lundi 21 décembre 2015

Pape François, je ne vous félicite pas (trop)

Père évêque,

Cette année, la Slovénie aurait pu devenir le premier pays de l’ex-bloc soviétique à légaliser le mariage des couples homosexuels. Elle était bien partie, puisque la loi avait été votée par le parlement. Mais un référendum d’initiative populaire en a décidé autrement : 63,12% des 35,65% de votants (autrement dit 22,5% des électeurs, moins d’un quart !) ont suffi à bloquer cette réforme.

Or, vous avez une part de responsabilité dans ce résultat, car vous avez personnellement appelé à voter « non » au référendum. Que la démocratie est un système peu efficace et que les masses populaires sont décidément peu propres à prendre de bonnes décisions n’est donc pas le seul enseignement de ce scrutin. J’en souligne un autre : vous n’êtes pas seulement le pape de progrès et d’ouverture qu’on retient souvent de vous.

À vrai dire, je le savais déjà. Dès votre élection, je savais que vous seriez le Barack Obama de l’Église : nettement moins pire que vos prédécesseurs, permettant de réels progrès sur certaines questions, mais conservateur sur l’essentiel. Je savais que beaucoup seraient déçus, et j’ai toujours essayé de modérer l’enthousiasme de certains de mes amis sur votre pontificat. Tant de gens ont cru qu’avec vous, tous les problèmes de l’Église allaient se résoudre, et que le Magistère allait enfin nettement évoluer sur certains sujets polémiques !

Et sur beaucoup de choses, vous avez en effet fait bouger les lignes, et je vous en remercie. Vous venez encore de le prouver, chacun de vos discours à la Curie est un grand moment de bonheur. Vous essayez de focaliser l’Église sur l’essentiel : l’attention aux pauvres, aux exclus, aux marginaux, aux migrants. Vous visitez les prisonniers. Je pourrais continuer la liste de vos bonnes œuvres, elle est longue.

Et pourtant, il vous arrive, à vous aussi, de faire des bêtises, comme avec ces pauvres Slovènes. C’est normal, après tout : vous n’êtes qu’un homme, et ce n’est peut-être pas plus mal que vous ne soyez pas trop parfait, histoire que certains d’entre nous ne l’oublient pas (la papolâtrie est un risque qui guette tous les catholiques, même les plus réformateurs). Mais moi, j’ai beau être lucide, pour ne pas dire pessimiste, j’ai beau m’attendre toujours au pire, je suis quand même déçu quand un leader que j’estime et que j’apprécie empêche le Plan de Dieu d’avancer – et perd une bonne occasion de se taire.

C’est pour ça qu’aujourd’hui, pour une fois, je ne vous félicite pas.

Je ne vous félicite pas d’avoir appelé à voter dans un sens précis, pour le « non », plutôt que d’appeler chacun à voter en son âme et conscience, sur une question dont vous savez la complexité.

Je ne vous félicite pas d’avoir donné encore une fois à l’Église catholique, mon Église, le visage d’un groupe attardé et homophobe, alors que vous avez déjà prouvé que vous étiez capable du contraire.

Je ne vous félicite pas de n’avoir même pas mentionné l’existence d’avis divergents au sein de cette Église, la faisant passer pour un bloc monolithique, uniforme, unanime sur ces questions de société, alors que vous savez très bien qu’un très grand nombre de catholiques, même pratiquants, sont favorables au mariage et à l’adoption pour les couples homosexuels, surtout en Europe.


Je sais qu’à l’avenir, comme par le passé, vous me redonnerez des moments de grande joie, de fierté et d’espérance. Je sais que vous ferez encore de bonnes choses. Par avance, j’en suis reconnaissant. Mais « sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur » ; quand vous ne me rendez pas fier d’être catholique, il est aussi de mon devoir de vous le faire savoir.

dimanche 20 décembre 2015

Nouveau missel, vieilles idées

Père évêque,

La traduction française du missel romain publié en 2002 avance apparemment à grands pas ; mais avance-t-elle dans la bonne direction ? Catholique pratiquant, je dois vous faire part de mon inquiétude.

Pour mémoire, c’est dans une instruction de 2001 que la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements avait exigé que le missel fût retraduit « intégralement et très précisément, c’est-à-dire sans omission ni ajout ». Ladite Congrégation ne prenait visiblement pas la chose à la légère, puisqu’elle avait rejeté en 2007 une première proposition.

Ils avaient évidemment bien raison de ne pas prendre le sujet à la légère. Cela étant, on peut s’interroger sur la pertinence de ce rappel à l’ordre. Que traduit-il ? À l’évidence, une volonté centralisatrice et unificatrice : tous les catholiques, sur toute la planète, sont appelés à participer à la même messe très exactement ; exception faite de la langue, aucune adaptation au contexte local, aucune expression des particularismes continentaux, nationaux ou régionaux.

Est-ce une bonne chose ? Je ne le crois pas. « Il y a de nombreuses demeures dans la maison de mon Père », nous disait Jésus ; n’est-il pas bon que les Églises locales ou nationales puissent, tout en suivant le cadre général de la messe universelle, y apporter des adaptations en fonction de leur culture, de leurs coutumes, de leurs traditions ?

Et ce qui est valable pour les rites l’est également pour la morale, pour la discipline ecclésiastique, et même pour certaines croyances. L’universalité du catholicisme ne devrait pas être comprise comme une uniformité ; de même que l’équité n’est pas forcément l’égalité, l’universalité de l’Église ne pourra pas survivre à long terme si elle ne parvient pas à se décliner au pluriel et à faire vivre une réelle diversité en son sein. Tol Ardor avait fait une proposition dans ce sens.

L’Église a un besoin impérieux d’une réelle décentralisation. Ce que dit le pape François, depuis plusieurs mois maintenant, va dans ce sens. Dans ce contexte, les exigences de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements apparaissent comme anachroniques et, pour tout dire, à contre-courant de l’Histoire.

C’est d’autant plus vrai qu’en plus de la volonté d’uniformisation, les évolutions considérées sont en elles-mêmes inquiétantes. Passe encore pour la nouvelle traduction du « Notre Père », qui, au moins, ne change pas le sens du texte original. Mais remplacer « oui, j’ai vraiment péché » par l’ancienne formule « c’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute » était-il nécessaire ? Les sciences humaines aussi bien que la philosophie nous ont appris que la question de la responsabilité de l’individu face au mal qu’il commet ne saurait être réglée entièrement par cette formule lapidaire. Le simple constat de la faute commise n’était-il pas plus intéressant ? Ne laissait-il pas un champ plus large à l’interprétation et à la réflexion personnelle de chacun ?

De même, pourquoi supprimer la magnifique formule « pour la gloire de Dieu et le salut du monde » dans la prière sur les offrandes ? « Pour la gloire de Dieu et le salut du monde » : n’est-ce pas le plus parfait résumé du but de toute l’action chrétienne, et donc, a fortiori, de toute la liturgie ? Et pour la remplacer par quoi ? « Pour notre bien et celui de toute Sa Sainte Église » ! Doux Jésus, comment cette idée a-t-elle seulement pu germer dans l’esprit d’un chrétien ? Quel message cette phrase fait-elle passer ! « Prions pour nous et pour notre religion – les autres, ils peuvent crever. » Quel concentré d’égoïsme, d’égocentrisme et de fermeture d’esprit !

Je suis d’accord avec le cardinal Arinze, préfet de la Congrégation pour le culte divin, pour dire qu’il faut éviter une « banalisation du sacré ». Il a raison de dire qu’un prêtre ne doit pas accueillir l’assemblée des fidèles en disant : « Bonjour à tous, j’espère que vous avez bien dormi ». Mais il faut faire œuvre de discernement entre ce qui est de l’ordre de la banalisation et ce qui est une adaptation locale préservant le sens du sacré. « Pour la gloire de Dieu et le salut du monde » n’est effectivement pas une traduction du texte latin, mais il n’y a aucune banalisation du sacré là-dedans ; et, je crois l’avoir montré, sur ce point précis, le texte français actuel est moralement et théologiquement supérieur à l’original latin.


Au printemps prochain, l’Assemblée des évêques de France se réunira pour dire « oui » ou « non » à cette nouvelle traduction, qui pourrait entrer en vigueur dans les paroisses dès le début du Carême de 2017. En l’état actuel des choses, et s’il n’est plus possible de revenir sur ces points importants, je vous demande, pour préserver la paix et l’unité de l’Église de France, de répondre « non ».

samedi 19 décembre 2015

Pauvres thuyas !

Dans le courrier des lecteurs du journal La Décroissance de décembre 2015-janvier 2016 est publiée une lettre dont l’auteur affirme avoir « beaucoup apprécié [leur] article à propos des thuyas ». N’ayant pas eu le numéro précédent entre les mains, je n’ai pas eu le plaisir de lire ledit article ; je suppose qu’il avait été publié dans la rubrique « la saloperie que nous n’achèterons pas ce mois-ci ».

Pour parodier Tolkien, je dirais : mais tout d’abord, qu’est-ce qu’un thuya ? Je pense que quelques mots d’explication sont nécessaires, étant donné la raréfaction des connaissances en jardinage (ou en biologie) de bon nombre de nos contemporains. Qu’ils sachent donc que les thuyas sont un genre de conifères à feuilles persistantes, toxiques, au bois aromatique, dont les différentes espèces sont souvent utilisées comme plantes d’ornement. Et comme ma générosité n’a pas de borne, voici la photo d’un thuya :


L’auteur du courrier se répand en invectives contre ces malheureux végétaux, et d’abord sur leur absence d’utilité : « Quand je vois dans les jardins autant d’espèces non comestibles, […] je suis consterné. » Et de se désoler sur le fait que « ceux qui ont la chance de disposer d’un terrain se contentent d’y planter des thuyas, des lauriers roses, des pyracanthas, etc., avec du gazon, ou rien du tout […] ».

Il va plus loin et dénonce spécialement les lauriers roses, « très toxiques » et « qui régulièrement [provoquent] des intoxications mortelles ». Pour lui, il faudrait au contraire, dans les exploitations forestières, privilégier les « essences intéressantes à la fois pour leur bois et pour leurs feuilles ou leurs fruits, en tant qu’aliments ».

Le mot est lâché : il y a des espèces d’arbres qui sont « intéressantes », ce qui sous-entend que d’autres ne le sont pas. Le critère ? L’utilité pour l’homme : l’arbre est sommé de produire du bois utile, des feuilles utiles, des fruits mangeables, sinon il n’a pas droit de cité. S’il a le malheur d’être carrément toxique, alors il devient plus qu’inutile : dangereux, nuisible ; on sent que la volonté d’éradication n’est pas bien loin.

Cette vision de l’écologie me semble éminemment dangereuse et malsaine, car elle accepte, probablement sans s’en rendre compte, le cadre des mentalités, des représentations du capitalisme. Le capitalisme est en effet l’idéologie selon laquelle tout doit être rentable, utile. En exigeant d’un arbre qu’il serve à quelque chose, l’auteur de cette lettre noie le jardinage « dans les eaux glacées du calcul égoïste », pour reprendre les mots de Marx et Engels. Il utilise le langage du Système technicien, celui de l’économie, de la rationalité pure, de la quantification. Il accepte, inconsciemment sans doute, le fondement même de la civilisation techno-industrielle selon Heidegger, à savoir le fait de considérer la nature comme un « fonds », un simple ensemble de ressources que nous « arraisonnons », c’est-à-dire que nous sommons de produire quelque chose en vue d’une exploitation dans notre seul intérêt.

Après qu’une de ses voisines avait fait couper un peuplier qu’il aimait, J.R.R. Tolkien avait écrit un magnifique petit conte, Leaf, by Niggle, dans lequel il représente un peintre ne parvenant pas à achever son chef-d’œuvre à la fin de sa vie. L’État apparemment totalitaire dans lequel il se trouve lui reproche de n’avoir pas aidé son voisin à reboucher son toit ; Niggle se défend en disant qu’il n’avait pas le matériel nécessaire. Le représentant de l’administration lui montre alors son tableau et lui dit : « et ça ? » Pour lui, un tableau n’est pas d’abord une œuvre d’art, c’est d’abord de la toile sur un cadre de bois, donc parfaitement adapté pour reboucher un toit ; et il va de soi que pour lui, et pour le Système qu’il représente, ces réparations matérielles passent avant la simple beauté d’une œuvre d’art « qu’on ne peut même pas utiliser pour la propagande ».

Nous devons nous garder d’une écologie purement comptable qui chercherait toujours à tout mesurer, à tout calculer, à tout quantifier. Ces choses peuvent avoir leur utilité, mais seulement si on les garde à leur juste place. Si elles deviennent l’alpha et l’oméga de notre action politique, celle-ci perdra rapidement toute référence au sentiment, à l’affectivité ; et elle y perdra son âme. Nous devons rappeler que, si nous voulons défendre la nature, ce n’est pas d’abord parce qu’elle nous est utile, même si c’est aussi pour cela : c’est d’abord parce qu’elle est belle, parce qu’elle vaut quelque chose pour elle-même, et parce que nous l’aimons pour cela.

mercredi 16 décembre 2015

La comédie de l'école

S’il y a une chose que feu les IUFM m’ont apprise, c’est que si les élèves n’aiment pas l’école, ils aiment la comédie de l’école – les cours, les matières, le rythme de la journée scolaire avec ses rites, ses passages : les retrouvailles, les récréations, la cantine, la séparation. Ce cadre est plus qu’un lieu pour eux : c’est une scène de théâtre.

Et sur cette scène, chacun joue. Il y a d’abord le jeu d’acteur, le jeu du comédien : le prof fait son cours, encourage ses élèves, leur dit qu’avec du travail chacun peut s’en sortir, leur récite la partition de la méritocratie républicaine et de l’ascenseur social ; les élèves aussi jouent leur rôle, beaucoup plus passif et silencieux il est vrai. Mais il y a aussi un autre jeu, plus ludique pour eux, plus fatigant pour nous : le jeu du chat et de la souris. Pour le prof, c’est « gotta catch’em all » ; pour les élèves, c’est « pécho-moi si tu peux ».

Et parce qu’ils aiment cette comédie, les élèves en respectent les règles. Pas les règles écrites, celles édictées par l’institution – le travail, la discipline –, mais les règles non écrites, inhérentes à leur rôle, à leur place dans cette comédie. Ils ont un rôle à tenir, face aux profs, mais aussi face aux autres élèves. Ce rôle découle en partie de leur place d’élèves dans cette comédie, mais aussi du personnage qu’ils se sont construit. Les profs aussi jouent un rôle, il ne faut pas croire ; eux aussi se construisent des personnages ; et pour eux aussi, le masque finit par coller plus ou moins au visage.

C’est aussi pour cette raison que les élèves sont immédiatement déstabilisés par ceux qui ne respectent pas les règles. Un élève pénible, ou même une classe ingérable, ne seront pas effrayés le moins du monde par un prof qui crie ; en revanche, celui qui les frappera à coups d’agenda, ou celui qui s’assiéra à son bureau et se mettra à lire son bouquin sans plus s’occuper d’eux, seront beaucoup plus efficaces, car ils sortent du cadre auquel les élèves sont habitués. Un collègue et ami me disait, il y a quelques années, que les élèves sont comme des petits vieux : ils n’entendent rien, ne voient rien, retiennent mal, et surtout sont perturbés par le moindre changement dans leur environnement (« monsieur, il m’a pris ma place »…). Avoir de l’autorité sur eux consiste souvent à les déstabiliser, à les empêcher de ronronner dans un environnement trop bien connu qui leur permet très facilement de rejouer éternellement la même scène apprise par cœur – souvent la seule qu’ils connaissent, d’ailleurs.

Je me suis souvent demandé ce qu’il se passerait s’ils venaient à se lasser massivement de cette comédie et se rendaient compte, en même temps, que notre pouvoir sur eux est à peu près nul. Car il faut ouvrir les yeux : une seule personne, souvent pas bien vaillante physiquement, contre trente ou trente-cinq gamins qui sont pour beaucoup bourrés de testostérone et en pleine forme corporelle… Pour rétablir la balance, qu’avons-nous ? Des sanctions, certes ; mais depuis l’abandon complet des punitions corporelles, objectivement, on n’a pas grand-chose. Les colles ? Les lignes à copier ? Les devoirs supplémentaires ? S’ils ne les font pas, on en est vite réduits à l’exclusion ; et ils pourraient bien deviner que les exclusions définitives seront toujours très minoritaires. Souvent, ils ont leur faiblesse (la convocation des parents, le mot sur le carnet, la colle le mercredi après-midi…) ; mais elle est différente pour chaque élève, il faut la trouver et ça prend parfois du temps. Quant à évoquer l’importance de leur éducation pour leur avenir, ça relève de l’utopie. À cet âge, pour la plupart des élèves, « leur avenir » est quelque chose de tellement lointain que ça a à peu près autant de réalité que leur mort ou que l’Apocalypse.


Ce qui est étonnant, dans ces conditions, c’est que ça marche : que ces trente gamins se laissent finalement, la plupart du temps, mater par cette seule personne, pourtant dépourvue de tout moyen de sanction un peu efficace contre eux. Souvent, je me dis que ça a quelque chose de magique ou de miraculeux. Mais je crois que la comédie de l’école n’y est pas étrangère. Finalement, même sans punitions réelles, l’ensemble tient, parce que tout le monde y tient sa place, et trouve dans le jeu un certain plaisir. Même quand on se lasse, prof ou élève, on sait bien, au fond, que the show must go on.

dimanche 13 décembre 2015

France : bientôt la prison sans jugement

L’état d’urgence et, plus généralement, les suites des attentats de novembre, rendent de plus en plus manifeste que la démocratie non seulement peut, mais va nous conduire à la dictature – dans un premier temps, en attendant le totalitarisme.

Le premier signe en a été l’utilisation des mesures d’urgence pour des choses qui n’avaient rien à voir avec leur mise en place. Les interdictions de manifester n’ont pas été limitées à celles qui étaient en rapport avec le terrorisme ou même avec l’islam : immédiatement ont été interdites les manifestations écologistes en rapport avec la COP21. De la même manière, mais en plus inquiétant, les assignations à résidence, loin de ne toucher que des gens soupçonnés de radicalisation islamiste et violente, voire d’accointances avec le terrorisme, ont frappé de nombreux écologistes : au moins sept à ma connaissance.

Que le gouvernement, l’exécutif, l’administration, la police puissent, en cas d’urgence, être dotés de pouvoirs spéciaux, j’ai déjà dit que j’en tombais d’accord. Mais ces pouvoirs spéciaux ne devraient concerner que ce qui est en rapport avec ce qui a déclenché l’état d’urgence : on ne voit absolument pas ce qui, suite à une attaque terroriste menée par des fondamentalistes musulmans, justifie ou nécessite d’assigner des écologistes à résidence.

Plus inquiétant encore, la justice semble ici largement complice du gouvernement, ou au moins sous sa coupe idéologique. Les sept militants écologistes assignés à résidence ont en effet saisi les tribunaux administratifs, pour contester la privation de liberté dont ils étaient victimes. Mais ils se sont heurtés à un mur : dans six cas sur sept, les juridictions n’ont même pas examiné leur demande, prétextant qu’elle ne présentait pas de caractère d’urgence. Ce n’est donc qu’après coup, quand leur assignation à résidence sera terminée depuis longtemps, qu’ils pourront éventuellement faire reconnaître, a posteriori, qu’elle était infondée.

Encore leurs espoirs d’obtenir satisfaction, même après coup, sont-ils assez maigres : en effet, dans le dernier cas, la justice a accepté de trancher, mais elle a donné raison au gouvernement. Notre inquiétude est donc double : d’une part l’exécutif s’arroge de manière illégitime des pouvoirs évidemment dangereux, mais en plus le pouvoir judiciaire lui donne raison sur le fond.

Mais les raisons d’avoir peur ne s’arrêtent pas là. Lorsque l’état d’urgence a été défini, en 1955, la loi permettait d’assigner à résidence les personnes « dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre public ». La nouvelle loi va beaucoup plus loin : est désormais menacée toute personne « à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». L’évolution est colossale : on passe de la répression d’une activité à la répression d’un comportement. Or, rien de plus flou : le fait de tenir certains propos en public, ou même de ne pas en tenir d’autres, le fait de consulter certains sites Internet, etc., tout cela peut constituer un « comportement » jugé menaçant par les autorités. Comment espérer un contrôle judiciaire sérieux d’un texte aussi flou, aussi large d’interprétation ?

Est-ce tout ? Ce serait trop beau. Reprenant une proposition de certains ténors de l’opposition, le gouvernement a demandé, tout à fait sérieusement (quoique très discrètement) que soit étudiée une proposition tout bonnement hallucinante : la possibilité pour l’État d’enfermer sans jugement des gens qui n’ont encore rien fait, mais qui pourraient éventuellement présenter un risque dans l’avenir. Non, vous ne rêvez pas. Concrètement, le ministère de l’Intérieur a demandé que soit étudiée la possibilité d’interner sans jugement dans des centres spéciaux toute personne faisant l’objet d’une fiche S durant l’état d’urgence.

Il faut bien peser ce dont il s’agit. Les fiches S (pour « sûreté de l’État ») concernent les personnes dont on pense qu’ils pourraient éventuellement constituer une menace pour l’ordre public. Un peu plus de 20 000 personnes sont concernés en France, dont environ la moitié pour leurs liens avec l’islam radical. Autrement dit, il y a dans notre pays environ 10 000 personnes qui ont une fiche S pour un autre motif : pour la plupart des militants de la gauche radicale, de la droite radicale et de l’écologie radicale, ainsi que des supporters sportifs.

Il n’est donc plus improbable que la France se décide, dans les années à venir, à permettre la mise en prison, sans jugement, de citoyens français, simplement parce qu’ils auront été désignés par les services d’espionnage comme des dangers potentiels. Guantanamo, qui contrevenait aux droits les plus fondamentaux de la personne humaine, était déjà choquant ; à présent, c’est une nouvelle étape qui est franchie, car la France s’autoriserait alors à enfermer ses propres citoyens, ce que même les États-Unis ne font pas encore.

Et si la mesure ne passe pas ? Pas de problème, l’exécutif envisage d’autres possibilités. La rétention de sûreté existe déjà en droit français, et permet de maintenir en prison, en toute légalité, des gens qui ont fini de purger leur peine (eh oui). Elle pourrait être étendue. Le gouvernement pourrait aussi, à défaut d’enfermer les gens dans des prisons, les enfermer chez eux, en les assignant à résidence ou en leur imposant un bracelet électronique, y compris en-dehors de tout état d’urgence (re-eh oui).

Pendant ce temps, en Pologne, le gouvernement nouvellement élu s’affranchit tranquillement des décisions de la plus haute autorité judicaire du pays, afin d’avoir les mains libres pour imposer ce que bon lui semble, le tout sans que l’Union européenne s’en émeuve plus que cela.

Certains se demanderont de quoi je me plains : après tout, je n’hésite pas à dire que je ne suis pas démocrate et que je soutiens au contraire un régime autoritaire ; je devrais être content ! Oui ; sauf que je défends un pouvoir autoritaire pour certaines personnes désignées d’une manière bien précise, certainement pas pour des incompétents choisis démocratiquement par d’autres incompétents. Et surtout, si je défends un pouvoir autoritaire, c’est précisément au nom de la défense des libertés fondamentales.

L’Occident montre, un peu plus chaque année, que les libertés fondamentales ne sont pas essentiellement liées à la démocratie : bien au contraire, depuis quinze ans, ce sont des démocraties qui, avec l’accord de l’immense majorité de leurs citoyens – il est important de le rappeler à l’intention de ceux qui vont venir pleurnicher que « oui mais ce ne sont pas de vraies démocraties… » –, piétinent de plus en plus les droits fondamentaux.


Prions qu’un nombre suffisants d’esprits un peu éclairés s’aperçoivent de ce danger démocratique avant qu’il ne soit définitivement trop tard pour nos libertés.