien penser à une chose : si on n’autorise plus l’expression que de ce qui est « vrai », qui va déterminer ce qui est vrai, et donc autorisé, et ce qui est faux, et donc interdit ? Le gouvernement ? La majorité ? Ce serait la porte ouverte à l’oppression de toutes les minorités. Et d’ailleurs, ça ne satisferait pas grand-monde : au fond, ceux qui veulent faire interdire ce qu’ils considèrent comme « faux » voudraient toujours être eux-mêmes les juges de ce qui l’est. Ce n’est pas comme ça qu’on fera société.

Il faut donc le redire, contre toutes les tentatives d’intimidation, contre toutes les accusations de racisme, de sexisme, d’islamophobie : nous sommes, tous, toujours légitimes à dire ce que nous voulons. La liberté d’expression doit, à mon sens, avoir des limites, mais seulement celles strictement et impérativement nécessaires au vivre-ensemble. Heurter quelqu’un, le choquer, le secouer dans sa zone de confort, ce n’est pas contraire au vivre-ensemble.

Le titre de cet article est la dernière phrase d’un petit conte de Gilles Vigneault, « L’aigle et le castor ». Ceux qui prendront sept minutes pour l’écouter comprendront, peut-être, qu’il est toujours utile et bon d’écouter ceux qui ne sont pas comme nous.
 
 

*** EDIT du 20 mars 2021 ***

Lors de l’investiture du nouveau président des États-Unis Joe Biden, une jeune afro-américaine nommée Amanda Gorman a lu un poème qu’elle avait également écrit, « The Hill We Climb ». Ce poème, devenu immédiatement célèbre, a été traduit dans de nombreuses langues.

Aux Pays-Bas, l’éditeur qui en a obtenu les droits a confié cette traduction à l’écrivain et poétesse Marieke Lucas Rijneveld. Avant même que la traduction ne soit publiée, une journaliste, Janice Deul, a protesté contre ce choix qu’elle qualifie « d’incompréhensible » et qui provoquerait « douleur, frustration, colère et déception ». Pourquoi ? Parce que Rijneveld est blanche. Eh oui, étant blanche, elle ne peut pas traduire une noire.

Même topo en Catalogne, où l’écrivain Victor Obiols s’est vu retirer la traduction du poème, qui lui avait été confiée pas une maison d’édition qui lui a expliqué que finalement il leur fallait « une femme, jeune, activiste, et de préférence noire ». Il a eu beau rappeler que, sans être ni un Grec de l’Antiquité, ni un Anglais de la Renaissance, il avait bien réussi à traduire Homère et Shakespeare, rien n’y a fait.

Voilà où en sont le communautarisme et le racisme en Europe. Des conneries, on en avait entendu : un homme ne pourrait pas être féministe ou parler pour défendre les femmes, un blanc ne pourrait pas être antiraciste ou parler pour défendre les noirs. Maintenant un blanc ne peut plus légitimement traduire une noire. Le racisme anti-blancs, non, toujours pas ?