Après les assassinats d’otages par les terroristes affiliés
au califat autoproclamé d’al-Baghdâdî, des musulmans du monde entier ont tenu à
se désolidariser de ces actes de barbarie en affirmant qu’ils n’avaient rien à
voir avec l’islam tel qu’ils le pratiquaient. Initiative a priori louable et dont je n’imaginais pas qu’elle pût susciter de
réelle critique, sauf à considérer – hypothèse à mon sens hautement improbable
– que tous ces gens ne seraient que des menteurs et des hypocrites faisant
usage de taqîya, la dissimulation
légale permis par certains courants de l’islam.
Et pourtant, la polémique commence à enfler. Motif :
les musulmans n’auraient pas à s’excuser pour les actes commis par l’État islamique.
Autant le dire tout de suite : ceux qui vont dans ce
sens n’ont rien compris à cette initiative. Ceux qui y participent ne s’excusent pas : ils se
désolidarisent ; ça n’a absolument rien à voir. Ont-ils à le faire ? Personne
ne peut l’exiger d’eux, mais à l’évidence ils ont raison de le faire.
La première raison en est que, contrairement à ce qu’on
entend ici ou là, les atrocités commises par Daesh n’ont pas « rien à voir
avec l’islam ». D’abord parce qu’elles sont commises au nom de l’islam. On
peut dire que c’est un islam mal compris, fondamentaliste, condamné par l’essentiel
des autorités religieuses de l’islam, on peut dire qu’on trouve les mêmes atrocités
commises par des membres d’autres religions, il n’en reste pas moins que c’est de
l’islam que se revendiquent les monstres qui commettent ces atrocités-là.
Ensuite parce que ces actes de barbarie ne sont pas sans fondement scripturaire
dans les textes sacrés de l’islam, le Coran et surtout les hadiths. Là encore,
on peut dire que la Bible contient autant d’appels au meurtre que le Coran,
mais ça ne change rien au fait que le Coran contient des appels au meurtre.
Conclusion : les actes de barbarie commis par l’État islamique
ne sont certainement pas constitutifs de l’islam ou structurellement liés à
lui, ils ne représentent certainement pas la totalité ni même la majorité de l’islam,
ils ne sont pas « le vrai » ou « le bon » islam, mais ils
ne sont pas non plus sans aucun rapport avec l’islam. De même qu’il serait
absurde de prétendre que les croisades ou les procès de l’Inquisition étaient
sans rapport avec le christianisme : c’était un christianisme déformé et
très mal compris, mais la base chrétienne était bel et bien là.
La seconde raison pour laquelle les musulmans font très bien
de se désolidariser publiquement de l’État islamique est que ce dernier, que ça
nous plaise ou non, prétend parler en leur nom. Dans ses déclarations, il se
revendique non seulement de l’islam, mais encore comme le seul islam véritable,
et il considère les musulmans qui s’opposent à lui comme des traîtres qui
méritent la mort.
C’est pour cela que, quand on tombe sur un article du Nouvel
Observateur qui affirme que les musulmans n’ont pas à se désolidariser de Daesh
puisque les femmes n’ont pas à se désolidariser de Nabila ou les porteurs de
prothèses d’Oscar Pistorius [sic !], il y a de quoi être atterré par un
degré de réflexion aussi bas. Nabila ne prétend pas parler au nom des femmes,
ou Pistorius en celui des porteurs de prothèses !
Prenons le cas du christianisme. Si un catholique pratiquant
assassine sa femme parce qu’elle le trompe, je n’ai pas à me désolidariser de
lui, parce qu’il n’a pas commis ce meurtre au nom de sa foi, et parce qu’il ne
prétend pas parler en mon nom. Mais quand l’Église de France affirme qu’au nom
d’une anthropologie chrétienne, elle ne peut pas accepter le mariage ou l’adoption
pour les couples homosexuels, il est alors de mon devoir de chrétien de me
désolidariser d’elle, et de le faire publiquement, pour montrer que,
contrairement à ce qu’elle voudrait laisser croire, le christianisme ou le catholicisme
ne sont pas uniformes sur ce sujet et ne se réduisent pas à l’idéologie portée
par leurs autorités.
Eh ! Tous les beaux parleurs qui s’offusquent que les
musulmans aient à se désolidariser des actions de l’État islamique, ou
étiez-vous lorsque nous étions nombreux, catholiques progressistes, à affirmer
notre soutien à la loi Taubira ? Que ne faisiez-vous vos discours alors ?
Pourquoi ne pas nous avoir rassurés, nous aussi, en nous disant que bien sûr,
vous ne faisiez pas d’amalgame, et qu’il était bien évident pour vous que le christianisme
n’avait rien à voir avec la position de l’Église de France ? Pourquoi ne
vous offusquiez-vous pas, déjà, de nous voir non seulement devoir nous
désolidariser, mais encore affronter le scepticisme de ceux qui nous
considéraient forcément comme des crypto-réactionnaires ?
Alors de grâce, un peu de bon sens. Arrêtez de voir de l’islamophobie
partout : quand une autorité (car, que vous le vouliez ou non, le califat
dispose de facto d’une certaine
autorité) prétend parler ou agir au nom d’un groupe ou d’une communauté, ceux
qui, en son sein, ne sont pas d’accord avec ce qu’ils disent ou font ont le
devoir de le faire publiquement connaître.
Inversement, d’autres vont inévitablement me dire que les
partisans de l’État islamique sont ceux des musulmans qui respectent le mieux
les textes sacrés de leur propre religion ; tant il est vrai qu’entre l’islamophobie
réelle et la dénonciation hystérique d’une islamophobie fantasmée à propos de
tout et n’importe quoi, le juste milieu semble décidément, pour beaucoup, bien
difficile à tenir – voire à comprendre.
Peut-être. Mais j’ai envie de dire : et alors ? Ce
qui m’intéresse dans l’islam, ce n’est pas le corpus des textes sacrés, c’est
que, concrètement, les croyants en font. Un juif qui lapiderait à mort une
femme qui n’arriverait pas vierge au mariage respecterait mieux la Torah qu’un
autre qui ne le ferait pas. Lequel serait le meilleur juif ?
On peut jouer à ce petit jeu avec n’importe quelle religion,
et à n’importe quelle époque. Avant le Concile de Vatican II, le catholique qui
refusait le dialogue inter-religieux était celui qui respectait le mieux la
doctrine officielle. Après la publication de l’encyclique Mirari vos en 1832, c’était celui qui s’opposait à la liberté de la
presse. En 2014, c’est celui qui s’oppose à la prêtrise des femmes, à la
communion pour les divorcés-remariés, à la contraception, et qui affirme qu’un
acte homosexuel est un péché contre-nature.
C’est bien pour cela que ce sont les hérétiques de toutes
les religions qui sauveront, en fin de compte, les religions auxquelles ils
appartiennent. Les hérétiques de 1961 qui affirmaient la nécessité d’un dialogue
inter-religieux ou de la liberté religieuse se sont soudainement vus légitimés
quatre ans plus tard, et ils ont permis à l’Église catholique de ne pas devenir
une secte sans plus de rapport avec le reste de la société. De même, aujourd’hui,
les musulmans qui n’appliquent pas les passages du Coran ou des hadiths
appelant à la violence sont peut-être des hérétiques ; il y en a d’autres,
encore plus hérétiques qu’eux, qui pensent que les hadiths, voire le Coran, ne
sont pas la Parole même de Dieu, mais Sa Parole interprétée et, parfois,
déformée par les hommes.
Ils sont sans doute hérétiques ; ils n’en sont pas
moins l’avenir de l’islam.