jeudi 12 avril 2018

Le pape a raison : l’enfer n’existe pas


Oubliant pour un court instant Notre-Dame-des-Landes, la casse du statut des cheminots et les autres joyeusetés macroniennes, la cathosphère s’est récemment passionnée pour un sujet moins terre-à-terre : l’enfer existe-t-il ? Et surtout, le pape a-t-il prétendu le contraire ?

Pour le pape, franchement, je ne sais pas. Je crois que c’est un homme habile et intelligent, qui maîtrise remarquablement une communication qui n’est brouillonne qu’en apparence. Et donc, je suis assez convaincu que s’il a laissé écrire par un journaliste pas franchement catholique, à l’issue d’un entretien qui était le second du genre, qu’il n’y avait pas d’enfer, c’est parce qu’il pense qu’il n’y a pas d’enfer. Les démentis du Vatican sont, je crois, une formalité nécessaire, mais à mon sens, il n’y a là ni raté, ni dérapage : bien au contraire, il me semble que le pape a pleinement atteint son but.

Mais bon, malgré mon amour du personnage, je ne suis pas là pour vous parler de François, je suis là pour vous parler de l’enfer – et surtout pour essayer de vous montrer qu’il n’y en a effectivement pas.

L'enfer selon Giovanni da Modena

La question de l’existence de l’enfer taraude le christianisme depuis ses origines. Le problème logique est en effet bien simple : l’enfer et la damnation, surtout s’ils sont éternels, semblent en contradiction directe avec l’Amour infini de Dieu. Comment, en effet, un Dieu infiniment bon pourrait-Il laisser certains de Ses enfants souffrir en enfer pour l’éternité ? Quel père pourrait se résoudre à cela ?

Ainsi, le théologien du IIIe siècle Origène et l’école d’Alexandrie affirmaient que, les châtiments ayant pour but de purifier des péchés, ils ne pouvaient avoir qu’une durée limitée, et que même les méchants placés en enfer finiraient par bénéficier du salut. Cette doctrine fut (malheureusement) condamnée par le deuxième Concile de Constantinople en 553. La croyance en un enfer et une damnation éternels fut ensuite appuyée par Augustin d’Hippone et Thomas d’Aquin, qui allait jusqu’à affirmer que la souffrance des damnés en Enfer contribuait à la joie des élus au Paradis.

L’enfer semble en effet nécessaire à beaucoup dans leur soif de justice, comme rétribution des mauvais comportements sur terre. Ils n’acceptent pas que ceux qui ont mal agi – que ce soit objectivement ou selon leurs propres critères – puissent entrer avec eux au Royaume des Cieux. Paolo Coelho, dans le Manuel du Guerrier de la Lumière, a une belle page sur ces défenseurs de la morale :

« Une foule de gens se tient au milieu de la route, barrant le chemin qui mène au Paradis.
Le puritain demande : “Pourquoi les pécheurs ?”
Et le moraliste crie : “La prostituée veut faire partie du banquet !”
Le gardien des valeurs sociales s’exclame : “Comment pardonner à la femme adultère, si elle a péché ?”
Le pénitent arrache ses vêtements : “Pourquoi soigner un aveugle qui ne pense qu’à sa souffrance et ne remercie jamais ?”
L’ascète dit en s’agitant : “Tu laisses la femme répandre sur tes cheveux une huile précieuse ! Pourquoi ne pas la vendre et acheter de la nourriture ?”
En souriant, Jésus tient la porte ouverte. Et les guerriers de la lumière entrent, malgré les cris d’hystérie. »

En réalité, cette théorie de l’enfer comme punition ou rétribution des mauvaises actions peut être invalidée très facilement. Dieu seul étant infini, Lui seul peut agir de manière infinie. Par conséquent, une créature, quelle qu’elle soit, ne peut commettre qu’une faute finie, limitée. Le pire criminel de l’Histoire n’a jamais pu et ne pourra jamais qu’infliger une quantité limitée de souffrance, de douleur, de haine, de mal. Même Satan, si l’on croit à son existence, n’a pu commettre, n’étant qu’une créature de Dieu, qu’une quantité finie et limitée de fautes.

Or, rétribuer une faute limitée par une punition illimitée serait fondamentalement injuste. Conçus comme une punition, l’enfer et la damnation éternels ne seraient donc pas seulement en contradiction avec l’Amour de Dieu : ils seraient en contradiction avec Sa justice et feraient de Lui un Dieu injuste. Sauf à croire en un tel Dieu, on ne peut donc logiquement que les rejeter.

La bouche de l'enfer - Enluminure médiévale

Ayant bien saisi le caractère imparable de ce raisonnement, les défenseurs de l’existence de l’enfer se rabattent sur une autre explication. Dans ce nouveau schéma, l’enfer ne serait plus un lieu, mais un état ; et il ne serait plus une punition, mais la séparation de l’âme et de Dieu. Cette séparation, enfin, ne serait pas imposée par Dieu, mais bien librement choisie par la créature elle-même, Dieu ne faisant alors que respecter son choix, son libre-arbitre, en la laissant s’éloigner de Lui si telle était sa volonté.

C’est ainsi que les réflexions théologiques qu’on trouve ici ou là sur le sujet sont pleines de réflexions apparemment sages, mais un peu glaçantes, telles que « Dieu prend au sérieux notre liberté, même si c’est pour nous perdre », voire « Dieu nous aime assez pour nous laisser nous damner ». On reste un peu songeur.

Ceux qui croient à l’enfer s’arrêtent évidemment là dans le raisonnement. Ainsi, ils ont l’impression d’avoir tout sauvé : à la fois l’idée d’un Dieu d’Amour et le dogme de l’existence de l’enfer, professé depuis le VIe siècle par l’Église catholique romaine. Et en effet, à ce stade, on peut leur donner partiellement raison et énoncer cette conséquence logique des croyances chrétiennes : oui, la créature n’étant jamais contrainte par Dieu, il serait possible d’imaginer qu’elle fasse le choix radical et définitif de la séparation d’avec Dieu et se place ainsi dans un état qu’on peut nommer – pourquoi pas – « enfer ».

Toutefois, s’arrêter là, c’est commettre une erreur de raisonnement, car on peut, en réalité, aller beaucoup plus loin. Cette vérité d’étape appelle en effet deux remarques.

La première, c’est que même en voyant les choses ainsi, la doctrine officielle de l’Église pose encore un problème absolument insoluble. En effet, elle affirme le caractère définitif, éternel et irrévocable de l’état dans lequel se trouve l’homme au moment de sa mort, ou l’ange au moment de sa chute. À propos des hommes, le Catéchisme affirme (nous soulignons) :

« Mourir en péché mortel sans s’en être repenti et sans accueillir l’amour miséricordieux de Dieu signifie demeurer séparer de Lui pour toujours par notre propre choix libre. Et c’est cet état d’auto-exclusion définitive de la communion avec Dieu et avec les bienheureux qu’on désigne par le mot “enfer”. […]
L’enseignement de l’Église affirme l’existence de l’enfer et son éternité. Les âmes de ceux qui meurent en état de péché mortel descendent immédiatement après la mort dans les enfers, où elles souffrent les peines de l’enfer […]. La peine principale de l’enfer consiste dans la séparation éternelle d’avec Dieu […].[1] »

Et concernant les anges :

« Cette “chute” consiste dans le choix libre de ces esprits créés, qui ont radicalement et irrévocablement refusé Dieu et Son Règne. […]
C’est le caractère irrévocable du choix des anges, et non un défaut de l’infinie miséricorde divine, qui fait que leur péché ne peut être pardonné.[2] »

Et, citant Jean Damascène, le Catéchisme ajoute :

« Il n’y a pas de repentir pour eux après la chute, comme il n’y a pas de repentir pour les hommes après la mort.[3] »

Or, cela n’est ni logique, ni cohérent. On ne voit pas quelle nécessité ferait du rejet de Dieu (qu’il vienne des hommes ou des anges) un choix irrévocable et définitif, quelles qu’en soient les circonstances. De deux choses l’une : soit c’est la créature qui décide que son choix est irrévocable, mais comme les créatures n’ont aucun pouvoir de rendre un choix irrévocable, elle pourrait toujours changer d’avis plus tard ; soit c’est Dieu qui rend son choix irrévocable, qui interdit de changer d’avis à l’homme après la mort, ou à l’ange après la chute, mais alors il s’agit bel et bien d’un défaut dans la miséricorde divine, ce qui est contradictoire avec l’idée d’un Dieu infiniment bon. Pourquoi un Dieu éternel et infini, surtout s’Il nous aime, voudrait-Il absolument que nous ayons réussi à L’accepter en 50 ou 80 ans ? Pourquoi diable nous imposerait-Il de faire forcément les bons choix ici-bas et nous refuserait-Il toute possibilité de rédemption après ?

La conclusion s’impose : même en admettant une damnation qui soit la séparation, choisie par la créature, d’avec Dieu, cette séparation ne pourrait en aucun cas être considérée comme irrévocable ou définitive. Un homme peut donc bien être pardonné après la mort, et un ange après la chute.

Allez, tu passes à la casserole !

L’idée que l’enfer et la damnation existent appelle cependant une seconde remarque, plus complexe : c’est que la question de savoir si l’enfer pourrait théoriquement exister n’a en fait que peu d’intérêt. Oui, théoriquement, on pourrait imaginer un homme qui, même après sa mort, continuerait à faire éternellement le choix de refuser Dieu. On pourrait aussi imaginer, tout aussi théoriquement, que Dieu nous aurait créés avec des ailes de papillon et une grande corne sur le front. Bien sûr, Dieu aurait pu nous créer ainsi ; mais Il ne l’a pas fait. Et il n’y aurait strictement aucun intérêt à évoquer les infinies possibilités selon lesquelles Dieu aurait pu nous faire : la seule chose qui compte, c’est la manière dont nous sommes faits.

Il faut donc se demander si la question de l’existence de l’enfer ne serait pas du même ordre ; et pour cela, il faut prendre le problème dans l’autre sens. Plutôt que de nous placer du point de vue d’un homme ou d’un ange qui refuserait éternellement Dieu, plaçons-nous du point de vue des bienheureux et – soyons fous – de celui de Dieu.

Est-il possible que qui que ce soit goûte le moindre bonheur au Paradis s’il sait qu’une seule âme est éternellement damnée ? N’en déplaise à Thomas d’Aquin, non. Les bienheureux élus du Paradis ne pourraient qu’éprouver une immense tristesse s’ils savaient qu’un seul de leurs frères souffrait pour l’éternité la séparation d’avec Dieu. Ou alors, ils ne seraient ni très bons, ni très aimants. De même pour Dieu : comment pourrait-Il éprouver le moindre bonheur s’Il savait qu’un seul de Ses enfants était à jamais séparé de Lui ?

Si l’enfer existe, les damnés connaîtront un malheur éternel, les élus connaîtront un malheur éternel, Dieu connaîtra un malheur éternel. En quel Dieu croyons-nous, si nous croyons cela ? Et donc, l’enfer n’existe pas, la damnation éternelle n’existe pas. Ou plus exactement, personne n’est en enfer ; mais si l’enfer n’est pas un lieu, mais un état, dire que personne n’est en enfer, c’est exactement la même chose que de dire qu’il n’existe pas.

Comment concilier cela avec la liberté des créatures ? Si personne n’est en enfer, est-ce à dire que nous ne serions pas libres de refuser Dieu pour l’éternité ? Si, bien sûr. Mais là encore, c’est dans l’autre sens qu’il faut prendre le problème. Dieu nous laisse libres ; mais Dieu est au-dessus même du temps. Par conséquent, s’Il ne détermine pas les choix que nous faisons, Il les connaît tout de même, avant même que nous les ayons faits. Je suis libre de choisir, mais Dieu, me laissant libre, sait avant moi ce que je vais choisir.

La damnation éternelle, on l’a vu, ne peut conduire qu’au malheur de tous ; si donc Dieu, qui connaît nos choix avant que nous les ayons faits, savait qu’un de Ses enfants allait choisir de Le rejeter éternellement, Il n’aurait pas créé ; et donc, puisque Dieu a créé, nous pouvons être certains que c’est parce qu’Il savait qu’aucune de Ses créatures ne ferait ce choix de le rejeter éternellement.

Est-ce à dire qu’après la mort, le méchant est traité comme le bon ? On ne peut avancer sur cette question que si on sort de cette vision binaire des choses ; car il n’y a pas « des bons » et « des méchants ». Il y a évidemment des gens qui sont meilleurs que d’autres en ce qu’ils sont plus aimants. Mais même le meilleur des hommes a commis des fautes, et même le pire des monstres a accompli de bonnes actions[4].

Pour le chrétien, qui croit à la vie après la mort, sous quelque forme que ce soit, la vie terrestre ne devrait donc pas être vue comme un tout achevé, mais au contraire comme le début d’un parcours, d’un cheminement bien plus long. À la fin de sa vie, personne n’est parfait, pas même le plus grand des saints : il nous reste à tous des choses à comprendre, à apprendre, à accepter, ne serait-ce que parce que nous avons vécu dans les conditions particulières et limitées du lieu, du moment, de la culture au sein desquels nous avons vécu.

Il n’y a donc qu’une seule possibilité logique : si vraiment nos âmes sont immortelles et si vraiment Dieu nous aime, après la mort, nous continuons tous notre cheminement en accomplissant ce que nous n’avons pas réussi à accomplir sur Terre. Que ce cheminement soit plus ou moins long et pénible selon ce que nous avons fait de notre vie terrestre ne change rien au fait qu’il concerne forcément tout le monde. Ce qui revient à dire qu’à notre mort, nous allons tous au Purgatoire, même si ce terme un peu désuet peut prêter à sourire et devrait peut-être être remplacé[5].

Le Christ n’apporte donc pas la menace d’un châtiment éternel, mais la bonne nouvelle de l’Amour infini de Dieu, et donc du salut universel et inconditionnel. Cette bonne nouvelle ne peut apporter que de la joie à ceux qui la reçoivent. Le christianisme n’est pas une religion de la peur ou de la soumission. Elle est au contraire une religion de la libération de l’homme et de son avancée vers l’âge adulte, la maturité de notre espèce, dont nous sommes encore loin.

On peut comprendre ceux qui redoutent que, sans la peur de l’enfer, les hommes agissent moins bien ; et bien agir dans la crainte de la punition est, chez un enfant, un stade certes nécessaire de l’apprentissage moral. Mais ce n’est qu’une étape, qui doit être dépassée. On n’agit vraiment bien que quand on le fait par amour du Bien.

Les dogmes de l’enfer, de la damnation et de leur éternité ne sont en réalité que des scories, au sein du christianisme, des anciennes manières de penser Dieu, les hommes, le monde et leurs relations. Ils font partie de ce que, dans ces idéologies préchrétiennes où tout n’était pas à jeter, loin de là, le Christ a voulu détruire. Les abandonner est une partie importante de la révolution chrétienne.


[1] Catéchisme de l’Église catholique, §1033 à 1035.
[2] Idem, §392 et 393.
[3] Jean Damascène, De Fide orthodoxa 2, 4.
[4] Pour aller plus loin dans cette réflexion et l’appuyer sur un texte évangélique, on peut se référer à cette homélie sur le Jugement dernier.
[5] Une magnifique illustration littéraire de cette idée est développée dans le conte de J. R. R. Tolkien Feuille, de Niggle, qu’on peut trouver dans les recueils Faërie et Faërie et autres textes.

mercredi 11 avril 2018

À Notre-Dame-des-Landes, c’est l’avenir de tous qu’on assassine

À Notre-Dame-des-Landes se joue une tragédie qui concerne tout le monde, les écologistes comme les aveugles, ceux qui sont pour les projets portés par les zadistes et ceux qui y sont opposés.

D’abord parce qu’elle a prouvé, pour ceux qui nourriraient encore des doutes à ce sujet, que le gouvernement Macron-Philippe n’était digne d’aucune confiance. Il avait annoncé que les projets agricoles seraient préservés sur la ZAD ; or, la destruction des Cent Noms, un des plus avancés de tous, un des plus crédibles, un des plus consensuels, dont le dossier était déjà officiellement déposé, prouve que ce ne sera finalement pas le cas.

Le discours officiel selon lequel il s’agirait d’expulser seulement quelques éléments « radicaux » de terres qui ne leur appartiennent pas pour mettre fin à une « zone de non-droit » ne peut donc plus tromper personne. L’opération en cours ne vise certainement pas à restaurer un « ordre public », menacé par quoi, au juste ? Les zadistes, en occupant les terrains de Notre-Dame-des-Landes, ne spolient personne : les terres appartiennent à l’État ou aux collectivités territoriales, qui n’ont aucun projet concret pour elles.

Quel est donc le but de cette opération de grande ampleur ? Passons rapidement sur ses visées politiciennes et électoralistes : après avoir abandonné le projet de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le gouvernement cherche naturellement à montrer ses muscles et à reconquérir l’électorat de droite. C’est important, mais ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est d’imposer à tous un modèle et un mode de vie uniques et obligatoires.

En effet, de plus en plus de gens réalisent l’échec des solutions souvent envisagées à la Crise. Les réformes ? La mise en place démocratique d’un gouvernement qui porterait des politiques vraiment efficaces pour lutter à la fois contre la crise écologique et contre les inégalités ne semble pas pour demain ; et nous n’avons plus le temps pour l’éducation des masses qui pourrait y conduire. La révolution ? La convergence des luttes tant attendue n’a pas l’air d’être pour demain, elle non plus ; l’immense majorité de nos concitoyens se préoccupe avant tout de consommer toujours davantage ; et de toute manière, l’oligarchie des riches ne se laisserait pas faire. Or, au jeu de la force et de la guerre, ils l’emporteraient haut la main.

Puisque nous ne pouvons sans doute plus empêcher la catastrophe écologique et sociale annoncée, il ne nous reste donc plus qu’une seule issue : nous devons nous organiser pour y faire face. Nous préparer au choc, mais aussi proposer, par l’exemple, un autre modèle, une autre manière de produire, mais aussi de vivre, d’organiser la société, et même de penser l’homme, le monde et les rapports qu’ils doivent entretenir. C’est ce que font de très nombreuses communautés résilientes, décroissantes, autonomes ou semi-autonomes, depuis des années et des années. C’est ce qu’essayent de faire Tol Ardor et la Haute Haie. Et c’est ce qui se faisait à Notre-Dame-des-Landes.

Des projets de cette nature, plus ou moins avancés, à plus ou moins grande échelle, regroupant plus ou moins de monde, il en existe des centaines rien qu’en France. Mais la ZAD qui est en train de se faire démolir était à la fois le symbole le plus visible et le champ d’expérimentation le plus avancé de cette voie particulière de l’écologie radicale et de la décroissance que représentent ces contre-modèles. C’est cela que Macron et ses sbires ne supportent pas : qu’on leur démontre, par l’exemple, qu’il est possible de vivre mieux avec moins.

À en rester là, le citoyen lambda pourrait bien se dire qu’après tout, ça ne concerne que quelques centaines de marginaux qui occupent illégalement des terres, et qui l’ont bien cherché. C’est là qu’est l’erreur ; en fait, le citoyen lambda est mis en danger par cette épreuve de force, et devrait s’y opposer. Démonstration.

De deux choses l’une : soit nous avons tort, soit nous avons raison. Peut-être, en effet, que nous dramatisons, nous, les écologistes radicaux ; peut-être que nous nous trompons sur la crise écologique et ses conséquences ; peut-être que tout ne sera pas si grave qu’on le dit, que nos sociétés trouveront à s’adapter. Mais dans ce cas, à qui nos communautés font-elles le moindre mal ? Ceux d’entre nous qui occupent des terres n’ont pas choisi celles de paysans pauvres au bord de la faillite et du suicide ; ce sont celles de l’État, qui n’a d’autre projet pour elles que leur destruction, sous une forme ou sous une autre.

Et maintenant, l’autre possibilité : si, au contraire, nous avions raison ? Personne ne peut l’exclure par avance : seul l’avenir le dira. Si donc dans 20, 30 ou 40 ans, les choses se sont déroulées comme nous l’annonçons, si les effets de la Crise sont bel et bien aussi dramatiques que nous le prévoyons aujourd’hui ? Alors nos communautés, les lieux de vie que nous aurons bâtis, les expériences que nous aurons menées, les savoirs, les œuvres, les matériaux, les graines que nous aurons préservés, tout cela pourra constituer des refuges, des points de départ dont tout le monde pourra profiter pour reconstruire quelque chose de neuf.

Nous ne nous adressons plus à un gouvernement dont nous n’avons plus rien à attendre, mais à tous les citoyens. Pour vous, la conclusion s’impose : nous foutre la paix, c’est un pari gagnant-gagnant. Si nous avons tort, vous ne perdez rien à nous laisser vivre notre vie comme nous l’entendons. Si nous avons raison, vous finirez forcément par avoir besoin de nous.

En s’attaquant à Notre-Dame-des-Landes, Macron joue donc contre vos propres intérêts. Ne le laissez pas faire.


mercredi 4 avril 2018

Harry Potter est-il moral ?


Commençons par l’évidence : la série de romans Harry Potter est, pour l’essentiel, une œuvre profondément morale. Je ne fais pas partie de ces chrétiens intégristes qui voient dans cette débauche de magie et de sortilèges dans un univers apparemment areligieux une œuvre du démon (oui oui, il y en a, ici ou ). Bien au contraire, J. K. Rowling, auteur qui revendique son appartenance au christianisme, a réalisé une œuvre profondément inspirée par cette religion. Harry est à bien des égards une figure christique ; les références aux Évangiles sont de plus en plus présentes à mesure qu’on avance dans le récit ; quant aux valeurs exaltées par l’histoire, elles sont, là encore, très largement chrétiennes : supériorité de l’Amour, sens du sacrifice, acceptation de la mortalité, etc.

Les romans sont d’ailleurs truffés de questionnements explicites sur ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, même si ce n’est pas toujours forcément formulé en ces termes – on sait à quel point le concept de « morale » est rejeté aujourd’hui, y compris d’ailleurs par des gens qui, tout en refusant le mot, font grand usage de ce qu’il recouvre. Ainsi, certains sortilèges y sont considérés comme « impardonnables » (comprendre que leur usage vous vaut, en théorie du moins, d’aller directement en prison, qui pis est à Azkaban, c’est-à-dire plutôt la version « prison turque des années 1980 » que la version « prison finlandaise des années 2010 »). Il y en a trois, ceux qui permettent de tuer, de torturer ou de forcer quelqu’un à obéir. Là encore, on retrouve des valeurs chrétiennes : le refus du meurtre, la condamnation de la violence physique, le respect de la liberté et du libre-arbitre de chacun.

Harry Potter est donc très loin d’être une œuvre qui exalterait la puissance, le pouvoir, ou leur utilisation débridée ; c’est même plutôt le contraire[1]. Il est donc d’autant plus surprenant de constater que, très localement, certaines énormités morales passent crème.

J’en ai compté trois. La première n’est pas directement un sortilège, c’est la Carte du Maraudeur, objet magique qui apparaît dans le tome 3 (Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban) et qui permet à son possesseur de connaître l’emplacement, au sein du château de Poudlard, de toute personne, esprit ou animal, pourvu qu’il ait un nom. Rien que ça.

Deux minutes de réflexion devraient suffire pour montrer toute l’horreur de l’objet. Poudlard, c’est l’équivalent d’un village, ou d’un quartier d’une ville. Remplacez le morceau de parchemin par un écran, et imaginez qu’on puisse y voir, en temps réel, la position et les déplacements de toute personne qui y serait présente : qui ne crierait au scandale ? Quel outil de rêve pour n’importe quel totalitarisme ! Plus de cachette, plus de réunions secrètes, plus de rendez-vous discrets… Hitler en aurait rêvé ? James Potter, Sirius Black, Remus Lupin et Peter Pettigrew l’ont fait.

Or, il ne me semble pas que la chose suscite le moindre questionnement moral au sein du roman. Les personnages utilisent la carte à tire-larigot sans le moindre scrupule tant qu’ils y ont accès, et personne ne fait la moindre remarque sur le fait qu’elle rende parfaitement vaines des idées comme celle de vie privée ou d’intimité. Même dans l’article consacré à l’objet sur le Pottermore, Rowling fait état de questionnements littéraires (il est difficile à gérer pour un auteur, car il permet à un personnage d’avoir accès à trop d’informations – je ne te le fais pas dire !) ; mais rien sur les dangers qu’il présenterait d’un point de vue intradiégétique (interne à la narration, à l’histoire, espèces de béotiens).

La seconde est une capacité, la légilimancie, liée à un sortilège, « legilimens », le tout permettant de lire dans l’esprit des gens. Là, on passe à un degré supérieur de l’immoralité : on n’a plus seulement accès à la position physique des gens au sein d’un espace donné ; on pénètre carrément dans ce qui devrait normalement constituer l’ultime forteresse de chacun, le refuge impénétrable du plus profond de son intimité : ses sentiments, ses émotions, ses pensées et ses souvenirs. Là encore, on a donc un outil dont tout totalitarisme rêverait.


Or, une fois de plus, à l’intérieur de l’histoire, ce sortilège est vu comme dangereux, mais pas comme intrinsèquement mauvais. Il convient d’apprendre à s’en protéger – c’est que Snape tente d’inculquer à Harry –, mais son usage n’est pas condamné en soi. Plusieurs personnages éminemment positifs, en particulier Snape et Dumbledore, sont d’ailleurs des legilimens connus, actifs et efficaces. Et une fois de plus, le Pottermore est muet sur les problèmes moraux que pose ce sortilège.

La troisième est aussi la pire de toutes : c’est l’ensemble des sortilèges agissant sur la mémoire, en particulier le sortilège d’amnésie et le sortilège de faux souvenirs. Ils permettent soit de supprimer des souvenirs, soit de les modifier pour implanter chez la victime de faux souvenirs. Le caractère définitif de ces sortilèges n’est pas clairement établi dans les romans. L’amnésie semble être plus ou moins irrémédiable, puisque, s’il est possible de la briser, l’opération a généralement pour résultat de briser également la victime dans son esprit ou son corps. D’après une interview de Rowling, en revanche, les faux souvenirs peuvent être effacés et remplacés à nouveau par les vrais.

Il n’en reste pas moins qu’on monte encore d’un cran par rapport à la légilimancie. Cette fois, non seulement on pénètre le for intérieur d’une personne, mais encore on le modifie contre sa volonté. On ne saurait trop insister sur l’immense violence intrinsèque à une telle action. Nos souvenirs sont une de nos caractéristiques majeures, un des éléments les plus constitutifs de ce que nous sommes. Et pourtant, à l’intérieur de l’histoire, violer ainsi ce qu’une personne a de plus intime semble ne poser aucun problème moral à personne.

Ces sorts sont évidemment pratiqués par des personnages plus ou moins négatifs, au premier rang desquels Voldemort et Gilderoy Lockhart, qui s’en servent à des fins de domination. Mais ils le sont aussi de manière officielle et assumée par des personnages ordinaires, voire positifs. Au sein du Ministère de la magie, un département entier, celui des « obliviators », est chargé de le pratiquer sur les Muggles (les humains dénués de pouvoirs magiques) qui auraient découvert l’existence du monde des sorciers. Hermione, une des principales héroïnes de la série, le pratique sur ses propres parents pour les faire déménager en Australie et leur faire oublier leur propre nom et jusqu’à l’existence de leur fille. Certes, elle le fait pour les protéger de Voldemort, pour se protéger elle-même et protéger ses amis ; mais elle le fait sans leur demander leur avis, et si cette décision est présentée comme très douloureuse, elle n’est pas présentée comme moralement scandaleuse.


Ce qu’elle est pourtant ! Comment peut-on justifier moralement de prendre, sans l’aval des principaux intéressés, une décision aussi radicale, même en admettant qu’elle soit réversible ? De toute évidence, le sortilège de légilimancie, et a fortiori ceux d’amnésie et de modification des souvenirs, devraient faire partie des sortilèges impardonnables ! Donnez-moi le choix entre me faire subir le cruciatus et effacer de mon esprit tout souvenir de mes enfants, mon choix sera vite fait…

Dernier point intéressant : ces trois éléments magiques peuvent très facilement être ramenés à des choses bien réelles ou qui pourraient prochainement le devenir. La Carte du Maraudeur, elle est déjà en place, entre la vidéo-surveillance (oups, pardon, la « vidéo-protection » je veux dire) et la géolocalisation via les portables, les GPS, etc. Pour ce qui est de lire dans l’esprit des gens, et plus encore de le modifier, évidemment, on en est plus loin. Mais les progrès des neurosciences sont si fulgurants que, malheureusement, l’un et l’autre pourraient bien être des réalités à moyen terme.

Entendons-nous bien : je n’accuse nullement Rowling d’avoir consciemment promu, ni même banalisé, des réalités perverses qui paveraient la voie aux prochains totalitarismes. En revanche, je crois qu’elle est le reflet de son époque. En ce sens, ses livres traduisent le fait que ces idées-là (surveiller les gens en permanence, lire et modifier leur esprit) sont en fait déjà banalisées. On le savait déjà, bien sûr. La vidéo-surveillance non seulement ne pose de problème qu’à une petite minorité d’individus, mais encore elle est réclamée à cors et à cris par les foules. Quant à la possibilité de modifier l’esprit des gens, j’ai déjà lu des articles très sérieux espérant qu’on pourrait à terme, grâce aux progrès des neurosciences, déradicaliser des fanatiques religieux terroristes. Cette banalisation d’idées ou de réalités qui, personnellement, me terrifient, Rowling ne la promeut pas, mais, sans probablement en avoir conscience d’ailleurs, elle la prouve. C’est encore plus inquiétant.


[1] Ceux qui veulent s’en convaincre liront avec profit la thèse de Florent Hébert intitulée Défense de la décroissance – Savoir, pouvoir et autorité dans la fantasy anglophone contemporaine et présentée en septembre 2017 à l’université Toulouse 2 – Jean Jaurès, accessible gratuitement sur le site de Tol Ardor.